" Enée aiguisa Mars en son coeur"...
... Jamais on ne se lassera du génie antique. En tout cas on ne devrait pas. Une telle petite phrase, issue de "l'Eneïde" de Virgile recèle tant d'intelligence, en ce qu'elle démontre, justement, la capacité de la culture antique à penser métaphoriquement l'univers. C'est cette intelligence là qui inspirera tant des Racine, Nietzsche ou Freud.
Les Dieux sont là, omniprésents, dans les Chants que Virgile consacra au mythe d'Enée. Mais ils n'ont rien de véritablement transcendants. Ils ressemblent plus à des métaphores du hasard, des pulsions, des phénomènes naturels. Comme si les grecs et les romains, dépourvus de notre science, avaient quand même largement subodoré la fragilité de la divinité comme source d'explication du monde, mais restaient incapables de tuer les Dieux, faute d'une suffisante compréhension de leur environnement. Ils désenchantent le monde, l'air de rien.
Les Dieux y sont contradictoires, inconstants, largement impuissants eux aussi, même Jupiter. Ils se querellent comme des enfants, sont pétris de défauts, sont mesquins et trichent, puis se comportent comme des enfants pris les doigts dans le pot de Nutella. On les honore sans trop savoir si ça sert à quelque chose. On consulte les augures, on sacrifie sans cesse des bêtes (on les mange quand même après...) et on cherche les présages, mais c'est pour s'encourager au fond, on parle de "destinée" mais tout se passe quand même comme si rien n'était jamais joué jusqu'au bout. Les Dieux se mêlent aux hommes, ils y sèment des demi dieux. On a là comme une prescience du grand retournement qui fera de l'homme le vrai jupiter. En cela la Renaissance humaniste est bel et bien un retour aux sources antiques.
Le polythéïsme, qui est cohérent avec toute cette incertitude des destinées, ces luttes entre raison et passion, entre affect et affect, était plein de sagesse, d'une sagesse qui attendait son heure. Le monothéïsme n'a pas été une bonne affaire pour l'humanité il me semble, même si évidemment le bilan n'est pas si caricatural...
Virgile a écrit l'"Eneïde" comme une oeuvre de propagande pour Rome et pour Auguste. Il s'agissait de démontrer que Rome avait pour ascendance la glorieuse Troie et que son chef descendait d'une glorieuse famille, qui a mêlé son sang aux dieux. Mais ce que Virgile démontre surtout, c'est l'ascendance culturelle des ennemis de Troie, les grecs triomphants, sur les romains. Car l'Eneide est une tentative, réussie, même si Virgile n'a pas la puissance d'évocation ni l'audace d'Homère, de donner à Rome son Illiade et son Odyssée.
D'ailleurs c'est à Troie fumante que commence l'Eneïde. Enée -Demi Dieu- quitte Troie avec son père Anchise et son fils Ascagne pour, selon les voeux de Jupiter et de Vénus sa mère, refonder une nouvelle Troie, ou une nouvelle Pergame (bâtie par les troyens autrefois) en ce pays lointain qu'est l'Ausonie, où règle le roi Latinus. L'Eneïde condense une Illiade et une Odyssée. On y suit le périple périlleux, qui croise sans le rencontrer celui d'Ulysse sur la mer au même moment, des Enéades. Et une fois débarqués en Italie, livrée aux fureurs de mars, on y trouve un récit épique de guerre où Enée le Dardanéen et Turnus le Latin sont les successeurs d'Achille et Hector. Sans cesse les dieux, sous la conduite concurrente de Junon et de Vénus, interfèreront dans les affaires humaines, mais jamais de manière omnipotente. Jupiter arbitre, et si sa faveur va à Enée, en contrepartie du drame troyen, il tergiverse.
Les aventures des troyens sont nombreuses, agréables à suivre sous la main de Virgile certes plus austère que celle de son prédécesseur grec. Les troyens devront patienter et connaitre bien des désillusions et des deuils avant de toucher la terre promise et là encore ils devront payer un lourd tribut. Enée, le héros, ne reculera devant rien, allant même jusqu'au domaine des morts dont Virgile nous gratifie d'une visite de fond en comble.
Admirable est la modernité de ces chants. Y compris sur le plan formel. La construction est complexe, audacieuse, on y joue des flask backs et des anticipations, ce qui prouve que les romains avaient un beau recul sur le concept de Temps. Sans cesse les héros du présent sont enserrés dans les tenailles du passé et de l'avenir. Le narrateur adopte des formes différentes, il inclut des monologues, il navigue dans l'espace temps, il pratique l'ellipse, il nous propose des piqûres de rappel. Il s'adresse parfois à nous, parfois aux acteurs, parfois donne la parole longuement aux héros. Un large éventail littéraire.
Au passage on découvrira que l'amour passionnel n'est pas apparu au moyen âge avec les troubadours bien sûr... Ni le désespoir, ni la tristesse de perdre ses proches, ni la conscience de la valeur de la vie humaine (qu'on nous dit fille du christianisme). La reine Didon saute dans le feu, folle de malheur de se voir quittée par son amant Enée qui doit respecter ses voeux de trouver la nouvelle terre. On est là dans le drame romantique.
Dans ce grand songe qui ne s'embarasse pas de réalisme, la guerre apparaît comme un malheur et un bon compromis est ce qu'il y a de plus souhaitable. On pleure les morts.
Un petit regret : Virgile est très attentif aux hommes, à leurs accoutrements et leurs trophées, aux cadeaux qu'ils donnent et reçoivent, et moins à la méditerrannée et à la nature, singulièrement absentes. Virgile est très politique, trop politique. Virgile n'a pas le génie d'Homère, il est un ton en dessous. Mais il le sait, il se place sous sa statue en écrivant ces chants.
Mais quel bonheur de retrouver ce théâtre des opérations qui a des airs de cousinage avec le surréalisme !