le blog d'un lecteur toulousain assidu
Je l'ai lue il y a déjà deux ans, mais je ne résiste pas au désir de la partager ici : la
Nouvelle explosive écrite par Irène Némirovski, sobrement titrée "Le
Bal". Incontournable. Sa lecture me paraît si proche, si précieusement marquante.
J'aurais beaucoup à dire sur cet auteur que j'admire profondément. Sur ses oeuvres, sur sa vie, sur ce qu'elle représente, sur
sa manière de travailler, sur les circonstances de son heureuse et récente redécouverte. Je l'ai déjà effleurée dans ce blog. Mais j'y reviendrai à travers les oeuvres, et ici je me concentrerai
sur ce joyau : "Le Bal".
Un court récit qui concentre, en un style classique limpide, l'exposition impitoyable de la bêtise, de la laideur de l'orgueil, de la vulgarité bourgeoise (*), et qui vous en venge, à travers un passage à l'acte définitif, brutal, sans retour. Un bal dévastateur.
Un petit récit sévère, cruel même (on s'effraie à y prendre plaisir). Comme l'est manifestement Irène Némirovski dans toute son oeuvre (je n'ai pas tout lu certes, loin s'en faut. Il faut étaler le plaisir, le rédécouvrir à travers les âges). C'est une Nouvelle où l'auteur accomplit par procuration, grâce à une petite fille, une vengeance cinglante. Une purification.
C'est bien la narration d'une vengeance parfaite, face à l'humiliation subie par une petite fille. Vengeance qui n'aura pas besoin de mûrir longuement, de couver dans un plan machiavélique. L'occasion, évidente, surviendra. La petite fille s'y adonnera sans retenue, frappant là où ça blesse mortellement.
L'histoire est simple. Et comme d'habitude avec les grands écrivains, c'est la simplicité qui dit tout : le rôle crucial de l'orgueil et du regard d'autrui chez l'être humain, l'obsession de la "distinction" (Bourdieu est tout entier là) dans un monde structuré en classes, le talon d'achille de la Honte chez l'individu. Etre libre, c'est de ne point rougir de ce que l'on est, disait Nietzsche. Et bien les bourgeois défigurés par Némirovski ne sont pas libres, malgré leur fortune.
Un couple de nouveaux riches, grâce au boursicotage, veut traduire en reconnaissance sociale sa nouvelle situation financière. Il va organiser un bal, afin d'attirer à lui le beau monde parisien. Mais la petite fille de la maison, qui rêve à ce bal pour échapper à la froideur égotique de ses parents - notamment de sa mère hystérisée par cette nouvelle donne sociale - va apprendre qu'elle en sera exclue, afin ne pas gêner l'exercice mondain. Sa fureur en sera biblique.
"Le Bal" est certainement un des plus beaux textes littéraires écrits sur l'enfant réel, sur ses faiblesses et sa
sensibilité exacerbée, sur son sens de l'injustice et sur la radicalité de sa colère, non encore atrophiée par la discipline éducative et le conformisme.
Mme Nemirovski était sans conteste misanthrope et pessimiste. Ce qui l'inclinait d'ailleurs à fréquenter des milieux plutôt conservateurs. Sans plus de conviction que cela. Mais dans tous ses livres, il y a un personnage , un acte parfois isolé - même ambigu - qui traduit une lueur d'espoir, un hommage à la justice. Par exemple le couple d'employés parisiens dans le très grandiose "Suite française", simplement digne dans la débâcle de juin 40. Dans "le bal", c'est l'enfant, qui est le bras de la justice.
Pour une femme issue d'une famille et d'un milieu décadent de "russes blancs" exilés, plutôt délaissée dans sa jeunesse, vivant dans le climat malsain des années 30 et subissant la pression montante de l'antisémitisme, l'optimisme n'était certes pas de rigueur.
Irène Nemirovski n'appréciait sans doute pas ses contemporains, tels qu'ils étaient. Mais elle aimait sans doute ce qu'ils pouvaient devenir, parmi tant de potentialités.
Une position tenable. Indubitablement.
(*) "j'appelle bourgeois quiconque pense bassement" -
Flaubert