Lorsque la fin de la vie approcha, André
Gorz décida d'écrire une lettre d'amour à sa femme. La réaffirmation de cet amour, mais aussi un bilan.
Je sais que je dis là quelque chose de choquant, sans doute, mais j'ai eu l'occasion par mon parcours professionnel d'observer les personnes âgées. Et j'ai aussi vécu la perte des plus anciens des miens. J'en ai conçu l'idée selon laquelle il y a quelque chose d'affreux à approcher la mort en ayant gardé toute sa mémoire, toute sa faculté intellectuelle. Et ses sentiments intacts. Car la seule raison de mourir alors est qu'on est parvenu au moment où on ne sait pourquoi, il faut quitter le monde. Parce que l'horloge génétique est fabriquée ainsi.
Quand les "vieux" sont épuisés, écoeurés par une longue vie d'animal politique se cognant aux autres membres de la cité, déçus, désilusionnés cent fois, dépassés et oubliés, étrangers au monde qui n'est plus le leur, la mort pourrait presque apparaître comme une chose logique. La vie serait bien faite au fond en ce cas, car au bout d'un moment on a envie d'en sortir. Je me souviens d'une phrase de Claude Levi Strauss, très vieux, disant que le monde qu'il allait bientôt quitter ne lui plaisait pas du tout.
Nous ne sommes pas dans la tête de nos frères et soeurs humains frappés de démence sénile. Sans doute cette condition a t-elle sa part de terreur en plus de la douleur qu'elle suscite pour l'entourage, et engage bien des risques réels quand personne n'est là pour protéger nos anciens. Mais en même temps, affronter dans la lucidité complète une mort injuste, qui ne vient pas à point parce tout va bien malgré les soucis physiques, et qu'on a encore à voir et à dire, c'est terrible. Enfin ca me paraît terrible, même si certains sont capables de sagesse. La simple fatigue, certes, peut aider à conquérir cette sagesse sans doute.
Les cas de ces gens âgés (ils seront de plus en plus nombreux) qui sont de plain pied dans leur temps, savent y regarder et y parler, et qui approchent la mort, sont un scandale ontologique à mes yeux. Un scandale qui me confirme dans mon agnosticisme.
Le pire est le sentiment qu'on va bientôt quitter les siens. Ses proches. Parfois l'amour d'une vie.
André Gorz est dans cette situation quand il écrit sa "Lettre à D.", Dorine, sa femme de toujours. Sa complice intellectuelle aussi. Venue d'angleterre, et rencontrant à Lausanne ce juif autrichien après guerre, vivotant avec lui de presque rien, puis peu à peu intégrant ensemble le milieu intellectuel parisien.
C'est à cette situation qu'on doit la gravité qui ressort de ce petit texte, récapitulant une longue histoire d'amour qui couvre une vie. Gorz était un philosophe politique important, ayant compté dans ce qu'on appelait anciennement la gauche non communiste. C'est une des figures de la naissance de l'écologie politique. C'est aussi un des pères théoriques de la Réduction du Temps de Travail. Je connais sa pensée, car justement un de ses essais importants -"métamorphoses du travail", et quelques articles qu'il écrivit sur le revenu universel (d'abord en opposition contre cette idée puis s'y ralliant), ont influencé fortement mon premier mémoire universitaire, il y a bientôt vingt ans.
Ici c'est l'amoureux et non le penseur politique qui parle, dans ce petit texte de la "lettre à D.". Mais comme la pensée a toujours été importante dans leur amour, le philosophe est présent aussi dans ces lignes. Il est même très présent, car pour celui qui pense, le cheminement théorique est la substance de sa vie. L'autobiographie d'un penseur, même et parfois surtout quand elle aborde l'intime, est une question de théorie aussi.
Malgré tout, c'est un texte court, et dépouillé. Car Gorz veut retrouver l'essentiel. Qu'est ce qui a compté ? Qu'est ce que cet amour et qu'est ce que ça dit, incidemment, sur l'amour ? Et c'est là que le texte est bouleversant, dans sa sincérité. Sans fausse pudeur. Au bout du compte, une vie est courte même si elle est dense.
Au long cours d'une histoire d'amour, on tombe à nouveau amoureux nous dit cette lettre : "je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien". La phase passionnelle renaît, et se nourrit justement de tout le passé commun qui peut paradoxalement réenflammer la relation...
Une relation où le corps vieilli a toujours sa même part. Car dans l'amour, l'âme et le corps se confondent. Ils "spinozisent" (c'est moi qui use de ce néo verbe). La relation physique a un sens tout à fait particulier, qu'on ne peut séparer de l'amour, elle témoigne de cette réciprocité intense :
"j'ai compris avec toi que le plaisir n'est pas quelque chose qu'on prend ou qu'on donne. Il est manière de se donner et d'appeler le don de soi de l'autre".
L'amour fracasse l'utilitarisme bourgeois. Cette idée selon laquelle l'âme est le corps est présente dans l'existentialisme qui marquera la jeunesse de Dorine et d'André, à travers leur proximité avec Sartre et Merleau Ponty. Le souci de cohérence entre le théorique et l'intime est la marque des intellectuels, toujours.
L'amour n'est pas cependant du domaine de l'irrationnel. On peut comprendre ce qui se joue dans l'amour. Ainsi André Gorz a -t-il saisi que ce que sa femme et lui ont reconnu dans l'autre, les ont tout de suite rapprochés malgré leurs différences, c'est un sentiment d'insécurité partagé, du à leurs enfances et jeunesse. Cet élément commun a crée un sentiment de proximité, de partage, qui donne l'envie de ne plus se quitter. Voila comment nait un amour.
Le fait que Dorine soit anglaise, mais étrangement anglaise, c'est à dire librement et sans préjugés, mais sachant tirer le meilleur parti de la culture de son pays, a joué dans les sentiments d'André Gorz, qui cherchait à trouver de l'altérité, à fuir tout attachement identitaire (il ne voudra plus jamais parler allemand).
On peut évidemment trouver des causes sociologiques à l'amour sur un plan statistique. Et on aura raison de le faire. mais Gorz dit aussi avec raison qu'il y a dans chaque relation, un phénomène de rencontre-fusion irréductible, qui en appelle au plus singulier en chacun de nous :
"l'amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu'ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d'eux mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles".
Mais qu'est qu'ils font ensemble ces deux là ?... Dit-on parfois. La réponse est chez le psychanalyste voire le poète, ou le sorcier.
André Gorz sait qu'il a projeté sur Dorine ce besoin d'"irréalité" qu'il a recherché dans l'écriture. Qu'il l'a trouvé. Mais Dorine a aussi su l'ancrer à la réalité, lui apprendre à aimer la nature par exemple. "Tu as du travailler des années durant à me faire assumer mon existence" dit ce réfugié sauvé de la mort à sa femme. Et à la fin de la vie, c'est encore un travail qui continue. L'amour fait planer, et Gorz n'avait nulle envie de revenir "sur terre".
Au fil du temps, la relation s'enrichit. La complémentarité intellectuelle se met en place : Dorine ne part pas du même point, théorique, pour arriver à l'objet. Mais ils se rencontrent. La relation devient primordiale dans le rapport au réel, la présence de l'autre est même un "filtre" avec le réel.
De manière bouleversante, Gorz exprime ses remords d'avoir complètement raté le passage qu'il consacre à Dorine dans un de ses livres de jeunesse, à teinte autobiographique : "Le traître". Il l'explique par la volonté, alors, de ne pas passer pour "commun". Trop simple, trop personnel, d'assumer un amour. Contrairement à ce que le jeune Gorz pouvait théoriser : l'amour ne participe pas de l'aliénant, bien au contraire. Il est libérateur. Et Dorine a senti depuis toujours que l'amour devait se protéger en particulier de l'argent : "l'amour doit mépriser l'argent. Tu le méprisais".
Le couple a été confronté aux maladies de Dorine. Et là, dit Gorz, quand il a vu son épouse rester debout ou assise la nuit pour limiter la douleur, il n'a pu rien faire, mais il n'a pas pu non plus partager. Il a cherché partout, écrit partout, pour trouver ce qui pouvait aider. Mais là est un angle de solitude inexorable.
Leur histoire, c'est l'histoire de l'amour.