A Noël on offre des "Beaux Livres". Moi je m'en suis payé un, bien cher. Je suis comme ça.
"Le sens de la tribu, Jérôme Deschamps/Macha Makeiëff" (Actes Sud) est un beau livre, aux sens technique comme général.
Il illustre et raconte, à trois voix, le parcours artistique de la Compagnie des "Deschiens". Les deux artistes évoquent leur oeuvre et nous confient les sources intimes de leur art. Un regard extérieur, celui de Fabienne Pascaud (Télérama) apporte un point de vue différent, celui de l'admirateur averti et passionné.
Je suis un animal de terrier et ne sort pas beaucoup. Mais j'ai eu le plaisir de voir trois spectacles de Deschamps et Makeïeff depuis douze ans, de surcroît
dans des salles et des contextes différents : Rennes, Chaillot, Toulouse. J'ai eu la chance, aussi, de voir une exposition de Macha M., toujours à Chaillot.
J'aime ce théâtre qui se construit contre le théâtre. Le théâtre, c'est par excellence la parole. Celui des Deschiens, c'est celui de l'impuissance à s'exprimer, à dialoguer. On y grogne, on y répète des phrases absurdes, des onomatopées, des "bah dis donc", des "mais alors !" Théâtre des dyslexiques, des muets, des quasi aphasiques. Théâtre où l'on s'aboie dessus pour communiquer.
J'aime ce théâtre comique, bâti sur le désastre de l'humain. Où les personnages sont perdus, brisés, se blessent et se dominent. Un théâtre où l'on tente de s'échapper dans la rêverie. A travers le chant et la Danse en particulier, seul ou dans des chorégraphies collectives ahurissantes. Ce théâtre grinçant de l'absurde où l'on déploie une hyperactivité, où l'on essaie de s'organiser, de créer de la bureaucratie, pour supporter sa condition.
"Les Deschiens" se sont fait connaître au grand public à Canal +, par des saynètes quotidiennes. Certains ont pu y voir (et y apprécier) une moquerie envers
les petites gens (un peu dans "l'esprit Canal"... version 2011). Je ne crois pas que ce soit cela. Ce qui est est visé, radicalement, c'est l'aliénation que subissent les gens. Mais
sans illusion sur le peuple. Oui, les gens sont souvent mesquins, profitent de la moindre position de petit chef, se mordent quand ils se frôlent. Il vaut mieux en rire.
Ce théâtre, c'est aussi une métaphysique de l'Objet. L'objet partout autour de nous. L'objet-propriété, même des plus pauvres. L'objet
transitionnel. La continuité humaine comme strates d'objets, brisés, élimés, dépassés. Récupérés et transcendés par la Scène, comme une revanche contre l'entropie et la disparition, à l'instar de
l'animal empaillé, fêtiche des Deschiens
Une Odyssée des exclus, des bizarres, des hors normes. Une exploration de leurs turpitudes mais aussi de leurs désirs.
Et puis Deschamps et Makeïeff, c'est aussi l'histoire d'un couple d'artistes. Un couple qui se construit dans le rapport à l'art et dans l'invention conjointe d'un
théâtre singulier. Malgré la pudeur des deux concernés, on en apprend sur cette alchimie de la création à deux. Et ce n'est pas le moins prenant dans ce Beau Livre.
Les comédiens de la compagnie se sont émancipés, certains sont devenus des artistes de premier plan (Yolande Moreau, François Morel...) d'autres les ont remplacés. Certains comme Atmen Kelif ou Philippe Dusquene ont rejoint une autre compagnie de l'absurde, celle d'Edouard Baer. Jérôme D. est devenu patron de l'Opéra Comique à Paris, et chacun dans le couple explore de plus en plus sa propre voie. Il y a quelques jours, on a appris que Macha M. est devenue Directrice du théâtre de la "Criée" à Marseille. Bon vent.
En espérant recroiser la Tribu aux aboiements tragi-comiques.