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21 septembre 2012 5 21 /09 /septembre /2012 19:28

arton2426.jpgL'art est politique. Il n'y a pas d'esthétique neutre, car la culture interpelle, intervient dans la société. L'art a toujours une dimension sociale, ne serait-ce que par son retrait (si on suit Sartre, la passivité est une action), mais dire cela ce n'est pas forcément réduire l'esthétique au politique non plus.

 

Dans "Free Jazz, black power", édité pour la première fois en 1971, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli proposent une ambitieuse lecture politique du jazz. Une lecture qui s'inscrit dans le marxisme. Un marxisme pur jus, typique de son époque. Les auteurs contestent franchement la thèse de l'autonomie du champ esthétique. Les lectures idéalistes de l'art sont décriées, et la musique est nettement considérée comme un moyen et aussi un enjeu, comme toute superstructure, de la lutte des classes. Les auteurs vont jusqu'à se féliciter du caractère désagréable de certaines sonorités du free jazz, la beauté et l'harmonie étant des valeurs typiquement bourgeoises à leurs yeux. Le jugement esthétique, en réalité, disparait au profit d'une exclusive prise en compte du rôle politique et social de la musique.

 

Au yeux de ces auteurs qui n'échappent pas aux illusions de leur temps (ni à une phraséologie un peu désuète), le jazz, dans une phase de radicalisation de la lutte (ils ne voient pas encore que le recul de la vague contestataire a déjà commencé, mais croient que 68 était une première salve, comme 1905), n'a que deux options possibles : être du côté de la révolution ou de la conservation. La confusion règnera au contraire dans la lutte des classes, le mouvement noir se dispersera et deviendra multiforme, avec une grande difficulté à renouveler ses mots d'ordre et à faire émerger des leaders. Le jazz continuera, mais sa lecture purement politique devient sans doute moins aisée après la parution de cet ouvrage.

 

Malgré cette outrance ultra matérialiste, "free jazz, black power" est un ouvrage passionnant par sa connaissance croisée des luttes pour l'émancipation des noirs américains et de l'évolution du jazz et de sa critique. Et les parallèles, les liens, les synthèses et compromis qu'il dévoile sont très souvent convaincants. Simplement on aurait aimé, mais l'époque n'était pas à ce genre de nuances, une réflexion plus lucide sur l'autonomie de l'esthétique et aussi, ce qui en découle, sur son caractère universel, par dessus les "races" et les classes.

 

Le jazz est la musique des noirs américains. Et dès le début la domination blanche a essayé et souvent réussi de le domestiquer et de le transformer en produit standardisé et sans danger.  L'histoire du jazz est une lutte pour en prendre le contrôle.

 

Né dans le sud, le jazz est d'abord une musique de canaille. "To jass" signifie forniquer... On joue dans les claques.  Pour sortir de là, il a fallu que des blancs en jouent. La bourgeoisie noire naissante snobait le jazz qui lui rappelait d"ou elle venait.

 

Très vite, le jazz est l'objet d'une colonisation culturelle et prend la forme des orchestres et du swing. La critique naissante est monopolisée par les blancs. Ils s'en emparent et l'exportent : Gerschwin peut en être le symbole. Pendant ce temps, les noirs sont suivistes ou restent attachés au blues, forme primitive qui ne cessera de continuer sa route.

 

Les critiques qui ont soutenu le jazz à ses débuts ont insisté pour prouver qu'il n'était pas noir, qu'il était compatible avec le goût occidental. En voulant briser les préjugés sur cette musique de "brutes" et de "forêt vaudou" (extrait d'un journal français en 1920) ils se placent du même côté que les détracteurs racistes du jazz, ils en vident la signification sociale.

 

C'est en réalité la musique des noirs américains, qui exprime leur être au monde tout à fait particulier. Le jazz est le produit d'un double ancrage, chez ce peuple déraciné obligé d'assimiler un monde nouveau, mais privé d'éducation (elle était interdite pour les esclaves). Le jazzman blanc s'ouvre à une culture, le noir américain lui n'a pas choisi. Il est dans le dualisme de fait. Entre le souvenir de l'Afrique et la société nouvelle de la plantation. "Le jazz n'est pas une musique oecuménique mais une musique de division, de tensions non résolues et de blessures non refermées".

 

Contre une histoire du jazz qui égrène une succession de styles qui s'auto engendreraient, les auteurs proposent une autre narration, comprenant cette musique comme reflet et en même temps enjeu dans le rapport que la communauté noire entretient avec les Etats Unis. Le jazz vient d'abord des worksongs des esclaves, alimentés à leurs souvenirs et braconnant des élements culturels dans le monde des blancs. Très vite des contradictions apparaissent, qui expriment aussi les différentes options pour le peuple noir. Le jazz s'exprime dans les églises, il prend aussi la forme plus incontrôlable du blues, qui fonctionne sur le monologue du noir qui conquiert sa subjectivité.  Le blues c'est l'errance, l'encanaillement. L'irréductible.

 

Après le bouillonnement de la Nouvelle Orléans, le jazz prend son essor et se voit immédiatement digéré par le capitalisme sous conduite des blancs. A côté de l'orchestre blanc, on met en avant Armstrong, le noir souriant et habile, qui sait jazzer toutes les bluettes occidentales. Le jazz est édulcoré. Mais en même temps, un courant plus séparatiste s'incarne chez Duke Ellington, acceptant moins de compromis avec la conception européenne de la musique. Ellington, c'est l'expression d'un courant noir qui se manifeste politiquement dans le mouvement de Marcus Garvey : une aspiration de masse au séparatisme et au retour aux sources.

 

Pendant longtemps, la main mise blanche et commerciale sur le jazz, aliénant son rôle subversif, se traduit par la domination du swing, adapté aux goûts du public blanc. Un autre courant existe, qui s'exprime notamment dans la réactivation du blues par Billie Holliday et Lester Young.  Mais c'est surtout le Bop et l'improvisation qui vont contester le monopole du swing et réaffirmer la singularité de cette musique des noirs. Toute l'histoire du jazz et de ses dérivés peut être lue comme une tension entre la tentation d'une musique noire, rompant avec sa mise sous tutelle, et le compromis avec l'exigence du commerce tenu par l'argent blanc. Le "cool" marquera par exemple un pas vers l'occidentalisation.

 

Le free jazz, qui généralise l'improvisation et va jusqu'à certaines formes de spontanéïsme sans thème, repousse l'idée du beau véhiculée par l'occident. Il est pour les auteurs le débouché culturel de la radicalisation de la communauté dans les années 60. C'est aussi un courant de déconstruction de l'histoire du jazz (Don Cherry, Archie Shepp, Ornette Coleman en sont des figures), et donc de prise de conscience militante sur l'oppression culturelle vécue dans le passé. Les ambivalences se pérpétuent tout de même : la musique Soul, dérivé du blues, est le signe de reconnaissance de tous les noirs et en même temps un produit commercial prisé par les blancs.

 

Il est dommage que le livre n'ait pas continué jusqu'à la période rap, où cette ambivalence est encore plus exacerbée. Avec de très fortes contradictions entre des aspects politiques, la référence aux sources de la musique noire (les fameuses battle sont la copie fidèle de ces "douzaines" du dix neuvième siècle où s'affrontaient des orateurs noirs à bagout), et l'insertion forcenée dans la logique capitaliste.

 

Le livre est absolument pertinent quand il replace le jazz dans les dynamiques de la société américaine. C'est l'art d'une communauté noire soumise à des forces contradictoires. Parmi les noirs, il y a toujours eu ceux qui voulaient fuir ou affronter le blanc, ceux qui voulaient transiger, ceux qui pensaient qu'il fallait réclamer l'intrégration, ou au contraire la rupture. Malcom ou Martin. La culture noire n'échappe pas à ces questions cruciales pour la communauté. Elle en est la traduction sublimée.

 

Un groupe dominé a besoin d'une culture propre pour se libérer. Et cette culture est elle-même un site stratégique dont les protagonistes veulent s'emparer. J'accompagne volontiers les auteurs sur ce terrain, mais je crois aussi que la musique est un des langages de l'universel. Et cette capacité à toucher l'universel n'est pas forcément signe de dénaturation.

 

On sent d'ailleurs que le temps a passé, et la nouvelle préface insérée dans le livre de poche est d'une très belle écriture poétique. Elle parle de l'improvisation, de son sens métaphysique. De très jolies lignes, sur l'unique et le nouveau. Bien loin de la réduction du jazz à sa fonction mobilisatrice.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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