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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 08:58


 image003-242fe Je causais récemment avec un de mes proches de Pascal, et j'ai remis la main sur l'édition jaunie des "Pensées" que ma maman annota au lycée. Je l'ai relue en deux soirées. Je ne vais pas vous infliger une analyse systématique de ce classique ; ce dont je n'ai ni envie, ni la compétence, ni les titres pour y prétendre. Et en outre ce ne serait d'aucune utilité, tellement on en trouve de brillantes.

 

Dans l'esprit de ce blog, je vais vous parler du lecteur que je suis, plongé dans Pascal. Puisque le but de ce blog est de donner corps si peu que ce soit à une fraternité de lecteurs.


Pour moi qui suis clairement ancré dans la tradition matérialiste (grossièrement : l'existence précède l'essence), qui va d'Epicure jusqu'à Diderot en passant par Spinoza, déboulant jusqu'à Marx ; Pascal est un champion admirable de l'autre camp (l'autre géant, Platon, ayant préparé la phase chrétienne de l'idéalisme). C'est à mon sens (je m'avance un peu mais tant pis c'est mon blog, je dis ce que je veux.... Na) le dernier grand défenseur de la vision chrétienne du monde. Il y aura encore ensuite de gigantesques idéalistes, comme Kant et Hegel, mais le dernier opposant au matérialisme qui essaie de sauver la forme directement chrétienne de l'idéalisme philosophique, c'est Pascal. Non au sens où c'est le dernier à essayer, mais au sens où ses arguments sont définitifs. C'est ce caractère indépassable en son genre qui est très impressionnant chez un auteur du 17eme siècle. Il anticipe les réponses que ses adversaires peuvent lui apporter des siècles plus tard.

Ce qui est admirable aussi, c'est son audace. Il sait que sa vision chrétienne du monde a subi les assauts les plus violents de la Raison depuis la Renaissance : ceux de Descartes (dont il comprend que les références à Dieu ne sont qu'une "chiquenaude" de départ à sa pensée...) ou de Montaigne : l'ennemi désigné.

Eh bien que fait-il ? Il enfile les gants de ses adversaires : ceux de la Raison, pour venir les affronter sur leur propre terrain.

Mais il me semble que décidant cela, Pascal commet une erreur (inévitable et fatale) et le sait au fond, d'où sans doute une tristesse qui coule de ses lignes. En utilisant la raison, la logique, il consacre leur règne. Pascal le matheux célèbre la puissance de la raison, et celle-ci continuera son chemin... renvoyant la foi et le surtout le dogme à des places subalternes. Devant un tel Don Quichotte mélancolique de la pensée, comment ne pas être admiratif ?


Pascal écrit "Les pensées", cette apologie du christianisme, terrifié qu'il est par l'influence du scepticisme de Montaigne sur son entourage, au sortir du siècle atroce des guerres de religion. Il s'attache donc à nous convaincre de la "misère de l'homme sans Dieu".

La pensée de l'homme et impuissante face à l'infini "dont le centre est partout". Il s'agirait donc de l'admettre, considérant que "c'est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu". Renonçons à notre arrogance, nous ne sommes pas au niveau.... On ne pourra jamais comprendre le monde selon Pascal, seul "l'auteur de ces merveilles les comprend"...

... Pourtant on a bien progressé pourrait-on lui rétorquer. Et il nous répondrait alors du tac au tac que cela n'a pas abouti. Nous lui indiquerions que nous sommes tout de même parvenus à nombre de vérités partielles, qui nous ont permis de nous approprier le monde (le transformer n'est donc pas l'apanage de ce Dieu omnipotent). En quoi l'immensité de l'univers est elle une preuve de Dieu ? Dieu ne s'impose pas mais apparait plutôt comme un anthropomorphisme commode pour résoudre facilement cette question de l'infini, et Pascal le sait bien, tellement qu'il nous propose son fameux "pari".


Il n'empêche que Pascal est précieux pour réfléchir sur les limites de la pensée, préfigurant les plus modernes des réflexions sur les sciences sociales par exemple : "impossible de connaître les parties sans connaître le tout", "le tout sans connaître les parties".

De manière étonnante, sa pensée à certains instants fait écho à celle des matérialistes, car Pascal sait qu'il ne peut plus penser comme un médiéval. Il doit intégrer ce qui s'est écrit depuis et qui a bouleversé le monde. Ainsi Pascal donne t-il par exemple dans le déterminisme causaliste : l'homme "a rapport à tout ce qu'il connaît", "toutes choses sont causées et causantes". A aucun moment Pascal ne parle de liberté. Si son Dieu est éloigné de notre connaissance, il ne s'est pas retranché on ne sait où nous laissant à notre liberté. Il est partout. Ce n'est pas "incompatible avec Spinoza" me disait l'interlocuteur qui déclencha ma relecture. En effet.


 Cependant Pascal se sépare radicalement du matérialisme en ce qu'il oppose l'esprit et le corps, l'esprit étant supérieur au corps.  Il acte cette séparation d'un argument d'autorité teinté de sophisme (il y recourt fréquemment, c'est son défaut) : "si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout
connaître". Et pourquoi donc Môssieur ? En cela, Pascal sera laminé par la science.

Si on ne peut pas penser l'infini, la pensée est notre grandeur cependant. L'homme est ce "roseau pensant" si fragile, mais toujours supérieur au reste de l'univers car il est seul capable de penser. Ce Pascal est décidément toujours ambivalent : la pensée est arrogance et dignité ensemble.


 Pascal est un génie mélancolique qui a déjà compris que la raison à l'offensive doute déjà d'elle-même au 17eme siècle, et il essaie donc d'en profiter. "Elle n'a pu penser rien de ferme". C'est contestable Môssieur, et ça se confirmera...


 Pascal craint avant tout que la peur de Dieu ne s'étiole, et c'est en cela qu'il combat le scepticisme et l'épicurisme de Montaigne.

Ce qui est troublant et ambivalent dans "les pensées", c'est ce mélange entre l'obscurantisme proposé comme viatique, et une ludicité très moderne : "la vraie morale se moque de la morale", "il est rare que les géomètres soient fins et les fins soient géomètres" (idée très contemporaine de la diversité des intelligences). Dans ce même registre très moderne : le constat selon lequel l'éloquence n'est pas que technique mais psychologie avant tout. Ou encore une plaidoirie pour "l'honnête homme" qui sait "un peu de tout" contre les spécialisations : la méthode d'Edgar Morin, et l'humanisme de la Renaissance....


L'obscurantisme est pourtant loué. Il y a par exemple cette phrase qu'Umberto Eco aurait pu placer en exergue du "Nom de la Rose" : "tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne, mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a pas qui soit plus à craindre que la comédie". Le rire vient contredire la crainte de Dieu... Et ce n'est pas acceptable. C'est ce qui conduisait l'assassin d'Eco a empoisonner les lecteurs de la "comédie" d'Aristote. Pour Pascal, la superstition et l'erreur peuvent être utiles, car elles empêchent l'esprit de vagabonder et de chercher à imiter Dieu... Ainsi croire aux effets de la Lune est-il une bonne chose pour le peuple, ce qui limite ses divagations rationnelles possibles...

La peur de Dieu est utile : "la fausse crainte vient du doute. La bonne crainte porte à l'espérance".


Le divertissement est certes dangereux, mais il est lié à la condition humaine malheureuse et à l'éloignement de Dieu, qui est un fait que Pascal ne conteste pas. Il y a cette phrase dont Giono a fait un beau roman : "un roi sans divertissement est un homme plein de misère"("Un roi sans divertissement", ou comment on se joue du lecteur pour son plus grand plaisir  ). Nous sommes condamnés à fuir dans l'occupationnel, il n'y a donc pas de véritable finalité sérieuse des actions humaines, qui ne sont qu'un moyen d'oublier et de ne pas sombrer dans le désespoir.  Nous nous passionnons donc pour des choses ridicules et vaines : "le nez de cléopâtre : s'il eut été plus court, toute la face de la terre en eut été changée". Nous ne sommes jamais dans le présent, nous espérons de vivre. Nous fuyons vers l'avenir ou le passé. L'Epicurisme ou le stoïcisme ne servent de rien, seule la foi est l'issue : "le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous, il est en Dieu, et hors et dans nous".


 On peut accéder d'une certaine manière à Dieu en dépit de son éloignement : par la coutume, la grâce, mais aussi la raison. La religion n'est pas contraire à la raison, si celle-ci considère que Dieu lui-même dans les écritures est décrit comme inaccessible : "Deus absconditus". Dieu est infiniment incompréhensible, car il n'a "ni parties ni bornes". C'est donc son incompréhension même qui le rend compréhensible à la raison...

En réalité, et c'est là le coup de force que tente Pascal, sa grande originalité : la raison la plus exigeante doit conduire à penser qu'il y a un Dieu. Le scepticisme n'est pas possible raisonnablement, il est une attitude absolument déplorable, et Pascal s'acharne à le démontrer.


Pascal balaie d'un revers de main la critique de l'incompréhension du surnaturel. L'eucharistie est-elle impossible ? Bien entendu que non, car si Dieu existe,
alors tout est envisageable. Et en cela on ne peut que difficilement le contredire. S'il y a surnaturel, alors le surnaturel est possible...
Dieu est certes largement inaccessible, mais nous ne pouvons pas nous contenter de scepticisme : on doit parier. On est forcé à le faire.

Et là, Pascal fonde la théorie des jeux, et devient hyper rationnel pour justifier la foi. Il nous dit que la seule attitude rationnelle est de parier pour Dieu : si nous gagnons, nous gagnons tout, c'est à dire "les biens éternels" que nous apporte Dieu. Si on parie en Dieu et qu'on perd, on ne perd rien... Par contre si on parie contre Dieu et que Dieu existe, alors on perd tout... Donc le pari est vite réglé.

L'objection des athées selon laquelle en choisissant Dieu on choisit aussi la possibilité de l'enfer est écartée d'une pichenette : car vaut mieux l'espérance
d'être sauvé que la certitude de la damnation si Dieu existe...


 Mais Pascal le dit et le redit : la raison ne suffit pas. Celui qui ne ressent pas d'inspiration n'est pas un vrai enfant de Dieu. "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas". En cela notre philosophe est chafouin, car il a surtout insisté sur la démarche logique du pari... pour ensuite saluer la foi par le sentiment. Il essaie de naviguer sur un canal bien étroit : "deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison".


 Pascal tente de dessiner le modèle d'une raison soumise par avance : "soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme". C'est ici qu'il échoue. Car la raison ne peut pas se soumettre. Pascal lui propose donc des "preuves" discutables : la morale, les miracles, les prophéties, les figures de la chrétienté. Ici encore il a recours au sophisme : "il y  a de vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux, et qu'il n'y a en a de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais".


Il y a évidemment dans la vision chrétienne du monde de Pascal une incompatibilité avec la démocratie. La chrétienté ne peut être qu'autorité incontestable (l'entêtement contre le mariage pour tous en est une relique). Certes autorité n'est pas forcément tyrannie ou règne de l'injustice : "la justice sans force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique". Mais Pascal ne peut que s'en remettre à la monarchie : l'hérédité du pouvoir étant un critère incontestable qui évite la guerre civile (les royalistes contemporains utilisent toujours cet argument privilégié).

"Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car ils n'y croient qu'à cause qu'il les croit justes".

Pascal échouera. Et la société se sécularisera. La chrétienté perdra sa centralité et son rôle de colonne vertébrale de la société. Le christianisme deviendra de plus en plus coutumier, et s'apparentera à un self service spirituel. Pascal reste grand, car ses arguments sur l'infinité de l'univers et l'incapacité de la science à
trouver ses limites restent certes valables. Même s'il n'est pas vrai que la science n'ait rien trouvé de ferme, obligeant même l'Eglise à concéder que ses textes ne sont que métaphoriques (on a vérifié, il n'y a rien dans le ciel, et sous la terre pas d'Enfer).

Le pari de Pascal, est une trouvaille géniale. Efficace ? on ne saurait le croire. C'est sans doute plus le conformisme qui a défendu Dieu que la théorie des jeux... 


Mais c'est aussi un aveu de ralliement à la raison la plus autonome possible. Comment basculer dans un tel modèle de pensée sans affaiblir l'emprise de la grâce ? Comment concilier froideur du calcul et foi ? Il me semble que soit on est rationnel soit on est mystique... Le modèle complexe de Pascal est difficilement tenable. Le mot d'ordre "reconnaître la religion dans l'obscurité même de la religion" ne pouvait que s'effriter sous les coups de boutoir de la raison.

Chapeau, cependant.

Enfin, la relecture des "Pensées" est un chemin agréable dans le plus pur du style classique. Et ce livre a tellement pénétré notre culture de ses citations frappantes qu'on a l'impression de se promener dans un parc familier. C'est un plaisir donné par un adversaire.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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