Di-thy-ram-bique !
Dans ce blog, j'essaie de contenir mes enthousiasmes, sous peine de crier risiblement au génie sans cesse. Mais pour une fois je me permettrai d'être dithyrambique.
Car je viens enfin de lire "Lord Jim" de Joseph Conrad. Un livre époustouflant.
J'avais déjà lu de lui l'intéressant et pessimiste "l'agent secret", mais confronté à "Lord Jim", c'est une peccadille que Conrad a du écrire en se relevant pendant deux ou trois siestes.
"Lord Jim" est tissé du papyrus des romans qui prétendent à l'universel et qui y parviennent. Tout simplement.
Ce n'est donc qu'aujourd'hui que je découvre cette oeuvre extraordinaire, écrite en 1900 tout juste. Cela ravive encore, s'il le fallait, mes pulsions de lecteur. Il y a encore de telles merveilles dans tous les recoins des librairies. Je ne m'apitoierai pas comme Mallarmé en disant : "hélas la chair est triste et j'ai lu tous les livres...". D'abord parce que la Chair n'est nullement triste, mais parce qu'il y a tant à puiser encore et toujours dans la littérature.
C'est d'abord, et rien que cela serait déjà grandiose, un éloquent roman d'aventures. Puisque nous suivons l'errance d'un homme dans "les mers du sud". Roman marin aussi, qui fait sa part à un certain exotisme (le lecteur de l'époque n'y était sans doute pas insensible). Oui, parmi ces seules littératures de "genre" pourrait-on dire, "Lord Jim" surpasserait ce qui s'est écrit de meilleur.
Mais tout cela n'est qu'un arrière-plan s'il vous plaît.
Car le vrai propos du roman est de nous plonger "au coeur des ténèbres" humaines (pour citer un autre livre de Conrad, celui qui inspira Apocalypse Now. Et que je n'ai pas lu encore).
L'être humain est un animal bien singulier. Doté de valeurs ou de sentiments - chacun préfèrera - comme "la dignité", "la honte", "la culpabilité", "l'honneur".
Certains êtres y échappent partiellement ou complètement, et ils sont présents dans le roman de Conrad. Très présents même. Mais ils ne l'intéressent pas vraiment. Il y a indéniablement de l'aristocratisme chez Conrad. On pourrait le recevoir comme un auteur organique de l'Empire Britannique : les"indigènes" y apparaissent pour la plupart vils, inconstants, influençables, grégaires. Mais voila, les européens subissent le même traitement... Seuls certains êtres triés sur le volet (rien à voir avec leur naissance d'ailleurs) sont dignes d'intérêt poursuivi et d'admiration.
D'autres sont habités par ces spectres (l'honneur, la dignité...) de la manière la plus intense. Il en est de ces tempéraments que le narrateur (un capitaine de marine, qui raconte la vie de Jim) qualifie de "romanesques". Jim a cet attribut.
Chacun construit une image de soi et ne doute point de sa solidité. Mais certains évènements vont surgir qui peuvent fragiliser voire dynamiter cette construction. C'est ce qui arrive à Jim et tout s'effondre alors. Le reste de sa vie sera consacrée à la quête d'un rachat. Jim est trop imprégné par ces valeurs humaines essentielles, abstraites mais tellement puissantes en nous, qu'il ne peut pas s'en tirer en tordant la réalité ou par quelque contorsion morale. C'est là sa grandeur et c'est aussi son mal mortel.
On se moque parfois habilement des gens qui ont encore le culot de porter des principes agissants, en les qualifiant d'enfants, c'est d'ailleurs une belle preuve du mépris que l'on peut porter aux enfants. L'adulte, ce serait le cynique, ou du moins celui capable de se tordre à l'infini. Notre étonnante époque définit l'adulte comme un être inconséquent... C'est , comme nous le rappelle Annie Lebrun ( L'imagination contre le trop de réalité (Annie Lebrun), le modèle qui est largement proposé aujourd'hui. Dans le roman qui nous occupe, un personnage abject ne cessera de définir Jim comme "un enfant", tout à ses chimères.
La construction du roman est un chef d'oeuvre en elle-même. Marlow, le narrateur, est censé raconter la vie de Jim dans une soirée entre amis. Et Conrad trouve le moyen de rendre le lecteur attentif comme l'auditeur. La narration se joue des tunnels du Temps pour appâter notre curiosité, notre sens de l'anticipation. Certains évènements considérables, voire sidérants, sont jetés comme ça, simplement, au milieu d'une phrase : de manière à dérouter le lecteur et à l'accrocher à sa page. Sur moi, ça fonctionne.
La psyché de Jim s'offre à nous peu à peu, à travers chaque évènement. Avec parcimonie. Conrad est ce ceux qui pensent, manifestement, que les évènements révèlent les hommes mais ne les forgent pas véritablement. Jim est d'une essence romanesque qui se heurte à la vie et se dévoile.
Malgré son idéalisme philosophique, ce roman préfigure des thèmes sartriens : l'acte comme écriture de la seule vérité de l'individu, mais aussi "la mauvaise foi" qui définit les "salauds". Jim a pu être lâche, mais il n'est pas un "salaud".
Au début du roman, Jim est second à bord d'un navire médiocre. Il est sûr de lui, prêt à dévorer le monde, il a soif de réalisations glorieuses. Et il est certain qu'il saura être à la hauteur.
Mais voila, un évènement surgit. Une avarie tourne mal, et Jim n'est pas au rendez-vous. Les faits qui vont être largement connus, ne sont pas en réalité aussi accablants que l'opinion commune va les juger. Tout est affaire de nuance, mais Jim ne peut pas nier son échec cinglant. D'autres se mettraient au vert quelque temps, feraient le dos rond. Mais pour Jim, c'est un monde qui disparaît. C'est sa présence au monde, telle qu'il se la figurait, qui est brutalement dissoute.
Le récit du naufrage tel que vécu par Jim est un sommet de littérature sur la différence entre le bien et le mal. Impossibles à délimiter, tout étant une question de point de vue. Mais tellement nette à la fin, pour celui qui ne se ment pas.
Marlow, fasciné par ce qui arrive à ce personnage, qui aurait pu s'enfuir sans assumer, va l'aider à reprendre pied. C'est une longue quête de l'occasion de renaître à sa propre conscience qui commence. L'occasion viendra, sous la forme d'une région isolée où rien ne l'attend mais où tout est requis de lui. Mais la vie ne laisse que des pauses, et il est impossible d'effacer le passé, ni de changer véritablement. Malgré tant et plus. Mais Jim n'acceptera pas de revivre deux fois la même mort spirituelle.
C'est un destin tragique qui n'aurait jamais pu s'écrire si l'homme répondait à une logique utilitariste vulgaire. Car Jim, s'il suivait ses propres intérêts les plus évidents, ne choisirait presque jamais les options qu'il retient (sauf une fois, et de là vient tout son malheur). Il est animé par des spectres et non par une logique implacable. Conrad, dans Lord Jim, sans y penser peut-être, détruit l'Homo Economicus. Messieurs les disciples d'Hayek ou de Friedman, lisez Lord Jim. L'homme n'est pas que calcul prosaïque. Il a bien d'autres potentialités.
Qu'est-ce que l'Honneur, la dignité, la honte ? C'est le monde social en nous. Ce sont ses injonctions. Présent même quand nous sommes au bout de l'univers, loin des nôtres. L'homme est bien un animal politique.
Tout au long du roman, j'ai songé à cette phrase, qui me semble toucher juste, de Nietzsche (un personnage qui me déplaît de plus en plus, au fur et à mesure que je vieillis) : "La liberté, c'est de ne pas rougir de ce que l'on est". Et j'ai aussi pensé à son Zarathoustra, qui appelait l'homme, ce trop adulte dégénéré, à redevenir "un enfant" dessinant sur le sable.