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le blog d'un lecteur toulousain assidu

On ne badine pas avec le mal ("Le troisième Reich", Roberto Bolano)

manson.png Roberto Bolano n'a pas jugé utile de transmettre à un éditeur ce manuscrit écrit en 1989, paru après sa mort : "Le troisième Reich", et en sachant cela, après avoir lu ce livre, on reste abasourdi de de son exigence littéraire.

 

Avec un tel roman, peut-être inachevé, le chilien vient titiller Kafka dans sa capacité à démontrer la place de la littérature : celle qu'elle est la seule à occuper, la sienne. Irremplaçable et sans pareil. C'est sans doute cela un "grantékrivain" (c'est Vian non qui utilise ce mot ?) : celui qui illustre le rôle inédit de la littérature. Ce que réalise ce livre ne peut venir que d'un livre. L'installation d'un trouble, qui vous poursuit pendant toute la durée de la lecture, des jours et des jours, qui colore l'existence, approfondit vos perceptions et vous conduit à imaginer plus et encore plus, même si (et parfois parce que, comme dans ce livre) vous ne savez pas où l'auteur vous mène vraiment.

 

La littérature, à un certain niveau, s'avère un puissant hypnotique, et Bolano est de cette élite qui parvient à la hisser à cette qualité.

 

Il y parvient en un style parfait. Celui que j'aime le plus souvent, et que dans ma tête j'appelle "l'écriture de la ligne droite". Au sens où la ligne droite est le meilleur chemin. Une écriture du signifié. Au sens où le signifiant est au plein service du signifié. Il cherche à transmettre un sens. Le signifiant ne vit pas pour lui-même. Un mot n'y est pas ornemental. Et donc le lecteur marche dans la clarté, pas forcément dans la facilité et la simplicité, non, mais dans la clarté.

 

J'ai songé aussi au dernier Bret Easton Ellis, "Suite(s) impériale(s)", avec lequel le roman a un dessein commun me semble t-il : montrer en quoi notre société occidentale de consommation émolliente n'est qu'une faible cuirasse pour le mal. C'est de la présence du mal dont nous parlent ces écrivains. Du malaise dans la civilisation. Même s'ils ne se prononcent pas, à la différence de Sigmund Freud, sur la source du mal.

 

De quoi s'agit-il ? De pas grand chose en fait.

 

Un couple de jeunes allemands, Udo et Ingeborg, passe ses vacances à l'hôtel près de Barcelone, dans une station touristique paresseuse et sans saveur. Udo est passionné de jeux de stratégie, et il est champion allemand du jeu de plateau "troisième reich", consistant à rejouer aux dés le sort de la seconde guerre mondiale, dans un face à face. Udo compte sur les vacances pour écrire une théorie remettant en cause la théorie orthodoxe pour gagner le jeu. 

 

Le roman est le journal de bord d'Udo, écrit de l'été jusqu'au milieu de l'automne, car le jeune homme s'éternisera en Espagne, laissant sa compagne repartir seule.

 

Le couple va effectuer des rencontres et nous plonger peu à peu dans un indéfinissable malaise. 

 

Il y a d'abord un autre couple d'allemands, les insouciants et superficiels Charlie et Hanna, avec lesquels ils écument les boîtes et boivent pas mal de bières. Charlie étant comme le premier symptôme du mal, ou comme un signal d'alarme plus sensible. Il y a deux jeunes lumpen prolétaires espagnols, "le Loup" et l'"Agneau", qui s'acoquinent avec Charlie autour de la boisson, et tournent sans cesse autour des allemands. Il y a la patronne de l'hôtel, Frau Else, une allemande exilée, et son mari malade qu'on ne voit jamais. Il y a le personnel de l'hôtel qui peu à peu prend Udo en grippe.

 

Il y a surtout un personnage mystérieux : "Le brûlé". Un loueur de pédalos qui a été défiguré par le feu. Il vit seul sur la plage, et dort sous ses pédalos. Il est impassible.

 

Peu à peu, Udo qui reste beaucoup dans la chambre pour réfléchir au jeu, perçoit que le petit groupe développe sa propre vie quand il n'est pas là ; et le malaise monte. Jusqu'à la disparition de Charlie en planche à voile. 

 

Le talent de Roberto Bolano est de susciter l'angoisse sans rien dire de très explicite, sans donner de vrais indices, même si parfois le mot "viol" est jeté au milieu d'une phrase, mais sans aller plus loin. La plupart du temps c'est un regard, une absence de sourire, qui corrobore l'angoisse. Udo ressent une inquiétude certaine, mais on ne peut pas savoir si elle est auto entretenue ou prophétesse.

 

Le banal balnéaire s'ouvre sans fin sur des précipices possibles, qui nous aspirent, nous lecteurs.

 

Et puis Udo va se mettre à jouer au "troisième reich" avec le brûlé, en une partie obsessionnelle. Et la folie gagne, elle s'objective rarement mais parfois tout de même dans les reflets du miroir. Mais rien n'est certain.

 

Tout est juste touché du doigt. Udo, le champion, écrase son adversaire, et puis le jeu s'équilibre, Ensuite le brûlé lance une contre offensive. Mais qui est le brûlé ? Est ce qu'on l'aide et pourquoi ? Le brûlé serait latino américain, il aurait été torturé par des anciens de la gestapo. C'est dit, rapidement, au milieu des conversations. Le mal, là, entrevu. Puis subsumé. Le brûlé aurait-il un lien avec ce jeu puéril qui se déroule sur le plateau ? La réalité et le jeu ont donc un lien ? Pourquoi gagner ce jeu ?

 

Peu à peu, chez le lecteur, attisé, les réflexions cherchent à comprendre le malaise. Le lecteur chemine (en tout cas moi). La société des années 80 lui apparaît comme un mirage qui prétend avoir tout réglé, mais qui fonctionne plutôt comme un balai repoussant la poussière sous les meubles.

 

Comme ce Chili des années 80 où les tortionnaires règnent pendant que la télévision déverse l'illusion du bonheur marketé.

 

Comme cette Espagne de la movida où toute une partie du pays est dirigée par les anciens franquistes et où l'éducation de deux générations a été réalisée par un système tyrannique et réactionnaire, cruel.

 

Ou comme cette Allemagne ou on a laissé tant de responsables en place. On peut jouir et on oublie le mal mais le mal n'est pas loin. Il est là, tout près. Et on fait partie de lui.

 

L'infantilisme généralisé, qui ressemble à celui d'une Europe hédoniste qui ne veut que la paix mais ne veut rien régler, laissant les néo nazis entrer au parlement en Grèce, s'exprime à travers le jeu, une obsession puérile de jouer à la guéguerre avec des pions. Mais est-ce un jeu ? Le brûlé vient rappeler que non, ce n'est pas un jeu. Et Udo pourrait l'apprendre à ses dépens. 

 

Ce n'est pas un jeu de se défouler en votant Front National. Ce n'est pas un jeu de jouer avec le feu de toutes les façons. Ce n'est pas une possibilité que l'indifférence hédoniste non plus, que la fuite dans l'apolitisme et les séances de bronzage.

 

Le fascisme n'était pas une épidémie passagère de folie des peuples. Le fascisme est une possibilité latente, il s'exprime déjà dans la violence domestique de Charlie violentant Hanna, ou dans les pulsions de viol du Loup et de l'Agneau. Nos comportements infantiles ne nous en protègent pas, ni notre jeunisme, ni les vacances au soleil. Le mal peut s'emparer de nous, il règne autour de nous même si nous croyons être protégés dans nos forteresses (l'hôtel ici). Udo est venu dans cet hôtel enfant, pendant plusieurs étés, avec ses parents, les enfants de la deuxième guerre. Ce n'est pas si loin et pourtant c'est déjà là, c'est encore là.

 

Et c'est pour moi un choc que de rencontrer enfin, une première fois, le grand Roberto Bolano.

 


 

 

 


 


 


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