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le blog d'un lecteur toulousain assidu

Vivez un parfait exorcisme tragicomique ("La littérature nazie en amérique", de Roberto Bolano)

Drieu-la-R.jpgAvant d'être terre d'expérimentation de l'ultra libéralisme et aujourd'hui d'une nouvelle tentative progressiste passionnante, le continent américain l'a été du fascisme. Parfois, les deux ont saccagé des pays main dans la main, comme dans ce Chili que connait bien Roberto Bolano. Le fascisme n'est au départ, avant de parfois prendre une relative autonomie et de donner cours à ses plus vastes horreurs, que le viatique politique d'une classe dominante à qui la démocratie, forme parmi d'autres dans laquelle elle peut couler sa reproduction, n'est plus commode.

 

 

 

Avec "La littérature nazie en amérique", il démontre son caractère d'écrivain hors norme.

 

Bolano a apporté à la littérature de son siècle une véritable pierre unique. Il sait faire des choses que l'on ne saurait lire sans lui. C'est ainsi que Roberto Bolano mérite ardemment sa place dans le coeur de tout grand lecteur contemporain.

 

 

Le fascisme a été l'ennemi intime de Bolano, jusque dans sa chair. Et ici, dans un exercice de jubilation sombre, il s'en venge et nous en venge, déclenchant chez le lecteur (enfin votre serviteur) des rafales de rires meurtrières, car nourries dans le dégoût méprisant de ce produit empoisonné qu'est la peste brune..

 

 

L'écrivain nous propose une espèce d'encyclopédie imaginaire de la pseudo littérature nazie en amérique, composée de dizaines de biographies scabreuses d'auteurs fictifs, censés avoir vécus entre le début du XX eme siècle et les vingt premières années du XXIeme. 

 

 

Le ton est froid, descriptif, sans aucune espèce de jugement moral. L'auteur y adopte cette tonalité objective, distanciée, de l'encyclopédiste. Cette objectivité est ainsi surexposée de facto de manière critique, par l'absurdité du projet qui ressort. L'on ne saurait parler de fanatiques comme de poètes de l'académie florale, et pourtant si l'on s'en tient à l'art pour l'art c'est ce qu'on peut commettre.

 

 

L'euphémisme objectiviste manifeste justement de manière drôlatique les défauts des personnages. Ainsi dire à propos d'une oeuvre qu'elle "a connu un succès inégal et fréquemment inexistant", alors que le propos essaie de prendre au sérieux les auteurs décrits et de les respecter, c'est justement souligner la nullité de l'audience de l'auteur, derrière la courtoisie du chroniqueur de sa vie.

 

 

Bolano se moque aussi de la banalisation, de la connivence. Sans doute d'un milieu littéraire incapable de se dégager de critères esthétiques à la dérive, et qui oublie simplement l'horreur de ce que l'on peut raconter. La chair brûlée derrière les livres. Les fans de Louis Ferdinand Céline, qui s'ébaubissent devant "d'un château l'autre", en prennent pour leur grade. Ils oublient ce que signifie la présence de Céline dans ces châteaux.

 

 

Bolano nous livre une galerie de portraits hautement sarcastiques. Dans ce milieu littéraire fictif, qui finit par produire un tableau cohérent avec des dynasties, des réseaux de revues, des chaînes d'influence, les auteurs sont autoproclamés, prétentieux et verbeux, inconstants et ronflants. Ils sont pour beaucoup border line ou carrément aliénés. La plupart sont grossièrement mégalomanes (notamment un personnage très risible qui écrit des "réfutations" systématiques de tous les auteurs des lumières, énormes ouvrages publiés à compte d'auteur).

 

 

Pour certains, ce sont les enfants d'une classe dominante pourrissante qui plongent en écriture pour emplir des vies assurées d'avance, ne produisant jamais rien de positif pour la société. La grande culture de Bolano permet de voyager partout, de lier des phénomènes hyper disparates, de circuler du global à l'infime détail, dans un dédale d'aventures absurdes, bien à l'image du XXeme siècle. 

 

 

Surtout Bolano saisit le fascisme comme cet attrape tout particulièrement pervers qu'il est . Ces gens jouent de tous les registres, n'ont aucun souci éthique de cohérence, leurs seules pulsions les occupant. Ils peuvent ainsi tout aimer, sur un coup de foudre, aller et venir, tomber amoureuse d'une trotskyste et se suicider pour elle comme une des personnages hilarantes du livre, touchée d'un coup de foudre pour une femme pour la première fois, lui déclarant sa flamme et se voyant rétorquer que c'est impossible parce que "moi je suis trotskyste et vous êtes une facho de merde", ce qui ne décourage pas la fasciste ni ne la vexe.

 

 

Ils sont là, partout, car ils peuvent se fondre sans même vraiment se cacher . Ils sont n'importe où, ça ne pose souci que lorsqu'ils sont beaucoup trop francs.  Bolano a du être frappé (il écrit ce livre en 1996) par la présence des tortionnaires dans la société sud américaine, amnistiés par accord politique lors des transitions démocratiques. Vivre avec des gens qui trouvent que c'est normal de liquider des millions de personnes parce qu'elle sont nées, ce n'est pas rien.

 

L'oubli a raison de tout aussi.

 

 

Bolano illustre ici une fonction alchimiste de la littérature : créer un monde qui nous soulage de nos peines, ou du moins les transforme en formes jetées à l'extérieur de nous, et communicatives.

 

Ici on transforme les fascistes en jouets que l'on tripote, déchire, avec lesquels on s'amuse autant que permis (puis on les oublie, et franchement ils le méritent). Ils vivent tout un tas d'avanies, ont droit à des fins de vie atroces et solitaires, connaissent la douleur de la décadence, et défilent devant nos yeux dans des atours pompeux et ridicules.

 

 

Nous n'avons pas le temps de pénétrer en eux très longuement (ces biographies sont très factuelles, l'agitation stérile y prévaut), car de toute façon ils sont écoeurants et au bout d'un moment leur saleté les rend indignes d'intérêt, alors on va voir ailleurs. On leur joue tous les tours et vraiment ça soulage.

 

 

"La littérature nazie en amérique" tient du tragico ludique exorciste, un genre tout à fait original... Bolano le mage pousse jusqu'à réaliser des annexes avec une longue bibliographie et une liste de notices biographiques complémentaires.

 

J'ai personnellement beaucoup ri.

D'un rire cruel certes.

D'un rire hostile.

 

 

Ces gens existent. Nous vivons auprès d'eux, dans une société française où leurs héritiers atteignent des scores électoraux effarants. Nous finissons par l'accepter, nous l'avons en réalité accepté. Ils rigolent avec les autres dans les talk shows, et on finit par oublier que leurs opinions sont des couteaux sanglants. Ils sont dangereux et leur banalité n'est que circonstantielle. Bolano est aussi dur à notre égard, qui les laissons évoluer à leur gré, et sommes disposés à tous les relativismes mondains et snobs, qu'à leur attention.

 

 

A la banalité Arendtienne du mal, Bolano ajoute le grotesque du mal. Pour notre grand plaisir, pour notre rire libérateur.

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