Quand j'avais entendu un ancien Ministre conservateur annoncer le "retour de la morale" en enseignement à l'école, j'avais trouvé cela démagogique et irritant. Quand j'ai entendu le nouveau ministre progressiste remplacer la formule par "morale laïque", j'ai sursauté devant cette formule incongrue... La première des choses qui m'est venue, dans les minutes suivantes, c'est l'idée d'une contradiction intenable.
Comment la morale - justement elle - peut être laïque ? Enseigner la morale c'est dire le bien et le mal. Mais le bien et le mal se réfèrent à une transcendance, nécessairement. Or, la laïcité s'écarte justement de la transcendance. Donc... La formule est absurde.
Je me suis alors dit qu'on ne pouvait pas dignement enseigner la morale dans une école laïque. Qu'il n'y a pas de morale laïque qui s'impose. Ce qu'on peut enseigner, c'est l'instruction civique, OK.... Et ce qu'on peut aussi enseigner, c'est la démarche éthique. Soit une initiation à la philosophie, en réalité. Comment les décisions se prennent ? Qu'est ce qui peut motiver nos actions ? A quoi peut-on se référer ? Quelles sont les différences, justement, entre morale, éthique, dogme et pensée séculaire ? Quelles sont les différentes possibilités qui s'offrent à un être humain face à un dilemne ? Bref, former des citoyens libres....
Un autre qui a sursauté quand il a entendu cette formule de "morale laïque" c'est Ruwen Ogien, le philosophe. Il y a réagi par un pamphlet : "La guerre aux pauvres commence à l'école". Pamphlet sur lequel je n'ai rien à redire.
Il y rappelle que la morale fut enseignée à l'école sous la troisième république, dans un souci patriotique. Il s'agissait de préparer des soldats, et des femmes de soldats... A cet ennemi extérieur, "le boche", a succédé un ennem intérieur : la "nouveau barbare". Le jeune de banlieue incontrôlable. L'enfant d'immigré, le gosse des cités. A qui viennent s'amalgamer les islamistes, bref tous ceux qui selon le ministre progressiste "ne partagent pas les valeurs de la République". Si l'on veut enseigner la morale laïque, ce n'est pas parce qu'on craint qu'elle soit bafouée au lycée Henri IV... A tous ces êtres immoraux, on ajoute évidemment les marchands de fringue... Parce qu'on est de gauche.
Le Ministre progressiste cède ainsi à la reconstruction d'un enjeu politique mondial où ne s'opposeraient plus des classes en lutte, mais des valeurs : celle de la civilisation, face à la barbarie. Le conflit Huttingtonien.
Le projet Darcos était lui-même risible. Le texte parlait d'enseigner la morale sous forme de maximes.... Par exemple avec les fables de la fontaine... On se pince... Puis il y eut le projet Chatel, qui parlait des "valeurs communes à tout honnête homme" (on imagine que les traders en font partie, ainsi que les exilés fiscaux, les délocalisateurs, les politiciens condamnés, etc...). Et puis le Ministre progressiste est venu. Il a rajouté l'adjectif "laïque", précisant qu'il s'agit bien d'un enseignement, avec sanction par note et tout le toutim. De la maternelle à la terminale.
La morale peut-elle s'enseigner ? Le penser, c'est la concevoir comme un savoir théorique, ce qui est très contestable. Qu'est ce qui sera évalué ? La "connaissance" de la morale ? Ou le fait d'être devenu moral ? D'être moral ? Y aura t-il des travaux pratiques de morale ? Des examens sur le terrain de la morale ? Devra t-on apprendre par coeur des maximes de morale ?
Si l'on veut enseigner la morale à l'école, c'est que l'on est tous tombés d'accord pour dire que l'école est devenue une sorte de far west. On ne compte plus les livres, les couvertures de magazines qui parlent de la "fabrique des crétins", de la "décadence scolaire", de "l'échec de l'école démocratique".... Avec Alain Finkielkraut en grand Prêtre de cette messe sacrificielle. Tout est dit : l'école ne vaut plus rien. On sort des chiffres impressionnants sur l'échec scolaire, la montée des violences et autres "incivilités"... Tous sujets à sérieuse discussion enterrée derrière le spectaculaire médiatique.
Ruwen Ogien voit ainsi dans le discours moral une sorte de "paradoxe catastrophiste"... Tout va mal, et il suffirait d'un peu de morale pour que tout rentre dans l'ordre ? N'est ce pas justement une manière de se leurrer ?
L'échec scolaire n'est-il pas le fruit d'une logique beaucoup plus profonde ? N'exprime t-il pas, si on pousse le raisonnement jusqu'au bout une certaine "lucidité populaire" ? Une intériorisation de ce qui est programmé : le chômage par millions, l'écrasement social, masqué sous l'hypocrisie de l'égalité des chances. D'où le sentiment, très jeune, de perdre son temps inutilement à l'école, d'où la sécession avec un système devenu incontestable (ceux qui le contestaient ont renoncé) mais plus que jamais violent.
Il y a aussi une contradiction que les projets de morale à l'école ignorent sciemment : l'école enseigne une chose et démontre son contraire. Elle prône la solidarité, et fonctionne sur la compétition acharnée entre élèves, entre établissements. Les élèves sont très tôt soumis à cette injonction paradoxale. Le désespoir, la suradaptation, le cynisme... Sont les issues les plus aisées.
Et puis, de quel droit l'Etat se mêle t-il de morale ?
S'il ne se réfère pas à Mahomet ou Jesus pour nous réprimander, pourquoi se réfèrerait-il à des doctrines morales ? A Kant, Bentham ou à Aristote ? L'Etat doit aussi garantir et respecter le pluralisme des morales. Chacun est libre de définir la sienne. La morale n'est pas neutre idéologiquement. Ainsi, quand Jules Ferry parlait de "la bonne vieille morale antique léguée par nos pères", il faisait référence à une morale qui lui a permis de porter aux nues les massacres coloniaux, l'écrasement des révoltes ouvrières, l'oppression de la femme, la transformation de l'Humain en marchandise par la révolution industrielle... Belle morale.
Dans ces projets de morale enseignée, il y a aussi une vision naïve (faussement ?) de la raison. On présuppose que l'exercice de la raison conduit nécessairement au bien et au juste. Mais il y a des morales fondées sur la raison, et qui n'ont rien de juste (à mes yeux en tout cas). Quand Mandeville utilise la fameuse fable des abeilles et nous dit que "les vices privés" font le bien collectif, il est dans une démarche rationnelle. Est-il pour autant juste ? Donc, dire que le raisonnement moral, en lui-même, conduit à une harmonie des valeurs dans la République, est une idée d'une grande naïveté. Ou d'une grande hypocrisie, selon.
Car il y a plusieurs positions morales "laïques" (prétendues telles) possibles. Il y a par exemple l'utilitarisme, et la position kantienne, qui s'opposent fortement (par exemple sur le clonage humain). Laquelle faire prévaloir dans l'enseignement ? Trotsky disait qu'il y a avait une morale socialiste ("leur morale et la nôtre"). L'Etat doit-il imposer une version, et laquelle ?
Alors on rétorquerait : "mais non, il y a tout de même un fond moral commun à l'humanité". Une sorte de PPDC moral. Mais où ? Ou la trouve t-on ? Qu'on nous le dise ! Et si elle est commune a toute l'humanité, alors pourquoi l'enseigner ?
Au bout du compte, quelle est la fonction de ce surgissement de la morale dans le débat scolaire ? Il est encore et toujours de justifier les inégalités. De laisser croire que si on échoue, c'est parce qu'on est immoral.
Le débat sur la morale laïque n'est qu'un épisode de plus dans l'antagonisme social. Et les progressistes tombent à pieds joints dans le piège, enflammés qu'ils sont par les mots de "citoyen", de "laïque", de "République", auxquels ils donnent de moins en moins de contenu alors qu'ils s'y raccrochent comme à leurs derniers totems.
Que l'on ouvre des espaces de liberté dans l'école ! Qu'on y philosophe ! Qu'on y organise le conflit éthique, oui ! Mais qu'on cesse de donner à nos enfants des leçons de morale, surtout quand l'Etat démissionne et qu'il est devenu incapable de protéger. Surtout quand ses propres fonctionnements sont discutables au regard d'un débat moral, justement.