Aujourd'hui je vous propose un petit entracte sous forme d'un poème. Un de ceux
qui me trottent dans l'esprit. Il affleure de temps en temps.
Un des rares poèmes de René Char qu'on ne saurait qualifier d'hérmétique, issu de ce recueil incomparable : "Fureur et mystère". Si vous ne devez posséder qu'une oeuvre de poésie dans vos étagères, choisissez donc ce recueil.
Chacun d'entre nous, s'il subsiste quelque chose de sain en son for intérieur, a périodiquement envie de tout envoyer paître. De fracasser les fictions parfois grossières qui nous tiennent debout et obtiennent notre discipline. De déchirer le papier peint du ciel, comme Jim Carrey dans le "Truman Show". Qui n'a ressenti le désir fugace de se lever en pleine réunion, de balancer sa chaise au milieu de la table, de dire la vérité et de partir respirer un autre air ?
C'est ce sentiment violent qui me semble superbement exprimé dans le poème qui suit :
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud !
Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d'abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme ! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi
Ce que j'aime dans ce poème, c'est sa radicalité mais aussi son parti pris à contre courant et comme subitement éclairant.
Il est de coutume de pleurnicher sur le sort de Rimbaud, de déplorer l'incompréhension de son génie par son époque, de regretter l'interruption précoce de son oeuvre, de jouer l'ode classique au poète maudit, dont l'exil nous resterait incompréhensible. Bref, quel dommage qu'on n'ait pas pu écrire un beau discours et organiser un pot de plus pour remettre les palmes académiques à Arthur...
René Char - c'est jubilatoire - abonde au contraire dans la fuite rimbaldienne. Et révèle tout son sens. Rimbaud est parti en Afrique car il étouffait dans cette France reprise en main par la bourgeoisie après la grande peur de la Commune. Mais plus encore, il asphyxiait dans la vie sociale. Dans ses petitesses, ses conformismes, ses logiques grégaires. Rimbaud ne serait pas venu inaugurer un collège portant son nom.
On retrouve dans ce poème le René Char qui fut surréaliste, convaincu que c'est l'humanité elle-même qu'il convient de transformer pour ouvrir la voie du bonheur, et pas seulement les règles du jeu sociales. La Révolution commence en soi-même : "on ne peut pas au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain"... Quelle magnifique profession de foi libertaire !
René Char revendique ici sa filiation avec ceux pour qui la littérature, la poésie, ne sont pas des "activités", mais une facette de leur
être au monde. Elle ne s'en dissocie pas. Ainsi quand Rimbaud fuit, il continue à chercher ce qu'il a poursuivi dans sa poésie. Convaincu que la vraie vie est ailleurs. Derrière les mots ou par
delà les mers. Qui sait ?
C'est aussi un appel grandiose à l'action (ce que Char a réalisé dans la Résistance armée, quelques années avant d'écrire ce poème). Seule l'action est une issue dans ce monde brutal et chaotique. Et ce poème est aussi l'aveu d'un homme, d'un intellectuel, qui souffre de penser un monde impitoyable et imperméable à l'Homme (Char était très proche de Camus) , et qui cherche une issue. Un autre homme, celui qui inventa la poésie moderne, l'a trouvée avant lui.
On ne peut pas échapper à son inscription dans le réel, à sa naissance, à son enfance (les "volcans changent peu de places") mais on peut plonger dans la mêlée du vaste monde. Il y a dans ce poème une sagesse brutale qui rappelle l'Antiquité. Et Rimbaud évoque ici les héros de l'Illiade et de l'Odyssée, dans leur fuite éperdue en méditerrannée.
Peut-être Joseph Kessel, résistant et homme d'action lui aussi, quand il écrit "Fortune carrée", l'histoire d'aventuriers européens dans cette même Afrique de l'Est, songe t-il à Rimbaud, et même à Uysse ?
Et il y a cette dernière phrase du poème, polysémique, pleine de l'énergie du désespoir et radieuse. Oui, le bonheur est indéchiffrable et ne s'incarne pas facilement dans l'Histoire. Et alors, faut-il pour autant y renoncer ?