Ma bien aimée ville de Toulouse ne produit pas seulement, dans le domaine culturel, que de la variété des 80's, des avocats bling-bling
fournissant les sujets de la presse à scandales et (le bientôt usé jusqu'à la corde à force d'être célébré) Claude Nougaro. Non, elle produit aussi heureusement de bons écrivains. Dont la jeune
Caroline Lunoir, qui vient de publier son premier roman chez Actes Sud : "Une faute de goût".
Un joli petit roman incisif sur la violence des rapports de classe, sur cette lutte qui "sourde depuis des millénaires" et qu'en dehors des petits bourgeois coincés entre deux feux, les protagonistes saisissent parfaitement. Ce n'est pas seulement une guerre pour le partage des richesses, mais aussi pour se distinguer des autres groupes sociaux. Car la distinction justifie l'inégalité et l'exploitation. C'est une séparation fondamentale qui s'instaure dans la société inégalitaire, et elle est évidente, épidermique, intuitive. On ne se mélange pas aux inférieurs : c'est dégoûtant !
Telle est cette violence sans appel, et au sortir du roman de Caroline Lunoir on songe au ridicule consommé de ces ratiocineurs récitant que les classes sociales c'est un machin de vieux schnock barbu... Même si avec la crise qui déshabille le capitalisme et l'expose dans sa nudité, ils se planquent un peu...ou font mine d'avoir été mal compris.
On essaie d'ailleurs de faire croire que "la lutte des classes" est un slogan, un refrain folklorique, un souhait émanant d'esprits agités. Pourquoi s'entêter à appeler les groupes sociaux à lutter entre eux, au lieu d'invoquer la raison et l'apaisement ? On n'est pas sage dans ce pays... Mais là n'est pas la question : l'antagonisme social n'est pas une morale, ni un programme. C'est l'état déplorable de la société. C'est le principe organisateur qui découle de la manière dont nous produisons nos richesses et les distribuons. Le roman "une faute de goût" le montre : il n'y a rien d'individuel là-dedans. On vit en ce temps et on est inéluctablement jeté d'un côté ou de l'autre, à moins d'être en apesanteur sociale.
Caroline Lunoir, aujourd'hui avocate, donne la parole à un personnage qui lui ressemble beaucoup. Elle y assume sa destinée bourgeoise, mais comme une bombe dormante au coeur de sa classe.
La narratrice est une trentenaire, avocate sans enfant qui vient se reposer dans la grande maison familiale du sud-ouest (située dans le Bordelais semble t-il). Un château plus qu'une maison. C'est le mois d'août, tout le clan est là. Toute la lignée. Une famille d'officiers, d'industriels, transplantée dans l'ouest parisien pendant l'année, mais qui lors des vacances migre sur ses terres d'origine.
Mathilde, la narratrice, a toujours été proche du couple de gardiens et de leur fils, qu'elle connaît depuis toujours. Elle n'a rien d'une rebelle, elle est lucide sur sa famille mais elle l'aime, elle en perçoit l'héritage dans son être.
Nous allons pénétrer dans ces jours de repos, dans cet trame de non dits qui se noue dans les réunions
familiales. Dans ces rites bien réglés, où chacun répond aux attentes du clan. Ou les hommes et les femmes sont à leur place inamovible, selon leur génération. La place des femmes
dans la famille bourgeoise est tout particulièrement scrutée dans le roman. Gardiennes du cercle familial et de son intégrité, ce sont elles qui sont attentives aux "fautes de goût"... c'est à
dire à ce qui dépasse la ligne rouge, menaçant la stabilité du projet tribal.
Nous allons suivre Mathilde dans ses réflexions, et la voir succomber à la conviction d'être condamnée à rester parmi les siens. La question ne se pose même pas, alors qu'elle est consciente (peut-être grâce à son métier d'avocate) de l'injustice qui règne en ces lieux, sur les fondements écoeurants qui permettent à ces jours de bonheur paisible de s'épanouir...
... Car pendant que la famille des propriétaires se repose, profite, joue, il faut tondre le gazon, surveiller le
javel de la piscine, retracer le jardin, préparer les chambres, ramasser les feuilles, couvrir la piscine. Et le soir passer son temps à découper des bons de réduction pour contenir la jauge du
surendettement.
Le style choisi, sobre et élégant, sans audaces, cultivé et empreint de l'attention aux choses : à la pierre, au
plantes choisies dans les jardins, à la qualité des nappes... Tout cela inscrit Mathilde parmi les siens, dans cette bourgeoisie vigilante et fière, sûre de sa légitimité. Elle
ne prétend pas s'en extraire, elle affirme juste son absence de candeur.
On ne se mélange pas.
Et c'est la nouvelle piscine à peine construite et que l'on met en eau, qui va le souligner de manière incontestable.
Le grand-père de Mathilde, homme de bonne volonté, et qui fréquente sans doute trop son jardinier... propose à Rosanna la concierge, qui s'occupe d'entretenir la nouvelle piscine, d'en "profiter" quand les propriétaires sont de sortie. Là est "la faute de goût". La famille ne le supportera pas. Et il n'y aura même pas à le verbaliser auprès des gardiens... Ils le sentiront immédiatement dans le premier regard porté par une femme du clan sur Rosanna en maillot de bain.
Violence sociale.
Violence à bas bruit.
Violence considérable pourtant, dans les douces vapeurs du tilleul qu'on fait bouilir et bercée par les jeux d'enfants.
La douce langueur des vacances au bord de la piscine ne fait, par contraste, que souligner habilement la folle
violence qui régit les rapports entre des acteurs sociaux, par delà les individus de bonne volonté.
Mais le mélange des corps, la circulation de l'eau entre eux, n'est pas admissible. Comme si celui qui ne possède pas était d'une espèce différente. Espèce tolérée, indispensable certes. Mais qui doit vivre en parallèle. Et si Rosanna venait avec son fils, puis avec les amis de son fils, c'est toute la classe inférieure, la classe dangereuse qui s'insinuerait dans le lieu protégé.
La révolte est certes possible. Et Rosanna décide d'arrêter de s"occuper de la piscine puisqu'il en est ainsi. Mathilde exprime son désaccord à sa famille. Mais sans insister. Cela, elle le sait, ne servirait à rien. Les racines du mal sont si profondes, si anciennes dans notre Histoire. Lutter au sein de sa famille, cela ne susciterait que de la douleur morale. Elle préfère partir, rentrer chez elle, vivre sa vie, retourner à son travail. Tout en donnant, par une dernière visite et une demande de conseil, un signe de réciprocité à la famille des gardiens.
C'est un petit roman lucide, fataliste certes (mais comment le lui reprocher ?), et qui à travers une péripétie de vie familiale banale, découpée dans le réel, dynamite une idée phare de l'idéologie dominante : non, nous ne vivons pas dans une société d'individus libres et indépendants, à armes égales, qui méritent le destin qu'ils ont choisi. Nous vivons dans une société fracturée, où le sort des uns est arcbouté à celui des autres. Une société qui, au coeur même des apparences les plus doucereuses, trouve son centre de gravité dans le conflit et la domination.
Et au fond chacun le sait, sans trop savoir comment y remédier.