J'ai patienté, pour une fois très longtemps, avant de trouver un ouvrage de fond qui me
convienne au sujet de Léonard de Vinci.
Des publications sur Léonard, le moins que l'on puisse dire est que l'on n'en manque pas. Mais je ne cherchais pas un Beau Livre de plus, une simple biographie (encore que) et je voulais éviter de tomber sur ces attrape nigauds qui prospèrent sur la fascination suscitée par le personnage.
Je me suis décidé à acheter un Essai très complet, écrit il y a une dizaine d'années par feu Daniel Arasse,
Historien de l'Art émérite : "Léonard de Vinci, le rythme du monde".
C'est un livre de référence très complet, trop scolastique parfois à mon goût, joliment mais insuffisamment illustré, qui analyse de fond en comble cette oeuvre sans ambition pareille, sa dynamique, ses sources, la pensée de Léonard de Vinci. Ce n'est pas une biographie même si le propos est obligé d'aborder les péripéties de cette vie à la fois prolifique et atrophiée
Et surtout Daniel Arasse essaie de restituer l'unité de ces réalisations et tentatives de création dans une diversité époustouflante de domaines :
arts plastiques dont la peinture et le dessin au premier rang, mécanique, architecture, génie civil, philosophie, décoration, chorégraphie, anatomie, science physique... J'en oublie. Dans nombre
de ces domaines, Léonard réalise des avancées importantes. J'ai été par exemple épaté par un plan de ville qu'il a dessiné, préfigurant nos plans réalisés à partir de vues aériennes.
Au bout du compte, j'en sors évidemment beaucoup mieux informé mais un peu comme j'y suis entré : fasciné et incapable de mettre le doigt sur la cause de ce sentiment.
"La Dame à l'Hermine" par exemple, est un portrait incroyable. Si on peut le regarder longtemps avec émotion, c'est qu'on est saisi par la force de l'incarnation. Daniel Arasse essaie d'expliquer ce que Léonard, disons-le prosaïquement, "a de mieux que les autres". Mais difficile de le définir. L'art de cerner l'instant dans le mouvement du monde, certes. La compréhension et la maîtrise de l'ombre aussi, ou encore "le sfumato" : la rencontre entre les couleurs et la science des contrastes, qui donne un effet de réel sans précédent. La science des perspectives encore, mais justement assez maîtrisée pour être détournée au profit du sens de l'oeuvre.
Evidemment, la dimension prophétique de l'oeuvre (il élabore les plans d'un Char, d'une mitrailleuse, d'un hélicoptère, d'un vélo, il construit des automates au débit du seizième siècle) participe de cette fascination.
Mais nous restons tout de même sur notre faim de vérité, car Léonard s'évertue à être génial un point c'est tout.
De plus, s'il touche à tout, s'il réalise beaucoup, il abandonne énormément, il ne finit pas ses oeuvres les plus prometteuses, et les circonstances le privent de
certains achèvements (par exemple une immense sculpture de Sforza, dont le moule réalisé après plusieurs années de travail, sera brisé par des soldats français). Mais De Vinci ne semble pas s'en
émouvoir, il continue à chercher. Il a écrit l'équivalent de centaines de volumes, avec de sublimes passages sur l'esthétique, la science, la philosophie. Mais il n'aura pas légué le moindre
Traité rédigé jusqu'au bout. Cet inachèvement témoigne de son tempérament mais aussi de son génie, car ses réalisations inouïes (certains tableaux prennent des années) ne lui
convenaient jamais assez, et il voulait mieux encore. Cette frustration participe aussi du mystère.
La vie de Léonard et la grandeur de ses réalisations est aussi intéressante quant au modèle d'éducation rappelé à notre mémoire : celui des
ateliers de la Renaissance, où théorie et pratique ne sont pas séparées. Ou on apprend chemin faisant, sans mettre de côté une haute exigence intellectuelle. Où l'oeuvre collective n'est pas
distinguée de la démarche individuelle. Sans doute nos réflexions pédagogiques tireraient parti d'une méditation sur cette époque. Léonard avait des dons immenses, et il est certain que sa
formation l'a conduit à oublier les cloisons du savoir, et à oser chercher, expérimenter, pour rechercher en toutes choses le "rythme du monde". C'est le sentiment d'une unité du monde, d'une
"analogie" (non démentie par la science de notre temps, au contraire), qui le pousse en ce sens.
Ce qui me trouble le plus, c'est la force de l'incarnation dans ses dessins et ses peintures. Le don immense de Léonard réside en son Oeil (il est d'ailleurs tout au bord de faire gagner un siècle aux connaissances sur l'optique, mais il ne parvient pas à aller au bout de ses intuitions).
Et Léonard est ainsi avant tout un Homme de la grandiose Renaissance. Qu'est-elle d'abord ? Un retour du regard des hommes vers leur monde, vers leur
réalité, plutôt que vers le ciel et les paroles qui y ont été imprimées. Léonard est à l'avant-garde de ce basculement, car il va très loin grâce à son oeil. C'est-peut-être,
inconsciemment, ce qui émeut quand on parcourt la reproduction des oeuvres qui nous sont parvenues.