Franciliens ! Vous ne mesurez pas, avouez-le, la chance qui est la vôtre. Vivre à la portée des joyaux de la création humaine. Vous n'en profitez pas
assez. J'ai vécu deux ans et demi à Paris, j'y ai puisé certes, mais j'ai honte d'avoir cependant raté tant de beautés qui s'offraient alors à moi. Par paresse. Je gagnais pas mal ma vie et je
n'ai même pas l'excuse de la barrière financière... Je ne suis même pas allé voir le musée Picasso, alors que j'habitais pendant un an juste à proximité. Mais j'ai quand même goûté des
choses magnifiques : du théâtre, le musée Rodin, la Sainte-Chapelle, l'Institut du Monde Arabe ou simplement Versailles qui est sans doute le "monument" le plus marquant que j'ai vu dans mon
existence certes très sédentaire (avec l'Alhambra de Grenade).
Nous, provinciaux, ne disposons parfois que de la reproduction standardisée pour approcher ces trésors. Et d' initiatives heureuses comme les très réussis "Hors Série de Télérama", dont le dernier consacré au peintre Odilon Redon, auquel est consacrée une exposition au Grand Palais.
Je me souviens d'une journée ensoleillée à Paris, en mars 1999 très exactement. Après une matinée qui fut une des plus importantes de ma vie, j'avais de longues heures à perdre, en pleine semaine, avant de monter dans mon avion de retour vers Toulouse. Alors je suis allé visiter, seul, le musée d'Orsay. En passant à pied par le pont des Arts où les statues d'Ousmane Sow étaient encore exposées. Sympa la ballade.
Il se trouve que je ne suis pas un esthète, ni un contemplatif. Je n'en ai pas la fibre. L'art m'attire, je le concède, avant tout comme "superstructure". Comme expression des lames de fond de l'histoire humaine. Comme symptôme finalement. J'ai le regret de ne connaître que rarement, devant l'art, un plaisir purement esthétique. Encore que ce plaisir s'accroît, les années passant.
Pourtant, ce jour de 1999, je m'en souviens bien, j'ai été saisi par une peinture d'un peintre qui ne m'évoquait rien, Odilon Redon. Et j'en ai conçu un émerveillement immédiat, sans besoin d'en passer par l'étape de la Raison. Il s'agissait, si ma mémoire ne me trahit pas -mais elle a sans doute recomposé partiellement la vision-, d'un cheval dressé, dans un nuage rouge saturé. Pégase sans doute.
Ce seul moment a gravé en moi en lettres d'or le nom d'Odilon Redon. Et donc, je n'ai pas hésité une seconde avant de me
procurer chez mon vendeur de journaux (qui fait la moue quand j'achète Libé... il a pas du voter pour le Parti Ouvrier Internationaliste aux cantonales celui-là)...) le HORS-SERIE, réalisé comme d'habitude avec le plus grand soin, que Telerama vient de consacrer à ce précurseur du symbolisme. Et donc à ce
pionnier de la modernité, réalisant, alors que l'âge industriel incitait au réalisme, un renversement de perspective gigantesque. Il ne s'agira plus bientôt de décrire au mieux la réalité
extérieure. Mais de rendre visible ce qui ne l'est pas. Cet invisible que quelque chose en nous (on appellera ça bientôt l'inconscient) perçoit et reformule dans le rêve (Redon fut qualifié"le
prince des rêves"). Seule une révolution de la forme pourra permettre cette expression. Et la voie est tracée, qui mènera des mouvements impressionniste ou symboliste, à l'art abstrait et au
surréalisme. L'art ne sera plus jamais le même.
Si je ne partage pas les présupposés platoniciens des symbolistes, tels que formulés par Baudelaire dans son poème que nous avons tous lu, "correspondances", ce mouvement a porté un coup fatal, avec d'autres courants, à un conservatisme culturel, celui qui sied au parti de l'"ordre". Et c'est encore une raison de l'admirer. La subjectivité (l'autre nom de la liberté) va l'emporter contre les vérités révélées et imposées. Tant mieux. Dieu meurt et entraîne dans sa chute l'art qui se soumet à lui depuis tant de siècles.
Mystérieux, cet Odilon Redon, lui-même un petit bourgeois dont la biographie n'incline en rien à des attitudes avant-gardistes, et qui dynamite l'académisme, annonce les peintres de la bande à André Breton, en dessinant des monstres imaginaires, par extrapolation de ses lectures du sulfureux Darwin. Toujours cette interrogation... continuelle dans ce blog, sur le fait qu'une oeuvre ne soit pas réductible à la vie de son auteur ni à son inscription dans le monde social. Elle transcende tout cela.
Mais avant tout, le Redon que j'aime est le Redon tardif. Le Redon qui se réapproprie la couleur de manière unique. C'est ce traitement de la couleur qui lui permet d'aborder aussi merveilleusement un plan de rencontre entre le rêve - son rêve - et le réel, toujours là. L'utilisation du Pastel poudroyant sert mieux que tout ce projet. Mais les huiles y parviennent aussi. Enchantement purement esthétique, donc, que je ne parviens pas à m'expliquer. Sortilèges que ces couleurs assombries, acidulées, brumeuses et puis d'un seul coup violemment contrastées.