"Je gis ma vie"...
Phrase récurrente du "Livre de l'intranquillité" de Fernando Pessoa qui en dit long sur la marée de désespoir qui coule de ce livre, à côté duquel le Journal de Kafka est une gentille bluette.
Le grand nom de la modernité littéraire portugaise (qui a écrit ce livre dans les premières décennies du XXeme siècle, de manière étalée) prend ici l'identité de Bernardo Soarès, aide comptable à Lisbonne, un de ses compagnons de route qu'il aime inventer, à partir de ses personnages qu'il sent en lui et développe, convaincu du fait que nous contenons bien des figures possibles.
Il nous livre son autobiographie sans vie véritable, longue plongée dans les pensées et rêveries raffinées du personnage. Ou plutôt dans un état d'esprit tout particulier de dépassement du fossé entre le rêve et la pensée, puisque c'est en cette synthèse inédite que Soarès recherche à s'apaiser du malheur de vivre, de l'abaissement à être matière vivante. Le drame de l'incarnation.
Pessoa invente dans ce livre absolument unique, d'une qualité littéraire époustouflante, une sorte de stoïcisme plaintif (eh oui, oxymore), une lutte pour une sagesse sensitive particulièrement originale, accouplés à un néo platonisme radical. Nous sommes entraînés, au fil de centaines de fragments, dans un flot de spleen, une eau de tristesse poétique enivrante et brutale tout à la fois par sa radicalité d'anti vie, de refus de toute dimension sociale aussi. D'où une fascination qui nait chez le lecteur, partagé entre le souci d'en finir pour sortir de ce vertige morbide et le sentiment de connaitre une expérience hors du commun littéraire.
Rarement la prose aura démontré une telle capacité à signifier autant que la poésie, sans ses trucs et artifices. Et Pessoa nous démontre avec éclat que le style c'est la limpidité. La simplicité même, d'une prose qui coule véritablement de source, l'élément liquide étant omniprésent dans les images utilisées, mais aussi dans la musique des phrases.
L'aide comptable Soarès plaide la renonciation à la vie telle que nous l'entendons, et le refuge absolu dans la contemplation et le rêve. Rêver, rêver encore rêver, tel est le mort d'ordre. Soarès l'applique et nous donne ses rêveries en partage sans cesse, mêlées à des considérations métaphysiques.
Contrairement à Pascal, Soares (une part de Pessoa), pense que la foi n'est pas accessible par la raison. La science ne saurait se substituer à la perte de Dieu, car elle ne saurait toucher à l'absolu. Le drame humain, c'est l'exil loin de l'absolu. Il reste à voir, à ressentir, à filtrer ses sensations par la pensée : "l'idée des émotions, l'émotion des idées".
Le monde matériel, le monde social, sont des chutes. On ne leur doit que mépris. Le refuge c'est "un non être dilué en lointains et en couleurs". La vie esthétique est la seule vie digne d'être vécue.
La rupture avec le romantisme est totale, car le désir, soit le désir du monde, est une aporie. Le monde nous échappe, on ne peut pas y déceler une quelconque vérité, nous devons accepter que l'univers est radicalement subjectif et nous défaire de toute prétention à le saisir comme un objet à comprendre et surtout à travailler. Le travail est une chimère.
La contemplation est une manière de ne pas ressentir cette nausée dont parlera Sartre un peu plus tard, en admettant que "la réalité est une forme d'illusion et l'illusion une forme de la réalité". La conscience c'est le bannissement, c'est cette impression de "verre dépoli" entre nous et le monde, cette étrangeté incoercible : "qu'est ce donc que cet intervalle entre moi même et moi ?". Pessoa est un grand contemporain, qui ressent les intuitions de la phénoménologie et de l'existentialisme, mais aussi celles de Freud avec cette idée que Je est toujours un autre. Que le passé est toujours là. Et que c'est "ce qui a été ressenti qui a été vécu".
Puisque la vie est "essentiellement un état mental", un ressenti, acceptons le et tirons en les conséquences. L'action ne mène à rien, ni le voyage, puisque tout se passe à l'intérieur de soi. L'univers est à la portée du rêveur qui n'est jamais sorti de son village. Nous sommes l'univers, rien ne sert de partir à sa rencontre, il faut plonger en soi, et imaginer, ce dont Soarès nous gratifie sans cesse (les rêveries du personnage sont magnifiques, incessantes, baroques et parfois complaisantes par pur souci de plaisir).
L'inspiration manichéenne au sens premier, néo platonicienne, gnostique, cathare, est très nette : "vivre apparait comme une erreur métaphysique de la matière". La détestation de la vie est assumée, mais elle ne se traduit pas comme chez Platon par la mise en avant du logos. Au contraire, elle implique une esthétique mariée à la pensée des sensations pour les rendre plus ardentes. Le but sera ainsi de cultiver ces états là, grâce à la prose lue et écrite en particulier, et à la contemplation de la ville, qui donne à ressentir et à penser. Ce livre est un grand livre urbain, qui rappelle Baudelaire à Paris.
On ne saurait rien connaitre vraiment en soi, donc ni personne, et nous devons admettre "la fiction congénitale de tout". Nous sommes bien dans la caverne de Platon (qui n'est jamais cité) et on nous montre des ombres de marionnettes, avec ceci de différent que Pessoa se tourne vers la beauté des parois, du frôlement des ombres sur la pierre. Les relations humaines sont condamnées d'avance, et autrui est décoratif. Toute prétention à l'altruisme n'a aucun sens.
Le monde est immonde comme dégradation de l'absolu inaccessible, mais il brille malgré tout. Réchauffons nous à ces rayons de beauté.
L'esthète ne se sépare pas du penseur, comme le ressenti ne se disjoint pas de la pensée. Ainsi l'esthète est il attiré par les objets inutiles, car ils sont moins réels. Ainsi l'art est le domaine de l'esthète car il est par essence "négation de la vie". Et non représentation de la vie. Le modernisme est tout entier là. La rupture impressionniste a commencé à retourner le mouvement de l'art (auparavant c'était la réalité qu'il s'agissait de dépeindre, maintenant c'est le regard qui s'impose), et le modernisme va au bout de la logique. Pessoa écrit en ces années d'explosion du modernisme.
Ces considérations viennent à former une sagesse, car puisque tout est ressenti, tout n'est que rêve, alors on doit se protéger des douleurs de la vie en considérant que tout cela n'est qu'un roman. Soarès est un angoissé, et il cherche avant tout à moins souffrir, sans jamais y parvenir vraiment. Ce Sage est un Sage en échec.
L'amour n'est possible que comme idée. L'autre est fuyant, nécessairement, imparfait et déchu. Son âme nous échappe, la nôtre nous échappe aussi. La prétention à la possession, d'autrui comme de quoi que ce soit, est vaine, car tout nous échappe. Le désir ne conduit qu'au désir. En toutes choses. Si on doit déclarer sa flamme, c'est à une "Notre Dame du silence", divinité hors de portée.
Mieux vaut penser que vivre. Si le radicalisme de Soarès/Pessoa ne sera pas forcément suivi, il reste que cette formule fait mouche chez tous ceux qui considèrent la matière avec circonspection. Pour qui elle a un goût de mort. Ceux qui trouvent plus d'intensité dans les mots et le sens. Ils se sentiront peu ou prou une affinité avec ce livre de l'intranquillité.
"Que faire ? Isoler l'instant". On est proche de la méditation, mais sans chasser la pensée, en la mariant à la sensation. Ce qui nous offre des descriptions rêvées comme rarement on en trouve dans un livre. Une ivresse des sens peut nous abriter quelque peu contre ce monde incompréhensible et foncièrement étranger à notre conscience.
Ce "décorativisme intérieur" de Pessoa peut-il convenir ? Au final il ne parvient pas à sauver Soarès du malheur et du sentiment de s'être fourvoyé. Son stoicisme du détachement et du renoncement est plaintif. C'est donc un stoïcisme bien relatif.
Finalement Soarès est resté au milieu du gué. Occidental, il ne peut se départir de la réflexion. Il ne bascule pas dans un sentiment océanique accompli, dans une pleine conscience ou les mots s'effacent. Au contraire, il essaie de transformer l'objet de ses pensées, mais il revient sans cesse à ses constats de chute, à ses déplorations et regrets.
Soarès a sans doute tort de considérer que la perte de l'absolu est une damnation. C'est supposer que l'absolu est une catégorie du monde, même impensable, même inaccessible. C'est mésestimer (pour des raisons que Soarès n'ose pas chercher en lui, prétendant s'analyser mais se contentant de se décrire) les trésors de ferveur que la matière du monde, les êtres vivants, la rencontre de son prochain et de son lointain, peuvent receler.