Je suis né dans les années 70, je n’ai pas découvert le comique de l’absurde avec Ionesco, Beckett ou Chesterton et son « club des métiers bizarres », Jarry . Ils sont venus après, juste après les Monty Python. Mais comme beaucoup, dans ma génération, avec Marcel Gotlib, dont les œuvres m’étaient offertes pour me récompenser quand j’avais du affronter des moments pénibles sagement, et ceci très jeune. En particulier les albums de la rubrique à brac et les dingo dossiers.
Gotlib qui nous quitte, liait l’absurde à un humour intelligent, dense, généralisé, et cultivé. Gotlib a montré qu’on pouvait, et même qu’on gagnait, à être à la fois « intello » et franchement déconnant. Un décloisonnement qui a été fort heureusement bien compris.
Il nous a transmis le goût d’un humour comme joie large de l’esprit, bien qu’il savait aussi donner dans les autres registres, en particulier le scabreux – j’ai ri sur « Pervers pèpère" , mais plus tard, à l’âge potache de l’hypokhâgne-, mais aussi le poétique tendre, comme avec ces planches narrant le conte du « Matou Matheux » où un enfant s’endort pendant un devoir de maths, visité dans son songe par un chat qui de manière alambiquée symbolise son cheminement inconscient vers la résolution du problème. Ces dessins-là me sont inoubliables. Je n’avais malheureusement pas le secours d’un Matou Matheux mais j’avais saisi à quel processus de pensée Gotlib faisait référence .
Son humour plongeait dans les méandres de l’Histoire, des mythes anciens. Humour agitant les mythologies de son temps aussi – super-héros, personnages de cinéma -, toute la production de la société du spectacle soumise à la drôlerie. La religion n’y échappait pas non plus, mais sans nécessité de donner dans le bouffe curé sommaire. La culture devenait un immense terrain de jeu potache. Nous y découvrîmes Isaac Newton -grande victime de Gotlib, ne cessant de se ramasser une pomme sur la tête en trouvant la gravitation-. L’esprit de sérieux en prenait un sacré coup, mais en même temps la curiosité en était avivée pour tout, le monde devenant un immense terrain de rigolade.
L’exploration de l’Histoire cessait de se présenter dans l’habit de corvée de nos cours magistraux, mais prenait un tout autre visage, dionysiaque. Merci Marcel, car je suis certain que tu es un des responsables de mon appétence pour le savoir et la culture. Un roi n’était plus une date à retenir mais un type looké, franchement rigolo, et aller le voir de plus près valait le coup. Henri IV par exemple, franchement réussi.
Pour beaucoup d’entre nous Gotlib a été le vaccin – trop efficace ? – de l’esprit de sérieux. Le grand dispensateur d’acide, de recul, de prévenance contre les manipulations des attitudes formatées. Le formateur à la dérision, au regard comique sur à peu près tout, rien n’échappant à la critique du rire et à un certain grotesque dès que le sérieux menace. C’est difficile de se sentir lesté quand on a été formé par Gotlib. Tout interlocuteur qui joue son propre rôle en y croyant un peu trop nous apparaît dans son ridicule, nourris que nous sommes par les exagérations de Marcel. Mon regard restera toujours marqué par Gotlib. A la recherche de ce qui est risible. De cet onguent partout disponible. Grâce à son étude hilarante du cochon – qui a un groin pour pouvoir y brancher son rasoir électrique-, ma vision des animaux est par exemple essentiellement comique, et tout peut être librement déformé et détourné pour qu’enfin, on rigole.Comme « Bernie », j’aime les hyènes, et je le dois je pense à la présentation que le prof de sciences nat. de Gotlib en effectue.
Pourtant, Gotlib, qui un jour cessa de dessiner, dans les années 80, sans qu’on sache pourquoi tellement il ne se prenait pas au sérieux, ne cadre pas avec le temps de la dérision totalisante et étouffante . Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas paresseux. C’est précisément parce qu’il est ouvert, cultivé, et donc qu’il se passionne du monde sans le dissoudre, qu’il est drôle en déconnant finalement. Loin de la dérision nihiliste de notre époque, où l’on se force à rigoler avant d’avoir compris quoi que ce soit, Gotlib dispose d’ un point de vue qu’il a édifié, un style unique d’abord, baroque, luxuriant, liant réalisme et caricature. Un point de vue intellectuel sans le dire, qui tourne à la grande marre. C’est ce qui le sépare radicalement des amuseurs sinistres qui sèment la dérision sur le vide.
En lisant son autobiographie, en 1993, ‘J’existe, je me suis rencontré », trop méconnue, émouvante et évidemment drôle, j’ai appris son enfance dramatique, qui évoque celle de Barbara et d’Irène Nemirovski, cette dernière étant interrompue par la mort. Ils ne l’ont pas sublimée de de la même manière, c’est le moins qu’on puisse dire, même si dans l’intimité la chanteuse semblait une amie très drôle. L’enfance d’un enfant juif traqué, caché à la campagne.
On comprend mieux ce qui a construit cet humour particulier qui semblait l’apaiser, à ce qu’on voit de ses interviews filmés. Le sens du monde lui était inévitable. Mais il fallait le déminer. L’humour a été ce viatique. Ne rien prendre au sérieux, car le sérieux est insupportable. Mais ne pas abandonner le monde pour autant, car justement le monde vous a abandonné. La figure du père assassiné par les hitlériens en particulier.
Alors on dessine un monde baroque, on y promène sa coccinelle, ça surgit de partout, les êtres y provoquent un feu d’artifice. La sagesse devient la rigolade. Si Super Dupont rappelle le Milicien d’antan, méchamment contemporain, qui traquait les petits enfants juifs comme Marcel, il vaut mieux se gausser de lui, plutôt que de le haïr et s’empoisonner deux fois plutôt qu’une. La vengeance ne se mange pas froid, mais en pouffant de rire au risque d’avaler ses spaghettis. Il n’y a pas de méchanceté véritable ou centrale dans Gotlib même s’il n’épargne personne, pas même les enfants. C’est ce qui a du se décider en lui : il vaut mieux en rigoler, de toute façon. Il y est arrivé mieux que tout autre, et nous a permis d’en profiter un peu, nous qui n’avons pas forcément accès à cette plénitude de l’humour rayonnant.