J'ai inauguré ce blog par un "TOP 20" de mes lectures. J'y ai injustement oublié le
"Discours de la servitude volontaire" d'Etienne de La Boétie. Ce que la Renaissance a produit de plus
avancé. On a qualifié La Boétie de "Rimbaud de la pensée'" et je crois que c'est justice. C'était un "voyant", qui nous a averti, avec quatre siècles d'avance, des formes de la
domination totalitaire et de ses avatars multiples, dans l'Entreprise ou l'Organisation. Et il nous a aussi expliqué, très simplement, comment la combattre.
Comment ne pas admirer un jeune homme, capable d'écrire, vers 1576 ?
"si j'avais à la débattre, avant de chercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, je demanderais si l'on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de croire que qu'il y
ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul".
Et nos frères, citoyens italiens ou bien d'autres, ne gagneraient-ils pas à méditer le suivant passage, d'une modernité aveuglante ?
" Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. (....) Quant
à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu'il devrait être plus supportable ; il le serait, je crois, si dès qu'il se voit élevé au dessus de tous les autres, flatté par je ne sais
quoi qu'on appelle grandeur, il décidait de n'en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance
que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès que ceux-ci ont adopté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et
même en cruautés, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d'écarter si bien les idées de liberté de
l'esprit de leurs sujets que, pour récent qu'en soit le souvenir, il s'efface bientôt de leur mémoire".
Aujourd'hui, les salles d'attente des Médecins du travail, des disciples de la pensée freudienne, ne désemplissent pas. La santé n'est plus appréciée d'un point de
vue purement biologique, et intègre de mieux en mieux la souffrance psychique comme une donnée fondamentale. Rendons grâce à ceux, tels Marie Pezé
("ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés") ou Marie-France Hirigoyen ("le harcèlement moral") qui ont érigé en concepts les ravages de l'emprise sur les êtres humains.
Certes, on perçoit aussi les effets abusifs d'une certaine vulgate psy, partout répandue sans discernement, et parfois tout devient "harcèlement"... Mais enfin, les pervers ne s'ébrouent plus
aussi librement, car les individus ont appris à mieux les repérer, les nommer, les attaquer.
En lisant La Boétie, on a envie de citer à tous ceux qui subissent : "soyez résolus à ne plus servir, et vous voila libres", ou encore "qu'un homme
seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire, s'il ne faisait que l'entendre et non le voir ?".
Ce Discours nous permet ainsi de plaider pour une attitude non victimaire. Face à l'arbitraire, face à la perversité, on doit dire non. On doit
s'organiser, se rassembler, faire front. Le despote n'est fort que de l'atomisation de ses sujets. L'issue ne consiste pas toujours à s'assoir sur le Divan. Elle réside peut-être dans la plume,
le tract, le défilé bras dessus-bras dessous, la pétition ou le Sitt'in.
Mais La Boétie est plus prophète encore. Il pointe, en quelques phrases redoutables, le clientélisme dont use le tyran pour assurer sa domination et la
stabiliser. Tous les systèmes totalitaires ou "totalisants" en on connu le procédé :
"Ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais toujours (...) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays (...) Ces six
en ont sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille (...) c'est ainsi que le tyran asservit les sujets les
uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'ils valaient quelque chose. Mais on l'a fort bien dit : pour fendre le bois, on se fait des coins du bois
même".
Mais La Boétie nous réconforte aussi, en montrant que le despote et ses courtisans sont promis au malheur :
"le tyran ne croit jamais sa puissance assurée s'il n 'est pas parvenu au point de n'avoir pas pour sujets que des hommes sans valeur (...) le peu qu'ils (les
tyrans) ont d'esprit se réveille en eux pour user de cruauté même envers leurs proches (...) Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque été tués par leurs favoris (...) Certainement
le tyran n'aime jamais et n'est jamais aimé (...) Ce qui rend un ami sûr de l'autre, c'est la connaissance de son intégrité".
Le petit Discours de la Boétie, voila une lecture salubre ! Il tient en soixante pages, est édité dans une formule à deux euros. Relisez-le de temps en temps,
offrez-le, citez-le. Et surtout appliquez ses préceptes en cas de besoin impérieux.
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