"Sur la plage de
Chesil", court roman au style classique de Ian McEwan, est un peu le contrepoint indispensable de l'argumentaire de
Pasolini que nous avons déroulé récemment dans ce Blog ( Pasolini, le Corsaire qui a tout
compris) , sur la face obscure de la libération des moeurs et les fausses promesses de l'hédonisme, génératrices d'angoisse et de névroses.
Ce roman d'une maîtrise admirable, d'autant plus impressionnant que l'auteur n'est pas de la génération qu'il dissèque (il a dix ans de moins), nous décrit avec un subtil mélange d'empathie et de sarcasme léger (on sourit un peu) les affres d'un jeune couple anglais parti vivre sa nuit de noces au bord de la mer dans un hôtel, en 1962. Soit juste avant la grande transformation anthropologique. Un temps où la répression sexuelle était encore prégnante mais déjà insupportable.
J'ai songé à un beau film de James Ivory avec Emma Thomson et Anthony Hopkins, où n'osant s'avouer leur passion réciproque par
simple souci de convenance, deux employés de maison anglais vont passer à côté du bonheur et le regretter douloureusement (le titre ne me revient pas).
A travers les souffrances absurdes de ces jeunes gens, que nous appréhendons grâce à une habile alternance des deux points de vue intimes, c'est toute la société corsetée de l'époque qui nous apparaît dans son absurdité, sous la plume de McEwan.
Et nous savons ainsi gré à nos ainés d'avoir brisé le modèle.
La nuit de noces va tourner au fiasco lamentable.
Elle ne sera que l'aboutissement prévisible d'une relation faussée par la pudibonderie : entre une femme effrayée par "la chose", élévée dans le déni voire la haine du corps, jusqu'à être dégoûtée par avance de tout contact physique, et un homme rendu fébrile par la répression du désir.
Tout cela, certes, se passe en Angleterre, terre puritaine. Entre deux jeunes gens issus de deux couches différentes de la middle class, qui vont d'ailleurs essayer d'attribuer leurs soucis à des motifs culturels et sociaux, certes réels mais non décisifs. On s'échappe de la pièce du drame (la chambre de la nuit de noces, irrespirable) pour plonger dans leur passé, comprenant comment ils en sont arrivés là. Vivant une jeunesse où toute chaleur et toute sensualité était proscrite, et fondant leur couple sur des bases platoniques et pudiques préparant la déroute finale.
Le talent de Ian McEwan, qui rend à travers ce roman - me semble t-il - un hommage appuyé à Virginia Woolf, est de jouer avec la présence obsédante de la nature, de la mer en particulier, inévitablement sensuelle. Comme pour renforcer le malaise des jeunes mariés et la réalité de leur aliénation, soulignant le contraste entre leurs sentiments dévoyés et leur être profond, refoulé.
La peinture psychologique des deux personnages est de toute première grandeur.
C'est aussi un beau roman sur le poids des mots et la valeur du langage. Grâce à la scène d'explication, grandiose, entre les deux jeunes gens après l'échec de la consommation du mariage. Certains mots, certains choix grammaticaux sont fatals. Comme l'usage de l'imparfait : "je t'aimais"... plutôt que le présent. Parler c'est agir.
Cette scène, très riche décidemment, nous montre aussi comment une dispute peut finalement s'autonomiser de ses causes, enfler de manière inconsidérée, enflammer les orgueils et ainsi acquérir des dimensions irréversibles.
Quelques secondes, quelques paroles, peuvent changer le cours d'une vie. Finalement, l'échec de cette nuit là n'avait rien de dramatique. Il aurait du être facilement surmonté. Mais non, la terreur stupide l'a emporté, s'alliant au souci de ne pas céder à l'autre, de ne pas baisser la garde. Et c'est d'un bonheur peut-être incommensurable dont ces deux personnes se sont privés.
La situation est d'autant plus frappante que cette génération va vivre à cheval sur les deux époques : celle de la prison morale et celle de la liberté sans limites. Elle va donc pouvoir regretter le passé et s'interroger sur son étrangeté.
Quelle autre génération humaine aura vécu dans sa chair un telle modification des règles du jeu anthropologiques ? Il y a là une expérience unique.
Ian McEwan est un grand romancier, un brillant explorateur des moments de vérité entre les êtres, qui éclairent des lames de fond
d'une extraordinaire ampleur.