Quel petit garçon (d'un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître) n'a frémi devant une vitrine de magasin de
jouets présentant des soldats de plomb de "la grande Armée" napoléonienne ?
Je suis allé quatre fois en Corse par bateau depuis Marseille ou Toulon, étant enfant. J'en ai peu de souvenirs : la soute, comme le ventre d'une baleine pleine de
voitures dévorées ; les montagnes d'écume soulevées par l'hélice géante, et les vitrines décorant les couloirs de ce bateau ( qui s'appelait le Napoléon ou le Bonaparte sans doute) reproduisant
telle bataille avec des dizaines de figurines. J'y vois encore les grenadiers, les Dragons, les anachroniques Mamelouks, les Uhlans, et l'Empereur lui-même. J'étais émerveillé.
Cependant, les seules épées que j'ai rencontrées en Corse sont les épines d'un oursin, qui a impitoyablement vaincu ma voûte plantaire.
Patrick Rambaud, qui s'illustre aujourd'hui par ses successives et piquantes "Chroniques du règne de Nicolas
1er", a du beaucoup rêver d'Austerlitz ou du Pont de Lodi.
Pour tous ceux qui voudraient en savoir plus sur cette époque brève et dense, où l'ambition d'un homme adopta une forme tout à fait extraordinaire, il
n'est pas obligé d'en passer par les sommes historiques d'un Jean Tulard. Les petits romans en poche de Patrick Rambaud suffisent déjà pour se plonger, avec plaisir, dans cette Europe en
proie à des bouleversements gigantesques, aux côtés des grognards.
- Il y a son meilleur livre, "La Bataille", qui relate la confrontation avec les autrichiens à
Essling, à deux pas de Vienne. On y apprendra ce qu'était la guerre (40 000 morts pour rien). Cette bataille a ceci d'intéressant qu'il n'en ressort aucun vainqueur. Ou aucun
vaincu. A l'instar, peut-être du résultat ultime de toutes les guerres. Les seuls vaincus, ce sont ceux qui restent sur le champ, les mutilés et leurs familles. Et les peuples qui
financent l'effort de guerre.
- Il y a "Il neigeait", qui conte la retraite de la Bérezina, après l'incendie de Moscou. On gèle avec les
soldats et on vit de l'intérieur l'écroulement dantesque de l'armée française.
- Il y a le moins tumultueux "Le chat botté" qui porte sur le moment où Bonaparte sauve le
Directoire grâce à quelques canons et rencontre Joséphine. Le tremplin qu'il ne fallait pas manquer. La chance sourit aux audacieux. Ce livre a pour intérêt de jeter la lumière sur une
époque méconnue, et sur ces fripouilles acoquinées aux royalistes qui alors s'emparèrent du pouvoir, abattant Robespierre et se grimant en libérateurs.
- Il y a "L'absent", qui cible cet épisode loufoque (parmi tant et tant d'incroyables) de l'exil à l'Ile
d'Elbe et de la préparation du retour au pouvoir - inconcevable mais réel - d'un homme fort de son seul
prestige et de son culot. Sa seule apparition suffisant à abattre un régime.
Je ne suis pas
bonapartiste pour un sou. Je sais ce que signifie cette formule politique, tour de passe-passe pour tout changer pour que rien ne change. Je n'ai nulle sympathie pour cet homme qui était
un opportuniste et un mégalomane meurtrier. Même s'il a préservé des acquis de la Révolution. Et même s'il en a enraciné des principes essentiels (le Code Civil), qu'il a répandu
en Europe comme une semence qui rejaillira violemment en 1848.
Mais cette épopée qui court sur quinze années stupéfiantes ne peut que nous passionner.
Dans un style tout aussi alerte, aisé à lire mais diablement efficace, il y a les quatre tomes du "Napoléon" de
Max Gallo, écrit sur le mode du récit historique. Comme un roman vrai.
Gallo a du écrire ce livre à un moment où il devait flotter entre souverainisme républicain et nationalisme assumé, avant de sombrer dans cette dernière ornière.
Son admiration pour la geste napoléonienne est trop perceptible. Et si on le suit, Napoléon n'avait pas le choix de mettre à sang toute l'Europe... pauvre France impériale menacée de tous
bords... Ca m'ennuie ainsi de le dire, mais ce livre est vraiment réussi, de bout en bout. On y vibre dans le maquis Corse. On suit pas à pas le jeune apprenti officier jusqu'au faîte de l'Europe
et on mesure sa déchéance vertigineuse.
Gallo, malgré sa productivité suspecte, tous ses défauts d'intellectuel systématique et les sottises politiques qu'il profère sur les plateaux télévisés, est un bon
écrivain populaire. Son "Grand Jaurès" est excellent, et sa biographie de Rosa
Luxembourg ne démérite pas. Rambaud et Gallo sont brillamment "élitaires pour tous".
Tant que vous y êtes, allez visiter les salons Empire au Louvre. Pour vous en imprégner. Et regardez Napoléon du point de vue Russe, avec Tolstoï.