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2 septembre 2019 1 02 /09 /septembre /2019 00:25
Tout commence maintenant à la fin - Fabuler la fin du monde (la puissance critique des fictions d'apocalypse)-Jean-Paul Engélibert

Je suis friand des fictions d'apocalypse et des films catastrophe en général (je n'en manque pas un, et même les pires qui s'annoncent). J'aime voir ce qui s'y joue. Quand on parle de tragique, on parle enfin de l'essentiel. Jean-Paul Engélibert, dans son essai, "Fabuler la fin du monde", veut démontrer en quoi ces fictions sont de vrais vecteurs de critique politique. A sa place, j'aurais utilisé d'autres sources que les siennes (pas un mot sur "Walking Dead", ce qui me paraît vraiment dommage au vu de la richesse à en tirer). Il y a aussi des films apocalyptiques conservateurs, qui nous expliquent en somme que si nous écoutons bien ce qu'on nous dit, nous nous en tirerons, ou bien que de toute manière le système tremble mais il est bien fait, et on s'en sort tout de même à la fin, et le Président prononce un discours sur les ruines pour dire que l'on va rebâtir. Bref on a tourné en rond. Mais ce ne sont pas ces fictions qui intéressent l'auteur.

 

Nous sommes donc dans l'anthropocène, et il commence à devenir perceptible avec Hiroshima selon l'auteur. La bombe rend l'apocalypse perceptible, au bout du bouton rouge. D'où la multiplication des œuvres littéraires ou filmées sur la fin du monde.  Les meilleures de ces fictions "projettent dans le futur une pensée du présent". Leur qualité précisément est de nous extirper du présentisme, cet enfer permanent, qui nous enlise depuis que l'idée du progrès est rentrée en crise. C'est l'intérêt de la fiction apocalyptique, qu'elle se situe juste avant la fin, ou juste après, elle nous débarrasse du présentisme. Nous sommes conduits à un nouveau regard sur les différentes temporalités. Le Royaume est "déjà là" disait Jésus, et l'idée chrétienne d'Apocalypse, de "révélation", doit conduire le croyant à vivre en sachant que la révélation arrive. C'est donc le présent qui est concerné. Le présent revisité.

 

La fiction apocalyptique existe en réalité depuis longtemps, depuis le début de la révolution industrielle. Des auteurs, déjà, parlent de l'anthropocène, et de leurs craintes à ce sujet, tels Buffon, ou Fourier (qui évoque même le climat). Revenir à ces auteurs c'est voir qu'ils ne mettent pas en cause l'"humain", ce qui est une manière un peu commode de penser l'anthropocène, mais le système techno économique occidental, et ceux qui le commandent. 

En 1805 Jean Baptiste cousin de Grainville écrit le dernier homme, qui passe inaperçu, et sera retrouvé plus tard et influencera des écrivains comme Marie Shelley. Il décrit un monde où les terres deviennent stériles, et où l'on essaie de détourner les océans vers les terres pour les raviver. Ce qui déstabilise tout.  De Grainville vise l'idéologie du progrès. Sous le second Empire un roman, "Ignis",  imagine que l'on part en Irlande creuser un trou pour utiliser le feu sous la terre… Mais que ce feu s'emballe, alors on est obligé d'aller chercher la banquise pour le calmer… Tout se passe mal.

 

Aujourd'hui les fictions apocalyptiques peuvent se passer d'évoquer ce qui a provoqué la fin du monde. Il ne manque pas de raisons. On passe, donc, sur cette étape. Comme dans "La route" de Cormac Mac Carthy (à mon sens un des chefs d'œuvres majeurs de ce début de siècle). D'autres romans, comme ceux d'Antoine Volodine ou de Céline Minard (je n'ai pas lu) en font de même. La fiction apocalyptique, aujourd'hui, aime aborder la fin… Comme un début. Il n'y a ni fin de l'Histoire ni fin tout court. Le livre commence avec la fin. Et alors ce qui se dessine est la création d'un autre monde. 

 

La force de ces fictions c'est qu'elles ne consolent pas. Elles sont radicales. Elles reposent sur l'absence d'espérance. Elles ne nous vendent pas de faux espoirs, ou de raisons d'échapper au tragique. Sans cette radicalité, elles ne nous extirperaient pas du présentisme. C'est précisément parce que dans ces fictions le présentisme n'est plus possible qu'elles déplacent le regard et constituent des perspectives critiques acides. Elles nous renvoient à la seule possibilité de l'action issue du désespoir. Aucun refuge possible dans l'espérance que Godot arrive pour nous tirer de là. Car il faut bien mesurer que nous vivons dans un discours officiel de l'apocalypse, celui des sommets sur le climat, qui parle de la calamité "qui vient si on ne fait rien", mais elle est toujours repoussée au lendemain. La fiction apocalyptique rompt avec cette manière de nous endormir. L'apocalypse, dans ces fictions, est déjà là. Elle est acquise.  Et évidemment, ça secoue… 

L'auteur a cette belle formule pour opposer les deux manières de voir. Pour le politique, l'apocalypse est imminente (remettez vous à nous pour l'éviter), pour la littérature elle est immanente. 

On a pu reprocher à Pasolini son pessimisme absolu, et Georges Didi-Huberman lui a rétorqué que "les lucioles" n'étaient pas mortes. Qu'il fallait les chercher. Mais la radicalité des prophéties apocalyptiques est de prétendre qu'aucune solution n'est possible dans le cadre du monde qui est là, c'est ainsi qu'elles transportent le regard vers un monde où l'apocalypse a déjà eu lieu. La fin a déjà eu lieu parce qu'elle est déjà là quand le prophète la pense.

 

Comme Melancholia de Lars Von Triers, ou 4: 44 d'Abel Ferrara (que j'ai vus), certaines œuvres s'installent dans le temps du délai. Entre l'annonce de la fin et la fin, inévitable. Dans ces fictions, le sens de la vie est radicalement changé. Rien n'a plus le même sens. Par exemple dans le film de Ferrara, me souviens-je, le personnage principal insulte son propriétaire qui le harcelait avec les loyers, parce qu'il n'y a plus rien à perdre. Mais certains, comme un livreur de nourriture chinoise, préfèrent continuer comme si rien ne venait et continuent à travailler. Ils nous ressemblent. Or, "c’est lorsque toutes les affaires du monde sont réduites à néant que le regard est libéré." C'est à cette libération que les auteurs nous convient, incontestablement. Une libération pour ici et maintenant.

Que se passe t-il dans ces moments ? Rien n'a plus de sens. Le temps change de signification, c'est le Kairos, le moment, et non plus le temps qui s'étale, imperturbablement, Chronos. La seule préoccupation devient ainsi l'amour. Les films de Von Trier et Ferrara finissent de la même manière. Dans le premier Dunst et Gainsbourg, avec l'enfant, se rassemblent dans une cabane fragile, pour vivre les derniers moments. Tout tient dans cette cabane, le cadre de vie bourgeois dans lequel les personnages évoluaient n'a aucune importance (et devrait n'avoir aucune importance peut-on entendre).  Dans le second, le couple se blottit, et se rassure, "nous sommes déjà des anges" dit la fille. Dans cette affirmation on peut sans doute entendre que l'on pourrait le considérer dès à présent.

 

Dans ces fictions réside l'idée d'Arendt selon laquelle toute naissance est un recommencement possible. Dans "la Route", tout est là. L'enfant est le seul innocent.

"Le père ne voit que son intérêt et celui de son fils. Il a chassé autrui de ses préoccupations. En se souciant des autres, quel que soit le mal dont ils ont pu se rendre coupables, le garçon relie les individus séparés par l’effondrement de la société. Il fabrique tout le commun possible dans un tel contexte et convainc son père de revenir sur leurs pas pour rendre au voleur les vêtements qu’ils lui ont pris. Il s’agit bien là d’action : l’enfant rétablit un monde à la petite échelle de cette humanité réduite à trois personnes."
 
Dans le monde de la valeur d'échange qui court à l'apocalypse, il y a de l'"inestimable", l'amour, ou les "lucioles" que Pasolini voit disparaître d'Italie en quelques années. On peut aussi appeler cela le sacré. Ce sacré que les néolibéraux piétinent quand ils disent "pas de tabou !" pour justifier leurs "réformes. Les fictions apocalyptiques nous rabattent vers cet inestimable.
 
Une autre thématique de la fiction apocalyptique est de restaurer l'utopie. Comme dans "Malevil" (que je n'ai pas lu) de Robert Merle (dont je ne saurais par contre trop conseiller "la mort est mon métier", coup de poing dans le foie). "Malevil" consacre l'essentiel de la narration à la construction d'une société des survivants. Ainsi, la table rase permet, à travers les tourments et discussions des personnages, de reconsidérer l'essentiel : le débat entre Hobbes et Rousseau, la question de la propriété et de l'amour libre ou non, le rôle social de la religion. Mais si ces fictions montrent des moments de bonheur, advenu grâce à l'apocalypse, et au travail acharné des survivants, elles disent aussi, contrairement à ce que l'on reproche à l'utopie, que tout s'écoule, que la politique ne cesse jamais. 
D'autres visions apocalyptiques, comme la série "Leftovers" (j'ai vu la première saison), nous disent que peut-être l'apocalypse est déjà passé par là.  Cette série commence sur le constat de la disparition de 2 % de l'humanité, sans raison, en un instant. Elle commence en réalité trois ans plus tard. On a pu la voir comme une vision de l'Amérique post crise financière. La catastrophe a eu lieu, et on la commémore, mais rien n'a changé. Une partie des habitants créent une secte qui ne cesse, elle, de rappeler l'absence de ceux qui sont partis, et prétend que l'on ne peut plus vivre sans prendre en compte cette disparition. Mais pourquoi sont-ils aussi dérangeants pour le spectateur ? Parce qu'ils pensent que l'apocalypse est derrière alors qu'il est toujours là. Ceux qui le comprennent sont ceux qui se battent pour le présent, en se rappelant du passé, et en envisageant  l'avenir. 

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"Car il ne s’agit pas de regarder ses morts pour se persuader que le monde est condamné ou que sa fin est imminente. Il s’agit bien plus d’apprendre à porter attention au présent, c’est-à-dire aux survivants. Il s’agit de regarder non pas l’image des disparus, mais la perte des disparus sur le visage de ceux qui restent."
 

Bien évidemment, la fiction apocalyptique contemporaine se saisit pleinement de la question écologique. C'est le cas avec Margaret Atwood qui imagine un monde qui " inaugure un rapport nouveau entre les humains et les autres animaux, fait d’entente et d’estime mutuelle. Le pacte scelle un accord qui interdit la prédation ou la privation des ressources de l’autre et qui engage à s’entraider en cas de danger. En d’autres termes, c’est un traité de paix et d’alliance. La promesse des Jardiniers – cultiver la Terre et la partager équitablement avec les autres espèces – prend corps. Le soin de la Terre s’articule au souci de considérer ses autres habitants comme des sujets."

 
Ces fictions ne délivrent pas de grandes leçons miraculeuses. Elles ne nous disent pas quoi faire, ni maintenant, ni en cas de survie. Mais comme souvent, la plus politique des œuvres est celle qui justement n'est pas explicitement politique. Ce n'est pas le sermon qui est politique, c'est le déplacement que l'art peut susciter en chacun de nous, en nous transportant dans l'expérience d'autrui. Ce que disent deux auteurs comme Adorno et Rancière. Et j'en suis convaincu. Le jazz est plus politique que n'importe quel film "engagé" trop explicite, qui ne remuerait rien en vous que des opinions.

 

 

 

 

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26 août 2019 1 26 /08 /août /2019 20:12
Contre l'édifiant ou le choc en art -Le spectateur émancipé - Jacques Rancière

Le philosophe Jacques Rancière n'est pas un garçon facile. Il est un peu irritant à cet égard. 

On ne le comprend, je crois, que si l'on saisit qu'il a essayé de survivre à son maoïsme de jeunesse. Il le dit lui-même, dans le livre dont on va parler, il fut de ceux qui hésitèrent entre deux options : croire qu'il leur incombait de s'approprier le marxisme, et de le délivrer aux masses, les armer de la critique. Ou bien se mettre à l'école des masses, qui par leur expérience de l'aliénation portait un savoir précieux (ce qui en soi paraît contradictoire, mais enfin ce discours est aujourd'hui très utilisé, par les dits populismes de gauche). Le volontariat pour l'usine des maos était tributaire de ces deux tentations qui se combinaient paradoxalement dans le marxiste léninisme. Rancière fait partie des rares qui ont essayé, comme son ami Badiou, mais pas dans les mêmes termes (Badiou lui c'est plutôt "on a essayé, on a fait des erreurs, il faut recommencer"), de retomber sur leurs pattes en restant fidèles à l'idée d'égalité. Et non en passant chez l'ennemi, avec la même certitude millénariste. Et Rancière essaie de penser l'égalité en de nouveaux termes, alors que les deux voies citées ont échoué. C'est en passant par le socialisme utopique des débuts qu'il semble s'être ressourcé. Il fut ouvriériste… Il est resté ouvriériste. Mais autrement. J'avoue que cet ouvriérisme me laisse un peu dubitatif, car je viens d'un milieu populaire et si je déplore la violence que les classes populaires subissent, économique et symbolique, je ne suis pas non plus enclins à les essentialiser, ni dans un sens ni dans l'autre. Or, il y a tout de même chez Rancière des résidus, il me semble, d'une fascination pour le populaire. Mes origines ne me fascinent pas. Et je n'en suis pas non plus "fier" comme on dit aujourd'hui. Ni honteux. Je suis juste ce que je suis et je dois me "trimballer avec ça". Disant cela, je ne sais pas quelles sont les origines sociales de Rancière, même si beaucoup de maos étaient des bourgeois fascinés par l'authenticité populaire et alourdis de leur culpabilité.

 

Rancière a beaucoup été lu, je crois, par les profs, pour son travail sur Jacotot, "Le Maître ignorant", expérimentateur qui démontrait que l'on pouvait enseigner en ne connaissant pas la matière que l'on enseignait, en imaginant un rapport égalitaire brisant le rapport de subordination entre le sachant et le non sachant. Je n'en ai pas été convaincu, je suis assez conservateur en matière éducative, reconnaissant que je suis à des initiations unilatérales. Je considère avec Arendt que chaque génération est libre dans la mesure où elle est consciente de ce qui la précède et donc se voit remettre un patrimoine. Aussi, je suis très critique sur l'éducation critique justement. Qui finalement néglige un savoir, dont ce sont toujours les mêmes qui sont propriétaires. Rancière n'aime pas Bourdieu (pour son fatalisme) mais pourtant il entre - sans doute mal lu, comme Barthes aussi, mal digéré -dans ce courant critique de l'éducation, qui mène à des aberrations, comme de ne plus enseigner toutes les personnes du passé simple, parce qu'au fond ce serait "un truc de bourgeois". Le résultat est de laisser le passé simple aux bourgeois et de leur permettre de dire que les autres ne sont pas entrés dans le langage (comme Nicolas Sarkozy disait que les africains n'étaient pas entrés dans l'Histoire).

 

Je suis plus convaincu par "Le spectateur émancipé", analyse du rapport de l'artiste au spectateur à travers plusieurs conférences (ce qui ne facilite pas la continuité du propos, lui-même quelque peu décousu chez Rancière), qui pourtant se situe dans une continuité évidente avec "Le Maître ignorant". J'y retrouve une idée qui m'est chère : je n'aime pas l'art trop explicitement politique et je pense qu'il ne sert à rien sauf à celui qui est déjà convaincu. Je n'aime pas la propagande. J'aime le "Vent se lève" de Ken Loach parce qu'il ne me laisse qu'à des questions, mais je déteste le Ken Loach lyrique et didactique d'autres films. J'aime qu'on me laisse à ma pensée, qu'on l'emballe, non qu'on essaie de l'enserrer. Qu'on la provoque et qu'on la trouble, mais pas qu'on m'explique ce que je dois penser ni qu'on tente de faire effraction dans mon inconscient et de me "choquer" ou de me faire honte. A cet égard je garde en mémoire une belle phrase d'Adorno, disant que ce qui est révolutionnaire dans l'art n'est pas son propos explicite mais son mouvement même contre la raison commerciale du monde.  Ainsi Rancière déplore ce qui dans un art contemporain dit critique désire "montrer au spectateur ce qu'il ne sait pas voir et de lui faire honte de ce qu'il ne veut pas voir, quitte à ce que le dispositif critique se présente lui-même comme une marchandise de luxe appartenant à la logique qu'il dénonce".

 

Rancière rappelle le mépris de Platon pour le spectacle. C'est le lieu de la passivité et de l'illusion de la représentation. Et les théories révolutionnaires du théâtre, celles de Brecht et d'Artaud, s'inscrivent dans cette perspective, en voulant réparer les défauts du théâtre.

Pour Brecht, il fallait instaurer une distance, empêchant la manipulation et créant un espace de réflexivité (d'où les dispositifs fameux comme les mises en abyme, le comédien qui parle de la pièce, ou bien le changement de décor en direct), pour Artaud au contraire le théâtre, se ressourçant dans l'expérience de la transe, devait se métamorphoser en communauté vivante, vibrante, unifiée.  Rancière retrouve ici, chez ces penseurs critiques, ce qu'il déplorait dans l'éducation, à savoir la bonne vieille subordination.

Or, le spectateur n'est pas à son sens un passif qu'il s'agit de réveiller, mais toujours déjà un acteur de ce qui se joue. Le spectacle n'est pas un phénomène unilatéral. Sa thèse est qu'il est possible de concevoir le spectacle autrement, que le spectacle n'est pas condamné à manipuler, qu'il est possiblement vecteur d'émancipation. Il appelle ainsi à cesser de vouloir contrôler à tout prix les effets du spectacle sur les spectateurs. Le rapport entre le metteur en scène et le spectateur n'est pas tenu d'être un rapport subordonné, car il y a un troisième élément, c'est l'œuvre, "dont aucun n'est propriétaire". Chacun traduit ce qu'il voit. Ainsi, de l'éducation au spectacle, Rancière propose la même solution : " Nous n'avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l'œuvre chez l'ignorant et l'activité propre au spectateur".

 

Le philosophe renvoie dos à dos deux tendance, l'une de gauche, l'une de droite. La première est "mélancolique", elle pointe que toutes les révoltes sont en réalité des désirs de consommation, tout ce qui est spectacle est donc aliénation (Debord).  Ces désirs sont redigérés par le capitalisme. Ainsi un exemple très précis pourrait être la vente de t shirts de Che Guevara.  De l'autre côté, le spectacle est l'objet d'un discours réactionnaire, tel que celui d'un Finkielkraut, qui dénonce "la consommation", par exemple des jeunes de banlieue qui ne songent qu'à la marchandise, mais en réalité pour déplorer la perte de l'autorité. Donc cette seconde tendance est tout à fait capable d'utiliser des éléments de la première. C'est d'ailleurs logique puisque le marxisme est une critique de la révolution libérale du 19eme siècle, dans ce qu'elle détruit les liens sociaux, et le discours contre révolutionnaire d'alors regrettait les corporations, les liens féodaux, brisés par l'individualité démocratique.

Le souci pour Rancière est que ces deux tendances voient le spectateur comme un "crétin".

 

L'art est censé être politique parce qu'il démontre, se moque, se transporte dans des lieux populaires. Bref l'art politique se veut édifiant. Pédagogique (c'est pour cela que je n'aime pas trop la notion d'éducation populaire, qui signifie que certains s'auto désignent pour éduquer le peuple. A mon sens on éduque les enfants). Certains, les photographes, choisissent le choc (la photo célèbre de la petite fille vietnamienne sous le napalm, ou plus récemment d'un enfant migrant mort sur la plage), mais qu'est ce qui nous dit que ce choc a quelque effet politique ? Il n'a pas empêché Salvini. On peut parfaitement y réagir en tournant la tête ou de manière antipolitique en renvoyant le malheur à la cruauté en général. Mais Rancière ne veut pas en rester à Debord, pour qui regarder des images, quelles qu'elles soient, c'est la passivité et la complicité. Il ne veut pas non plus rejoindre ceux qui considèrent qu'il y a de l'irreprésentable, et qu'on doit donc renoncer à représenter.

 

La politique possible de l'art serait ainsi un découpage inédit de l'expérience commune des humains. Une distorsion qui crée la possibilité d'un dissensus. Car la politique, c'est du dissensus. C'est le refus du consensus, du monde tel qu'il va. L'art politique véritable, ce n'est pas l'idéologie que contient une œuvre, mais le déplacement qu'elle opère et qui ouvre la voie à de possibles désaccords. Etre critique ce n'est pas participer du réel, s'y insérer dans son rôle de critique, c'est bien plus créer une brèche dans le réel. Est-ce que ce réel là (le capitalisme naturalisé) est-il si naturel que cela ? Telle est l'œuvre critique. Celle qui sème le doute aux fondements. Pas le malaise moral de la honte, non, qui est encore un moyen de dominer, mais une brèche où s'engouffre l'imaginaire. Annie Lebrun évoque pour sa part, dans "Le trop de réalité", la nécessité de conserver des "forêts obscures" où l'artiste nous invite, nous menant jusqu'à leur lisière.

"Car la question politique est d'abord celle de la capacité des corps quelconques à s'emparer de leurs destins" selon Rancière.

Rancière prend l'exemple d'une "image pensive" chez Balzac, via Barthes (S/Z, son essai sur Sarrazine de Balzac). Le texte balzacien finit par "La marquise resta pensive". Balzac interrompt ainsi la narration mais ouvre sur la possibilité d'une autre narrativité, d'une libération de l'imaginaire. Dans un autre essai que j'ai lu de Rancière ("Aux bords de la fiction"), il évoque les fenêtres, par lesquelles les personnages de roman, ou figurés en peinture, jettent le regard et invitent le spectateur, le lecteur, à sortir de ce qui est donné.

 

La question que Rancière propose à l'artiste de se poser, c'est : quel type d'attention vais-je susciter ? C'est ce type d'attention qui est politique. Pas les opinions de l'artiste.

 

 

 

 

 

 

 

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10 juin 2019 1 10 /06 /juin /2019 04:16
Le geste est la pensée - Danser, pour philosopher – Julia Beauquel

 

La philosophie a approché la danse, qui lui semble de prime abord si lointaine que ce lointain est bien entendu signe du familier. Il y a Nietzsche, pour lequel, il me semble, c’est tout à fait spécial, puisque toute son œuvre pourrait se résumer à un précepte selon lequel on devrait danser la vie. Nous ne pouvons donc pas l’utiliser pour approcher la danse, puisque la danse semble l’aboutissement de toute sa philosophie.

Et puis il y a Paul Valéry, bon lecteur de Nietzsche. Valéry dont on ne souligne pas assez le génie (il n’a pas été là où on l’espérait pendant la seconde guerre mondiale, ce vieux Monsieur, allant avec Pétain déplacer les cendres de Napoléon aux invalides), et qu’on semble considérer comme une sorte de Sacha Guitry. Or Valéry est un très grand penseur, et un de nos plus grands stylistes, comme son temps en produisait (je pense à Péguy, et à Proust, évidemment). Il a écrit un tout petit texte incisif, en hommage à une danseuse de flamenco. Qui a pris le titre de « philosophie de la danse », mais le génie de Valéry n’avait pas besoin de beaucoup d’espace pour s’exprimer. Qu’en ai-je retenu, moi qui cherchais pourquoi j’aimais danser et voir « danser les gens » comme Philippe Katerine, certain qu’il y avait là une signification spirituelle, et qui avais cherché des textes à ce sujet ?

 

Valéry disait que la danse était une affaire sérieuse, d’abord. La danse était créatrice d’un espace-temps particulier. Pourquoi danser ? D’abord, on revient à Nietzsche (plus tard à Bataille qui reprendra cette idée très fortement), l’humain doit composer avec une surabondance de forces. Ce qu’il a à effectuer ne suffit pas à exprimer son potentiel s’il se laisser aller aux exigences du quotidien (Valéry parle sur un plan qualitatif. Il ne parle pas de la surabondance chez le mineur de fond épuisé). « L’homme s’est aperçu qu’il possédait plus de vigueur, plus de souplesse, plus de possibilités articulaires et musculaires qu’il n’en avait besoin pour satisfaire aux nécessités de son existence et il a découvert que certains de ces mouvements lui procuraient par leur fréquence, leur succession ou leur amplitude, un plaisir qui allait jusqu’à une sorte d’ivresse. ».

Donc Valéry regarde une danseuse, et il sait qu’elle en sait plus que lui-même sur la danse, qu’il est bien obligé de la regarder en philosophe. Valéry dans tous ses textes est conscient des limites de l’exercice de pensée.

Il a ainsi recours aux concepts. Celui du temps, d’abord, qui préoccupait fort son époque, Bergson et surtout Einstein.  Et la danse crée une forme du temps, ou met en forme du temps. La danseuse semble s’inscrire dans ce temps qu’elle crée, et il n’y a plus rien autour. C’est bien d’un autre monde qu’il s’agit, et c’est cela qu’on nous montre, comme dans la poésie.

Le pas logique suivant est de se demander quelle est la spécificité de ce monde : c’est qu’il n’y a pas de différence entre les moyens et les fins. Ce qui est libérateur.

Ce monde ne ressemble pas au nôtre. Dans le nôtre, quand nous voulons quelque chose, nous allons au plus simple. La ligne droite est toujours la plus courte. Dans la danse, non. Alors de quoi s’agit-il ? Nous avons déjà dit le mot « poésie ». Et bien pour Valéry, la danse est la poésie du vivant en action. La danse fait subir à notre savoir du corps ce que la poésie fait au langage. La poésie déforme le langage à travers des figures, et la danse effectue des figures qui déforment l’action du corps vivant, aux mêmes fins poétiques. A savoir faire apparaître d’autres mondes.

 

Julia Beauquel a bien lu Valéry, mais son livre est titré « Danser, pour philosopher », ce qui est l’inverse de « philosophie de la danse ». Il ne s’agit pas seulement de penser la danse, mais de montrer en quoi danser c’est aussi philosopher (il resterait à montrer en quoi philosopher c’est danser, et là c’est tout Nietzsche). Julia Beauquel est philosophe, mais à la lire on comprend qu’à la différence de Valéry, elle est aussi danseuse, manifestement, ou l’a été. Sa manière de penser la danse s’en ressent, utilise ce savoir, dont Valéry, qui a son génie pour lui, et un style avec lequel la philosophe contemporaine ne pourrait rivaliser, sait qu’il est dépourvu.

 

Pourquoi danser ? C’est la même question posée autrefois par Valéry qui inaugure le livre. La danse est à la fois cause et conséquence. On danse pour s’éclater, on s’éclate alors on danse

 

Valéry disait que plus rien ne semblait exister pour la danseuse et Julia B. note en effet qu’ « on se sent plus que jamais présent à soi-même. » Malgré l’ivresse. La danse procure une puissance d’être redoublée. C’est pour cela que Nietzsche l’aime, en élève de Spinoza.

 

Pour autant la danse est elle une manière de philosopher, d’être ami de la sagesse ? Alors qu’elle paraît futile, qu’elle fut qualifiée comme telle par une partie de la pensée antique.

Oh que oui. D’abord parce que le danseur atteint une exigence du sage : se suffire à soi-même. Il n’a besoin que de son corps et du sol.

Sagesse aussi, dans la réconciliation des fins et des moyens, dont parlait Valéry. La paix plutôt que la tension. La danse en finit avec les scissions et les oppositions, et ici on doit citer cette belle phrase :

 

« Par une sorte de pouvoir indomptable, le fait de danser déjoue, en quelque sorte, les considérations binaires tranchées sur le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l’injuste, le permis et l’interdit et même l’art et la vie. ».

 

Julia B cite évidemment le lien de la danse avec le sexuel, l’érotisme, et le romantique. Pas assez ce me semble. Il n’y a qu’à regarder les animaux, ou une piste de danse dans une boîte de nuit, ou la manière dont nous dansons, aujourd’hui. Ou encore la danse du ventre orientale, ou celle des Massaï, face à face, pour se choisir mari et femme.

 

Julia B construit tout son livre sur le refus de la distinction entre l’esprit et le corps. Elle revient à la fameuse scène de "Bande à part" de Godard, où l’on voit Claude Brasseur, Anna Karina et Sami Frey répéter une danse et sautiller. Ils sont en phase, mais quand ils s’arrêtent se déconnectent franchement les uns des autres, une voix omnisciente expliquant leurs mouvements internes divergents. Est-ce à dire que la danse cacherait une pensée intérieure avec laquelle elle serait déliée ?

Non, pense la philosophe.

Plus un humain est capable de ressentir, à travers l’expérience du corps, plus il s’offre d’opportunités de penser. La danse est ainsi la manifestation du mariage indestructible du corps et de l’esprit.

 

« Toute danse est à la fois corporelle et mentale, émotionnelle et sentimentale ; elle met en jeu des capacités qui sont aussi esthétiques et cognitives que physiques et motrices ; elle manifeste par l’intensité et la longueur des chorégraphies la puissance et la faculté de mémorisation des danseurs. »

 

Loin de la tradition platonicienne selon laquelle le sensible est mensonger, la danse doit être appréhendée comme une forme de philosophie. Le « connais-toi toi-même » est familier au danseur, qui est à la fois corps sujet et corps objet, rectifiant ses positions sans cesse, devant son miroir ou à la demande du chorégraphe.

 

Le danseur est confronté sans cesse à des exigences philosophiques. L’auteure évoque fréquemment le film « Black Swann », où la danseuse (Nathalie Portman) est déchirée entre le dionysiaque et l’apollonien. Elle doit jouer le cygne blanc et le cygne noir. Petite fille enfermée par sa mère, elle n’arrive pas à incarner le cygne noir, elle est enfermée dans la perfection technique apollonienne.  Par absence de sagesse par ailleurs, elle sombre dans un perfectionnisme qui la conduit à la paranoïa et à la folie. Le cygne noir n’est pas celui attendu. Il est celui de la haine et du ressentiment. Le chorégraphe (Cassel), lui conseille de vivre un peu, pour explorer les dimensions dionysiaques, qu’elle ne pourra pas aborder techniquement mais qu’elle devra incarner.

 

La danse, comme dans « Black Swann » encore, nous confronte aussi à la question de la souffrance et de sa nécessité, ou de son absurdité, selon les points de vue. Certains jugent absurde, désuet, inhumain, la discipline imposée aux ballerines.  Souffrance à cacher.

« Aucune peine n’est censée transparaître qui ferait déchoir l’angélique ballerine de son monde surnaturel. »

Mais s’en prendre à la douleur est mésestimer la nécessité vitale de l’art, qui réclame la souffrance, si cela est nécessaire. Sinon pourquoi s’y adonner ?

« Aussi les douleurs physiques de l’action dansée paraissent-elles préférables, de ce point de vue, à la souffrance morale de mener une existence morne et médiocre. ». Ici le stoïcisme s’oppose à l’hédonisme.

Mais parmi les danseurs, certains ont pris d’autres directions. La danse moderne a rompu avec cette conception spartiate, et du coup explorent d’autres possibilités dans l’espace-temps.

« Les artistes modernes et contemporains affichant sans équivoque leur préférence pour la pesanteur et le relâchement »

 La danse est alors plus sincère. « Le corps a un poids », la danse moderne joue des déséquilibres plutôt que de l’illusion de la pureté.

 

La danse est un exercice spirituel difficile.

« garder à l’esprit les éléments tous ensemble, sans jamais en négliger un seul : les contraintes successives dictées par la voix, les sensations corporelles correspondantes produites par l’imagination, et la respiration indisciplinée qui tend à se bloquer à la moindre résistance et à notre insu. Pour ne pas perdre le fil de ce prenant voyage, il faut veiller à ne pas s’attarder ici ou là ».

La même vigilance que le penseur.

Être juste dans ses gestes, c’est comme chercher à être juste dans les pensées, les formulations. Être juste, c’est la tempérance des philosophes, ne pas aller trop loin ou pas assez loin (« tu es en retard » dit le chorégraphe). Il y a sagesse, aussi, dans le fait de ne pas s’oublier, de s’enfermer dans les pensées. Il y a sagesse, de ne point ruminer en permanence.

 

Mais c’est avant tout le retour de la philosophie, oui, à l’amour de la sagesse. Contre Descartes. Je n’ai pas besoin d’hypothèse, ni de dire « je pense donc je suis ».

 

« mon existence fait peu de doute lorsque mes poumons s’emplissent et se vident, que ma peau sent la fraicheur du parquet et que parviennent à mon ouïe les soupirs des danseurs qui m’entourent et le ton ferme de mon guide. Aucun « malin génie » fictif ne semble tromper cette douleur à la hanche, ce fourmillement de l’auriculaire gauche ou cette légère décharge électrique parcourant mes vertèbres dorsales. La mise entre parenthèses du monde extérieur, partielle, ne m’éloigne pas du réel mais a pour fonction et pour effet de m’y ancrer ».

 

A travers l’activité de danser nous abordons les questions philosophiques les plus cruciales.  Qu’est ce que qui me meut ? Qu’est-ce qui passe à l’action ? Qu’est ce que ce « je » ? Quelle est la différence entre vouloir et faire ?

.

Pour prolonger la réflexion de Valéry sur le temps, l’auteure montre que le danseur dompte le temps, s’en fait un ami, apprend à vivre au présent, et accepte l’éphémère, toutes exigences des philosophes.

 

«  la danse s’inscrit et disparaît dans l’inéluctable succession d’instants qu’est l’existence en ce monde. » et plus loin cette très belle phrase : « Le danseur le sait bien : rien ne se produit pour qui demeure immobile. Aucune promesse d’avenir n’est faite à qui se fossilise. Le vent ne porte avec douceur que ceux qui savent rester légers. Ne faut-il pas perdre sa vie pour la garder ? »

 

Et puis il y a cette relation de communication avec le spectateur. Intense. Unique. Et de corps à corps.  Cette communication implique de la part du spectateur une réflexion philosophique. La danse n’est pas que narration, non.

 

« Nous sommes émus parce que quelque chose « nous parle », non pas avec des mots et des paroles – du moins, pas principalement –, mais avec des mouvements frappant nos sens et des chorégraphies secouant nos affects aussi bien qu’ils stimulent notre perception et éveillent notre goût pour l’interprétation (…) le corps humain est porteur pour nous d’un sens. »

 

La danse permet ainsi, philosophiquement, de dépasser la différence entre esthétique et connaissance.

 

Il ne s’agit donc pas de philosopher sur l’art, mais de s’emparer de l’art pour vivre et philosopher.

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10 mai 2019 5 10 /05 /mai /2019 10:39
Le refus d'asphyxie - Ce qui n'a pas de prix - Annie Lebrun

Annie Lebrun avait fort bien saisi, dans son essai "du trop de réalité", cette censure par la démesure qui caractérise notre époque. Tout étant là, tout le temps, rien ne saurait se créer d'incontrôlé. Désormais elle chemine, encore, en opérant le lien avec la notion dé "déchet". La culture est traitée comme les travailleurs, et comme les productions. Elle est jetable. Elle a d'ailleurs une fascination pour le débris, qu'elle recycle en oeuvre d'art, comme pour le célébrer. L'art tend à devenir un "présent sans présence".

 

Après avoir atrophié notre imaginaire, en imposant son imperium, le trop plein d'images, de discours, d'esthétique, qui nous précède, en vient à nous désensibiliser. Annie Lebrun, en voit comme exemple, dans "Ce qui n'a pas de prix", l'indifférence qui règne dans les couloirs des musées d'art contemporain.

 

L'extension du "soft" power sur les êtres continue. C'est une guerre contre ce qui ne peut pas être financièrement valorisé. Sur ce qui n'a pas de prix, ce que Rimbaud appelait dans "Solde", cette "immense opulence qu'on ne vendra jamais". C'est ainsi qu'un artiste, Anish Kapoor, s'est acheté l'exclusivité d'une gamme de noir absolu. Privatisée. Un noir, ce qui n'est pas fortuit, qui ne laisse apparaître aucune aspérité. Un noir totalitaire.

 

La complicité de l'artiste-entreprise dans cette conquête du champ de création de valeur d'échange est patente. Dans leur obstination à renier la beauté, et même la laideur. Bref, à nous laisser indifférent, passif. Comme ces sacs "Da Vinci" élaborés par Jef Koons et la maison Arnault, signes de richesse digérant l'art pour créer de la pure valeur d'échange. Un journaliste repitilien a osé parler au premier dégré de "méditation sur l'art en forme de sac".

 

L'art contemporain intègre cette "stratégie du choc" dont parle Naomi Klein, dans la mesure où cherche à vous faire taire.  Il est avant tout un discours, qui tait tout autre discours, celui d'une critique possible, elle-même intégrée à l'oeuvre, digestible., dans son cynisme.  Une autre de ces recettes de choc est le gigantisme. Un art de la sidération. Un art où la sensation est subsumée par le sensationnel. C'est le nihilisme violent de l'entrepreneur  Damien Hirst, découpant des morceaux d'animaux pour les placer dans des blocs transparents, plein de formols. 

 

Le signe de la soumission de l'art à l'argent est le continuum entre l'industrie du luxe et l'art. Que l'on a récemment vu dans la précipitation des mécènes à sauver la France au nom de Notre Dame, cette France qui est le socle symbolique de toute leur création de valeur. Pour eux, ne nous y trompons pas, Notre Dame est une "externalisation positive" de la France.

 

Bien évidemment, cette transformation de l'artiste en entrepreneur pur, associé du milliardaire du luxe, se déguise derrière un pseudo discours subversif, se réfère à Dada et aux avants-gardes. Mais le geste de Marcel Duchamp, bouleversant l'Histoire de l'art en détruisant son platonisme, n'avait de sens qu'une fois. Sa répétition inlassable n'a plus rien de subversive. Elle a tout d'un snobisme "distinctif", qui éblouit les gogos. Préempter la subversion, dans ce qu'elle a de purement formaliste, tout en ne laissant aucun espace à la possibilité de négation, voila la tendance de l'art néolibéral. " De l'engourdissement à la paralysie", des magazins de jouets aux couloirs des musées soumis aux grandes tendances du "marché" de l'art, c'est la laideur et l'insensibilité qui triomphent, et la lutte contre l'imaginaire. La lutte contre le négatif, la critique, s'exprime dans le lisse, l'absence d'aspérité. Elle trouve son prolongement dans les corps épilés, dégraissés, 

 

Il y a bel et bien une guerre entre ce qui a un prix et ce qui n'en a pas, qui subit les assauts de la marchandisation. Elle s'exerce à travers le "pillage" des contre cultures, par la mode, l'élimination des cultures populaires (déjà, Pasolini...);  Les jeans tombant ont été volés au geste de solidarité des jeunes noirs des ghettos imitant leurs potes en prison qui ne portaient pas de ceintures. Le marché a récupéré jusque là les formes d'expression autonomes.

 

Dans l'érotisme, l'imaginaire est saisi d'une part entre un porno injonctif et de l'autre côté le néo moralisme progressiste qui l'étouffe. Complices.  

 

Tout est vidé de son contenu pour que la liberté ne puisse s'y engouffrer, jusqu'au marquage des corps par des tatouages insignifiants, similaires, "signifiants sans signifiés" (tatouages tribaux coupés de leur signification). Tout est vidé de sens, et Cartier, enrichi par les mines de l'apartheid, célèbre les arts premiers par sa "fondation".

 

Impuissanter, voila la logique du pouvoir. Imposer des tyrannies sans tyran (dirigées par des élus, aux ordres de forces immatérielles anonnymes), un art sans beauté, une esthétique sans possibilité d'être critiquée, un monde saturé, sans imaginaire, une passivité fondée sur la stupéfaction anésthésiante et l'irrespirable. La beauté, la laideur, leur négation, sont aussi des affaires de pouvoir.

 

Il est difficile de se confronter à la lucidité d'Annie Lebrun. Mais elle ne croit pas que l'Histoire terminée, même si nous vivons de sombres temps. Car "Déjà, trop d'êtres s'écartent de la route qu'on leur avait assignée, trop de mouvements n'ont pas trouvé leur forme, pour que rien ne bouge dans le paysage, fût-ce sur fond de catastrophe annoncée". D'abord, "ne pas se tenir auprès des vanqueurs".

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17 janvier 2018 3 17 /01 /janvier /2018 19:49
Briser les atomes – « Traverser les murs », Mémoires de Marina Abramovic - paru dans la Quinzaine Littéraire

 

Il est bien malaisé de trouver phrase plus galvaudée que celle  de Nietzsche selon laquelle il s’agit de « faire de sa vie une œuvre d’art ». Pourtant la formule usée n’a rien d’un slogan snob quand elle est illustrée par la vie de Marina Abramovic, narrée dans ses stupéfiants mémoires : « Traverser les murs ».  Cet article pourrait consister en litanie de superlatifs, tellement ce parcours est impressionnant et a laissé l’auteur de l’article admiratif. Ce livre, écrit avec l’appui assumé d’un auteur, n’a pas une valeur littéraire particulière, il est du moins très clair, ce qui en soi est une qualité remarquable. C’est néanmoins une expérience de lecture qu’on ne saurait trop conseiller à qui veut respirer un grand bol de vie et se convaincre des potentialités magnifiques de l’art de notre temps, dont certains doutent, avec force arguments.

 

Fille de deux partisans héroïques de la résistance yougoslave, la plus coriace d’Europe, nourrie de force mais aussi corsetée par cette famille de la nomenklatura titiste, dysfonctionnelle, Marina, qui naît juste à la fin du conflit mondial, ressent le besoin impérieux de sublimer et laisse éclater son  inépuisable énergie, très vite, à travers  l’art. Ce n’est pas seulement à ses yeux une pratique mais la colonne vertébrale de son existence, et à aucun moment elle n’a douté du sens de sa présence ici-bas. Il s’agira de créer. Rien ni personne ne pourra s’opposer à la marche de la fille de partisans.

 

Elle multiplie alors, d’abord seule, puis longtemps avec son compagnon hollandais, seule encore ensuite, avant de beaucoup transmettre aussi à des plus jeunes à travers son Institut, des performances ahurissantes d’engagement. Elle y plonge corps et âme (qu’elle ne dissocie jamais, en une sorte de spinozisme radical) à la rencontre de sources d’énergie humaines supposées, et de nouveaux états de conscience, atteints en particulier par l’acharnement à l’exercice, le dépassement de la douleur et des limites de l’endurance.

 

A chacune de ses performances, dont elle raconte – et c’est passionnant- la préparation, les aspects techniques, enjeux de conception, elle interroge des questions essentielles posées à l’humanité. Des thèmes obsédants, fondamentaux, jamais anecdotiques ou relevant de ces « misérables affaires privées » dont se moque Deleuze dans l’abécédaire, reviennent durant toute une vie de création, relancée par des rencontres, des croisements artistiques (avec Bob Wilson par exemple).

 

L’amour est-il créateur d’une troisième entité, au-delà du couple, dégage-t-il une énergie particulière, rassemblant des énergies proprement  humaines dont nous pouvons rechercher les traces par l’art ?

 

Pouvons-nous percevoir, par la déstabilisation des sens, d’autres niveaux de réalité ? Question classiquement soulevée par les artistes, mais que Marina Abramovic n’a pas hésité à affronter avec son propre corps, en se mettant en danger et surtout en affrontant la douleur et son dépassement.

 

Quels spectacles sommes-nous disposés à subir ? Quand prendrons-nous nos responsabilités ? Marina Abramovic n’a pas hésité à créer une performance proposant des dizaines d’objets au public, autorisé à en user comme bon leur semblerait sur elle, jouant le jeu jusqu’au bout pour interroger les comportements induits.

 

Jusqu’où peut-on aller profondément, juste ici et maintenant ? Ce choix du présent nous transforme-t-il ? Laisse-t-il entrevoir de nouvelles formes d’existence ?

 

Et elle n’hésite pas à aller frontalement à la rencontre des cultures qui ont cherché des réponses à ces interrogations. La culture tibétaine, ou bien celle des aborigènes pour qui passé, présent, futur, sont déjà ou encore là.

 

En recherchant sans cesse ses propres limites, quitte à marquer son corps à vie, s’évanouir, à saigner, elle interroge la notion même de limite, la reconsidère comme une frontière possible vers d’autres contrées. A chaque expérience elle brise les cloisons entre l’art et la vie, entre les cultures qui semblent les plus étrangères, ou encore entre le réel et la représentation, clamant que l’art est un moyen de transformer l’existence, et non un caprice esthétique.

 

C’est ainsi qu’elle en a traversé des murs, elle la yougoslave très ancrée dans son ascendance, et en même temps artiste universelle qui ne se paie pas de mots. Marina Abramovic est par sa vie l’exemple même d’une identité qui n’oppose pas, loin s’en faut, sa certitude de l’ « enracinement », au sens de Simone Weil, au sentiment d’appartenir à une humanité sans frontière. Elle a vécu sur tous les continents, a été la seconde personne (le gouvernement chinois lui barrant la route à la première place devant son projet…) à parcourir une bonne moitié de la muraille de Chine à pied, elle a vécu dans le désert australien et auprès des chamanes brésiliens, dans l’intelligentsia new yorkaise. Mais elle se sent toujours une femme slave.

 

Ces mémoires sont spirituellement très riches, mais ne se réfugient jamais dans le verbiage à portée des artistes contemporains, tout au contraire. La simplicité du propos va de pair avec l’ambition ontologique très élevée de l’œuvre d’art, affaire d’une vie, jusqu’à explicitement refuser d’être mère pour se consacrer à l’œuvre.

 

Quelle figure attachante que cette femme gorgée d’empathie (ce qui désamorce le scandale, semble-t-il, systématiquement, autour d’elle) qui a choisi l’art quel qu’en soit le prix possible, car ça passe souvent ou ça casse, et très longtemps la contrepartie ce fut la pauvreté, l’incompréhension de sa famille ! Drôle aussi, quand on la voit, elle qui osa performer nue dans la Yougoslavie titiste, être en même temps très fleur bleue voire on ne peut plus conformiste dans ses conceptions de la vie de couple.

 

Avec Mme Abramovic l’art contemporain a conservé toutes ces années une capacité à frapper le cœur de tous. Une dimension humaniste au sens le plus fort, primaire presque, du terme, qui ne peut laisser indifférent. Comme quand dans cette performance, « The artist is present », elle fait face pendant trois mois à des milliers de gens simplement assis silencieusement un à un face à elle, laissant surgir les lames les plus profondes, révélées par la stupeur d’être là.

 

Son œuvre est conforme au paradigme de l’art contemporain, et pourtant elle le tire de ses ornières habituellement déplorées par une certaine critique (« l’art c’était mieux avant » pour faire court). Dès sa jeunesse elle a senti que le cadre d’un tableau, la dimension d’un objet, étaient trop étroits pour ses ambitions nucléaires. Née avec l’ère atomique comme si ce n’était pas fortuit, elle déploie son énergie dans un espace mobilisant toutes les dimensions et lui permettant de fracturer les cadres incontestés. De briser les atomes pour dégager l’énergie. La forme de la performance le lui a permis. Elle a ainsi porté cet art éphémère à sa plus sublime expression. La radicalité n’a pas été pour Mme Abramovic une coquetterie mais un moyen d’aller au-devant de ses hautes ambitions spirituelles et communicationnelles.

 

Voici une rencontre possible, une vraie. Sidérante plutôt que choquante. Marquante plutôt que scandaleuse. Certes vous n’aurez peut-être pas la chance de la voir yeux dans les yeux, dans une salle du MOMA , mais vous pouvez la côtoyer à travers les pages de ce livre étonnant. Bienvenue dans l’explosion Marina Abramovic.

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24 décembre 2017 7 24 /12 /décembre /2017 19:30
Le plaisir de fréquenter un peu le grand Molière - "Tel était Molière", Georges Poisson

La phrase "tout est politique" est mal comprise. Tout a une part de politique, sans doute, tout nous relie, mais tout n'est pas réductible à la politique, tout ne doit pas relever de l'affrontement politique, du volontarisme des pouvoirs, de la manipulation propagandiste ou de la force de la Loi. On reparle en ce moment du rapport entre l'œuvre et l'auteur, entre l'œuvre et l'auteur d'un point de vue moral, par instrumentalisation politique, à mon sens terriblement réductionniste.  On revoit malheureusement, à mon sens, ce qu'on pensait disparu avec l'esprit de censure réactionnaire, comme des manifestations demandant d'interdire une œuvre à cause des opinions ou pis, du comportement intime d'un auteur. Un metteur en scène infâme avec les femmes devrait voir ses films mis au pilon, nous dit-on, ce qui est une manière de se permettre d'interdire une œuvre, de briser ce tabou de la liberté créative, durement payé. Manière aussi, de s'en passer, des œuvres, et d'en rester à la pauvreté des préjugés et des jugements préconçus.

 

Il est absurde d'assimiler une œuvre à une biographie et de la réduire à un objet moral ou politique d'ailleurs.

Par contre, pas plus que l'amour n'est une flèche d'un ange tombant ici et là au gré de ses caprices, une œuvre ne tombe pas des nuées comme la foudre pour frapper au hasard (même la foudre ne le fait pas). L'œuvre éclaire la vie, la vie éclaire l'œuvre, bien entendu.

Proust a beau avoir raison contre Sainte Beuve, et une œuvre puise dans le secret de l'imaginaire, elle n'est pas réductible à un mécanisme biographique. Il n'empêche qu'un auteur est de sang, de chair et d'émotions, de douleurs de désirs et de joies, de passions, de vécu. Sa plume trempe dans l'encre de ses jours. La vie d'un auteur n'obère pas le mystère de la création. Mais elle permet de s'approcher du foyer où elle crépite.

 

Découvrir la vie d'un auteur, c'est aussi l'apprécier un peu plus, apprécier ses œuvres par un autre versant éclairé. Comme avec Molière, que l'on peut accompagner sa vie durant avec "Tel était Molière", de Georges Poisson, biographie précise, qui se démarque par le sens du patrimoine et des lieux de son auteur, permet d'ancrer le souvenir de Molière dans Paris ou ailleurs, à Pézenas, à Versailles naissant, à Vaux.

 

La vie de Molière est aussi, par sa narration, un moyen d'agiter le souvenir d'une France qui se recompose sans cesse, se transforme, se recrée. Il hante des lieux de son souvenir, mais les fantômes n'ont pas l'air qu'ils avaient de leur vivant. C'est une biographie d'Historien autant que de lettré. Mais d'Historien attaché à la pierre, à ce qu'elle laisse ressentir du passé lointain, sans illusion sur ce qui est dilapidé pour toujours. Le souci d'ailleurs, de la vie de Molière, c'est qu'elle manque, étonnamment au vu du rôle officiel de Molière, d'archives. Il faut au biographe un grand sens de l'hypothèse, et de l'autoanalyse pour ne pas romancer et trop verser dans le romanesque.

 

L'autre parti-pris de cette biographie là c'est d'insister sur l'importance des rapports entre Molière et Louis XIV, sans les idéaliser, mais justement en restituant ces liens dans leur équilibre (il rappelle notamment le rôle central de la fonction assez méconnue de Molière, héritée de son père, de valet de chambre du Roi, qui l'installait dans son intimité) mais  aussi dans leur caractère fondamental pour la vie de Molière.

 

C'est que Molière vit lors de l'installation de l'absolutisme d'après la Fronde. Il doit faire avec. Pour exprimer son génie il doit composer avec les grands protecteurs, et comme son génie est le plus grand de son temps, qui n'en manquait pas, c'est auprès du plus grand qu'il pourra trouver la garantie nécessaire. Molière acceptera d'être l'outil du Roi, comme d'autres, et notamment Lully, qu'il crut longtemps son ami mais qui le trahira, peut-être jusqu'à écourter sa vie en atteignant sa santé déjà faible. Molière sera très proche du Roi, qui le soutiendra souvent, mais il n'en sera pas l'ami, car le Roi n'avait pas d'ami, simplement des serviteurs. 

 

Il est particulièrement émouvant de voir cet artiste géant, et d'autres, obligés d'en passer par le contrôle politique, sous peine de se taire à jamais, tout en trouvant le moyen de signifier ce qu'ils avaient à exprimer, envers et contre tout. Marcher sur la crête, ou sur le fil de l'épée, est partie intégrante de leur génie. Molière savait trouver la bonne vague pour sortir ses banderilles. Il frappait telle ou telle catégorie quand la fenêtre politique le permettait. Ce n'est qu'avec Tartuffe qu'il s'est un peu trompé, temporairement, faisant les frais de la tension entre le Roi, le jansénisme, les dévots, le Vatican. S'il fait des concessions, s'il répond aux injonctions royales, c'est sur la forme, le genre, mais il ne cédera jamais sur son intégrité artistique. Le Roi qui n'était pas un grand intellectuel, mais aimait par dessus tout les artistes, savait d'instinct, lui-même danseur, qu'il ne fallait pas trop se mêler de la création d'autrui, et préfèrera instaurer une sort de dialogue avec eux.

 

Tout cela ne pourra pas durer. La main de fer, même bienveillante, mais toujours à la menace planante, ne sera plus supportée. Elle éclatera un jour, sous les coups de tant de talents étouffés par une société pré ordonnée.

 

Molière est tout sauf un opportuniste. Il prendra au système ce qui est nécessaire, mais il ne se cachera jamais contre des coups dont il savait qu'il ne pouvait, en plus, les supporter, lui le sensible, ce qui le rend infiniment attachant. Rien ne lui demandait, sinon les nécessités de l'esprit, de réaliser Tartuffe et de subir l'interdit, malgré le Roi qui cette fois-ci dut composer.  Il aurait pu précocement quitter la scène, et le sort méprisé de saltimbanque, qui lui coûta un enterrement infâmant d'ailleurs, pour la gloire de l'auteur reconnu, sans doute l'Académie française. Mais il n'abandonna jamais les siens, qu'on connaît mieux grâce à une biographie comme celle de Georges Poisson. Ceux avec qui il tenta longtemps avant sa gloire d'ouvrir un théâtre à Paris, dans le Marais, échouant, puis auprès desquels il écuma la province pour gagner son pain. Avant d'être croisé par le Roi et de devenir le comédien et l'auteur le plus glorieux du Royaume.

 

Molière n'allait jamais trop loin, mais autant qu'il le pouvait. Son sens psychologique le poussa a créer cette alternance entre la farce et la comédie sociale, ménageant la capacité de la société à supporter ses audaces, tradition qui est encore à l'œuvre dans cette Comédie Française qui reçut son héritage, et existe, juste à côté de ce Palais Royal dont Molière reçut la jouissance pour sa troupe.

 

La haine qui le visait, de la part des dévots et des jaloux que ne manque pas de susciter le génie, ne le découragea jamais. Simplement parce qu'il ne pouvait pas faire autrement que d'écrire ces rôles de comique de caractère, fustigeant les défauts de ses contemporains, bien au delà de ses contemporains. 

 

La biographie de Molière, qui permet d'éclairer ici et là son œuvre mais jamais de l'enfermer dans quelque déterminisme, le génie créatif consistant justement à inexplicablement créer de l'inédit à partir d'un immense sens d'observation, est une incursion possible parmi d'autres dans cette époque si particulière où s'installa une spécificité française, l'absolutisme royal, humiliant les aristocrates, les châtrant même (l'évolution de l'art de la guerre aussi l'explique), tout en instrumentalisant une bourgeoisie symboliquement méprisée, (comme Molière le fils de tapissier fructueux) qui détermina fortement le sort de la France, en empêchant notamment certaines formes de compromis social.

 

Le résultat fut que c'est par une explosion immense que la France se sortit de la royauté, et que la France c'est avant tout l'Etat, ce qui marque encore le pays profondément aujourd'hui. On sait combien la culture joua un rôle majeur dans la construction de cet absolutisme là, et Molière en fut un outil primordial.

 

Il mourut en sentant sa disgrâce arriver, non pas qu'il ait fauté, mais parce que l'évolution du règne de Louis en appelait à d'autres formes artistiques. Il reste que Molière, qui connut la gloire et la réussite financière fut reconnu comme auteur de son vivant, ne sera jamais oublié ou mis entre parenthèses. Son œuvre accéda au rang d'une véritable mythologie dont nous, écoliers de la République depuis des générations, sont les dépositaires. Molière est éternel. Son universalité implique d'ailleurs des dialectiques, voire des contradictions (entre le moraliste Don Juan et l'anticlérical Tartuffe par exemple, entre le Molière parfois féministe et le misogyne des Femmes savantes). Chaque génération le joue et le jouera, capable de le reformuler, car ce qui est universel est par là même, toujours réinterprété. Il mérite bien qu'on se penche un peu sur sa vie, qui ne manque pas d'être tout aussi extraordinaire que son talent de comédien, d'organisateur de fêtes, de dirigeant de troupe, d'auteur, d'inventeur de genres.

 

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26 septembre 2017 2 26 /09 /septembre /2017 19:20
La littérature protège l'insoluble - " Le point aveugle" - Javier Cercas

C'est en farfouillant dans le rayon "hispanique" d'un libraire que je suis tombé sur un essai littéraire écrit par un de mes écrivains contemporains préférés, où il théorise le type de roman qu'il affectionne (ce type de bonne surprise est un des meilleurs arguments pour la défense de la librairie. La surprise vous y attend). Dans "Le point aveugle", réécriture d'un cycle de conférences que Javier Cercas a données à Oxford comme Professeur invité, le propos se fonde notamment sur deux livres que j'ai beaucoup aimés - "Anatomie d'un instant", et "L'imposteur"- et sur d'autres romans que j'aime, ce n'est pas fortuit, pour défendre la thèse suivante : le roman a pour but de compliquer les questions, pas d'y répondre.

 

C'est aussi ce qui me plaît dans le roman. Mais je pense que Cercas aurait pu élargir et appliquer cette théorie à la "littérature" plus globalement. Il le fait sans le dire d'ailleurs, quand il cite "En attendant Godot" de Beckett comme exemple de recherche de ce fameux point aveugle.

 

La littérature du "point aveugle" commence avec le premier roman moderne, le "Quichotte", et elle s'oppose à une autre tradition, celle du roman réaliste du 19eme siècle (qui n'est pas le "roman vrai", celui-ci est tout à fait adapté à la notion de point aveugle). Le point aveugle est précisément ce par quoi le roman en question parle le plus. Et Cercas de trouver cette très belle description de cet angle obscur :

 

" ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution".

 

Alors que tout le monde, dans notre société d'expression généralisée (dont ce blog est le symptôme), a quelque chose à dire, le génie du romancier est de mettre le doigt sur un lieu qui reste sans réponse, vertigineusement ouvert.

 

Ce concept de "point aveugle" conduit Cercas à défendre l'idée selon laquelle on peut nommer roman des œuvres qui ne relèvent pas de la fiction, comme son "anatomie d'un instant" qui dissèque l'image télévisée de trois hommes refusant de se coucher sous les tables, lors de la tentative de coup d'Etat dans le parlement espagnol en 1982. Le roman a toujours "cannibalisé", depuis Quichotte, tous les autres genres. C'est un genre impur. Et il le reste.

 

La littérature, cette "supercherie" acceptée, se joue de la réalité, le roman post moderne lui, qui naît avec Borgès, ajoute une couche, en se jouant même de la littérature elle-même. Mais la réalité est elle-même une fiction, comme ce coup d'Etat qui est l'objet de toutes les interprétations, de tous les récits possibles, de toutes les fictions. Comme l'assassinat de Kennedy pour les américains, ou la mort de Marylin. Aussi le roman vrai, le roman à la " De Sang froid" de Truman Capote, ou l'oeuvre hybride comme "anatomie d'un instant", agitent une matière d'emblée concernée par la fiction.  Par ailleurs, toute fiction est une part d'imaginaire et de réel. Les écrivains des œuvres hybrides déploient les méthodes du romancier, et d'abord l'obsession de la forme. Le littérateur est celui qui pense qu'il doit trouver la bonne forme pour accéder à une part de vérité.

 

Le romancier choisira des questions, que d'autres, comme l'historien, ne choisiront pas. Et ces questions ne le mèneront qu'à approfondir la question. Ainsi l'Historien peut analyser le fameux coup d'Etat dans ses motifs et son déroulement mais il ne pose pas la question du mystère de ces trois hommes qui ne bougent pas. Leur mystère intime.

 

Le romancier lui, choisit ce prisme, et évidemment il aboutit au mystère humain. A sa part d'"insoluble", adjectif qui revient fréquemment dans l'Essai. Insoluble, comme la personnalité profonde du personnage décrit comme l'Imposteur par un autre livre de Cercas. Ce monsieur qui s'est fait passer pour un déporté pendant longtemps, sans qu'on ne comprenne vraiment jamais pourquoi et ce qu'a pu signifier pour lui la levée de l'imposture, en quoi elle résonne avec d'autres de ses impostures. On ne comprendra jamais vraiment pourquoi un autre imposteur, celui  dont Emmanuel Carrère parle dans "l'adversaire", choisit de se compliquer toute une vie et d'aboutir au drame total, en mentant sur sa réussite au diplôme de médecin.

 

La vérité du romancier est donc complémentaire de celle de l'Historien. Mais en fait le fantasme de Cercas est d'écrire des livres qui permettraient de marier ces vérités dans une même narration.

 

Il s'agit, plus encore de "protéger les questions des réponses".

Car nous cherchons, mais où serions-nous si nous avions les réponses ? Nous serions dans quelque chose qui ressemblerait à "1984" assurément. Nous ne pouvons que prétendre à des bribes de réponse, à des réponses approchées, contradictoires, fragiles et percutées par les discussions. Tant mieux, cela nous protège de la stupidité la plus crasse et du totalitarisme. 

 

Le roman est donc une affaire sérieuse. Ce n'est pas une affaire de divertissement même si la lecture divertit. Jeune, Cercas ne supportait pas Sartre, et sa théorie de l'engagement, désormais, à la lumière de ses lectures puis de son amitié avec Vargas Llosa en particulier (dont il analyse le premier roman comme exemple d'oeuvre du point aveugle) il considère que oui, le roman est engagé. Existentiellement engagé. Il s'agit de défendre l'existence d'un monde ouvert, où les solutions ne sont pas données d'avance. 

 

Ce sérieux passe paradoxalement par l'ironie, le registre, justement, des paradoxes. C'est l'ironie qui sème le doute. Quichotte est ironique de bout en bout.  Le personnage est ambigu, il est à la fois clairement fou et tout à fait cohérent dans son cadre. Il ne nous mène qu'à d'autres interrogations. L'ironie est un ton qui porte tout et son contraire. 

 

Le romancier par excellence du "point aveugle" est Kafka évidemment. Peut-être le plus explicite en cette tradition.  Cercas, reprenant Borgès, qui aimait à déstabiliser le Temps, explique qu'un auteur aussi puissant que Kafka parvient à rendre kafkaïens des auteurs qui ont écrit avant lui, comme Melville et son Bartlby. Pas de meilleur exemple de point aveugle que le fameux soupir de Bartlby, qui lui sert de réponse à tout, et à justifier sa passivité : "I would prefer not to". La conclusion est donc l'ouverture sur un océan insondable d'interrogation sans fin. Le cadeau de la littérature est cet océan. Chez James, en lisant le terrifiant "Le tour d'écrou", on ne pourra pas conclure si les visions sont des spectres, si les spectres expliquent les visions, si l'on devient fou parce qu'on est damné, ou si la folie crée les démons. 

 

Si le livre peut, ce sont les thèses d'Eco et de Barthes, appartenir au lecteur, c'est bien parce qu'on a fait sa place au lecteur. C'est pourquoi la littérature n'est pas forclusion. La littérature est à cet égard, dit Cercas, aux antipodes de la politique (c'est un argument qu'en son temps on aurait du opposer aux "réalistes socialistes"). Le politique synthétise les enjeux, et donne une réponse. J'ajoute qu'il fait tout pour naturaliser cette réponse, comme la seule possible ("je suis pragmatique"). Le romancier lui, complique à l'envie, et vous plonge dans les ruminations. 

 

" C'est pourquoi les bons politiciens sont d'habitude si mauvais écrivains, et les bons écrivains si mauvais politiciens".

 

Mais lisez donc ce bel essai, écrit avec la clarté qui résume toute l'absence de snobisme de Cercas, car si à ses yeux tout écrivain porte en lui un critique, tout critique un écrivain, il reste que "la littérature a toujours un pas d'avance sur la critique, pour la même raison que l'explorateur a toujours un pas d'avance sur le cartographe".

 

 

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2 septembre 2017 6 02 /09 /septembre /2017 10:54
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero

Je voulais en savoir un peu plus sur la figure de Gerda Taro, Gerta Pororylle de son vrai nom de juive allemande exilée en France, grande photographe de guerre pendant le conflit espagnol, auprès de son compagnon Robert Capa (André Friedmann). 

 

Leur courte aventure amoureuse et artistique est fondatrice du reportage photo, elle est féconde en réflexions sur le rapport de la politique à l'image, à l'art plus largement. La belle Gerda Taro, femme libre s'il en fut, est morte à vingt sept ans. Sans ses photos et celles de Capa, qui longtemps furent mélangées,  la guerre d'Espagne n'aurait sans doute pas marqué autant l'opinion de son temps, suscité une grande solidarité internationale, et occupé une place aussi importante dans les imaginaires plus tard. La place de l'écrit déclinant, ce qui n'a pas son image tend à disparaître, purement et simplement. Certes, l'image est parfois une caricature, une ombre vide, comme un tatouage de che guevara sur une épaule d'un motard, mais elle peut aussi être le lien authentique vers les trésors du passé.

 

J'ai constaté que François Maspero, dont le rôle d'éditeur fut proprement historique en France, et à ce titre compta vraiment dans l'histoire des idées de notre pays, 'auteur de très belles mémoires que j'ai aimés, avait consacré un portrait à Gerda Taro.

 

"L'ombre d'une photographe, Gerda Taro", est bien un portrait et non une biographie. Maspero aurait rêvé de pouvoir rencontrer Gerda vieillie, si elle n'avait pas été écrasée absurdement par une perte de contrôle d'un char républicain lors de l'échec de la contre offensive de Brunete, pour désenclaver Madrid, alors qu'elle avait évité les balles sur le front, où elle était au plus près des guerilleros. Avant de mourir, elle aura réussi à rendre compte d'une victoire républicaine, certes éphémère, dans une bataille. Elle meurt en 1937, s'épargnant la déconfiture, et peut-être les camps français, où elle aurait été internée en tant qu'allemande antifasciste et peut-être livrée aux allemands.

 

Longtemps Gerda Taro sera subsumée par l'oeuvre de Capa, l'exilé hongrois, non pas une "recup" de sa part, mais parce qu'à l'époque ils ne s'obsédaient pas des droits d'auteur mais défendaient une cause. Plus tard, Capa, qui meurt en Indochine, en suivant un conflit qui devait le dégoûter, donnera bien des gages de son admiration pour celle qu'il aima passionnément. Nombre de photos étaient signées Capa et Taro, sans qu'on sache qui les avaient prises. Mais après sa mort, la signature de Gerda a été enterrée sous la catégorie "agence Capa".

 

Avant de défendre, appareil photo à la main, l'Espagne républicaine, Gerda Taro avait résisté en Allemagne nazie, distribuant des tracts, incarcérée.  Elle s'en sort grâce à un passeport polonais, et part pour la France où elle rejoint toute l'intelligentsia progressiste allemande, alors appuyée par leurs confrères français. C'est Clara Malraux, à l'époque soutien indéfectible des exilés, qui a aidé Gerda Taro à s'installer.

 

Elle va rencontrer Capa-Friedmann, hongrois déjà connu pour le premier photo reportage sur Trotsky (contre son gré).  Deux ans d'amour commencent, loyaux mais pas forcément fidèles, des deux côtés. Ces gens tiennent avant tout à leur liberté, chacun en pense ce qu'il veut. 

 

Taro a une idée de com' ultra moderne : créer une légende autour d'un fameux " Robert Capa", photographe américain censé être très célèbre. L'idée, qui tient du bluff total, booste l'activité de son compagnon. Gerda, elle, devient le pivot d'une agence. Elle s'initie à la photo et apprend très vite.

 

Ils filent en Espagne dès le début de la guerre civile, et deviennent les principaux fournisseurs de clichés qui font le tour du monde, aussi bien des photos de la population civile que du front. Capa prend la photo la plus célèbre de la guerre, celle d'un républicain fauché en plein assaut, sortant d'une tranchée. Ils sont choyés par la presse communiste française ("Regards", "Ce soir"), influencée par l'agent argenté du Komintern que fut le redoutable Willy Muzenberg, qu'ils ne semblaient pas connaître (mais ils fréquentaient Koestler, un de ses principaux collaborateurs). Mais les photos circulent dans le monde entier, et les deux photographes nouent des relations élargies.

 

Les staliniens essaieront de récupérer la figure de Taro, martyre. Mais rien ne prouve qu'elle ait véritablement frayé avec eux. Elle a plutôt suivi leurs ennemis de la gauche non communiste pendant un temps sur le front (les anarchistes, le POUM). Certes, elle s'adapte et continue de soutenir les républicains quand les communistes prennent la direction des opérations et épurent l'armée.

 

Mais il était presque impossible, à cette époque, de ne pas frayer avec les communistes d'une manière ou d'une autre en Espagne, et dans le milieu antifasciste européen. Rien n'indique que Taro et Capa aient été affiliés à l'Internationale Communiste, ni à quelque autre mouvement d'ailleurs. Ils étaient de gauche, c'est certain. Mais libres. Leur manière d'agir était de rendre compte par le geste photographique, de la souffrance du peuple en guerre, de l'engagement des soldats. Leur présence sur le front était d'ailleurs fort appréciée par les troupes. La qualité des photos qu'ils ont produites, insiste Maspero, n'aurait pas été possible sans un préalable de confiance nouée.

 

On peut douter du fait que Gerda Taro, libre, séductrice, animée par le gout du jeu, ait été attirée par l'odeur de rond de cuir dégagée par les agents staliniens.  Elle qui admirait par dessus tout John Dos Passos, dégoûté, rompant avec Heminghway le suiviste, de la ligne des communistes en Espagne.

 

L'oeuvre de Taro, celle de Capa, sont à la base d'une utilisation nouvelle, "choc", de la photo dans la presse, pour le pire et le meilleur. Les petits appareils comme le Leica le permettent. C'est l'époque d'un enthousiasme autour de la vérité censée être offerte aux masses par la photo. Comme en témoigne notamment les écrits de Walter Benjamin. La critique viendra plus tard (de l'optimisme de Benjamin à la dureté de Susan Sontag quelques  décennies plus tard -voir dans ce blog, pour les deux-, on mesure un immense fossé). Les possibilités manipulatrices de la photo n'ont pas encore été décelées, sauf par certains magnats blancs ou rouges. On insiste plutôt sur l'intérêt du témoignage direct, qui impressionne. Bientôt, à Iwo jima comme à Berlin on montera de toutes pièces des scènes de photographie lyriques (les drapeaux hissés).

 

A cette époque, les photos de Taro et Capa n'échappent pas à un certain lyrisme, qui fleure le "réalisme socialiste". Mais il serait anachronique de leur reprocher, alors que ces dérives n'ont pas encore adopté leur forme systématique. On ne peut présager de l'évolution d'une oeuvre qui n'a pas pu se poursuivre. D'autres artistes ont su se remettre en cause, eux aussi enthousiasmés naïvement.

 

Les républicains ont perdu la guerre. Leurs squelettes, par dizaines de milliers, dorment sous la terre d'Espagne. On les déterre et on polémique sur le passé, pour oublier parfois, comme le dit l'écrivain Molina, l'indigence politique du présent. Qui nous a légué la mémoire de ces hommes et de ces femmes ? Qu'est -ce qui fait que des jeunes femmes kurdes se battent contre Daesh en évoquant l'exemple de leurs ancêtres d'Espagne ? Les artistes. Et ce qui a survécu des artistes, c'est ce qui était proprement artistique, c'est-à-dire irrémédiablement libre. Les oeuvres bureaucratiques édifiantes n'ont pas survécu. C'est pourquoi Taro survivra dans ses photographies. Avec le temps, les défaites les plus lourdes, les plus terribles, contre les chemises noires, contre la terreur moscovite, se mettent parfois à ressembler à des victoires. Contre toute attente. Il faut croire, même quand on est matérialiste philosophiquement, aux forces de l'Esprit.

 

 

 

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28 décembre 2016 3 28 /12 /décembre /2016 02:24
I drove all night, with Bruce –  » Born to run » – Mémoires de Bruce Springsteen

Bruce Springsteen aime l’ampleur . Les grands stades emplis de fans en folie pour  des concerts de trois heures, l’océan et le surf, les virées en moto en Californie, les tournées homériques, les traversées d’ouest en Est des Etats-Unis d’un seul tenant en se relayant au volant, les ranchs. Il vit appelé par  les grands espaces, comme seul un américain semble pouvoir  l’être. Le petit taureau fougueux du New Jersey ne déroge pas avec ses mémoires formidables de six cents pages écrites sur  dix ans. De sa main, indéniablement. Une main de song writeéprouvé , douée et hétérodoxe comme celle d’un autodidacte, généreuse, sincère, pleine de capacité d’auto dérision, et  riche… de plusieurs décennies, oui, de psychanalyse. Il y a des livres qui annoncent des analyses ou en tiennent un peu lieu, et il y a les livres post analyse. On est dans cette catégorie. Quelle intelligence, et quel immense effort de lucidité. Quelle modestie sans faux semblant. Au passage, il est rare de lire un témoignage aussi beau sur  un parcours d’analysé.

 

 « Born to  run » est un livre qui a du coffre, comme son auteur. Un gigantesque ampli de la vie tambour  battant du BOSS. Une écriture trempée dans les  références catholiques de son enfance,  une culture dont il ne s’est jamais délesté – tendance passage de l’apocalypse-, qui puise aussi dans le lexique de la libido – ça le chatouille, il ne s’en cache pas – et dans une sorte de panthéisme très américain à la Walt Whitman. Avec une façon de s’adresser  très directement à ses lecteurs, à ses fans, comme s’il conversait avec eux dans un bar . Difficile de trouver un type plus attachant. On devient tous « potes » – mot qu’il affectionne – avec BS après l’avoir  lu. Et je suis certain qu’il serait heureux de l’apprendre lui qui vit encore tout près de ses quartiers de jeunesse, dans son New Jersey prolo natal.

 

Comme souvent dans les mémoires, l’enfance est la partie la plus touchante et la plus  réussie, ce qui n’est pas le cas dans les biographies. Ca fuse comme dans un Scorcese ! Une enfance dans la classe ouvrière italo irlandaise du New Jersey; juste au dessus du seuil de pauvreté. Bruce en gardera une conscience de classe qui ne fera que s’affiner  et  sera la grande préoccupation de sa vie artistique, aussi bien dans son oeuvre que dans son comportement ou ses engagements personnels. Plus tard il lira « Histoire populaire des Etats-Unis« , il trouvera sa place dans une lignée de chanteurs de la cause du peuple, avec en particulier  la référence à Woody Guthrie, et se dotera d’une conscience politique aiguisée.

 

Son héritage ce sera aussi une certaine fragilité mentale, de famille, sans doute avivée par  un  rapport compliqué à un père en souffrance psychique. J’ai découvert ce côté dépressif sérieux du chanteur  que je ne connaissais pas du tout. Qu’il a pu stabiliser  et dont il parle avec une grande sincérité, mais aussi de la pudeur . Les super  héros aussi font des crises d’angoisse. Qu’ils le partagent avec nous ne peut que nous consoler.

 

La vie du BOSS c'est le rock et elle se superpose à l’Histoire du rock presque parfaitement. Elle change quand un jour ce type, Elvis, passe à la télé avec son déhanché obscène, tandis que Bruce est pré ado. Plus rien ne sera comme avant. Un tsunami culturel dévaste les Etats-Unis puis le monde. Et Springsteen est toujours sur  la vague. Il saisit de suite qu’Elvis est l’écho de la musique noire et de Chuck Berry, et jamais, comme ses modèles les Stones, il ne séparera le  rock d’un certain esprit soul. Le duo formidable qu’il symbolisera avec le « big man », Clarence, Saxo du E Street Band, en sera la manifestation vivante durant des décennies.

 

C’est de toute une vie que nous cause le BOSS et ça part dans toutes les directions. On cause par  exemple de la manière dont il a évité de sombrer dans l’alcool et les addictions, et pourquoi – le contre modèle du père-, et une conscience de la nécessité de laisser une oeuvre. Au passage on a droit à de belles phrases, comme :

« le tout est possible c’est du vide-en-smoking ».

 

Mais on en apprend aussi énormément sur  la production d’un disque, l’écriture d’une chanson, l’adaptation à la popularité, ou sur les dynamiques au sein d’un groupe de musiciens. D’ailleurs, Bruce, le type de gauche affirmé, assume parfaitement ne pas appliquer  la démocratie dans l’art. Il est Bruce Springsteen, il écrit ses chansons. Il est entouré d’un groupe, la plupart du temps le E Street Band. Il travaille avec eux de manière ouverte, mais il garde la main. Il a décidé cela un jour  et n’ a plus dérogé. Ca a globalement fonctionné.

 

Un livre  riche comme un set de  rock’n  roll d’un groupe mythique. Le plus marquant c’est cela : le rock et puis c’est tout les gars. La montée vers la gloire mondiale, qui pointe dès le milieu des seventies et explose avec « born in the USA » sera lente, progressive, empruntera la voie bien connue des premiers groupes où l’on tâtonne, l’on se forme; et parfois on trébuche, il y a des années noires aussi. Mais à aucun moment il n’a semblé douter  une seconde de sa vocation. A compter  du moment où le gamin un peu rêveur, narcissisé par  l’amour  enveloppant de sa mamie,  a attrapé une guitare, c’était terminé. Ca devenait le sens de sa vie, le seul possible, celui aussi qui lui a longtemps permis de fuir  – »  run »- ses démons et sa trouille de devenir  adulte et papa.

 

Le   rock c’est sa passion totale. Il s’y est totalement immergé, apprenant son métier peu à peu,  et conquérant son public sur les planches. Springsteen est un fondu de musique. Il écoute tout le temps de la musique, il connaît tous les petits groupes du monde, peut dire qui est le bassiste. Il s’est  ruiné plusieurs  fois en passant son temps à   remixer  un album, à le rejouer , pour atteindre le son qu’il voulait. Chaque album a été le fruit d’une longue maturation artistique, consciente, profonde. Le  rock est une affaire sérieuse, sacrée. C’est aussi pour  Bruce le moyen d’un lien profond avec les êtres. Il définit même un groupe de rock comme la démonstration que le tout est plus que la somme des parties. « 1 + 1 = 3″.

 

Ce qui vibre, c’est une onde puissante, et dont on ne peut plus se passer quand on y a goûté, avec les musicos, le public. Sa seconde femme sera sa comparse de scène Patti Scalfia. Le livre s’appesantit énormément sur  les péripéties humaines de la carrière, les séparations, les compromis à trouver , les  retrouvailles et brouilles, autour  de la musique. Tout cela a profondément marqué le chanteur  qui parfois nous entraîne très loin dans les détails, comme si on était de son entourage et qu’il se justifiait auprès de nous de ses choix qui l’ont beaucoup culpabilisé !  Il semble ne jamais vraiment avoir réussi à surmonter  les contradictions entre les exigences de l’amitié, de la loyauté, et les bifurcations que  réclame l’instinct artistique. Il a fait avec, aussi bien que possible. En limitant les dégâts et en gardant le cap de sa passion justifiante en ce monde.

 

Il y aurait tant à dire, mais avant tout on découvrira un gars venu d’un trou industrieux, qui a réalisé ses rêves et a voulu les conjuguer avec des convictions trempées dans l’idée d’une certaine amérique laborieuse toujours vivante. Celle de l’aile marchante du New Deal autrefois, qui se lève aussi avec Bernie Sanders. Une amérique du travail, qui aime son pays parce qu’elle le bâtit d’abord, et s’y bat difficilement pour s’en sortir. Une amérique solidaire, qui refuse le piège du conflit « racial » ou « sociétal » – n’oublions pas l’engagement de Springsteen avec « Streets of philadephia« , car elle sait qu’il sert à repousser toujours la question sociale ardente. La soeur de Bruce a été simple employée à K Mart, caissière. Avec son mari, elle est l’héroïne anonyme de la chanson « The river« , exemple magnifique de cette capacité de Springsteen, qu’il dit dans le livre rechercher précisément, à pointer l’émotion que suscite le carrefour de l’intime et du fleuve de l’Histoire. Le BOSS est un chanteur engagé, oui. Mais c’est d’abord sa puissance artistique hors norme qui permet aux mots de résonner dans les centaines de milliers d’âmes qui l’ont écouté. On Fire.

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16 octobre 2016 7 16 /10 /octobre /2016 11:56
En défense du Nobel de Dylan

Les philistins et pharisiens se drapent dans leur snobisme et nous déclarent que Bob Dylan c'est too much pour le prix Nobel. Et bien moi je m'en  réjouis de ce choix.

La littérature n'est pas une pose. N'est pas un conformisme de plus. La poésie ce n'est pas plus les jardins d'été, les lectures au plein air  avec le petit dépliant qui va bien que ce n'est l'absinthe et les cheveux touffus.  La poésie, qu'est- ce que c'est ? A quoi ça sert pour  utiliser  les termes de l'époque de l'utilitarisme flamboyant ?

La poésie, c'est le glissement de sens dans le langage. Glissement de sens qui ouvre de nouvelles perspectives spirituelles, émotives, intellectuelles. Voila tout.

Peu importe qu'on la chante ou non, et elle n'est point affectée par  le mode de vie du poète, par ses diplômes, ses fréquentations ou son milieu social. Elle  reste la poésie quand elle est poétique. Et si Dylan s'accompagne à la guitare sèche ou plus tard électrifiée, on s'en fiche, il  est un poète majeur . Le comité Nobel l'a souligné : il a ouvert à la poésie de nouveaux champs, incommensurables, en l'infusant dans la pop. C'est-à-dire dans le peuple.

Le fait est que nos livrets de poésie ne se vendent guère. Sous leur  forme classique. Et bien peu seraient capables de citer un poète contemporain. Mais la poésie n'a pas disparu n'en déplaise aux Gargamel de gauche ou de droite . Elle s'est  reterritorialisée au contact de la lame de fond démographique des années soixante, elle a mis à profit ce que Walter Benjamin à identifié comme l'âge de l'art techniquement reproductible, pour s'infiltrer  dans les masses et les inspirer . Combien ont pris un stylo, on couché leurs métaphores sur  papier , parce qu'ils avaient écouté Dylan ?  Patti Smith, messieurs dames du "c'était mieux avant', ce n'est pas "la défaite de la pensée".

La poésie repose sur le glissement et les associations. En se mariant avec la musique, avec la danse, avec l'"éclate", elle a élargi son domaine comme jamais. Elle est devenue démocratique à bien des égards, et au fond c'est cela qu'on lui reproche. Il y a de mauvais auteurs de chansons, il y a toujours eu de mauvais poètes.

Ces frontières sont typiques d'un esprit français qui cloisonne. Notre pays se goberge de sa devise, mais il est profondément marqué par  des structures de l'ancien  régime. La fluidité sociale n'est pas son fort, le corporatisme y  règne en maître, la fermeture est parmi bien d'autres motifs, ce qui le rend malade. Nous en avons ici un symptôme. La culture est loin d'y échapper . Les statuts y pullulent: Ils protègent, oui. Mais aussi de l'altérité. La formation initiale dont on sait le caractère  reproductif y est un moyen de clôture efficace. Imagine t-on ici un Directeur  de musée qui ne soit pas issu du sérail ?

Lisons donc ce que Dylan a écrit, qui prend son plein sens dans la mélodie et l'interprétation bien entendu. Les sources mêlées de Dylan, par leur association, puisant dans le blues, le chant populaire blanc américain, sont en elles-mêmes poétiques. La traduction nous prive des sonorités, malheureusement.

Hé ! l'homme au tambourin, joue-moi une chanson,
Je n'ai pas sommeil et je ne vais nulle part.
Hé ! l'homme au tambourin, joue-moi une chanson,
Dans le cahin-caha du matin je te suivrai

Bien que je sache que l'empire du soir
Soit redevenu sable,
Ait disparu de ma main,
M'ait laissé ici debout privé de vue mais ne dormant pas
encore.

Ma lassitude me surprend,
Mes pieds sont marqués au fer rouge

Je n'attends personne
Et l'antique rue vide est trop morte pour rêver.

Emmène moi faire un tour avec toi sur
Ton magique bateau tournoyant
Mes sens m'ont été enlevés,
Mes mains ne peuvent agripper
Mes orteils trop engourdis pour faire un pas,
Attendent seulement que les talons de mes bottes se mettent
à vagabonder.

Je suis prêt à aller n'importe où,
Je suis prêt à me fondre
Dans ma propre parade,
Lance ton sortilège dansant sur moi
Je te promets d'y succomber.

Bien que tu puisses entendre des gens rire, tournoyer,
Se balancer follement au delà du soleil,
Ce n'est dirigé contre personne,
C'est seulement une fuite en déroute
Et à part le ciel il n'y a aucune barrière à affronter.
Et si tu entends de vagues traces
De bobines de rimes sautillantes
En rythme avec ton tambourin,
Ce n'est qu'un clown en haillons derrière,
Je n'y prêterais aucune attention,
C'est seulement une ombre que tu vois qu'il est en train de
poursuivre.

Puis fais-moi disparaître à travers
Les anneaux de fumée de mon esprit,
Sous les ruines brumeuses du temps,
Bien au delà des feuilles gelées,
Des arbres hantés effrayés,
Dehors vers la plage venteuse,
Hors de l'atteinte entortillée du chagrin fou.
Oui, danser sous le ciel de diamant
Une main s'agitant librement,
Silhouetté par la mer,
Entouré par les sables du cirque,
Avec toute la mémoire et le destin
Enfoncés profondément sous les vagues,
Fais-moi tout oublier d'aujourd'hui jusqu'à ce qu'on soit
demain.

Ça se passe de commentaires. Mais je m'en permets.

Nous avons là de la poésie. La capacité à saisir un esprit du temps, à le projeter dans la nature et à jouer des associations de la matière, à travers sa perception, et des références spirituelles. Dylan annonce justement la pop poétique dans cette chanson, prophétiquement. Il l'annonce et la crée. On y lit toute la mélancolie de l'individualisme. Cet homme au tambourin n'est personne, juste un son dans la ville qu'on capte.

Il n'y a plus rien qui justifie, en ce temps de nihilisme que sont les années d'expansion économique américaine. Plus de conquête de l'ouest, nulle part ou aller, plus de nouvelle Jérusalem en vue. Un monde désenchanté, un "monde fini" selon Valery, où la technique et la science ont abattu les forêts noires du mystère. Il ne reste pour sortir de la déprime que la puissance poétique de la musique qui vient résonner, comme pour Baudelaire, avec les sensations, et transformer le spleen en beauté.

Continuons.

Il y a eu un temps où tu portais des vêtements très chics
Tu jetais alors des petites pièces aux clochards,
n'est-ce-pas ?
Les gens appelaient, disaient,

"Méfie-toi poupée, il est
sûr que tu vas tomber."
Tu pensais qu'ils se moquaient de toi
Avant tu riais de tout le monde qui glandait
Maintenant tu ne parles plus si fort ;
Maintenant tu ne sembles pas si fière
D'avoir à quémander ton prochain repas.

Qu'est-ce que ça fait ?
Qu'est-ce que ça fait
De ne pas avoir de maison,
Comme une parfaite inconnue,
Comme une pierre qui roule ?

Tu es allée à la plus prestigieuse école, mademoiselle
Toute seule,
Mais tu sais, tu t'en es seulement servie comme carburant.
Et personne ne t'a jamais enseigné comment vivre dans la rue ;
Et maintenant tu découvres que tu vas avoir à l'apprendre.
Tu disais que tu ne pouvais jamais te compromettre
Avec le mystérieux clochard, mais maintenant tu réalises
Qu'il ne vend aucune excuse
Quand tu le regardes dans le vide de ses yeux
Et lui demandes : "Est-ce que tu veux conclure un accord ?".

Qu'est-ce que ça fait ?
Qu'est-ce que ça fait
D'être seule au monde,
Sans foyer où revenir,
Comme une parfaite inconnue,
Comme une pierre qui roule ?

C'est un poème dur, implacable, sévère, amer. Sur le mépris de classe. Dans la tradition poétique plus que de la chanson. Elle acte le dégoût d'une société de consommation galopante, prévoit sa précarité intrinsèque. Le poète évoque les sagesses, stoïciennes comme asiatiques. Le désir de réussite sociale n'est qu'une chimère. Nous ne sommes de toute manière que des "Napoléon en lambeaux". L'essentiel est ailleurs, dans le rapport à autrui, là où se joue le bonheur ou pas de l'animal politique. On songe, avec le refrain, à Camus et son mythe de Sisyphe. Gravir la montagne plus vite ne sert à rien, on la redescend, et la voie est d'être attentif à ce qui se passe autour de nous. Le poète manie les symboles, comme la présence contrastée de ce chat siamois qui annonce la chute. Encore une fois, l'évocation de la nature est pleinement signifiante, condensant en une formule -celle de la pierre qui roule- l'absurdité de l'ambition et de l'appétit de richesses.

On continue ? 

Combien de routes un homme doit-il parcourir
Avant que vous ne l'appeliez un homme?
Oui, et combien de mers une colombe doit-elle traverser
Avant de s'endormir sur le sable?
Oui, et combien de fois doivent voler les boulets de canons
Avant d'être interdits pour toujours? 
La réponse, mon ami, est soufflée dans le vent,
La réponse est soufflée dans le vent.

Combien de fois un homme doit-il regarder en l'air
Avant de voir le ciel?
Oui, et combien d'oreilles doit avoir un seul homme
Avant de pouvoir entendre pleurer les gens?
Oui, et combien faut-il de morts pour qu'il sache 
Que beaucoup trop de gens sont morts? 
La réponse, mon ami, est soufflée dans le vent,
La réponse est soufflée dans le vent.

Combien d'années une montagne peut-elle exister 
Avant d'être engloutie par la mer?
Oui, et combien d'années doivent exister certains gens
Avant qu'il leur soit permis d'être libres?
Oui, et combien de fois un homme peut-il tourner la tête
En prétendant qu'il ne voit rien? 
La réponse, mon ami, est soufflée dans le vent,
La réponse est soufflée dans le vent.

Une fois encore c'est dans l'aller-retour entre la contemplation de la nature et la curiosité pour le monde social que se niche la poésie de Dylan l'américain. Grâce au procédé poétique premier de la métaphore, et par les associations;  il parvient à inscrire dans son texte toutes les interrogations métaphysiques et sociales de son temps, qui convergent dans le spleen, encore une fois, et dans un refus moral du monde tel qu'il va. Le spleen ou l'autre nom du blues. La guerre est interrogée, la domination de même. L'absurdité des jeux sanglants humains. Le poète s'étonne devant le manque de lucidité de l'humanité et son déficit d'humilité. La réponse est là, pourtant, simplement. Tout est passager. Le vent nous emportera. L'entropie est la loi de la nature et l'humanité n'y déroge pas.  La réponse est dans la sagesse. Elle est à la portée de la vision de chacun, et la fonction de l'art, par son jeu d'associations, par ce qui est la poésie même, est de le dévoiler.

Trois textes, ici seulement. Tirés de l'odyssée de Dylan. Il mérite bien son Nobel. .

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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