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15 août 2012 3 15 /08 /août /2012 08:49
Canudos--prisoners-of-war-.jpg 
« Chaque écrivain tout au long de sa vie exprime un seul thème. C'est la nécessité de compréhension, de tendresse et de persévérance dans l'infortune chez des individus traqués par les circonstances. »
Tennessee Williams
 
Avec "La guerre de la fin du monde", écrite au début des années 80, Mario Vargas Llosa rejoint les plus grands romanciers classiques, dont il est un héritier me semble t-il assumé, loin des épigones du nouveau roman et aussi du réalisme magique de son continent (même s'il y a des accointances frappantes entre ce roman là et "Cent ans de solitude" de Garcia Marquez, dans la matière elle-même).
 
C'est un roman épique, drôle, effrayant et stimulant que j'ai lu avec un enthousiasme réel. Une grande lecture, que je ne saurai trop recommander.
 
Vargas Llosa, dans ce roman épique, dantesque, est un enfant  en droite ligne de Cervantès, de Hugo, de Tolstoï, de Dostoïevski aussi. Des grands chroniqueurs du réel qui parvinrent à embrasser dans leurs fresques l'individuel et l'Historique. Ni plus ni moins. Avec un style simple et adapté, naturel, qui se contente de trouver la beauté à travers la vérité (ou plutôt sa traque). Parvenir à retrouver ces accents classiques avec force et crédibilité, c'est une prouesse au moment "post moderne" où il écrit. Et il y parvient notamment grâce à une bonne dose d'humour constante, au milieu d'un drame gigantesque. On sourit beaucoup en lisant ce livre, malgré les horreurs de la guerre. Ce qui est drôle c'est la suprise permanente que les hommes s'infligent à eux-mêmes, qui leur donnent l'air ahuri. Tout ce qu'ils croient stable s'effondre sans cesse, les laissant décontenancés. On pense aussi à "Quo Vadis" dans cette articulation entre la micro histoire et la fresque historique politico-religieuse.
 
J'ai lu plusieurs livres du grand écrivain péruvien, dont certains sont abordés dans ce Blog, mais je ne l''avais jamais trouvé à un tel niveau (excusez moi on est en plein J.O de Londres).
 
Son propos, encore une fois, c'est l'Utopie. Et au delà d'elle ce que la conviction, l'Idée, est capable de susciter chez les hommes ou en tout cas de réveler comme un catalyseur. Car les hommes sont comme cela, pour bien se battre ils ont besoin de croire.
 
L'Absolu est pour l'action humaine comme un puissant moteur à explosion. MVL l'a vu chez Flora Tristan, chez Gauguin, et dans les forcenés de Canudos.
 
La toile de fond est la jeune République brésilienne de la fin du 19eme siècle et sa consolidation face à l'ancien régime. Consolidation bien entendu fragile.
 
Comme Tolstoï, l'auteur s'empare de l'Histoire réelle, d'évènements véridiques (incroyables faut-il préciser), pour la recréer en roman.
 
Dans un coin perdu du Nordeste, le Sertao, terre aride, brutale, implacable, un prêcheur vaque de village en village pendant des années. Il nettoie les tombes, les chapelles, les reconstruit, et tient un discours à la fois apocalyptique (issu du Sebastianisme, un courant mystique qui prétendait qu'un roi mystérieux disparu allait revenir de chez les morts au moment du jugement dernier), mais aussi prétendant en revenir radicalement à la pureté chrétienne (sans attaquer l'Eglise officielle d'ailleurs). On l'appelle bientôt Antonio "Le Conseiller".
 
Il focalise aussi sa vindicte contre la République, bien qu'elle ne soit pas vraiment arrivée jusqu'à cette contrée où un Baron reste le chef de tout. Cette lointaine République est coupable d'instaurer le mariage civil, le système métrique, et le recensement... Une pensée assez confuse mais convaincante pour tant de pauvres de cette région. Le "Conseiller" agrège autour de lui des dizaines, puis des centaines, des milliers, des dizaines de milliers de personnes, comme un Jésus qui aurait réussi. Ils finissent par s'installer à Canudos, terra réquisitionnée sur celles du Baron. Ils y créent spontanément une société communiste, auto organisée, sans institutions, regroupée autour d'un mystique vivant dans le dénuement le plus absolu, prêchant le renoncement à tout et annonçant la fin du monde. Le Conseiller rallie non seulement les pauvres hères, les exclus des exclus, les esclaves marrons mais aussi nombre de leurs bourreaux : les pires bandits qui martyrisaient le pays et qui subjugués par le discours et l'exemple du Conseiller, se rachètent sincèrement en le suivant et en organisant ensuite la défense de Canudos avec une efficacité incroyable.
 
Ce qui s'ensuit est le fruit d'une somme de malentendus aux conséquences immenses, mais qui s'expliquent finalement, en arrière-plan, par une logique profonde de modernisation du pays.
 
Canudos devient un enjeu politique de première importance. Les jacobins accusent les autonomistes du Baron local de fomnter cette révolte, en lien avec les Anglais, contre la République. Ce qui est pure invention. Le Baron local est mis en difficulté aussi bien par Canudos que par les républicains. Les gens de Canudos, à cause du recensement, assimilent la République naissante au vieil esclavage, qui a été supprimé à la toute fin de l'Empire, et idéalisent complètement l'ancien ordre qui pourtant les opprima. L'Eglise, officiellement, est avec la République et ne peut suivre les excès des disciples du Conseiller, mais certains curés locaux se rallient. Ce qui se passe là est aussi un prémisse de la théologie de la libération, ce processus tout à fait original qui fera d'une partie de l'Eglise un combattant de la liberté et un ennemi du pouvoir d'Etat en Amérique du Sud.
 
Dans ce roman, ce que Vargas Llosa réussit admirablement, c'est faire vivre une foule de personnages (réels et inventés) dans chaque camp, de les suivre au long cours dans les tumultes et les combats effarants (les 30 000 habitants se battront jusqu'au bout et seront liquidés pratiquement jusqu'au dernier, les pertes de l'armée seront énormes), mais surtout il y manifeste ce qui est à mon sens une fonction irremplaçable de la littérature : décaler le point de vue, ce qu'un Essai historique ne peut pas réaliser. Le personnage du Baron de Canabrava, par exemple, est merveilleux car l'auteur ne le traite pas du point de vue unique de son rôle social et politique, caricatural, mais aussi comme quelqu'un de sceptique, de désabusé, de lassé par la politique, de sujet à des préoccupations étranges, de charnel, avec même un côté midinette. C'est ainsi que la littérature nous rend plus humains, moins sectaires, plus ouverts à l'expérience de la vie : il nous permet ce regard qui ne réïfie rien ni personne. Cependant le roman montre une logique implacable : le Brésil lutte pour son unification, et la bourgeoisie républicaine soutenue par l'armée doit, assez vite, passer un accord historique avec les anciens dirigeants du pays autour du respect du droit de la propriété, sous peine d'être balayé. Cet accord se réalisera, sur les braises de Canudos. Les barons accepteront les acquis de la Révolution et celle-ci ne sera nullement "permanente".
 
Il faudra quatre expéditions militaires pour venir à bout de Canudos, malgré des moyens militaires croissants et devenus énormes. Le 7eme régiment, force d'élite de l'armée brésilienne dirigé par un colonel mythique, sera écrasé par les habitants prêts à tout pour défendre leur lieu sacré, et qui se battent avec des sarbacanes et des pétoires volées. Les soldats brésiliens pensent qu'ils se battent contre les soldats de la réaction (alors que Canudos pille les vieux barons) et des traîtres à la patrie, les gens de Canudos croient qu'ils se battent contre le "Chien", c'est à dire les forces diaboliques. Tout le monde est fanatisé, mais imprécis, à côté de la plaque. Se battant pour des idées dépassées ou une cause qui n'est pas la sienne. Une belle introduction au vingtième siècle en somme. Et ce roman c'est avant tout cela. Une annonce sanglante de la politique du siècle qui va s'ensuivre.
 
Dans le même temps, un Ecossais anarchiste, fuyant la répression de la Commune, voit dans Canudos un foyer où la révolte renaît et où l'idée révolutionnaire reprend vie, malgré quelques "scories" religieuses et autres superstitions à son avis secondaire. Il essaie à tout prix de se rendre là-bas, se voit fatalement saisi dans les conflits entre républicains et autonomistes, mais n'arrivera jamais à bon port. Comme une parabole de l'Utopie condamnée à l'échec. L'heure de l'utopie est passée, comme celle des vieilles pratiques paternalistes des barons, et s'ouvre celle des réalistes, de ceux qui se jouent habilement des idées pour les manipuler. Commence l'ère du cynisme, de la propagande, de la violence absolue et du divorce clair et net entre la morale et la politique.
 
Le roman est un océan de réflexion sur le fanatisme, dans chaque camp, sur ses ressorts (tordre le réel pour qu'il corresponde aux idées préconçues, quel qu'en soit le prix). Mais le terme fanatique, pour les gens de Canudos, me paraît inadapté, il faudrait parler, si le mot n'avait un autre sens, d'"Absolutiste" plutôt. Ce n'est pas une idéologie ou un dogme très construits, c'est le moins que l'on puisse dire, qui les transcende. C'est l'Idée du Bien. Du souverain Bien. Dans un contraste violent avec le mal sans limites qu'ils ont subi sur cette terre. 
 
Le terrain de jeu du romancier est une terre brésilienne incroyable, aux dimensions disproportionnées, aux conditions extrêmes, ce qui se prête à toutes les histoires, toutes les possibilités. Le roman est comme la ville de Canudos retranchée : un immense réseau de trajectoires individuelles, souvent vers la mort. C'est aussi, et je finirai sur cette note plus positive, un hommage vibrant à l'esprit de sacrifice des hommes, à leur solidarité dans les pires conditions, à leur capacité à résister à toutes les peurs et les souffrances pour sauvegarder ce qu'ils ont créé ensemble ou tout simplement pour ne pas abandonner leurs semblables. Et tout cela est beau.
 
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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