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13 février 2013 3 13 /02 /février /2013 20:26

feminisme_fraser.jpg Le travail de Nancy Fraser, dont nous avons ici décrit la convaincante théorie de la justice ( Quelle justice sociale pour notre temps ? (Nancy Fraser) ), commence à être traduit en France, et c'est tant mieux. Cette féministe socialiste américaine propose non seulement une vision du féminisme ancrée dans la réalité économique et sociale, mais ne rechigne pas à affronter les questions difficiles de la stratégie de transformation à inventer pour l'avenir. C'est courageux et créatif.

 

Les éditions "la découverte" (précieuses) ont traduit un recueil de certains de ses textes les plus importants sous le titre "Le féminisme en mouvements", où elle offre sa vision, à différents moments de sa vie, du bilan et des perspectives du féminisme. Si elle évolue en fonction de son observation lucide de la situation, elle reste profondément cohérente et fidèle à une vision de l'émancipation féminine enchâssée dans un combat global pour l'égalité. Elle ne craint pas de renvoyer ses amies à la nécessaire remise en cause quand il devient clair que le marché a su utiliser les idées des mouvements sociaux pour les retourner à son profit et instaurer de nouvelles dominations. Si Mai 68 ne voulait certainement pas créer l'Humain hyper individualiste, poussière d'humanité égoïste, désaffiliée et rivée à la marchandise, l'économie de marché à su en capter certaines tendances pour légitimer cette révolution inattendue. Le capitalisme est un judoka génial.

 

La contre révolution néolibérale a poussé le féminisme à se retrancher sur le thème culturel de la reconnaissance, la remise en cause du marché étant en reflux et résiduelle dans les années 80. Mais aujourd'hui on assiste, avec la crise ouverte du capitalisme, à un renouveau de la critique de l'économie politique. Nancy Fraser appelle ses soeurs à ne pas l'ignorer.

 

 

La domination masculine s'intègre dans le coeur du fonctionnement capitaliste

 

 

    La domination masculine est "intrinsèque" au capitalisme. Il repose sur une séparation entre travail salarié rémunéré et travaux domestiques dévolus aux femmes. Les concepts de travailleur, de salaire, sont des "concepts économique de genre". Par conséquent, en héritière du marxisme, Fraser constate que la citoyenneté elle-même est un "concept politique de genre". L'économique imprimant sa forme à la politique.

 

Il a ainsi été indispensable de considérer le genre en sa relation avec l'économie politique, et d'en tirer les leçons politiques : "aussi longtemps que le rôle de travailleur et le rôle d'élever les enfants sont constitués de manière incompatibles l'un avec l'autre, il ne sera possible d'universaliser ni l'un ni l'autre".... "Aussi longtemps que le rôle de citoyen sera défini à partir de la charge de donner la mort et pas de la fonction éducative de cultiver la vie (...) il restera impossible de mobiliser complètement les femmes".

 

Le capitalisme s'est incorporé un Etat dit "social". Et dans ce cadre, la lutte féministe est aussi celle pour "l'interprétation des besoins".  Il s'agit d'établir ou de nier le statut politique d'un besoin donné, de l'interpréter et de le satisfaire. La lutte met donc en jeu les "ressources discursives" des mouvements sociaux et des forces conservatrices. Fraser a bien lu Gramsci.

 

A priori, il n'y a pas de limite à ce qui relève de la politique. La procréation par exemple, a alterné entre objet politique et relevant du personnel sans contenu politique. Un des principaux enjeux de la politique, justement, est de se battre pour choisir où situer la frontière du politique. Aujourd'hui, le libéralisme est en train de faire triompher une idée inouie : l'économie serait en dehors de la politique (indépendance des banques centrales, constitutionnalisation des politiques budgétaires, illégitimité de la redistribution par l'impôt...). Donc, ce qui est le plus important pour permettre notre vie serait à retirer de la politique.... "Il n'y a pas de politique économique de gauche ou de droite" a osé dire Tony Blair. Avouons qu'il faut se pincer...

 

La famille, avec l'économie, est l'autre lieu de la dépolitisation. (Pour ma part, j'ajouterai que pour masquer ce reflux, le monde des politiciens investit cependant l'intime, la santé personnelle, le corps, développe le bio pouvoir... Singeant ainsi le volontarisme, essayant de faire croire à son utilité, et remplissant une nouvelle fonction renforcée de contrôle social, au nom du bien-être. Mais c'est un autre champ de réflexion...).

 

Le féminisme récent a obtenu de vrais succès dans la lutte pour l'interprétation des besoins, inventant des expressions comme "sexisme", "harcèlement sexuel", "viol conjugual"... En instituant un discours elles se fondent aussi en tant que groupe politique : "les femmes".

 

"Le social" est le lieu où les besoins se politisent. Surgissent alors les discours experts" qui vont traduire les besoins politiques en besoins administrables. S'ensuit une redoutable épreuve pour le féminisme : la dépolitisation du besoin par l'administratif. Nancy Fraser prend l'exemple des premiers foyers pour femmes victimes de violence où toutes les femmes présentes étaient considérées comme des militantes, dont certaines en voie de conscientisation. Et puis l'individuel, le psychologique ont pris le dessus, en même temps que la professionnalisation de l'intervention s'installait. Le problème de ces femmes devenait l'"estime de soi".... Le langage thérapeutique remplaçait le discours politique. Certes, les individus peuvent trouver des marges de manoeuvre dans les cadres administratifs, mais c'est un espace de normalisation efficace.

 

Lutter contre le concept de dépendance

 

Aujourd'hui, un des enjeux pour le féminisme est de repousser ce concept de "dépendance" qui est une clé de l'Etat social américain (chez nous ce serait "assistanat"). On a dessiné une figure type : la mère célibataire, dépendante à l'aide sociale, censée être définie par des critères psychologiques. La dépendance, intégrée à l'ordre social préindustriel, est devenue une déviance dans l'ordre capitaliste, tandis qu'elle justifiait l'impérialisme. Puis elle s'est intégrée au fonctionnement de la société, à travers la notion de revenu familial, obtenu par la salarisation du chef de famille et sa domination juridique dans le foyer. Aujourd'hui, la dépendance juridique et politique de la femme est censée être abolie, ce qui se traduit par une sanction symbolique de la dite dépendance (on va jusqu'à l'assimiler à une pathologie, celle de "la personnalité dépendante"). Tout le monde est censé s'assumer seul dans le monde de l'individualisme libéral (c'est là ou l'on voit que le capitalisme a récupéré des valeurs libératrices, y compris féministes). Il reste que ce sont les femmes qui ont la garde des enfants... Et que cette charge est dévaluée et méprisée. L'éducation est un travail, mais exclu du PIB, il n'existe donc pas. On mesure l'efficacité redoutable de cette construction politique artificielle de la "dépendance" si l'on considère que ces mères célibataires, justement, sont les personnes les moins dépendantes possibles, bien obligées de tout faire toutes seules...

 

L'ordre de genre était centré sur le revenu familial, et aujourd'hui ce n'est plus tenable. Les familles ne sont pas durables, un salaire ne peut pas suffire à nourrir une famille... Le capitalisme a intégré la notion de libération des femmes par l'accès au revenu mais en réalité ne la réalise pas.... En retour il stigmatise les femmes qui assument le travail de "care".

 

Vers le pourvoyeur universel de "care"

 

A quoi pourrait alors ressembler une réponse progressiste ? Deux types de stratégies sont possibles :

-le soutien de famille universel, c'est à dire l'emploi pour tous et des modes de garde.

- la parité du pourvoyeur de "care". C'est à dire le soutien fort à celui qui effectue le travail de care (exemple d'un congé parental très avantageux).

Nancy Fraser propose d'examiner ces deux stratégies au regard des principes qui doivent guider le féminisme aujourd'hui, qui peuvent parfois s'entrechoquer :

- la lutte contre la pauvreté

- la lutte contre l'exploitation

- l'égalité de revenu

- l'égalité de respect

- l'égalité de temps libre

- la lutte contre la marginalisation

- la lutte contre l'androcentrisme (tout voir du point de vue traditionnellement masculin)

Les deux stratégies citées sont ambitieuses mais restent insuffisantes pour remplir à ces exigences. Par exemple, le modèle de la parité du pourvoyeur de care risque d'isoler la femme de la société. Elle la marginalise. Quant au modèle du soutien de famille universel, il peut se combiner avec l'exploitation.

 

Nancy Fraser propose alors d'aller plus loin et de dessiner le modèle du "pourvoyeur universel du care". Il réclame la réduction du temps de travail, un système de protection sociale unifié, des modes de garde professionnalisés. Il subvertit la division sexuelle du travail et repose sur la déconstruction des genres.

 

Dans ce monde social, chacun est en capacité de combiner travail, participation à l'éducation des enfants et au soin des plus âgés, engagement associatif et/ou politique, accès au temps libre.... C'est un modèle extrêmement ambitieux certes.... Et ceux qui s'y essaient frôlent le burn out.... Mais " si nous ne nous laissons pas guider par cette représentation aujourd'hui, il n'y a aucune possibilité que nous commencions à nous en approcher un jour".

 

Reconnaître, redistribuer

 

Dans sa Théorie de la justice, déjà chroniquée dans ce blog, Nancy Fraser insistait sur la nécessité de se tenir sur deux jambes : considérer les femmes comme un groupe ressemblant à une classe, et réclamant une politique de redistribution, mais aussi comme un groupe statutaire, réclamant de la reconnaissance. C'est à nouveau souligné dans ce livre.

 

Il n'y a pas de redistribution sans reconnaissance pour la soutenir, et il n'y a pas de reconnaissance dans le cadre d'inégalités profondes. Ces deux dimensions sont indissociables. Les opposer est nul et non avenu.

 

Mais une précision s'impose, ce n'est pas l'identité qu'il faut reconnaître. Ce qui est visé, c'est la parité de participation (par parité Nancy Fraser n'entend pas ce qui est inscrit dans la loi en france, qui est une logique arithmétique institutionnelle). Chacun doit pouvoir être reconnu comme un partenaire des relations sociales, du fonctionnement de la société. Cette participation, comme l'a toujours souligné la tradition socialiste, ne dépend pas que de questions juridiques, symboliques, mais aussi de conditions matérielles. C'est la critique des droits formels.

 

Mais à l'époque de la mondialisation libérale, un nouveau droit doit être réclamé : celui de la politique, tout simplement. Car l'impuissance des Etats westphaliens est devenue telle que l'agir politique est dénié aux populations. Les mesures de justice ont besoin d'un nouveau cadre, adapté à leur aboutissement. C'est pourquoi le féminisme est nécessairement alter mondialiste, et Fraser considère que la première revendication est d'obtenir des supports politiques adaptés à affronter les marchés, les mafias internationales, les entreprises transnationales, les trafics, la destruction de la planète : autant d'enjeux pour le féminisme comme pour les autres mouvements d'émancipation. Nous sommes tous devenus ces errants mondiaux, ces réfugiés dont parlait Hannah Arendt autrefois, qui n'étant pas incorporés dans des nations, n'avaient pas accès à des droits de citoyens, et réclamaient de fait "le droit d'avoir des droits".

 

Articuler à nouveau liberté et protection sociale

 

Enfin, alors que depuis 2008 le capitalisme est entré dans une crise peut-être fatale (et pas que pour lui), les féministes doivent sans doute méditer sur certaines affinités électives entre leurs combats des dernières décennies et le néolibéralisme, afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs se retournant contre l'émancipation. Les valeurs de libération ont été instrumentalisées par le "nouvel esprit du capitalisme", ont justifié la flexibilité à outrance, l'atomisation des travailleurs, la rupture des solidarités. La liberté des femmes a été retournée contre elles, les renvoyant à la nécessité d'entrer dans le struggle for life tout en continuant à assumer l'éducation, les tâches domestiques, dévaluées par la séparation ente production et vie domestique.

 

Les féministes doivent se "ressaisir" selon Nancy Fraser, qui leur propose de se référer à Karl Polanyi. Lui qui a décrit "la grande transformation" capitaliste qui a délié l'économie de la société. En sapant l'autorité traditionnelle, on a aidé aussi le marché à tout régenter. A ne plus être limité par rien, aucune coutume, aucune tradition, aucune solidarité sociale. Le néolibéralisme a été une deuxième "grande transformation" se délestant des contraintes keynésiennes.

 

Aujourd'hui, le féminisme doit combiner ses valeurs d'émancipation et de liberté avec une nouvelle alliance avec la protection sociale. Il doit tirer le meilleur de ses différentes époques et cesser d'opposer l'économique et le symbolique, la culture et le social. L'égalité et la victoire contre le patriarcat sont à ce prix. Telle est la leçon brillante que Nancy Fraser tire de l'aventure du mouvement, confronté à un monde qui change.

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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