Zadie Smith est perçue comme le grand espoir de la littérature
mondiale. Elle n'a pourtant que 36 ans et publié que trois romans, mais l'espoir est justifié.
En 2007, j'avais lu le dernier d'entre eux : "De la beauté". C'est un peu ancien pour que j'en parle ici de manière digne d'intérêt. Mais je formule le souvenir d'un livre lumineux et baroque, magnifique, s'inscrivant résolument dans la tradition classique du roman : des personnages étoffés dont on explore la psychologie, une quête de la beauté du monde à travers la description. Et ce qui devient malheureusement rare dans la post-modernité où le "Je" a tout envahi : l'écriture dite "à la troisième personne". La technique du narrateur omniscient.
"De la beauté" est un roman du métissage, qui confronte des individus supposés "transculturels", les frotte à des difficultés, tout en arpentant les lignes de fractures diverses et contradictoires : conflits de générations, de classes ; clashes des capitaux culturel et social. L'intrigue s'articule autour des liens entre deux familles : l'une noire, anglaise et conservatrice ; l'autre métisse (père blanc, mère noire), américaine et progressiste. Chaque personnage n'est jamais vraiment à la place où on l'attend. Et l'on démontre que vivre dans la différence est beau et difficile (parce que vivre les uns avec les autres est une gageure). Dans cette toile de personnages, ce qui se joue c'est notre vie contemporaine : celle d'un monde décloisonné, mobile, où il faudra bien apprendre à être heureux tous ensemble.
Zadie Smith, jeune femme de père anglais et de mère jamaïcaine, explore donc ces mondes métisses. Sans user de facilités. Sans défendre de cause particulière. C'est son univers ou en tout cas celui qui l'intéresse, et elle peut y traiter de questions universelles aussi bien qu'ailleurs.
Je viens de lire le roman précédent, écrit en 2002, à 25 ans à peine. "L'Homme à l'Autographe" ne respire certes pas la même maturité que "De la beauté", mais est déjà une oeuvre de grande classe.
L'intrigue se situe dans un Londres plutôt populaire et partiellement à New York. Le personnage principal en est Alex Li-Tandem, anglais de mère juive et de père Chinois. Alex a substitué à des traditions spirituelles qu'il connaît mais qui ne lui parlent pas, un culte pour le passé, tel qu'il s'incarne dans le cinéma d'avant guerre et ses figures glamour, dont une actrice américaine inconnue qui le fascine. De sa passion, Alex vivote, dans un milieu de collectionneurs de fétiches au sein duquel il s'impose comme un bon courtier en... autographes.
Nous allons suivre cette quête du sacré, du graal laïque. Alex recherchant depuis toujours un autographe de Kitty Alexander, actrice déchue et introuvable. Une quête qui nous montrera la force du sacré, de la transcendance, sa vacuité finalement. Et les liens entre narcissisme et spiritualité.
On songe à l'influence, dans le picaresque urbain, de l'extraordinaire roman "La conjuration des imbéciles" de John Kennedy Toole (lâchez tout si vous ne l'avez pas lu !)( Rire d'en lire).
On a l'impression que Zadie Smith crée d'abord des personnages. Qu'elle les médite longuement. Puis elle les jette dans la rue londonienne. Ils deviennent ensuite simplement ce qu'ils sont. Et leurs origines ne les limitent en rien. Parvenu à un certain point, tout cela ne compte plus, on oublie cet arrière-plan culturel ou ethnique. Narratrice omnisciente, elle "couve" ses créatures mais en leur laissant leur part d'étrangeté - le fameux espace de liberté du lecteur.
J'ai lu dans la plaisante revue "Books" que Zadie Smith a fait paraître un essai ("Prospect") où elle explique assez longuement sa méthode d'écriture. Et bien vivement qu'il soit traduit !
Surtout, Mme Smith aime ses personnages, qu'elle aime préserver au final et traite avec douceur. Elle apprécie les êtres humains et nous montre leur lumière.
Elle se meut à l'aise dans son époque tout en se situant très explicitement dans la continuité d'une histoire littéraire dont on
sent la présence autour d'elle, pendant qu'elle écrit.
N'est-ce pas rafraîchissant et consolant ?
("L'homme à l'autographe" et "De la beauté" sont disponibles en poche chez Folio, ainsi que
"Sourires de Loups" son premier roman. Acquis par mes soins mais non encore lu...)