Aux antipodes des théoriciens lacrymaux de "la défaite de la pensée" et de leur vision résignée de
la culture, Joy Sorman choisit de magnifier, dans un petit essai littéraire intitulé "Du bruit", un groupe de Rap... Deux corps dans lesquels s'est incarné, au fil des années 90, le Hip Hop en France : Kool Shen et Joey
Starr. NTM.
Joy Sorman réussit à restituer en ses pages l'énergie jubilatoire de cette expérience artistique, athlétique... chimique... Finalement courte (quatre albums), mais si on suit l'auteur, il ne pouvait pas en être autrement. Tant NTM n'aurait pu supporter le moindre relâchement d'un engagement physique extrême.
De l'énergie sublimée et maîtrisée. Voila ce que furent NTM et le Hip Hop selon Joy Sorman. Une énergie puisée dans la ville, digérée, décortiquée (samplée) et déchargée sur l'auditoire, électrocuté. Une expérience violente, que l'auteur a expérimentée pour la première fois pendant un concert improvisé sur un terrain de rugby à Mantes en 1991, et qu'elle renouvella autant que possible jusqu'à la séparation du groupe.
On pourrait s'attendre, de la part de la fille de Guy Sorman (fou furieux ultra libéral mais bourgeois convenable tout de même), pas particulièrement issue du même milieu que ses idoles, à un discours flattant "la poésie urbaine", se félicitant de "la prise de parole" de ces gens qui souffrent de l'exclusion...
Et bien non.
Foin d'approche sociologisante chez l'écrivain.
A la limite, Joy Sorman se fout de ce que raconte NTM, jusqu'à concéder le côté "bête et méchant". Ce qui la saisit, c'est le flow. Un terme qu'on a inventé pour le Rap parce que justement il n'a pas de synonyme. La "vibration", "l'onde", s'en approcheraient. Mais il convient en plus de mettre les doigts mouillés dans la prise.
C'est à peine si elle évoque la question de la censure (même si elle note habilement que Johnny Halliday peut "allumer le feu" sans qu'on sourcille mais NTM est condamné à de lourdes sanctions pour appeler à copuler avec la Police...). Oui, les mots comptent dans le rap, mais par le signifiant plus que par le signifié : "c'est d'la BOMBE Baby" est une phrase destinée à faire vibrer les bancs, pas à prôner l'action directe...
Ce que décrit Joy Sorman plutôt que de ressasser la vulgate journalistique sur le Rap ou un certain discours socio-culturel qui passe à côté de l'essentiel, c'est la puissance de cette comète que fut sans doute le Hip Hop, et dont NTM fut le plus bel avatar en France. Une puissance qui s'emparait des corps et rendait les danseurs plus présents que jamais au monde. Il y a des germes de philosophie phénoménologique dans l'essai de Joy Sorman. Ce qu'elle décrit, c'est l'atteinte d'une pleine conscience à travers ces concerts et l'écoute de cette musique. Si on ne perçoit pas cette puissance, on ne comprend pas comment le Rap a expulsé les autres musiques des play lists de la jeunesse populaire.
"Du bruit" est un essai, par delà NTM, sur le corps et la
musique. Le corps qui vit un peu plus.
Oui, NTM était un groupe politique. Mais ils ont tout dit en se définissant comme "chroniqueurs" et non comme porte-paroles. Et tous ceux qui s'indignaient (ou le feignaient) de la violence de leurs paroles n'ont rien compris, ou voulu ne pas voir ce dont le mouvement Hip-Hop était le médium. Oui, toute une partie de la population (pas seulement dans les Cités loin s'en faut) pense désormais qu'il serait temps "de ne plus suivre les règles du jeu" comme ils l'ont hurlé. Censurer NTM, c'était un symptôme du refus d'accepter cette réalité, plus vive encore depuis.
Joey Starr, qui est en train de s'affirmer comme un bel acteur de cinéma, était la plus belle pièce d'un arsenal absolument complet. La complémentarité du duo était si évidente, si fragile aussi, d'où sa singularité. Et Joy Sorman commet de belles pages sur le corps de Joey Starr, sur son cri sans autre pareil, et sur le jeu entre ces deux vecteurs d'énergie qui se nourissaient l'un l'autre sur la scène.
C'est un essai littéraire certes un peu habile (attention à la prolifération des synonymes, grosse ficelle...) mais brillant, et audacieux ne serait-ce que par son objet. Un objet qui prend ainsi place dans la littérature.
Il nous rappelle que ce que cherche souvent la jeunesse, à Woodstock ou à Saint-Denis, c'est la vie intense. Elle le fut un peu plus avec NTM. Comme avec Téléphone ou Noir Désir.
("Du Bruit" est paru chez Gallimard en 2007, réédité en Poche chez Folio)