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5 avril 2013 5 05 /04 /avril /2013 21:05

797732305da1069d06f6159a17990241.jpgTout lecteur avide de Kafka appréciera l'essai, certes hermétique parfois, mais profond, de Maurice Blanchot : "De Kafka à Kafka", un classique de la critique.

 

C'est un livre marqué par l'influence de Hegel et un sens tout à fait aigu de la dialectique, forme constante (parfois trop systématique ?) de la pensée de l'auteur. Il réclame pour être compris d'avoir goûté aux oeuvres de K, au "Château" particulièrement.

 

En évoquant Kafka, Blanchot parle de la littérature. "Je ne suis que littérature" disait le tchèque, à mon sens (je m'y risque) le créateur majeur du 2Oeme siècle. Son oeuvre radicale interroge la littérature toute entière, à l'instar du roman inaugural que fut "Don Quichotte" de Cervantès, indéniablement son arrière grand père spirituel.

 

La littérature, dit crûment Blanchot, est "nulle". Et c'est cette nullité qui est extraordinaire. C'est ce que les êtres qui vivent sans le compagnonnage de la littérature ne saisissent pas, sans doute. Cette nullité est pour l'écrivain tout l'enjeu et K en avait la plus claire des consciences.

 

Pour écrire on a besoin de talent, mais on n'a pas de talent tant qu'on n'a pas écrit. L'écrivain existe en écrivant. Et ça recommence sans cesse.

La littérature est donc néant, et négation du néant. Ici on commence à approcher les vertiges métaphysiques que connaissent bien les lecteurs de K...  

 

Je me souviens de cet été de 1991 je crois, où j'ai lu "Le château" par bordées d'une centaine de pages. Dès le début on sait qu'on est entré dans une expérience unique en son genre, et ça se confirme page après page. Un vertige, oui. Le sentiment inouï d'une ombre gigantesque invisible, ou d'un vide introuvable. Une impression de vérité, de rencontre avec une profondeur intime retrouvée là sur le papier. Une connaissance informelle datant de l'âge de raison. K est parvenu à infiltrer dans ses histoires d'apparence banale toute l'anxiété inhérente à la condition de l'homme moderne. 

 

Dans la littérature, il s'agit de sauver le monde et d'en être la ruine aussi. Les livres de Kafka en sont les meilleurs exemples. La ruine du monde que l'on recrée, dont on disloque le langage pour le reformer. Et si l'on écrit le monde, c'est par conscience du néant qui s'avance.

 

L'écrivain doit donc passer à l'acte, quelles que soient les conditions. Même quand il perd son temps comme K dans une compagnie d'assurances. Il s'agit de "passer de la nuit de la possibilité au jour de la présence".

 

L'écrivain écrit pour lui-même, pour conjurer le néant. Ensuite son oeuvre lui échappe. Mais valent seulement ces livres là ; ceux qui sont écrits pour le lecteur n'ont pas d'intérêt immense pour lui car justement le lecteur attend la radicalité de la parole nouvelle. Kafka, sans doute par son rapport étroit et en même temps en rupture avec "le peuple du livre" cherche son salut dans l'écriture, le domaine du sacré. Il sait pourtant qu'il n'y trouvera pas Israel mais le désert.  

 

L'écrivain est un travailleur, il est à l'"ouvrage". Le travail consiste dans la transformation du monde pour se transformer soi-même. La littérature est donc nulle, mais elle n'est pas rien.

 

L'écrivain est dans son travail "maître de tout", mais sa limite est qu'il ne l'est QUE de tout. Il possède l'infini, mais le "fini lui manque". L'imaginaire ne lui permet que d'appréhender le monde comme Tout.

 

Revenons sur cette idée de ruine du monde dans la littérature, pour la préciser. L'acte de nommer me donne une signification certes, mais en même temps il supprime la chose signifiée. Pour que je dise le mot "femme" par exemple, elle doit d'une certaine manière perdre ses os... Le langage est donc qualifié par Blanchot d'"immense hécatombe".

 

La conséquence philosophique est qu'il n'y a plus dans la littérature des êtres ou des existants, mais de l'être.

 

Pour être pensé, l'être suppose, on le sait, sa contrepartie : le néant (s'il y a de l'être, c'est qu'il y a la possibilité du néant, à partir du moment où Dieu n'est pas certain). Le langage et donc la littérature qui l'utilise par excellence est liée à l'expérience du néant. C'est en cela que l'oeuvre de Kafka éclaire ce qu'est la littérature.

 

Les livres de Kafka nous comblent en nous rappelant à la fraternité des perceptions humaines essentielles, mais ils nous glacent aussi. Ce sont des histoires, car on ne peut pas parler du néant autrement, et en même temps on ne peut pas dégager ces histoires de leur signification générale. Dans ces romans, on a toujours l'impression de se situer à la fois dans le claustrophobe et l'immensité universelle.  La lecture de Kafka a quelque chose d'impossible, une "anxiété propre à cet art" dit Blanchot.

 

L'oeuvre de K est celle de la mort de Dieu. Il y trouve une "sorte de revanche". Mort il est toujours aussi puissant. Les livres du tchèque sont lourds de cette transcendance défunte.

 

Mais Kafka trouve quelque chose de fondamental. Le problème de l'impatience. L'arpenteur du "Château" se fourvoie toujours par impatience. C'est ce qui le conduit de mésaventures en mésaventures. Pourquoi ? Parce qu'il ne sert à rien de vouloir en finir avec l'infini. Il ne nous sert donc à rien d'être impatients.

 

Blanchot ne le relève pas, car il écrit en 1981, mais depuis on a redécouvert l'idée de sagesse. Que nous disent toutes les sagesses ? Elles nous conseillent de renoncer à l'impatience et veulent nous reconduire à considérer l'instant présent.

 

L'autre issue, c'est celle que Blanchot nomme "la fantasmagorie bureaucratique".... Le monde y a plongé totalement, ce que Kafka voyait s'avancer. Une illusion pour répondre à la peur du néant. A la peur de cette mort, qui n'est pas en elle-même un problème. Le problème justement, c'est qu'on ne peut pas savoir si elle est vraiment là, on ne peut pas la concevoir.

 

A travers cette faute de l'impatience, sans doute Kafka a trouvé une clé. Il ne l'aura pas utilisée lui-même, inapte à la vie, ne désirant être que littérature, incapable de répondre à la passion terrestre de Milena. On dit pourtant qu'à la fin de sa vie, rivé à sa plume, souffrant, Kafka a pu aimer.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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