J'hésitais à lire Mario Vargas Llosa. Ses prises de position sur l'Amérique Latine ne m'ont
jamais enchanté. Et puis j'avais essayé de lire en espagnol "Los cachorros" (les chiots) et ça m'avait déprimé (mon niveau en
castillan, pas le livre).
Pour mon récent anniversaire, un
couple d'amis m'a offert "La fête au bouc". Je viens de le lire. C'est un livre
extraordinaire. Si tout Vargas Llosa est de cette facture, je comprends aisément qu'il ait reçu le Nobel.
Le roman évoque, manifestement avec un grand souci d'exactitude, la Dictature trentenaire de l'infâme "Général" Trujillo en République
Dominicaine.
Une avocate de très haut niveau, dominicaine vivant aux Etats-Unis, revient à Saint-Domingue revoir son père et sa famille qu'elle a quittés à l'adolescence, les
laissant sans nouvelles depuis des décennies. Son départ de l'Ile a eu lieu quelques jours avant la liquidation de Trujillo par un petit groupe de révoltés en 1961. On comprend
vite que ce n'est pas un hasard.
Vargas Llosa construit un roman subtil comme une cathédrale, où l'on va suivre des fils parallèles : les derniers jours du Dictateur, dans son intimité ;
l'attente des justiciers qui lui tendent une embuscade et leur devenir après l'attentat ; et les souvenirs de l'avocate - fille d'un proche du Dictateur, désormais grabataire.
Dans ce roman, on comprend beaucoup du fonctionnement d'une Dictature et de la mentalité d'un Despote. Le Dictateur tient chacun dans le doute et
l'insécurité, allant jusqu'à mettre en quarantaine des collaborateurs pour éprouver leur fidélité. Il est avant tout un misanthrope, attentif aux faiblesses de chacun,
qu'il utilise. Il est foncièrement paranoïaque. Il est condamné à sombrer, un jour ou l'autre, et il est radicalement seul. Il fabrique inéluctablement ses
propres ennemis, et d'ailleurs les conjurés sont tous des enfants du Trujillisme. Le livre nous renseigne aussi sur cette confusion, parfois complexe, entre le public, le patrimonial et
le familial, propre à tous les régimes autoritaires.
On approche aussi la dimension
sexuelle inhérente au pouvoir. Trujillo est un "bouc" au sens le plus large. Affirmer son pouvoir, le perpétuer, c'est consolider sa virilité déclinante. Trujillo souffre de la
Prostate et d'énurésie, ce qui dans son cas accentue sa folie perverse.
Comment décide t-on de se révolter ? Tout simplement parce que se taire devient insupportable. Et pour l'idée même de la liberté, si fortement
ancrée en nous, certains sont prêts à tous les sacrifices. Sans se poser outre mesure des questions, d'ailleurs. Il est difficile de combattre, non seulement face au risque, mais aussi parce que
le système de domination vous aspire de l'intérieur. L'état normal du monde en ce temps là sur cette moitié d'île, c'est la Dictature. Et il est difficile de s'insurger contre le
Réel. Le Rationnel c'est le Réel. Hegel...
On parle souvent des deux grands totalitarismes du siècle passé : nazisme et stalinisme. Mais on mésestime (ce n'est pas innocent) le caractère violent, inhumain,
d'autres expériences tyranniques de notre histoire contemporaine. L'Amérique du Sud en a eu son lot, Vargas Llosa nous le rappelle crûment. Et les âmes sensibles pourront s'abstenir de ces pages
où l'on torture au delà de l'imaginable, même quand la victime a déjà parlé. Les sadiques, les psychopathes, sont des experts indispensables à toute Dictature.
Le style de Vargas Llosa est éminemment classique. Limpide, dense. Sans aucune affectation. Mais ce qui m'a le plus frappé, c'est le génie de la
construction de ce roman. Un livre bâti sur une alternance adroitement distillée entre le présent et les passés. Comme si le passé, justement, n'était pas passé.
Et c'est bien cela que l'on comprend tout à fait à la fin du livre. Uranita (l'avocate) considère à un moment qu'il y a dans le Saint-Domingue d'aujourd'hui quelque
chose qui "flotte", venu de l'ère Trujillo. Ce qui flotte, c'est que les gens sont finalement les mêmes. Dans des conditions similaires, ils se comporteraient comme autrefois.
Des affidés, des courtisans, quelques sadiques embrigadés, quelques résistants et quelques courageux pour les aider. Et des filous, comme le "Président Balaguer", un acrobate politique inamovible
à son poste, sous Trujillo et après. Avec le soutien bienveillant de l'ami américain.
Une société s'arrange pour oublier, pour fermer les yeux, pour se contredire. Ceci afin, simplement, de continuer à vivre. Mais elle passe d'un régime à
l'autre comme une somnambule.
Cette respiration romanesque, cette efficacité de la construction au service d'une idée au coeur du roman, on la retrouve par exemple dans "Purge" de Sofia Oksanen, roman au succès mérité cette année, et dont certains thèmes sont d'ailleurs proches de ceux de "la fête au bouc" (la
transition politique, la torture, le poids du passé qu'il faut "purger").
Et je crois que c'est ce qui est
pour moi le plus fascinant dans un roman (moi qui ai toujours sué pour bâtir un plan de dissertation). Parvenir à se projeter dans un déroulé cohérent, parlant en lui-même, indissociable
de l'objet même du roman, avant de jeter des mots sur le papier. Et s'y tenir. C'est là un talent enviable. Et je pense ici à l'"envie" comme pêché capital.