La richesse, c'est le travail un point c'est tout.
Le travail accumulé, certes. Le travail réinvesti bien sûr. Mais le travail toujours.
L'idéologie économique dominante, malgré les preuves sans cesse apportées, ignore cette loi d'airain. Fait mine de la méconnaître. Pour continuer la danse de la pluie censée attirer les capitaux.
Et le noyau atomique du travail, c'est l'industrie. Sans industrie, point d'économie solide. Point de travail durable. Ceux qui ont laissé notre industrie à son
hémorragie mortifère sont coupables devant l'Histoire.
C'est pourquoi le dernier et sublime roman de Maylis de Kerangal, graine quadragénaire d'un immense écrivain, m'a attiré, ne serait-ce que par son titre qui exhale le Réel : "Naissance d'un pont".
Comme la plupart de ceux qui liront ce roman, je suis un généraliste, un travailleur des méninges, un manieur de signes avant tout. On me demande d'ordonner des pensées, d'être synthétique, de discerner l'essentiel du secondaire, de "prioriser". De transmettre des informations en langue adaptée. C'est ainsi que je gagne ma vie. Même si au bout des phrases, il y a des conséquences très réelles pour tout un tas de gens.
A certains moments différents de ma vie professionnelle, j'ai été aspiré vers plus d'abstrait. La pure production de sens. Jusqu'à écrire des textes surtout destinés à être lus, survolés, ou entendus par des gens payés pour les lire ou les entendre. Durant ces périodes, j'ai toujours éprouvé un questionnement lancinant, un malaise, et pour tout dire un sentiment d'infériorité et d'imposture par rapport au type qui rentre chez lui le soir en se disant que la route qu'il construit a avancé de dix mètres, que demain il mettra la dernière main à une rame de tramway, ou qu'il se consacrera aux finitions du Lycée Robert Badinter.
On ne peut pas se contenter d'entasser des briques, je le sais bien. Mais enfin, la société peut sans doute se passer d'un fort pourcentage de tout ce qui s'écrit ou se raconte. et qui la plupart du temps se ressasse. Alors que ce sur quoi on se cogne est souvent indispensable. Et si ce n'est pas indispensable, c'est tangible. Voici le mot qui constitue une issue. Un chemin pour donner un sens à notre trajectoire individuelle.
C'est cette magie du tangible, qui nous permet de nous réconcilier avec le réel, à travers la réalisation d'une oeuvre, que Maylis de Kerangal célèbre dans son roman. Ses personnages fonctionnent à ce carburant. Et la fin du chantier ne peut que conduire au suivant.
Fascination pour le tangible, incarnée par une femme, responsable de la production de béton dans le roman. Et qui passe sa vie devant un écran tactile où l'on peut varier à l'infini les composantes et facteurs qui vont participer à la définition de la matière.
Les gens de pouvoir ne se rassurent que quand ils peuvent arborer des investissements, inaugurer des bâtiments. Pour agir il faut construire. Sans
qu'on s'interroge toujours sur l'utilité de la réalisation. On veut les J.O, un nouveau siège pour l'institution, ou un musée... Bilbao aurait réussi grâce au Guggenheïm, Barcelone grâce à son
village olympique. Et la solution, pour les banlieues (discutable...) c'est de démolir et de reconstruire. La pierre est toujours philosophale. Ainsi pense le Maire de la
ville imaginaire du roman. La grandeur du pont préfigurera le développement de la ville, nouvelle Dubaï.
Roman documentaire (comment cette éditrice de son état est-elle allée chercher tout ça ?), récit sous influence américaine - par ce mélange unique entre le réalisme et l'ampleur- "Naissance d'un pont" est une ode lucide aux travailleurs. A la grandeur de leur oeuvre et à leur souffrance. Ode à la compétence incroyable du travailleur moderne, capable d'équilibrer un pont gigantesque, de bâtir dans n'importe quelle condition des tours vertigineuses, en étant obligé de risquer sa vie pour simplement être payé en fonction des heures qu'il effectue.
Une ode, car écrite dans un style éminemment musical. Réalisme poétique. Réalisme grand angle.
Plongée, à travers l'histoire d'un chantier immense dans une ville de Californie imaginaire, dans le monde du travail. Où l'on constate que l'Ingénieur et l'ouvrier, s'ils ne sont pas tenus par les mêmes intérêts, ont aussi un monde en partage, celui de la production, de la réalisation. Et sont séparés par une barrière étanche du nouveau chef, le financier. Et une histoire d'amour entre le chef du chantier et une ouvrière qui s'entasse avec sa famille dans une petite chambre de Motel, en est le symbole.
Il y a du Cormarc Mc Carthy en cette Maylis de Kerangal.
Qui a dit que la littérature française était à l'agonie, qu'elle étouffait dans l'autofiction et les épanchements narcissiques de la petite-bourgeoisie de
plume ? Et bien non, nous avons des auteurs comme Kerangal. Et bien souvent des femmes, telle Marie N'Diaye. Les yeux braqués sur le monde. Prêtes à nous en restituer les
contours.