Le changement, c'est toujours possible. Le monde
n'est pas condamné à l'état stationnaire ou à la décadence et rien n'est joué.
Pour y croire, pour s'en convaincre, la lecture du petit roman nerveux et condensé de Toni Morrison, "Home", est d'une belle efficacité. Grâce à un violent effet de contraste avec notre présent.
Toni Morrison a connu elle-même les dernières années d'une ségrégation hyper violente, dont elle décrit les affres dans ce roman qui frappe en plein coeur. Lecture âpre et douloureuse.
Et c'est ce même pays décrit par l'auteur qui a élu le Président Obama et s'apprête, on l'espère, à le réélire. Tant de chemin a été parcouru, jalonné de combats, de défaites qui finirent par contraindre l'adversaire lui-même, à bout d'arguments, à concéder des avancées vers la liberté et l'égalité. Une route jonchée de cadavres de leaders et militants, de déceptions et d'amertume. Mais une route vers le progrès, sans conteste.
"Home", c'est l'histoire d'un frère et d'une soeur, Franck et Cee, fratrie issue d'une famille noire miséreuse de la région d'Atlanta. Le Sud raciste des années précédant les droits civiques. On pense immédiatement à Strange fruit de Billie Holliday, source d'inspiration évidente du roman ( Gros plan sur le fruit étrange de Billie Holiday) , où un noir est d'ailleurs massacré près d'un magnolia. C'est comme si Mme Morisson avait résolu de donner son ampleur romanesque à cette "scène pastorale du valeureux Sud" chantée par la voix la plus déchirante du jazz.
Le jazz inspire nettement l'écriture de Toni Morrison, on y retrouve une certaine nervosité dans le rythme, une densité (court roman qu se lit lentement), des ruptures de ton et des résurgences. Un rythme tout à fait particulier. Quelquefois on ne voit pas où elle veut en venir et puis soudain.... la lumière. Comme dans le jazz où il y a ces alternances, le sentiment d'arriver sur un plateau après une ascension, une révélation.
Franck s'échappe d'un hôpital psychiatrique. On comprend qu'il est parvenu dans ce lieu de perdition après un retour difficile au "pays" comme vétéran de la guerre de Corée. Une guerre inutile, atroce, meutrière et méconnue. A la violence incorporée de la ségrégation, s'ajoute celle de cette guerre où le pire a été vu, subi, accompli. Double traumatisme. Franck est allé se battre, avec ses amis dont aucun n'est revenu, pour une Nation qui le vomit.
Pourtant Franck trouve la force de fuir, de rester sobre, pour aller chercher sa soeur dans le sud. Celle ci s'est égarée et a été captée par un médecin eugéniste qui l'utilise comme cobaye. Franck traverse les Etats Unis, comme on plonge dans un cauchemar atroce pour finir par en émerger. Partout la menace plane, partout le mépris. Il parviendra à sauver sa soeur.
Toni Morrison a trouvé un procédé tout à fait intéressant pour rendre plus vivants ses personnages : ils lui parlent. Ils sont là et bien là dans son esprit d'écrivain.
Les descriptions rendent compte d'un sud ambigu, beau mais envahissant, sec, dur aux humains, parfois tout juste consolant par ses beautés et ses ressources. La chaleur participe de cette anxiété, de ce sentiment de menace qui planent sur les personnages. La mort est au bout d'un chemin de balade d'un enfant.
Ce roman parle de violence. De la violence fondamentale, native, des Etats Unis. Pays né sur les cendres d'un génocide et prospérant grâce à l'esclavage. L'auteur met toute la force de son style à nous faire saisir l'ampleur de cette violence dans la chair des opprimés. Ainsi que la destruction terrible des personnalités individuelles traitées comme des nuisibles. Une violence ahurissante qui submerge dès l'enfance.
Mais il y a aussi, et c'est le petit côté "conte qui finit bien" de ce livre, la solidarité et la décence des simples. De la communauté mais aussi d'un bon samaritain, ou de blancs. Sans cette bonté qui ne demande rien, Franck et Cee ne pourraient surnager dans cet enfer.
A cette lecture d'une histoire ou on lutte pour simplement survivre, et pas encore pour conquérir des droits, je mesure le courage, la témérité, de ceux qui se sont levés contre l'apartheid sudiste. La fureur que cette résistance a pu soulever. Ce n'était pas, pour paraphraser une autre guerre de libération, qui a mal tourné celle-là, un "dîner de gala". Ils ont en partie réussi, même si l'oppression économique et sociale reste de mise. Mais on ne peut plus impunément traiter des êtres humains à l'instar de bouts de chiffon comme c'était encore le cas quand Mme Morrisson était jeune. Toni Morrisson, au firmament de la littérature mondiale. La grande et juste plume de sa communauté afro américaine.