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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 09:44

 

TODD.jpg Emmanuel Todd est un des intellectuels français les plus vivifiants de notre temps. Très intervenant dans le débat  public (il se qualifie lui-même comme la "pom pom girl' de la cause protectionniste) car beaucoup invité (un "bon client" pour les médias, brillant polémiste, doté d'un don inné de la pédagogie alors qu'il n'enseigne pas). Mais il s'adresse au grand public muni de ses solides travaux scientifiques, et non d'un verbiage moralisant.

 

Emmanuel Todd est un esprit libre, historien les yeux grand ouverts sur l'anthropologie et l'économie. Un héritier de l'école "des Annales" : celle qui a imposé, par exemple avec Fernand Braudel, l'étude du temps long, des tendances profondes qui travaillent l'humanité, le suivi des "taupes qui creusent" sous la surface des évènements. Mais à ce souci pour le long terme et les sous bassements de la civilisation, Emmanuel Todd associe un goût pour le présent le plus immédiat et la vie politique, et il détonne par sa capacité à relier les leçons de ces recherches sur les statistiques d'Etat Civil et le commentaire de la soirée télé de la veille.

 

Emmanuel Todd assume une pensée originale, d'inspiration matérialiste et  résolument scientifique, mais insistant sur la variable de la structure familiale et du niveau d'éducation (qui sont liés dans sa pensée). Le lire et l'écouter est d'autant plus agréable qu'il use d'un art de la provocation, de l'exagération, tout à fait habile, et à mon avis délibéré car utile aux idées qu'il défend, souvent dans le rôle du minoritaire.

 

Par exemple, pour critiquer le libéralisme et le concept sordide de l'homo economicus, sans verser dans un discours ronronnant antilibéral qui serait vite classé, il se présente  systématiquement comme hostile au marxisme (dans son sens scientifique), avec lequel en réalité il entretient un cousinage à maints égards... Une telle affirmation le rend sans doute plus largement audible encore. Ou par ailleurs il se dit un défenseur acharné de l'économie de marché... pour pouvoir expliquer que comme le marché fonctionne mal il faut que l'Etat prenne des mesures de restriction du libre échange, de nationalisation, et assume un pilotage extrêmement volontaire de l'économie... afin que le marché s'épanouisse.... Ou encore, il exagère son désintérêt pour l'écologie (il déteste les ampoules basses consommation...), certainement pour railler le mépris des élites françaises pour les questions de production et la politique industrielle... Emmanuel Todd a le talent de déstabiliser ses adversaires. Avec un ton très direct et un vocabulaire parfois très familier, un humour dévastateur (sans doute aiguisé par ses études anglaises) et une grande capacité à l'auto dérision.

 

Ce désormais sexagénaire à l'allure de jeune homme un peu strict, qui fut brièvement communiste dans sa jeunesse, qui manie des concepts froids sur les plateaux télés ("système patrilinéaire", "baisse des mariages endogames", "famille autoritaire à structure assymétrique") entetient en réalité un rapport dyonisiaque avec le savoir et le débat politique. Il jubile... Et il s'amuse beaucoup. Avec une pointe de désespoir, parfois, qui perce sous le sarcasme. Comme l'écrit Daniel Schneidermann dans le livre dont on va parler : "nous faisant le cadeau de ne pas se prendre au sérieux et de tagger lui-même sa propre statue de prophète, Todd nous dissuade de le prendre comme maître à penser". S'il défend l'Histoire comme une science, il sait que la science sociale ne peut dépasser un certain degré de prétention...et son humour, sa propension à avouer sa mauvaise foi, sont me semble t-il une manière de le rappeler.

 

Ce penchant à se moquer de lui-même compense intelligemment un certain ego, une tentation à briller, une fierté du travail accompli, une audace déconcertante : l'historien n'hésite pas à prédire l'avenir en assumant l'Histoire comme une science, donc à dimension prédictive. En 1976, Emmanuel Todd publie un essai dans lequel, à partir de données comme la mortalité infantile qui décollent, il prévoit l'effondrement de l'URSS, à un moment où "le monde libre" s'effraie des missiles soviétiques. Plus tard il écrit un essai à grand retentissement international qui affirme que la puissance américaine va s'éroder, rongée par la base... La crise des subprimes lui donnera raison. Dans le "rendez-vous des civilisations" écrit avec le démographe Youssef Gourbage, il prend totalement à contrepied la théorie du choc des civilisations imprégnant les esprits de l'époque, et explique que le printemps démocratique arabe devrait déjà être là...

 

Il n'hésite pas à aborder les sujets sensibles de front et de manière lapidaire, comme pour susciter des électrochocs. Par exemple quand il évoque les rapports entre France et Allemagne, qu'il considère comme des sociétés fondamentalement très différentes, sans aucune chance de parvenir à fonder Nation commune.

 

Bref Emmanuel Todd est exigeant à tous les égards, précieux et à mon sens attachant.

 

Daniel Schneidermann, homme courageux et au travail de salubrité publique (malgré son côté obsédé par l'autocritique, qui rappelle un peu les maoïstes...) a eu l'excellente idée de réaliser une émission d'"Arrêt sur Images" avec Emmanuel Todd, revenant sur les révolutions arabes,  permettant d'apprécier les prévisions de l'Historien à la réalité des évènements qu'il est un des seuls à avoir annoncés.

 

Elle fut de si grande qualité qu'il fut décidé, à bon escient, de la transcrire sous la forme d'un petit livre. Intitulé "ALLAH N'Y EST POUR RIEN !" sur les Révolutions arabes et quelques autres, Emmanuel Todd". C'est une rapide mais excellente lecture. Et pour ceux qui n''auraient pas encore lu un livre du personnage, une parfaite introduction, et même bonne synthèse de son oeuvre. Je pense que l'on peut uniquement se le procurer sur Internet.

 

On y trouvera, très clairement évoqués par Todd, ses principales analyses, et une série de formulations claquantes à ne point manquer.

 

Les révolutions arabes, contrairement à ce qui a été beaucoup dit, n'ont rien d'étonnantes selon Todd. L'étonnant est qu'elles ne sont pas venues plus tôt, et "les gens semblent comme épatés de voir des jeunes dans la rue foutre en l'air un régime. Mais enfin, le gros de l'histoire, c'est ça". Les seuls régimes qui peuvent résister sont ceux qui vivent aisément de la rentre pétrolière, qui n'ont pas recours massif à l'impôt, qui utilisent une armée de mercenaires (à cet égard la difficile transition en Lybie est une situation intemédiaire).

 

Ces révolutions ont montré que techniquement, une révolution se déclenche quand l'armée craque. C'était vrai en Russie, c'est vrai en Tunisie.

 

Le moteur principal de la libération, c'est l'éducation, qui se manifeste d'abord par le taux d'alphabétisation : "Quand on sait lire et écrire, on peut lire un tract. On peut même en écrire un !". Todd rappelle qu'en 1789 le taux d'alphabétisation dans le bassin parisien atteint la barre importante des 50 %.

 

Autre facteur de modernisation, la baisse de la fécondité est une résultante de la hausse du niveau éducatif. C'est le signe qu'on accepte plus un destin assigné, qu'on prend le contrôle de son existence. Baisse de la fécondité et élan éducatif se combinent pour saper l'autorité traditionnelle, dans la famille, puis à l'échelle macro sociale.

 

Une autre variable démographique est essentielle dans la marche vers la démocratie : le recul de l'endogamie (le mariage dans la famille). L'irruption du citoyen dans l'espace public requiert la fin d'un monde fermé. La règle d'exogamie oblige à sortir du village pour se marier, et crée du mouvement dans la société, ainsi que la vision des enjeux globaux.

 

Attention : le processus de modernisation d'une société, sa révolution, prend des formes diverses. Et une période de transition incertaine peut déboucher sur des régimes politiques autoritaires, que l'on analyse comme un retour en arrière, alors que selon Todd ils dissimulent, comme la Restauration ou le Second Empire en France, un processus irréversible. C'est ce qui se passe en Iran, où ce scenario a été favorisé par la situation internationale. La transition se réalise dans une société perturbée et peut adopter des formes violentes (la révolution française n'a pas été un long fleuve tranquille). La situation algérienne, avec la victoire électorale du FIS et la guerre civile qui s'ensuivit, est un exemple contemporain de transition qui déraille. Mais là aussi, le processus de modernisation est enclenché et l'Islam radical n'est qu'une pathologie qui le masque.

 

Mais les pays ne sont pas tous égaux par rapport à cette aspiration à la modernité démocratique. Les systèmes familiaux déterminent un rapport à l'autorité et à l'égalité, et constituent des terreaux plus ou moins féconds. Todd est un matérialiste convaincu, et il considère que les idées ne sont qu'accessoires : elles viennent en dernier ressort, elles sont des outils et des reflets.

 

Il y a à ce propos essentiel (que je partage) un passage succulent, où Todd fait preuve de ses talents d'intellectuel percutant et lapidaire. Schneidermann lui demande : "Vous ne croyez pas à ce rôle des philosophes dans le déclenchement de la Révolution ?"... Et il répond : "Non. Je pense que ce sont les paysans du Bassin Parisien qui ont choisi l'idéologie qui leur plaisait (...) Oui, je sais que tous les intellectuels sont furibards de voir leur activité réduite à une modeste mise en forme de mentalités qui leur préexistent".

 

L'Islam n'est ni responsable de la Révolution, ni un facteur l'empêchant véritablement. Todd rappelle que Mahomet prônait l'égalité d'héritage entre hommes et femmes : "c'est pourquoi c'est hyper rigolo d'entendre des mecs en France s'exciter sur la compatibilité entre le Coran et la République. Parce que le Coran n'est pas respecté dans les pays arabes pour des éléments qui seraient de l'Ordre du Code Civil en France"...

 

Plus au Nord, les sociétés sont en crise. La baisse du niveau de vie y a commencé. Une cause fondamentale qui l'explique et empêche d'en sortir surtout est le vieillissement de la population, toujours une variable démographique.

 

Emmanuel Todd propose une intérprétation originale du racisme et de l'intolérance, envers l'Islam en particulier, qui travaille l'Europe. Paradoxalement, l'épuisement de la religion en Europe crée un climat propice à l'islamophobie, ennemi de substitution à l'Eglise Catholique qui menaçait les libertés et qui a été disciplinée et réduite à un rôle intime et accessoire. L'angoisse du vide a besoin d'un bouc-émissaire. C'est pourquoi certains laïques sont en train de verser dans une haine irrationnelle de l'Islam.

 

Un des points les plus importants à réfléchir dans l'oeuvre de Todd est la question de l'Allemagne. Et ce que signifie pour nous français le partenariat avec les allemands. Todd n'y croit pas.

 

Le système familial allemand débouche sur des valeurs d'autorité et de légitimation de l'inégalité (entre les descendants dans la famille). Le modèle familial français a débouché sur l'universalisme politique, le modèle allemand sur une pensée particulariste. Todd ne traite pas les allemands de nazis en puissance bien sûr... mais il note, sans hésitation, qu'il n'est pas fortuit que le régime le plus radicalement inégalitaire ait été expérimenté en Allemagne, car les ferments pouvaient y être utilisés. Il n'est pas fortuit non plus de voir des coalitions de gouvernement en Allemagne (ce qui nous paraît incongru en France), car on est allemand avant tout. Les français n'ont pas cette approche et se réfèrent à de grands discours universalistes.

 

La politique économique allemande, fondée sur l'exportation, la conquête de marchés (au sein de l'Europe, grâce à l'Euro qui supprime le risque de change, stratégie qui oblige les autres pays à la rigueur alors qu'ils devraient relancer leur demande intérieure...) est une expression de cette tendance au particularisme, à l'assymétrie...

 

Ainsi les modèles économiques puisent leurs sources dans une histoire profonde, dans des réalités anthropologiques. Et ceux qui disent "il faut s'aligner sur les allemands" ignorent la réalité des sociétés, qui ont leurs différences. Les mépriser et les brutaliser est un énorme risque.

 

Ce livre se clôt sur un passage où Todd fait encore preuve de sa singularité dans son style sans fioritures : "Je crois que l'Histoire humaine a un sens". Celui du progrès. De la marche vers la liberté et la capacité à régler les problèmes qui se posent. Todd est un optimiste. Non pas de la volonté, non, mais un véritable optimiste positiviste. C'est rare, rassurant et revigorant.

 

 

(Pour ceux qui n'ont pas commencé à découvrir l'oeuvre d'Emmanuel Todd, et qui seraient un peu rêtifs aux longs développements démographiques, je me permets de conseiller l'Essai ébouriffant "Après la démocratie", qui est certainement le meilleur livre écrit sur le moment Sarkozyste)

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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