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17 février 2013 7 17 /02 /février /2013 21:35

i_am_a_community_organizer_baratunde_cc_2837373493.jpgComme beaucoup, je fus personnellement très choqué par les émeutes françaises de 2005. Et j'y ai beaucoup réfléchi, en essayant de remettre en cause mes représentations plutôt que de chercher à conforter mes idées préconçues. J'en ai conclu notamment que si ces jeunes brûlaient leurs propres équipements, le sentiment de dépossession devait y être pour quelque chose.... C'est à ce moment que j'ai commencé à tourner autour de cette notion de prise de pouvoir sur sa propre vie... De dépassement du discours insuffisant sur la participation ou l'intégration, au delà même des désignations comme victimes irrémédiables. Et j'ai fini par mettre le doigt sur ce concept d'empowerment, porteur mais ambigu.

 

L'empowerment" est la notion qui monte en puissance dans le discours social (spécialisé) français.... Bientôt vous verrez, les Ministres n'auront plus que cette notion à la bouche. On commence à la traduire pour les circulaires, sous le mot "capacitation". On parle aussi de "pouvoir d'agir" : c'est plus spinoziste, quoi.

 

Bon, la France a du mal avec cette notion, on verra pourquoi, mais elle fera sans doute florès.... Il nous faut des mots, à nous autres français. Nous sommes le pays du verbiage, pour le pire et le meilleur.

 

La notion est difficile à traduire, comme le soulignent Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener (une sociologue urbaine française et une économiste féministe américaine)  dans leur petit essai à quatre mains transatlantiques : "L'empowerment, une pratique émancipatrice". (éditions La Découverte) 

 

Il s'agit de traduire un mot qui qualifie un processus (donner du pouvoir), et un état : celui d'être capable d'agir. Pour l'instant on trouve pas la formule qui tape.

 

 

Le social est en crise, il échoue à reconsolider la société. Mais ne comptez pas sur ses acteurs pour en conclure simplement (ce qui paraît assez évident) que ce n'est pas la faute du social, qui est au final un filet de sécurité de plus en plus tendu, dont on attend des miracles improbables. Donc, de temps en temps surgissent des notions nouvelles, de "nouveaux paradigmes" comme on dit dans les revues. On a vu surgir la notion d'exclusion accordée à celle d'insertion. Puis celle de démocratie participative. A une époque on ne jurait plus que pour "le réseau" ou les "plates formes".... Bon. Aujourd'hui on parle d'empowerment, la nouvelle frontière. C'est un concept utilisé depuis des décennies aux Etats Unis, et déjà dépassé là-bas.

  

Mais attention, ne voyons pas dans cette production de mots qu'un subterfuge auto légitimant pour ceux qui vivent de penser la vie des pauvres. Non, ces notions doivent être sérieusement pensées et déconstruites. Elles sont l'objet de luttes quant à leur contenu, et porteuses d'interprétations diverses, parfois antagonistes. Elles fonctionnent comme des révélateurs idéologiques très pertinents.

 

L'empowerment a plusieurs visages :

-celui de la vieille culpabilité du pauvre (le libéralisme pur et dur),

-celui non moins classique de l'égalité des chances hypocrite (le social libéralisme),

-celui du contre pouvoir offensif et autonome (les forces de la transformation sociale) : cette dernière version étant l'héritière du fameux slogan selon laquelle l'émancipation des dominés ne viendra que d'eux-mêmes...

 

La notion est née dans les critiques de la "grande société" de Lyndon Johnson dans les années 60. Elle est réinvestie par les féministes de la deuxième vague, et essaime notamment en Asie du Sud Est, en Inde. Elle devient ensuite un concept important au sein des institutions mondiales : ONU, Banque Mondiale. Les conservateurs reaganiens tenteront de se l'approprier, comme leurs continuateurs masqués de la Troisième voie clintonienne et blairiste. Pendant toutes ces années, une compréhension plus subversive de l'empowerment continuera de vivre.

 

Puisant dans de nombreuses traditions, dont les tentatives brésiliennes d'un Paolo Freire, le travail social américain se reconstruit à la fin des années 60 autour d'une critique de la bureaucratie et de la mise sous tutelle des pauvres. Une figure intéressante, qui inspira le jeune Obama, est Saul Alinski. Il fonda à Chicago le "community organizing", qui à partir d'une alliance entre l'Eglise et le syndicalisme parvient à organiser des communautés en contre pouvoirs dans les quartiers pauvres de la ville. Saul Alinsky est un radical qui prétend que le travail social est une forme de colonisation sociale, que les quartiers ne sont pas désorganisés par essence mais ont leur potentiel d'organisation qu'il faut mettre en valeur. Alinsky prône l'organisation du peuple, qui doit ensuite créer des rapports de force avec les bailleurs, les pouvoirs publics, et à travers ces conflits développer des capacités de plus en plus larges.

 

En même temps, les féministes américaines s'appuient sur la vieille notion de "self help" (aide toi toi même et le ciel t'aidera...) et de conscientisation. C'est autour des femmes battues (voir précédents billets sur Nancy Fraser) que cette conception se développe autour de la création de lieux d'accueil gérés par les militantes et les femmes. Il s'agit de montrer aux femmes qu'elles ne sont pas assignées au rôle de victime, qu'elles peuvent défendre leurs droits, interpeller les institutions qui les ignorent ou les méprisent.

 

Au départ, le discours de l'empowerment est une critique du travail social, mais il parvient à s'infiltrer dans le travail social lui-même. Celui-ci se repositionne sur l'idée, non pas d'une prestation, mais d'une alliance entre le travailleur social et le peuple. La notion est aussi importée dans le champ de la santé mentale où la psychologie communautaire reprend cette thématique. Les Alcooliques Anonymes par exemple, développeront fortement cette approche du self help : l'alcoolique est le mieux placé pour savoir comment s'en sortir et comment soutenir la communauté.

 

A travers les débats internationaux à l'ONU, et l'action inlassable des féministes de plusieurs courants, la notion se propage et trouve en inde un bel écho, en se greffant à l'héritage du militantisme ghandiste. Le réseau PROSHIKA au bangladesh a pu alphabétiser un million de personnes. La Grameen Bank a aidé 8 millions de micro projets, dont 97 % portés par des femmes. Le SEWA, organisation de femmes incroyable, réunit en Inde 750 000 femmes.... Le travail a été profond : "les femmes ont eu à apprendre leur dignité en tant qu'être humain avant de pouvoir revendiquer leurs droits comme citoyennes".

 

L'empowerment a évidemment besoin de "catalyseurs", donc d'intervenants extérieurs qui viennent déclencher le processus de mobilisation de la communauté. Donc on en revient toujours, d'une manière ou d'une autre, au risque de la dominance par un sachant.

 

Mais surtout, rapidement, le néolibéralisme tente de s'arroger ce concept en le vidant de sa portée de subversion des rapports sociaux. Le Président de la Banque Mondiale déclare par exemple dans les 90's : "l'empowerment des femmes est de l'économie intelligente. Les études montrent que l'investissement dans les femmes produit des retours à la fois sociaux et économiques". Il s'agit en fait, selon la version (libérale ou sociale libérale), de créer de bonnes conditions de marché, c'est à dire de fabriquer des acteurs rationnels "capables" d'évoluer sur le marché. Les sociaux libéraux parleront de diffuser un "capital social". Il s'agit d'offrir des "opportunités" de participer au monde de l'économie de marché (les blairistes adorent ce mot d'"opportunité"). L'égalité des chances a remplacé l'égalité, et il faut s'efforcer de mettre chacun en situation de défendre ses chances. Mais l'organisation stratifiée de la société n'est plus contestée. La méritocratie reste le système officiel de répartition des richesses.

A travers l'empowerment, recentré sur l'individuel, la solution devient toujours une réponse de marché. Un positionnement sur un marché.

 

Les conservateurs américains sont évidemment à la pointe pour retourner la notion d'empowerment. Ils l'enrôlent pour critiquer le fameux "cancer de l'assistanat" (selon Monsieur Wauquiez). Ainsi, le reaganien Jack Kemp avait déclaré : "ils veulent des opportunités, ils ne veulent pas de la servitude des aides sociales. Ils veulent avoir accès au travail et à la propriété privée. Ils ne veulent pas de dépendance. Ils veulent une nouvelle déclaration d'indépendance". La révolution néolibérale se réclame du pouvoir pour le peuple, par le peuple. Comble du cynisme quand on écrase ce peuple au quotidien en l'asphyxiant économiquement. Au nom de l'empowerment, on va légitimer l'affaiblissement de l'Etat social (réduit à sa dimension oppressante), on va stimuler de pseudo opportunités en multipliant les zones franches défiscalisées... (qu'on exportat en France).

 

Les clintoniens et les blairistes vont poursuivre dans ce sens. Le passage du welfare au workfare s'appuie sur cette notion de responsabilisation, donc de supposée reconnaissance des capacités de chacun. Dans cette approche où l'individu est tout, l'analyse des rapports sociaux disparaît.

 

Les politiques sociales se sont donc repositionnées autour de cette notion. Des Empowerment zones ont vu le jour. On y a vu des conseils se mettre en place, constitués de représentants des pouvoirs publics et des habitants, siégeant ensemble, décidant d'actions, lançant des appels d'offres. Le bilan que les auteurs en dressent est que tout cela est bel et bien. Mais ces zones ont participé d'une gestion de proximité contenue, où nombre de politiques publiques restaient inatteignables (les enjeux du logement, du transport). Et surtout, ces processus ont confiné la population des quartiers dans un "cadre managérial", contribuant à accélérer la dépolitisation.

 

Ces constats peuvent être mot pour mot transposés en France il me semble.... Même si on y allé moins loin dans la cogestion du développement social local, bien entendu... Mais ce n'est pas la politique de la ville qui allait changer la vie....

 

Un détour par l'Afrique du Sud post apartheid, où des politiques de black empowerment se sont déployées, montrent la même incapacité à faire évoluer les rapports sociaux : des élites noires ont vu le jour, mais la structure inégalitaire de la société est encore accentuée. De même en France, des enfants des quartiers ont évolué, passé des étapes, sont devenus des figures. Et puis sont partis ou restés à la tête d'organismes institutionnalisés qui délivrent des prestations. La dynamique espérée par certains inspirateurs de la politique de la ville n'a pas eu lieu.

 

En France, les pratiques d'empowerment sont restées faibles. On a plutôt parlé de consultation puis de participation. Mais la République a du mal à imaginer une quelconque médiation entre l'Etat et le citoyen. Donc l'idée que se développent d'autres acteurs forts, indépendants, est très problématique. Et ce qui est vrai pour l'Etat l'a été dans la décentralisation.

 

 

De quel pouvoir parle t-on ?

Là est finalement la question. S'il s'agit de reprendre le pouvoir sur sa vie, c'est une étape nécessaire. Reprendre le contrôle de sa santé, de l'éducation de ses enfants. Se détacher de certaines aliénations. Alors l'empowerment est une approche intéressante, sans doute insuffisamment développée dans notre imagination du social centrée sur l'action unilatérale du secteur public omniscient et de ses partenaires conventionnés. L'empowerment nous permet de prendre en compte que la société ne peut pas s'assécher, elle ne peut pas tout confier au léviathan : toute l'éducation, toute la transmission, toute la solidarité, la fraternité, tout le soin apporté à autrui. Cela c'est une illusion, et notre monde spécialisé dans le social y cède encore, réclamant toujours "des moyens" tout en sachant que finalement ils seront illimités. Chaque centenaire aura t-il un accompagnant en permanence ? Non. L'illusion du "tout organisé et pris en charge" est en réalité jumelle de la folie libérale du toujours moins. Ce sont des visions irréalistes d'une société devenue univoque, où tout est réglé par un principe simpliste : l'impôt, le marché. Les deux paraissent irrespirables et arides....

 

Oui, de quel pouvoir parle t-on ?

Si l'empowerment signifie "faire monter" des représentants des minorités ou des groupes dominés dans les arènes délibératives, est-ce le gage d'un changement social ? On peut en douter. Au contraire, on a l'impression que ces nominations fonctionnent au contraire comme un prétexte pour ne pas agir et changer véritablement les rapports sociaux.

 

La question est qui décide, qui influe, notamment sur le partage des ressources, des budgets, sur les choix de développement.... C'est ce que les auteurs de l'essai appellent le "pouvoir d'agir sur". Ce n'est pas l'expression d'une sous traitance, ni d'un partenariat. C'est nécessairement un pouvoir auto constitué. Un contre pouvoir. Un pouvoir qui en heurte un autre et lui impose des compromis et des évolutions. Ce pouvoir peut-il être suscité ? Appuyé ? Peut-on enfanter le fauve qui vous mordra ? On en doute.

 

Et c'est pourquoi aux Etats Unis des militants nombreux ne parlent plus d'empowerment. Ils se réfèrent peu ou prou à Malcom X. Le pouvoir, ça ne se donne pas, ça se prend.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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