Je sais…. Ben non j’avais pas pris le
temps de lire « la vie mode d’emploi » de Georges Perec »… Allez savoir pourquoi. Je l’avais laissé là, jaunissant sur les étagères
dans un rayon « déjà lu », et je l’avais négligé. J’avais pourtant jugé en son temps nécessaire de lire des œuvres aussi définitives que le récit par BHL de son tour des Etats-Unis ou
l’ « Inceste » de Christine Angot (et oui). Mais si j’avais lu des Perec (les choses, quel petit vélo… , et récemment l’Art et la
manière…), j’avais bêtement provisionné ce chef d’œuvre immense de la littérature contemporaine. (Leçon à retenir : nous n’avons pas assez de
temps pour lire, choisissons-bien à qui et à quoi nous dédions ces heures rares et précieuses.)
« La vie mode d’emploi », roman de 600 pages du décidément génial et attachant Georges Perec, est un objet conforme aux règles de l’OULIPO dont nous avons déjà parlé : on se fixe un cahier des charges drastique et on s’y tient( Georges Perec, ou Kafka qui prend le parti d'en rire ). De la dureté de la discipline surgit l’étincelle créatrice du littérateur. Cette fois-ci il s’agit de recenser la vie d’un immeuble parisien avec la plus grande méthode : d’en décrire systématiquement les pièces et les objets, d’en caractériser les personnages, leurs prédécesseurs depuis que l’immeuble existe. Jusqu’aux objets trouvés dans l’escalier au cours des âges, et ceux nichés dans les caves.
Dantesque projet (une décennie d’écriture), que le lecteur découvre un plan de l’immeuble sous les yeux. Il aboutit à l’exploit de faire tenir un monde dans un livre d’une densité absolument unique, avec une jubilation de décrire et décrire encore, détailler, dévoiler l’infinie créativité des hommes lorsqu’il s’agit de créer des objets pour peupler leur espace et tromper le temps.
Perec nous invite dans une immense et folle brocante où l’on touche du doigt le périssable, le galvaudé, le devenu inutile. Des univers entiers mis au rencart par le temps qui s’écoule. Les hommes menacés par l’absurdité de leur sort tentent de s’entourer de leurs propres décors pour occuper l’espace et le maîtriser, mais ils ne parviennent qu’à entasser des éléments dérisoires et vite pourrissants. Les œuvres de l’esprit ne sont pas épargnées, et malgré les efforts acharnés pour les réaliser, sont tout autant voire plus sujettes à l’obsolescence que les objets. Mais en cherchant un peu, on peut les retrouver dans des labyrinthes sans fin où Perec s’amuse à nous promener le sourire aux lèvres.
Tendresse légèrement teintée d’ironie pour les créations désuètes et sans fin de l’homme, pour les complexités qu’il invente et où il sombre (ces organisations sociales, ces règles, cette division du travail qui ne cesse de se dilater, ces interactions économiques et sociales qui créent autant d’embûches, de gouffres, mais aussi de possibilités de survivre et de rebondir), mais aussi pour ses chimères innombrables, dont celle de la postérité, de la découverte ou de l’influence.
Les habitants de l’immeuble essaient de donner un sens à leur vie, et pour cela ils sont très performants depuis l’enfance. Ils s’imposent, comme les écrivains de l’OULIPO, des projets grandioses, des rêves inatteignables, des désirs artificiels mais métaphysiquement essentiels et s’y perdent tout à fait. Certains d’entre eux, dans cet immeuble bourgeois près du Parc Monsouris, ont beaucoup d’argent et de temps à y consacrer, tel ce Bartlebooth qui aquarellise tous les ports du monde pour faire réaliser des puzzles par un voisin et passer des semaines à les reconstituer. Leurs phantasmes leur servent de gouvernail dans le tumulte du vingtième siècle où les êtres ne sont que fétus de paille. Leurs passions, leurs névroses, ne sont que des tentatives pour survivre à leur condition saugrenue. Leurs objets, leurs décorations, leur obsession pour l’image et la couleur ne sont que formes données au néant, repères dans le brouillard.
Livre vide grenier de l’humanité, livre d’hommage à l’activité frénétique de tout être humain, même celui cloué à sa chaise, et à l’ampleur de son génie imaginatif, « la vie mode d’emploi » est aussi un grand jeu littéraire. Un livre de tous les genres romanesques, ou s’emboîtent des dizaines d’histoires et de destins, s’accumulant et se croisant à travers des digressions. Livre gigogne où l’on rend hommage au roman d’aventure, au roman policier, au feuilleton populaire, à la bande dessinée . Un plaisir du pastiche et de la référence anticipant ce qu’essaie de faire Umberto Eco, avec moins de succès. Sous la plume de Perec on retrouve les jeux des Mille et une nuits, les accents de Conrad, de Kessel, de Dumas, de Gaston Leroux, de Raymond Chandler, et on se promène dans nombre des mythologies de notre temps : les histoires de gangster, l’orientalisme, le mélo…
Il y a de la sagesse dans ces histoires : la vie est un chaos, et le destin n’a nulle morale. Du mal accouche le bien et réciproquement. Le plus grand élan s’interrompt brutalement et de la fureur vient le calme. On choisit ses actes mais la vie prend le dessus sans demander l’autorisation. Elle passe comme un rêve. Les êtres eux-mêmes sont imprévisibles. Rien ne sert de compter sur quoi que ce soit de défini.
« La vie mode d’emploi » , sur le mode du recensement, débouche sur un foisonnement d’informations et de mots souvent déterrés de l’oubli , où se mêlent l’invention loufoque et la connaissance encyclopédique.
C’est aussi un livre de fascination pour l’infiniment grand et l’infiniment petit, que l’auteur vient tutoyer alternativement, comme s’il s’agissait d’une grande respiration entre ces deux horizons.
C’est encore un théâtre matériel infiniment baroque, et en même temps réaliste (comme l’était « les choses »), où se donne à cœur joie le goût de la fiction sans limite. Un monde entier comme terrain de jeu de l’écrivain. Un monde entier à investir sans parvenir à quoi que ce soit.
Et Perec veut à tout prix que ce voyage inutile, imprévisible et dangereux se réalise avec le plus de plaisir et de joie. L’écrivain et le lecteur ne sont pas différents du collectionneur ou de l’érudit qui débordent de ces pages.
Ils se vouent au plaisir de s’amuser avec L’éternel et l’éphémère.