Georg Lukacs a écrit sa "Théorie du
roman" pendant la première guerre mondiale, alors qu'il ne s'était pas encore converti au communisme.
C'est un texte exigeant de jeune hégelien. Ecrit d'une plume absolument géniale, pleine de fulgurances. Lukacs essaie de définir le roman comme "forme" correspondant à un moment historique et philosophique déterminé.
Comme il est hégelien et pas encore marxiste, il se réfère à un moment de l''idée" qui domine l'humanité à une époque donnée. Il en viendra ensuite à s'intéresser aux racines économiques de l'Idée, mais il n'en est pas encore là. S'il comprend en quoi le roman est l'expression de l'âge de l'individu, il ne voit pas l'ascension de la bourgeoisie qui souffle derrière.
Le texte ne manque pourtant pas de grand intérêt. Il nous permet de comprendre pourquoi nous sommes saisis de tant d'étonnement devant la lecture d'un Flaubert. Qu'est ce qui fait qu'on passe d'Homère à Flaubert ? Pour le comprendre Georgy distingue les trois formes essentielles que sont l'épopée, la tragédie, et le roman.
Les deux premières formes (épopée, tragédie) sont celles de "civilisations closes", celles qui n'ont pas besoin de philosophie car elles baignent dans la transcendance.
En ces époques, "Etre et destin, aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques".
Nous ressentons cette harmonie inatteignable pour nous dans le monde grec. Ce monde ne connait pas de questions, il ne connait "que des réponses". Même s'il faut aller voir la pythie pour y accéder.
La grande rupture avec ces époques est que "nous avons découvert en nous même la vraie substance". Depuis Montaigne à peu près il me semble. Et donc le divorce est acté entre le Moi et le monde. La perte de la totalité, tel est le revers de la modernité humaine. C'est l'art qui devient totalité, mais totalité créée.
La tragédie est quant à elle le règne de l'essence. Le drame d'Antigone, donne par exemple (c'est moi qui le prend), une forme à l'essence de la révolte contre l'injustice. Une notion éternelle (ou qui le semble plutôt, à mon sens).
L'épopée pour sa part donne forme à la totalité extensive de la vie. Elle développe la vie, dans un univers où la transcendance est omniprésente. Elle fait de la transcendance une immanence en décrivant la vie. Le personnage épique est saisi par le "devoir être", comme Ulysse ou Enée.
Le roman est l'épopée d'un époque où la totalité de la vie n'est plus perceptible de manière extensive, au sens où l'épopée laissait le personnage développer sa destinée. La prosodie va comme un gant au roman qui est la forme littéraire d'un monde prosaïque. Alors que l'épopée parlait de la vie achevée d'avance, l'esprit du roman est celui de la psychologie des personnages. L'épopée n'avait pas d'individus mais des héros, qui portaient avant tout le destin d'une communauté. Les relations entre personnages deviennent incertaines dans le roman, dans l'épopée elles sont données d'avance par l'ordre du monde.
Le roman, c'est la quête de l'individu, pas du graal. Le roman, c'est le crime et la folie. Ils ne sont pas possibles dans le monde épique. Ils supposent la perte de la "patrie transcendantale" qui donne sens à tout. Le roman de l'intériorité n'est possible qu'à partir du moment où il s'est produit un divorce entre l'âme humaine et le monde. C'est ce divorce qui donne cette mélancolie à tout roman réussi.
L'ironie apparait dans le roman. Elle est ce mouvement qui voit l'individualité se reconnaitre et en même temps se désespérer d'elle-même.
Le roman est ainsi la forme littéraire d'une humanité où l'individu est problématique. Il n'est pas dépassé et justifié par l'idéal. L'individu devient sa propre fin, il est en quête de lui-même. Le roman est biographique, le personnage est le moyen de lier le concept à la vie, fragilement. Le roman est un "cheminement obscur". Le monde nous échappe, il doit prendre sens dans l'expérience intérieure. C'est le personnage qui crée le monde.
Lukacs distingue plusieurs types de romans. Celui de l'idéalisme abstrait, est illustré par Don Quichotte, mais aussi plus tard chez Stendhal. Don Quichotte est le premier roman moderne, et un tournant décisif, d'autant plus net qu'il est une parodie de la forme épique précédente, qui n'est justement plus possible, comme n'est plus possible la vie de chevalerie dont rêve Quichotte. L'intériorité y est vécue comme une aventure qui est prise pour l'essence du monde qui se refuse à donner son essence. Cervantès, que Lukacs aborde magnifiquement, a compris que le roman de chevalerie est condamné par son temps. Dieu a commencé à délaisser le monde, laissant l'Homme à sa solitude. La volonté du chevalier à la triste figure de continuer à voir le sens dans le monde est une folie. Il se heurte aux moulins, à leur prosaïsme.
Le "romantisme de la désillusion" a marqué un pas supplémentaire dans le divorce avec le monde. L'âme du personnage (songeons au Musset des "confessions d'un enfant du siècle") y est trop vaste pour un monde aussi silencieux. Alors que l'idéalisme abstrait développé par Cervantès était un excès d'activité, ici on va trouver de la résignation et de la passivité, dans un déferlement de subjectivité. La nostalgie de l'âge transcendantal taraude le personnage, qui cherche à se réconcilier avec lui-même et le monde, mais rien ne le guide, il se cherche une "vocation". Le mot d'ordre du personnage est en quelque sorte :
" I go to prove my soul".
L'ironie redouble. Cette "mystique négative des époques sans Dieu".
Le roman est lié au temps en tant que durée. C'est le temps qui exprime la discordance terrible entre l'Idée et la réalité. Le roman est une errance de l'idée, qui se dresse contre le temps. Et échoue.
Dans l'Education Sentimentale, Flaubert ne cherche pas à vaincre le morcellement de la réalité, des séquences, de l'Histoire. Tout y apparait vain, faux, vermoulu. Ce roman "sur rien" d'après son auteur est l'aveu de l'absence de sens dans le monde. Frédéric échoue. Il est l'être humain face à la modernité. Le Sujet est séparé de l'objet, l'Homme du monde, et cela se réverbère dans la remémoration. Dans le remugle des souvenirs.
Le roman d'éducation tente courageusement une voie moyenne. Le personnage essaie de développer des qualités en étant actif. Il croit à la possibilité de destins partagés, tout au moins. Ils 'agit d'imposer un sens au monde, ensemble. Mais le roman d'éducation s'est étiolé devant la perte de sens du monde.
Tolstoï a aussi essayé une autre voie, en revenant à l'Homme face à la nature. En y retrouvant un idéal. Mais c'est à travers la culture qu'il essaie de réaliser cela, ce qui est l'aveu même de la coupure entre l'humain et le monde.
Le roman est donc la forme littéraire d'un monde désenchanté, qui atteint son apogée dans ce 19eme siècle où la société traditionnelle s'effondre. Lukacs écrit au début du XXeme siècle, il ne lui est pas donné de voir la crise du roman elle-même. Secoué par le sentiment de l'absurde, par la crise du progrès et de la Raison, la crise de la notion d'individu elle-même, par la linguistique, par la concurrence enfin d'autres modes de narration que l'écrit.
La question qui s'est posée dans l'après la deuxième guerre mondiale où tout paraissait désuet dans la culture, c'est la survie même du roman, à travers des réactions comme le théâtre de l'absurde et le nouveau roman. Kafka, qui a radicalisé absolument le roman, bien au delà de la résignation flaubertienne, a bien failli le tuer en y apportant un point final.
Cette question semble dépassée à première vue. L'interrogation qui est devant nous est celle de l'importance culturelle du roman désormais, dans un monde tellement réifié que le roman apparait simplement comme inutile et perte de temps. Le prosaïsme du monde est devenu si puissant qu'il peut ridiculer le roman.
Une oeuvre romanesque pourra t-elle être aussi marquante pour les Hommes que celles de Dostoïevski ou Stendhal pour les générations précédentes ? Un penseur comme Albert Camus n'est pas imaginable sans les romans de Fédor. Ou bien le roman est il condamné à être un divertissement, même raffiné ? Le roman est il la dernière forme littéraire qui a occupé une place centrale dans la dynamique culturelle de l'Humanité ?