"La chambre à remonter le temps"
est un roman d'époque de Benjamin Berton, qui dresse un portrait au Wasabii des "classes
moyennes", ou si l'on préfère de la toute petite bourgeoisie : les couches sociales salariées qui ont tout juste sorti la tête de l'eau pour ne pas faire leurs comptes en permanence
et obtenir le droit de s'endetter sur 25 ans afin d'acquérir un titre de propriété.
Benjamin et Céline sont des trentenaires et viennent d'avoir une petite fille, Ana. Ils vivent au Mans... Perdus dans l'immense division du travail social, ils effectuent des tâches sans aucun intérêt au sein de l'économie privée bureaucratisée. Benjamin travaille à Paris où il se rend en TGV chaque jour.
Le couple achète une maison au Mans. Un "coup de coeur"... même si une chambre condamnée par les anciens résidents suscite un certain malaise.
Benjamin, qui sert de narrateur, ne va pas tarder à découvrir les pouvoirs de cette chambre : elle permet de voyager dans le temps. Il va s'en servir pour surmonter les contradictions de sa vie décevante : et notamment pour se débarasser de tout ce qui est pénible en effectuant des elllipses ou des flash backs. Peu à peu il perd contact avec le réel qui se conjugue au présent. Les difficultés s'amoncellent dans le couple, Céline et Benjamin n'étant plus sur la même longueur d'onde. Benjamin recherche la quiétude, Céline se réfugie dans les exigences matérielles et voudrait contraindre son compagnon à entrer dans ce moule.
On ne saura pas si Benjamin sombre dans la schyzophrénie ou si cette chambre détient de réels pouvoirs. Moi j'ai ma réponse... mais je vous laisse à votre réflexion si vous comptez lire cet intéressant petit roman, qui n'est pas le chef d'oeuvre français du siècle naissant, mais se laisse parcourir avec un sourire caustique et amusé.
Ce qu'il a de meilleur est son regard critique sur la vie de ces couches moyennes éduquées (dont je suis, même si un peu plus confortable que ces deux trentenaires). Le passage sur l'acquisition de la maison est particulièrement réussi. Acquérir une propriété est, on le sait, le graal contemporain. La caricature de ces parasites d'agents immobiliers et de notaires fonctionne très bien. J'ai aussi beaucoup souri à la description d'un repas "convivial" de voisins auquel le couple participe ... Car moi aussi, comme eux, je n'aime pas ça...
Le roman est intéressant en tant que regard sur le destin de ces couches sociales : l'anomie, la désaffiliation qui les caractérisent. Et surtout il restitue bien leurs frayeurs actuelles : la proximité des pauvres juste en dessous d'eux dans l'échelle sociale, qu'ils veulent repousser à tout prix. Cette peur sociale se traduit dans l'espace, elle se concrétise dans l'agacement puis la colère face aux tags et par un sentiment d'insécurité irrationnel...
La vraie menace qui pèse sur ces couches sociales, celle d'un capitalisme débridé, est trop désincarnée, trop abstraite. Il n'y a plus de cadre collectif dans lequel on peut la saisir, l'analyser et lutter contre elle. L'ennemi c'est donc le jeune à capuche, ou encore le punk à chien. La menace, c'est la proximité de la "cité", imaginée comme un enfer et comme une métastase appelée à envahir tout le corps social.
Benjamin est enrôlé, plus ou moins à son corps défendant, par ses voisins mâles, dans des tournées nocturnes de vigilance. Tournées où il ne se passe rien et où on joue aux miliciens. Un bon prétexte pour échapper un peu au foyer et retrouver la camaraderie de collège... Les frustrations de ces couches sociales se cristallisent en violence potentielle et en haine qui se tourne vers le "bougnoule" et "le clodo". Benjamin, jeune homme éduqué venant d'un milieu plutôt progressiste, se rallie à cette vision du monde plus ou moins implicitement, car il endosse un nouveau rôle social.
Le roman devient alors politique. Et il touche juste quand il décrit cette France où les solidarités primaires ont été arrasées, où les mobilités et la famille nucléaire, adaptées aux exigences de l'économie, ont disloqué les communautés et produit de la poussière humaine. De l'isolement dans la disparition de tout dessein collectif qui donnerait un sens à l'existence. Ce n'est pas un hasard si le FN a du mal à s'implanter dans les zones où le lien social est encore un peu solide, où l'identité culturelle rassemble : la Bretagne, le Pays Basque par exemple.
Il y a bien l'Enfant, pour imprimer un sens à tout cela. Mais pour Benjamin cela ne suffit pas.
Mais le problème de ce roman, qui mêle habilement réalisme social et utilisation du surnaturel, c'est justement qu' il est écrit par un petit bourgeois qui parle des petits bourgeois. Sa distance corrosive masque habilement une tendance à la lamentation typique de cette classe : la déploration de l'ennui... Je me suis ennuyé, enfant ou étudiant. Mais aujourd'hui il m'apparaît que l'ennui est un luxe. Et en réalité je ne m'ennuie plus jamais. Et je n'adhère pas non plus à ce dégoût du quotidien qui anime le narrateur (et sans doute l'auteur). Pour ma part je n'ai jamais rêvé d'être Indiana Jones et la perspective de manger un confit de canard illumine ma journée. Rester une matinée sous la couette, c'est un royaume... Et je diffère aussi avec l'auteur sur la place de l'enfant : il justifie tout, ou en tout cas beaucoup.
Au final, je suis donc gêné par la contradiction de ce livre. L'ironie y fonctionne comme un leurre. Une diversion permettant d'exprimer, par la contre allée du roman, les tourments banals d'un scribe petit bourgeois.