"Il n'y a pas d'autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que le rapport de soi à soi"
Michel Foucault
"Les désarçonnés" de Pascal Quignard est une digression littéraire, se nourrissant elle-même au fil de ses intuitions, mêlant la réflexion philosophique, les fulgurances poétiques, l'anecdote historique ou judiciaire tirée d'on ne sait quel profond recoin de vieille bibliothèque, les récits quasi hallucinatoires d'un chamane, les bribes autobiographiques, l'animalerie... Sur fond de pessimisme anthropologique total.
Une aventure de création fascinante et surdouée, au service d'une idée radicale s'il en est : fuyez tout, et créez !
Et s'il vous prenait de lui rétorquer, d'emblée, que c'est facile à dire pour un écrivain à succès vivant de sa plume... il vous dirait qu'il a bien connu un maréchal ferrand procédant de la sorte. Il n'est peut-être pas donné à tous de devenir anachorète, mais rien n'oblige, du moins, à obéir. On peut se mettre à côté, ne pas coopérer à "la curée". La Boétie encore et toujours.
Quignard nous invite, muni d'une foultitude d'arguments et d'exemples, et d'une réflexion approfondie sur le monde animal et sa coexistence avec l'homme, à devenir des Cerfs plutôt que des chevaux. A nous transformer en chats errants, en génies de l'esquive sociale. A fuir ce qui ne peut que nous plonger dans le désarroi : la vie en société, le pouvoir, le collectif. Et leur odeur irrémédiable de sang.
C'est une ode à l'anarchisme viscéral, à la démission, au refus du siècle, au rejet de toute politique ("il ne faut pas attendre du déserteur le point de vue du Général"), se réclamant d'une quête de liberté antérieure même à la Cité. C'est l'attitude d'une Louise Michel, une fois la Commune écrasée, et qui se refuse même à travailler à sa sortie de prison, car elle est ailleurs, dans sa liberté faite forteresse imprenable. Quignard est absolument radical dans son pessimisme antihumaniste mais il n'est pas misanthrope au fond. Ce qu'il récuse, c'est l'animal politique.
Il faut donc déserter et refuser toutes les assignations. Il faut même refuser que l'on prétende définir ce qu'est que l'humain. Car cette question "humaniste" suppose déjà l'exclusion, et prépare le massacre.
Beaucoup dans l'Histoire ont ressenti ce besoin de s'écarter. George Sand parlait d'un désir d'"Absence". Les Sagesses diverses ont fréquenté cette idée selon laquelle "quand on cesse de se soumettre au jugement de ceux dont on s'est retranché, tout ce qui blesse s'effiloche et se gomme d'un coup comme une brume sur la rivière à l'instant où monte le soleil".
Pour Quignard, qui s'avance muni de maints exemples, nous servant de guide à travers les âges (avec une prédilection pour la préhistoire, les guerres de religion en Royaume de France et l'Antiquité grecque et romaine), l'humanité est condamnée à la violence, à son adoration même, et à la guerre permanente. Car elle est née sous le signe de l'effroi de la bête traquée puis de l'angoisse, et elle a survécu dans le peau du chasseur affamé. Sa violence a partie liée à ce destin particulier enfermé dans la temporalité. Le temps, c'est une hantise. Quignard nous offre une belle réflexion sur notre rapport au temps, abordé au révélateur de l'acte sexuel. Et il en conclut une chose désespérante, à savoir que le présent n'existe pas. En cela nous sommes maudits. De tous temps, les Hommes sont allés à la guerre avec joie. La guerre est le rythme de leur Histoire. La vraie vie des Hommes ensemble, c'est la guerre. Leur plaisir absolu, c'est de faire couler le sang.
Il est possible de ne pas en être cependant, et d'être en partie libre, comme nous y invitent ces "désarçonnés" qui un jour sont tombés de cheval (Montaigne par exemple, Agrippa d'Aubigné). Et sont un peu morts pour renaître autrement. Ainsi en est-il de l'auteur revenu d'une grave maladie. Il nous invite à méditer sur le sort de ceux qui ont connu la chute, l'expérience d'un "jadis" antérieur à tout, pour revenir à la vie, décidés à la mener autrement.
L'écrivain, mais aussi le lecteur, réalisent un peu de ce projet, selon Quignard. Quand nous lisons sincèrement nous sommes irréductibles. Je le crois volontiers.
Un propos émouvant, agile, prodige parfois. Cet individualisme sans limite ouvert au monde et fuyant la cité est cohérent. Sauf qu'on a envie de répondre à l'écrivain : "mon frère, si tu admires tant certains des nôtres, c'est sans doute que l'humanité a d'autres dimensions que l'instinct de mort". Pour se retirer, il faut déjà décider de ne pas participer au carnage, et cela demande des ressorts. Certes le meurtre est partout dans l'Histoire, mais si l'on regarde bien et parvient à apaiser quelque peu la nausée que ce tableau procure, on voit que l'agapé lui livre une belle lutte. Et il est bien tentant de s'y mêler peu ou prou.