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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 19:53

images--2-.jpg Si on devait ne lire qu'un texte pour fracasser l'idée nocive selon laquelle la culture relèverait du superflu, la lettre de Charlotte Delbo à Louis Jouvet, publiée en 1975 sous le titre "Spectres mes compagnons" serait très indiquée.

 

Ce mépris de la culture, jugée superfétatoire, et dont on voit l'influence dans les programmations audiovisuelles françaises, dans l'approche instrumentale de la culture de plus en plus rabaissée à de l'animation ou du marketing lucratif, de territoire, ou dans la toute fraîche décision de supprimer d'un trait l'existence d'une TV publique en Grêce, procède de la marchandisation du monde, mais pas seulement malheureusement....

... Elle a sa version "de gauche" aussi. Ainsi l'illustre ce chant stalinien écrit par Brecht :

"L'homme veut avoir du pain oui

Il veut pouvoir manger tous les jours

Du pain et pas de boniments

Du pain et pas de discours".

Avec une telle philosophie bêtement martiale (contaminant un géant comme Brecht), on sombre.... Comme la gauche de Brecht.

 

Charlotte Delbo, résistante, rescapée d'Auschwitz, qui laissa aux Editions de Minuit une oeuvre sur l'univers concentrationnaire semble t-il considérée comme des plus marquantes (je ne l'avais pas abordée jusqu'à ce jour), fut la plus proche collaboratrice de Louis Jouvet, l'homme de théâtre qui survola le XXeme siècle français.

 

Un jour elle se décide, de sa plume magnifiquement limpide, à lui dire en quoi la littérature et le théâtre l'ont aidée à survivre, à ne pas perdre le sentiment même de son être, au cours de son "expérience". Elle ne se résolut jamais à lui envoyer cette missive, qui nous est réservée.

 

Les compagnons de Charlotte Delbo, en prison surtout, puis en déportation, étaient parfois des personnages de fiction. Et ils devinrent réels à ses yeux. 

 

"Les créations du poète (...) sont plus vraies que les créations de chair et de sang parce qu'elles sont inépuisables".

 

Est-ce un propos "anti humaniste" ou misanthrope ? Est-il choquant de considérer qu'un personnage de fiction puisse compter plus dans nos vies qu'un voisin ou même une connaissance amicale ? Non, car ce sont ces oeuvres qui nous relient. Dom Juan parle à tous, il fonde un pan de notre univers commun, comme Hamlet. Ils fournissent le matériau de "la chaîne des êtres et de l'Histoire". 

 

Les personnages qui sont venus peupler la geôle de Charlotte Delbo, le train de la déportation ou plus subrepticement le camp, ne se comportaient pas tous de la même façon. Le héros de "la chartreuse de parme" de Stendhal, Fabrice Del Dongo (elle a pu lire le livre clandestinement en prison) a été omniprésent. Phèdre pour sa part ne parvenait pas à tenir dans la cellule exigue et s'échappait. 

 

Delbo a ainsi pu percevoir une différence entre le personnage de roman et celui du théâtre. Celui du roman nous est transparent, sa vie nous est offerte en totalité. Il nous donne vue sur ses émotions et sur les raisons de ses émotions. Le personnage de théâtre est toujours dans le présent, il s'incarne sur le fil de l'action et c'est sur ce fil qu'il nous guide vers ses raisons d'agir et qu'il figure une idée ou un type.  Delbo a mieux compris en enfer les leçons de Jouvet sur le théâtre, où le comédien doit être dans l'action d'abord s'il veut que le personnage existe. 

 

Ces remarques m'ont renvoyé  cette intensité que l'on ressent au théâtre, ce silence qui s'impose et cette présence que l'on éprouve si fortement, qui imprègne l'assistance de gravité. L'incarnation en est la source, le personnage advient.

 

Mais Charlotte Delbo ne dit pas seulement que la culture l'a aidée, tel Jorge Semprun se récitant des poèmes en marchant dans le camp. Son propos est beaucoup plus radical et porteur de sens.

 

La question soulevée est celle de la nature du réel. Qu'est ce qui est réel si l'on considère que le réel est ce qui nous meut, ce qui nous environne et conditionne en partie nos actions ?

 

L'imaginaire peut-il être plus réel que le réel auquel on l'oppose classiquement ? L'auteure considère que c'est possible au regard de son expérience. L'être humain est doté de conscience. Ce qui s'impose à la conscience est le réel, le tangible, au même titre que d'autres réalités plus "dures" comme la nature matérielle de la prison, la faim, le froid, les cendres des camarades que le vent ramène sur le camp et que l'on respire.

 

Alors que le prisonnier se heurte au mur, que sa présence est privée de l'aiguillon de la sensibilité, étouffée, le personnage et sa part d'universel demeure inaltéré. Il devient ainsi un compagnon : "ma cellule était habitée" grâce au héros de la chartreuse de Parme dit l'auteur.

 

Parmi ces compagnons, il y eut Alceste. Le misanthrope de Molière. Ce personnage pami les plus intéressants et contrastés de son théâtre, un homme austère. Lui, il était monté dans le train. Son malheur le lui permettait sans doute. Mais il ne résista pas à la descente du train, ce moment abominable et brutal que les rescapés ont souvent décrit. L'entrée dans une nouvelle dimension de l'inhumain.  

 

Le personnage meurt dans le camp, car il ne peut vivre qu'au milieu des humains, et le camp supprime l'humain. Il reste toutefois les camarades. 

 

Et puis vint quand même Electre, que Charlotte Delbo évoqua auprès des autres prisonniers. Electre put venir. Pourquoi ? Delbo ne le dit pas. Mais Electre est celle qui cherche la vérité et qui est maudite. C'est le personnage tragique par excellence. D'autres personnages de théâtre sont apparus en arrière plan.

 

En revenant en France, Delbo a tout de suite été frappée par la sensation de l'iréel. Assommée par cette difficulté de revenir à la banalité de l'existence. Dès l'avion, ses camarades lui paraissaient iréelles. Et les spectres, les personnages, ont disparu. Cette sensation d'iréel, certains n'en reviendront pas. Charlotte Delbo n'a pas pu réouvrir un livre pendant des années.  Elle ne voyait dans tout, y compris dans les livres, que de "la banalité, du vide, de la convention". Elle avait l'impression que tout était faux et que rien ne pouvait plus s'apprendre. Pour vivre, il faut une capacité à s'illusionner, et revenant d'Auschwitz elle avait perdu cette faculté, qui revint cependant, toute seule, avec le temps. 

 

Pour vivre, on doit croire à un minimum de vérité en ce monde. Si tout n'est que mirage décelé, on ne peut plus trouver la force de se mouvoir. Le rescapé est celui qui a vu. Il ne peut plus rien voir ensuite. Et d'ailleurs Charlotte Delbo, pendant un temps, ne regarde plus les visages. 

 

Et puis, tout est revenu. Alceste, et le goût du monde, ses "arêtes" blessantes aussi. 

 

Quel espoir que cette résilience. Elle doit fortifier tous ceux qui souffrent. Ils n'ont pas forcément la résistance d'une Charlotte Delbo. Mais ce qui est possible reste possible, c'est déjà ça de le savoir.

 

Si l'on mesure ce que la culture a donc pu représenter pour ces êtres partis en enfer, leur permettant, rien de moins, que d'empêcher leur personnalité de disparaître; on doit saisir ce qu'elle peut nous apporter, ce dont elle est capable. Et combien est coupable celui qui la piétine, la méprise, la néglige, l'utilise cyniquement. 

 

L'imaginaire n'est pas un caprice. L'imaginaire est le déploiement de notre humanité vivante. 

 


 

 


 


 


 


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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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