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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 13:41

perec.jpgJe sais…. Ben non j’avais pas pris le temps de lire « la vie mode d’emploi » de Georges Perec »… Allez savoir pourquoi.  Je l’avais laissé là, jaunissant sur les étagères dans un rayon « déjà lu », et je l’avais négligé. J’avais pourtant jugé en son temps nécessaire de lire des œuvres aussi définitives que le récit par BHL de son tour des Etats-Unis ou l’ « Inceste » de Christine Angot (et oui). Mais si j’avais lu des Perec (les choses, quel petit vélo… , et récemment l’Art et la manière…), j’avais bêtement provisionné ce chef d’œuvre immense de la littérature contemporaine. (Leçon à retenir : nous n’avons pas assez de temps pour lire, choisissons-bien à qui et à quoi nous dédions ces heures rares et précieuses.)

« La vie mode d’emploi », roman de 600 pages du décidément génial et attachant Georges Perec, est un objet conforme aux règles de l’OULIPO dont nous avons déjà parlé : on se fixe un cahier des charges drastique et on s’y tient( Georges Perec, ou Kafka qui prend le parti d'en rire ). De la dureté de la discipline surgit l’étincelle créatrice du littérateur.  Cette fois-ci il s’agit de recenser la vie d’un immeuble parisien avec la plus grande méthode : d’en décrire systématiquement les pièces et les objets, d’en caractériser les personnages, leurs prédécesseurs depuis que l’immeuble existe. Jusqu’aux objets trouvés dans l’escalier au cours des âges, et ceux nichés dans les caves.

Dantesque projet (une décennie d’écriture), que le lecteur découvre un plan de l’immeuble sous les yeux. Il aboutit à  l’exploit de faire tenir un monde dans un livre d’une densité absolument unique, avec une jubilation de décrire et décrire encore, détailler, dévoiler l’infinie créativité des hommes lorsqu’il s’agit de créer des objets pour peupler leur espace et tromper le temps.

Perec nous invite dans une immense et folle brocante où l’on touche du doigt le périssable, le galvaudé, le devenu inutile. Des univers entiers mis au rencart par le temps qui s’écoule. Les hommes menacés par l’absurdité de leur sort tentent de s’entourer de leurs propres décors pour occuper l’espace et le maîtriser, mais ils ne parviennent qu’à entasser des éléments dérisoires et vite pourrissants. Les œuvres de l’esprit ne sont pas épargnées, et malgré les efforts acharnés pour les réaliser, sont tout autant voire plus sujettes à l’obsolescence que les objets. Mais en cherchant un peu, on peut les retrouver dans des labyrinthes sans fin où Perec s’amuse à nous promener le sourire aux lèvres.

Tendresse légèrement teintée d’ironie pour les créations désuètes et sans fin de l’homme, pour les complexités qu’il invente et où il sombre (ces organisations sociales, ces règles, cette division du travail qui ne cesse de se dilater, ces interactions économiques et sociales qui créent autant d’embûches, de gouffres, mais aussi de possibilités de survivre et de rebondir), mais aussi pour ses chimères innombrables, dont celle de la postérité, de la découverte ou de l’influence.

Les habitants de l’immeuble essaient de donner un sens à leur vie, et pour cela ils sont très performants depuis l’enfance. Ils s’imposent,  comme les écrivains de l’OULIPO, des projets grandioses, des rêves inatteignables, des désirs artificiels mais métaphysiquement essentiels et s’y perdent tout à fait. Certains d’entre eux, dans cet immeuble bourgeois près du Parc Monsouris, ont beaucoup d’argent et de temps à y consacrer, tel ce Bartlebooth qui aquarellise tous les ports du monde pour faire réaliser des puzzles par un voisin et passer des semaines à les reconstituer. Leurs  phantasmes leur servent de gouvernail dans le tumulte du vingtième siècle où les êtres ne sont que fétus de paille. Leurs passions, leurs névroses, ne sont que des tentatives pour survivre à leur condition saugrenue. Leurs objets, leurs décorations, leur obsession pour l’image et la couleur ne sont que formes données au néant, repères dans le brouillard.

Livre vide grenier de l’humanité, livre d’hommage à l’activité frénétique de tout être humain, même celui cloué à sa chaise, et à l’ampleur de son génie imaginatif, « la vie mode d’emploi » est aussi un grand jeu littéraire. Un livre de tous les genres romanesques, ou s’emboîtent des dizaines d’histoires et de destins, s’accumulant et se croisant à travers des digressions. Livre gigogne où l’on rend hommage au roman d’aventure, au roman policier, au feuilleton populaire,  à la bande dessinée .  Un plaisir du pastiche et de la référence anticipant ce qu’essaie de faire Umberto Eco, avec moins de succès. Sous la plume de Perec  on retrouve les jeux des Mille et une nuits, les accents de Conrad, de Kessel, de Dumas, de Gaston Leroux, de Raymond Chandler, et on se promène dans nombre des mythologies de notre temps : les histoires de gangster, l’orientalisme, le mélo…

Il y a de la sagesse dans ces histoires : la vie est un chaos, et le destin n’a nulle morale. Du mal accouche le bien et réciproquement. Le plus grand élan s’interrompt brutalement et de la fureur vient le calme. On choisit ses actes mais la vie prend le dessus sans demander l’autorisation. Elle passe comme un rêve. Les êtres eux-mêmes sont imprévisibles. Rien ne sert de compter sur quoi que ce soit de défini.

« La vie mode d’emploi » , sur le mode du recensement, débouche sur un foisonnement d’informations et de mots souvent déterrés de l’oubli , où se mêlent l’invention loufoque et la connaissance encyclopédique.

C’est aussi un livre de fascination pour l’infiniment grand et l’infiniment petit, que l’auteur vient tutoyer alternativement, comme s’il s’agissait d’une grande respiration entre ces deux horizons.

 C’est encore un théâtre matériel infiniment baroque, et en même temps réaliste (comme l’était « les choses »), où se donne à cœur joie le goût de la fiction sans limite. Un monde entier comme terrain de jeu de l’écrivain. Un monde entier à investir sans parvenir à quoi que ce soit.

Et Perec veut à tout prix que ce voyage inutile, imprévisible et dangereux se réalise avec le plus de plaisir et de joie. L’écrivain et le lecteur ne sont pas différents du collectionneur ou de l’érudit qui débordent de ces pages.

Ils se vouent au plaisir de s’amuser avec L’éternel et l’éphémère.

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commentaires

E
Très belle critique, hommage passionné à cette grande œuvre. Pour autant, je trouve votre vision quelque peu désillusionnée. La mienne serait plus optimiste, voyant dans ce foisonnement, ces détours, ces échecs dépassés, ce grand bric-à-brac un processus en marche qui se nourrit de tout cela pour le dépasser et le transcender. Ce processus n'étant rien moins que la vie, et le plaisir qu'il y a a la mener...
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E
J'ai bien envie de le lire aussi. J'avais beaucoup apprécié "W ou le souvenir d'enfance"... une petite révélation!
Répondre
J
<br /> <br /> je n'ai pas lu W. "Les choses" m'ont impressionné ainsi que d'autres textes, plus modestes comme "quel petit vélo"<br /> <br /> <br /> <br />
C
hé hé... il était dans mon top 20, hein !
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J
<br /> <br /> Oui oui, je m'en souviens copine. Ca a clairement fait partie de la multivariable qui m'a ramené dessus. Pas si autocentré que ça le type...Mine de rien.<br /> <br /> <br /> <br />

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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