le blog d'un lecteur toulousain assidu
"Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante - que ne lui donne pas l'image, seule, du souvenir personnel-, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. De la même façon que, en voiture sur l'autoroute, seule, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain"
Annie Ernaux, Les Années
J'admire Annie Ernaux, romancière sans prétention mais rayonnante de
talent et singularité, écrivain de la migration sociale. J'éprouve à son égard un sentiment de fraternité et de complicité intellectuelle (De l’Exil social (Didier Eribon et Annie Ernaux) . Comme elle, quand je lis
Pierre Bourdieu, je me dis que ces lignes touchent un réel difficile à débusquer mais qui circule autour de nous, qui serait au monde social comme la masse noire de l'univers, évidente,
fondamentale et malgré tout insaisissable. Annie Ernaux en a nourri son oeuvre, des livres commes "La place" ou les "armoires vides".
Je viens de finir "Les années", son dernier ouvrage paru en 2008 et ressorti en poche. C'est un livre puissant, sans arrogance, sans aucun artifice ou souci d'impressionner, sans apprêt même. Et qui ne singe pas le dépouillement. Un livre mûri depuis bien longtemps, qui s'essaie à une forme particulière d'autobiographie : le récit intime mais "holiste", qui met en scène le Je comme Nous.
Bourdieusienne, Ernaux, jusqu'au bout de son oeuvre. Mais ici elle ne traverse pas les frontières sociales, plutôt le
temps.
Dressant le bilan de sa vie, cette femme née en 1941 parle d'elle à la troisième personne pour se placer à distance. Mais ce "elle" alterne avec le "on" et le "nous" sans qu'on sache vraiment les dissocier. Car sa vie est aussi celle d'une génération, celle du baby boom (dont elle est en quelque sorte une pointe légèrement avancée).
Les souvenirs qu'elles égrènent, sous forme de développements ou d'images saisies, la concernent. Mais ont toujours un écho collectif. "Les années" écoulées sont celles d'un flot d'individus tous uniques mais qui n'existent que dans le fleuve des évènements et les grands courants de civilisation transformant radicalement ce pays. Et il est de même pour chacun de nous.
Sous ses dehors simples, ce livre est une manière non scolastique, très pertinente, de faire éclater la séparation artificielle, très occidentale, "libérale", entre le Je et le Nous. Et le récit est persuasif.
Ces repas de familles qui scandent les décennies, je les ai moi-même vécus, presque à la virgule près, dans les années 70, 80,
90, et 2000. Ces dimanches devant "le petit rapporteur" et un gigot, je m'en rappelle. Ces jeunes des années 80, j'en suis. Et vous aussi. Ce premier jour ou nous avons utilisé un
magnétoscope, nous pouvons en parler. Les premiers propos flous et incertains sur le SIDA et leur évolution, on les reconnaîtra.
On sort de ce récit - qui parfois emprunte au Georges Perec de "je me souviens" à travers le rappel d'images fugaces, parfois rend hommage au Temps Retrouvé de Proust - avec une sensation très forte, qui vient confirmer ou révéler une position abstraite : l'individuel est en fin de compte une fiction.
Non pas qu'il n'existe pas d'individus bien entendu, mais ils s'inscrivent dans des réalités totalisantes qui les
définissent fortement. Et la liberté consiste justement à le comprendre. Elle commence sur ce seuil.
Aux âmes nostalgiques, dont je suis, ce livre parlera évidemment.
Ce qui est frappant, c'est que non seulement les souvenirs résonnent en nous lorsque notre génération est concernée, mais pour ma part j'ai retrouvé beaucoup de commun et de sensation de connu, de réel, dans les souvenirs de la reconstruction, des années 50 et 60. Je n'étais pas né pourtant. Et là on comprend que la culture est le sauvetage de ce qui est mort, d'un langage, d'une gestuelle, dans ses moindres détails.
A travers des litanies de films, de romans, d'images d'époque, le passé vit en nous. Les morts survivent. Les mimiques et
expressions du passé ont été gravées en nous par des soirées devant Ventura ou De Funès.
Si les grands évènements, les mêmes pour tous (on aurait tous cité ceux qui sont dans le livre), scandent nos vies, le temps n'appuie jamais sur "pause". Pas de césure. Un continuum sans chapitres vraiment clairement identifiés. Dans sa construction, le livre rend parfaitement compte de cette densité sans pause, et qui donc paraît passer comme un rêve.
Durant cette tranche d'histoire collective, de grands changements se sont produits. Ce qui est le plus frappant, c'est l'évolution de la condition féminine. C'est sans doute le basculement le plus important qu'Annie Ernaux et sa génération aient vécu. Et l'auteur semble ne pas y croire elle-même.
Certains moments de la vie de cette génération renvoient au sort des autres générations. A des réalités anthropologiques, non
pas intemporelles, mais qui dépassent le seul temps de l'auteur. Ainsi certains passages, comme celui du passage à l'âge adulte puis au rôle de parent, ou celui sur les bribes conservées
de la petite enfance, sont-ils vraiment poignants, dans leur capacité à cerner ce qui nous est commun à tous :
" Parce que les étés finissaient par se ressembler et qu'il était de plus en plus lourd de n'avoir souci que de soi, que
l'injonction de "se réaliser" tournait à vide à force de discussions dans les mêmes cafés, que le sentiment d'être jeune se muait en celui d'une durée indéfinie et morne, qu'on constatait la
supériorité sociale du couple sur le célibataire, on tombait amoureux avec plus de détermination que les autres fois".
Enfin, si Annie Ernaux essaie de ne pas donner dans le regret du passé et souligne tout au long des "années" les bénéfices de la modernité, du progrès technique et de sa consommation, on ne peut pas éviter de constater que peu à peu, sûrement, c'est l'empire de la marchandise qui s'étend dans l'espace et dans notre quotidien, submergeant ce monde qui avance. Un sentiment d'engloutissement que l'auteur exprime sans plainte. Stoïquement.
Ce que l'on peut admirer dans ce récit personnel qui confond le Je et le Nous, c'est tout de même une
permanence. La fidélité aux siens, à sa jeunesse populaire et à ce qu'elle lui a appris sur le monde. Et que rien n'aura su distraire ou effacer.