"Les dingues et les paumés se traînent chez les Borgia" chante HF Thiéfaine dans une belle chanson
surréaliste.
Et si HFT a raison, on peut dire que c'est un sacré cirque gore qu'ils ont choisi comme lieu de retraite...
J'en reviens moi-même, à travers la lecture du roman incicif et fulgurant "Les Borgia", écrit au début du vingtième siècle par Klabund (pseudonyme du considérable écrivain allemand que fut Alfred Henschke).
Pour ceux qui voudraient en savoir sur cette dynastie de sociopathes qui contrôlèrent la Papauté pendant une cinquantaine d'années, c'est un bon vecteur. Moi j'ai essayé pendant dix minutes la série "Les Borgia" diffusée sur Canal Plus, et j'ai vite renoncé devant cet énième alibi historico tragique pour nous refiler du trash. Donc repli sur le papier.
Ce Klabund, d'ailleurs, use d'un style minimaliste plutôt rare dans le roman de veine historique, où d'habitude on donne plutôt dans le baroque. Mais il est vrai que là, dans le genre baroque, pas besoin d'en rajouter au sujet...
Un style très direct, elliptique, très rythmé et allant à l'essentiel. Une volonté de décrire et de livrer, de chroniquer, sans donner jamais dans la morale, l'analyse, la psychologie. En sélectionnant des passages de la vie des Borgia très marquants, sans besoin d'être complet. Une écriture préfigurant le cinéma. Klabund a du penser, en partie à raison, que le surgissement certain de ce nouvel art allait percuter la littérature, et que celle-ci devait s'adapter pour continuer à exister. Il a du être fasciné par l'impact immédiat de l'image. Klabund est précurseur du style direct, punchy et épuré du Hard Boiled américain, mais les condottieri et autres gars en collants annoncent les Détectives blasés. Dans ces descriptions sans jugement moral, il y a aussi me semble t-il un hommage à Machiavel qui l'appliqua à l'art de l'Etat, personnage que l'on retrouve d'ailleurs à l'oeuvre dans ce livre, comme émissaire de la Cité de Florence auprès de César Borgia.
On suit donc les exploits et l'ascension des Borgia, et particulièrement des trois principaux représentants de ce clan espagnol à la conquête de l'Italie morcelée : Alexandre le Pape, César le Seigneur et guerrier, Lucrèce la courtisane diabolique. On les accompagne dans leur univers amoral, cruel, criminel, pervers et déloyal. On trempe un peu dans leur luxure sans limites et leurs pratiques incestueuses. On les suit dans leurs luttes face au puissant Charles VIII qui déferle sur l'Italie et qu'ils parviennent à séduire, pour écraser ce fanatique de Savonarole (un autre symptôme de la crise de cette époque), ou pour réduire en cendres les grandes familles italiennes comme les Orsini.
Les Borgia ont ceci de supérieur à l'adversaire qu'ils ne respectent aucune autre règle que l'intérêt des Borgia, et se permettent absolument tout, préférant réduire autrui au silence que d'attirer son amitié sincère. Alors que leurs adversaires croient à la loi du contrat et à la parole donnée par exemple, et vivent encore dans un monde où la transcendance existe, les Borgia évoluent en plein nihilisme. Seule compte leur jouissance et leur pouvoir. Ils parient systématiquement sur le lucre et le vice et gagnent la plupart du temps, quand ils se trompent (comme avec Savonarole), ils procèdent par la trahison et la violence sans la moindre retenue. Contrairement à d'autres crapules de leur genre, ils ne se donnent même pas la peine de sauver les apparences.
Est-ce un paradoxe de voir cette dynastie sans vergogne diriger la chrétienté alors que la Renaissance explose (Léonard de Vinci est à leur service !) ?
Il me semble justement que les Borgia sont le signe de la crise de l'ancienne société Très Chrétienne en pleine décomposition. Ce n'est nullement un hasard si leurs transgressions se commettent au coeur même du saint des saints.
Le Moyen âge vivant sous le doigt de Dieu et l'enchantement du monde sont morts. Des esprits commes les Borgia le perçoivent, et les vieilles menaces théologiques ne les effraient plus du tout. Mais la nouvelle civilisation où la Raison règnera n'est qu'embryonnaire. Alors l'humanité est dans un intermède d'où surgissent génies et monstres. Pour citer Gramsci (dont je lis en ce moment une anthologie), "la crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés". Phrase géniale qui s'applique merveilleusement à notre temps, et à bien d'autres préoccupations que le devenir historique. Gramsci ne cite pas les Borgia ou la folie aux antipodes du prêtre Savonarole, mais il me semble que ces exemples illustrent parfaitement son propos.
On peut sans doute lire "Les Borgia" avec une certaine fascination pour le Mal porté dans ses confins. Moi c'est pas mon truc une seconde. Pas là en tout cas. Les Borgia, j'en suis désolé pour les esprits avides d'histoires de vampires, me semblent surtout dignes d'intérêt dans une perspective de philosophie historique. Désolé pour les internautes néo gothiques... Je garde mes lunettes et je me coupe les cheveux.