le blog d'un lecteur toulousain assidu
Je n'aurais pas pu trouver de lecture plus à propos que ce premier roman d'Elisabeth
Filhol, paru il y a un an chez P.O.L. "La Centrale" évoque le sort de ces milliers de travailleurs français du
nucléaire, et plus particulièrement de ces intérimaires qui sillonnent la France pour effectuer, mettant gravement leur santé en péril, la maintenance des Réacteurs. Dans notre beau pays drogué
au nucléaire civil.
Et l'on est stupéfait par la prescience de ce roman. Ce qui se passe au Japon est pressenti dans ses pages, non pas par des prédictions "à la Nostradamus", mais sous la forme d'une perception tout à fait remarquable de ce que signifie la présence du nucléaire civil pour une société, et que les salariés de la filière ont tout en fait en tête, jusqu'à en être rongés.
Ce n'est pas un livre brulôt. Ce n'est pas un livre qui "en fait des tonnes". Il est parfaitement contenu. Mais c'est justement dans cette contention qu'on
ressent tout un potentiel immense de danger. L'inconcevable est souligné, en creux, par ces descriptions anxiogènes. Par exemple celles qui montrent ces chapes de béton entourées
d'un calme anormal, surmontées d'un petit chapelet de vapeur, et dans lesquelles s'engouffrent des hommes parfaitement conscients de ce qui se joue, et subissant une violence psychique qui est
mise en parralèle, avec habileté littéraire, avec la fission de l'atome.
A travers des descriptions habiles et documentées (l'auteur a une formation industrielle) de ce que vivent les intérimaires dédiés à la maintenance (notamment de ces fameuses piscines à refroidissement de combustible), c'est toute une France biberonnée à l'atomique qui est interrogée.
Le sort de ces salariés est sidérant... Je concède que si je savais que "l'externalisation" avait aussi touché ce secteur, je n'en touchais pas du doigt tout le sens. C'est ce que permet l'approche littéraire, incomparablement, par l'identification aux personnages.
Nous les suivons d'une centrale à une autre, de Chinon au Blayais. En se mettant constamment en danger, les yeux rivés sur leur dosimètre, ils fournissent à notre pays 80 % de son électricité. La moindre défaillance de détail peut entraîner des conséquences incalculables. La moindre perte de temps induit une augmentation de la dose de radiation inéluctablement absorbée et si l'on approche le seuil maximum annuel, on ne peut plus travailler jusqu'à l'année prochaine. On reste dans sa caravane à attendre le retour des copains.
Le nucléaire organise une sorte de solidarité morbide dans un collectif de travail, puisqu'il s'agit lors d'une intervention de se partager une "dose collectivement admissible". Si l'un craque et sort, les autres seront plus exposés. Cette situation rapproche les salariés qui savent ce que le collègue subit, mais les sépare en même temps, inexorablement. Une surexposition, qui peut arriver très fortuitement, par exemple en entrant en contact avec une petite pièce de métal égarée, peut vous mettre directement dans le rouge pour l'année, avec des effets sanitaires immédiats (on prend cinq ans d'un coup).
Tout cela pour des clopinettes, sans aucune garantie d'avenir, dans l'obligation de traverser la France sans cesse, de louer un mobil-home à plusieurs mecs (presque pas de femmes) sur un terrain de ciment glauque. Tandis qu'Areva et EDF prospèrent.
Pas besoin de slogans... On sort de ce livre convaincu de la nécessité, d'une manière ou d'une autre, de débarasser l'humanité de cette alchimie d'acrobate
suicidaire. Un passage, parfaitement neutre et clinique, sur le déroulement diaboliquement banal de la catastrophe de Tchernobyl, y suffit presque à lui-même.
Elisabeth Filhol illustre admirablement ce courant renaissant d'une littérature "matérialiste" au sens philosophique et non culturel du terme, qui comprend que la vie des hommes se joue dans leur rapport au monde, et notamment à la production, mais sans sombrer dans un didactisme grossier, tel que les staliniens l'avaient théorisé. Un réalisme moderne, intelligent, ayant tiré les leçons du passé.
Loin de l'auto-fiction onaniste donc, dans le souci de l'homme réel, à travers ses conditions de survie contemporaines, différentes de celles de "Germinal" mais parfois aussi dures et de plus pernicieuses. Dans ce blog, nous avons déjà rencontré une autre représentante de cette verve littéraire qui s'exprime heureusement, lorsque nous avons évoqué "Naissance d'un pont" de Maylis de Kerangal Working heroes
Une littérature à la conquête du réel. Providentielle.