Les "Partageux" peuvent, doivent relever la tête. Ce n'est pas Jean-Luc Mélenchon, André
Chassaigne ou Olivier Besancenot qui le disent, mais le duo d'économistes Patrick Artus et Marie-Paule Virard, dans leur dernier essai, on ne peut plus clairement intitulé : "Pourquoi il faut partager les revenus".
Ce binôme s'était fait remarquer, par un
livre pertinemment écrit en 2005, "le capitalisme est en train de s'auto-détruire". Ils y expliquaient que le sous-investissement
chronique d'un capitalisme tourné vers les joutes financières, menait tout le système dans le mur. Prévision confirmée deux ans plus tard...
Ce qui est tout à fait intéressant, c'est que ces deux complices n'ont rien d'hétérodoxes, ni d'idéologues révolutionnaires. Monsieur Artus est chercheur
pour Natixis... Mme Virard est ancienne Rédac en chef des "Echos"... On est loin des profils du comité scientifique d'ATTAC... On pourrait s'attendre à ce qu'ils récitent le catéchisme
monétariste auquel ils souscrivent sans doute partiellement ("la dépense publique c'est mal, l'épargne c'est chouette"). Mais voila, ce sont des gens sérieux, qui se veulent froidement
lucides. Et qui pensent que la science économique doit chercher comment créer de la croissance et de l'emploi. Alors ils s'efforcent de regarder le monde en face. Leurs conclusions
donnent des frissons dans le dos, et fournissent une idée des changements dont nous avons besoin pour surnager dans le monde qui vient. D'autant plus que les deux auteurs n'ont rien d'écrivains à
sensation. Leur démonstration, claire, et cependant rigoureuse, solidement étayée (il faut un peu s'accrocher sur les aspects financiers) n'a rien du feuilleton catastrophiste vendeur.
Pour eux, la crise ouverte en 2007 n'a rien de cyclique. Il sera difficile d'en sortir, car elle marque un tournant dans la
mondialisation.
Le tournant c'est que les pays dits émergents creusent l'écart en termes de croissance avec l'occident. Et surtout, ils sont en train de changer de modèle.
Jusqu'à présent, ces pays, dont la Chine au premier chef, comptaient sur l'exportation. Désormais ils souhaitent baser leur économie sur la consommation intérieure, et utiliser leur épargne à
cette fin (et non plus pour financer nos déficits publics). Mais ils peuvent dans le même temps rivaliser avec les pays occidentaux dans tous les domaines. Pire, ils conditionnent
l'accès de nos produits (avions et trains à grande vitesse par exemple) à des transferts de technologie décisifs. Airbus et Siemens creusent elles-mêmes le chemin qui va les mener dans le mur de
la concurrence chinoise. Les pays émergents sont en capacité de réaliser le grand chelem : booster leur croissance par la consommation intérieure, et conquérir de plus grandes
parts de marchés dans les échanges mondiaux, sur tous les créneaux.
Nous risquons non seulement de nous voir coupés des marchés des pays émergents, et donc de ne pas profiter d'une possible reprise mondiale, mais en plus nous sommes
exposés à un risque de hausse des taux d'intérêt (suite à la relocalisation de la finance des pays émergents). Or, la politique monétaire accomodante est aujourd'hui un des seuls moteurs de notre
très faible croissance.
Artus et Virard insistent sur l'ampleur de la désindustrialisation qui frappe l'occident, et particulièrement la France. Les chiffres sont
effrayants. L'industrie en France, ce n'est seulement plus que 13 % de la population active. Les destructions d'emplois dans le secteur s'élèvent à deux millions depuis les années 80 !
Cette désindustrialisation est tellement avancée qu'elle risque de menacer tout notre avenir : les relances économiques profitent aux productions étrangères, puisque nous n'avons plus d'usines.
Et la solution protectionniste viendrait déjà trop tard, car nous serons obligés de continuer à importer, Qui plus est des produits plus chers, pesants pour le pouvoir d'achat.
Depuis la crise, les Etats ont été obligés de réagir en pratiquant des déficits publics (il est à plus du double du plafond prévu par le pacte de stabilité pour la
France) et des taux d'intérêt bas. Mais la croissance n'est pas au rendez-vous, et cela ne suffira pas. Sans rebond de croissance, les déficits continueront à se creuser .
Les auteurs craignent que le syndrome japonais s'étende à l'Europe. Considérée jusqu'aux années 90 comme la première puissance économique en
devenir, le Japon ne s'est pas encore remis, malgré des thérapies de chocs (la dette est à 200 % du PIB) de l'explosion de la bulle immobilière qui l'a frappé dans cette décennie. Le Japon s'est
enfoncé dans la "stagdéflation" : croissance en berne, baisse des prix et des salaires, délocalisations, et ainsi de suite... Or le Japon a essayé les plans de relance, mais n'a pas touché à la
répartition des revenus. Telle a été son erreur. Le Japon est désormais une économie atone et déclassée.
Le livre évoque les possibilités de relancer notre croissance. Il n'y en a pas beaucoup. Recourir au déficit, c'est déjà le cas. Et les déficits
vont rester forts, du fait du vieillissement de la population notamment. L'arme monétaire est déjà utilisée, mais menacée par le contexte mondial qui risque de pouser à la hausse les taux et de
renchérir le crédit. De plus, l'augmentation de la masse monétaire en circulation favorise la spéculation, la formation de "bulles" dangereuses, le renchérissement des matières premières qui pèse
sur nos économies. Quant à la croissance verte, la Chine est déjà en avance sur le plan productif. Et le pari est loin d'être gagné.
Certes, il est indispensable d'investir plus massivement dans la recherche et l'enseignement supérieur, ce que l'on prétend accomplir mais qui ne se vérifie pas...
sauf en Chine. Mais cela est une réponse pour le long terme et ne peut se substituer à une stratégie pour la sortie de crise.
Après quelques tergiversations keynesiennes en 2008, les Etats en sont revenus aux recettes du libéralisme. Or d'après les auteurs, mener une politique de
l'offre (pour les néophytes, ça signifie soigner les patrons et les riches) ne sert à rien quand l'épargne est massivement disponible. En France, l'épargne n'a jamais été aussi importante. Le
problème est la faiblesse de la demande, et si on ne peut pas attendre qu'elle vienne de l'extérieur, on doit "compter sur ses propres forces", sur la demande intérieure. D'où le besoin d'un
nouveau partage des revenus.
La principale mesure évoquée est de moins taxer le travail et plus le capital, en changeant l'assiette de financement de la protection sociale, pour la fonder sur
la valeur ajoutée et non plus sur les salaires. La fiscalité devrait aussi viser plus fortement les profits non investis, et les plus-values à court terme. Les auteurs ciblent aussi les
oligopoles privés qui ponctionnent le pouvoir d'achat des français, dans la téléphonie et l'eau.
Bref, la feuille de paie n'est pas l'ennemie de l'emploi. Bien au contraire, elle en est aujourd'hui le meilleur auxiliaire.
Les auteurs se penchent aussi sur la construction européenne, et ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère ! Pour eux, la désindustrialisation de la
France est largement imputable à l'euro, ou plutôt à l'immobilisme qui a prévalu après l'euro. Dans une union monétaire, le risque de change n'existe plus pour les entreprises, elles vont donc
produire dans la région la plus avantageuse. Pour l'industrie, il s'agit de l'Allemagne et de certains pays d'Europe centrale. L'union monétaire doit donc s'accompagner de politiques budgétaires,
fiscales, menées au plan européen. Sans quoi les inégalités se creusent entre les pays et la situation devient politiquement intenable. Or le budget européen est ridiculement bas. Aux
Etats-Unis, l'union monétaire fonctionne car les salariés sont mobiles, et l'Etat fédéral procède à des transferts financiers entre les Etats. C'est ce qui manque à l'Europe, qui s'est arrêtée en
chemin. Et qui se trouve dangereusement bloquée au milieu du gué.
Quant à la "gouvernance" économique européenne, elle est néanderthalienne. En s'en tenant aux ratios du pacte de stabilité, l'Espagne était considérée comme un
modèle, alors que sa croissance était dangereusement fondée sur l'endettement privé. Ce modèle s'est effondré comme un rien et l'Espagne vit une grave crise. Les critères de bonne santé
économique utilisés par l'UE sont inadaptés.
Les auteurs concluent ainsi par une réflexion qui rappelle le débat sur le référendum européen de 2005 : l'Europe économique devait produire mécaniquement
du politique. Or, il est temps de constater que cela n'a pas été le cas.. Une nouvelle conception de l'Europe s'impose. Les Allemands ne doivent pas considérer que l'Europe puisse
continuer de la sorte. Il est absurde de plaider pour un alignement de toutes les économies de l'Union sur l'Allemagne : "L'économie du Texas n'est pas celle de l'Illinois". La solidarité à
l'échelle de l'Europe est incontournable. L'égoïsme national n'est pas une issue, car la chute des uns entraînerait des dégâts incommensurables chez les autres.
Artus et Virard ne sont pas des boutefeux anticapitalistes. Il est ainsi révélateur de voir de telles personnes en appeler à des mesures radicales, à un
changement de perspective économique, et à un effort de redistribution qui n'est plus évoqué depuis l'élection présidentielle de 1981. Les politiques sont-ils en retard d'une bataille,
eux qui sont englués dans un "réalisme économique" de plus en plus illusoire ? En tout cas, la lecture de ce livre donnera à ceux qui sont restés "partageux" des raisons, peut-être pas d'espérer,
mais en tout cas de parler haut et fort.