Pendant les trois
dernières décennies, l’usage même du mot « capitalisme » était ringardisé, assimilé à la vieille critique sociale, censée être disqualifiée. On parlait plutôt d’économie de marché
(terme imprécis et euphémistique), ou même tout simplement d’ « économie moderne », donc la seule possible aujourd’hui… L’Histoire était censée se terminer avec la chute du bloc
soviétique. Le schéma Hégélien de l’Histoire, comme le feu dans la Guerre du même nom, avait été dérobé par la tribu des libéraux à la peuplade des révolutionnaires.
La crise des subprimes et ses suites, c’est-à-dire en vérité la crise du capitalisme à son stade d’obésité financière, conduit à se poser à nouveau crûment la question que Joseph Schumpeter abordait dans un chapitre de « Capitalisme, socialisme et démocratie » rédigé au milieu des années 30 : Le capitalisme peut-il survivre ? Les éditions Payot ont eu la bonne idée de republier le chapitre sous ce titre parlant…
Le capitalisme peut-il survivre ? Et nous avec lui devrait-on continuer… Car comme le disait l’auteur lui-même, la disparition prévisible de ce mode de production ne nous dit rien sur sa suite … Et l’humanité peut sombrer dans la barbarie la plus complète, la Prison pour tous à nouveau, ou tout aussi bien dans un modèle de vie et de développement plus humain et enfin réellement démocratique.
Je ne dis pas cela pour démoraliser les lecteurs de ce Blog, mais bon… Si l’on perçoit assez nettement l’avancée vers le précipice sous le poids de l’avalanche inégalitaire, la stagnation de la croissance, la dangerosité de la bulle financière toujours au bord d’exploser, la destruction du patrimoine naturel… le visage de l’alternative a pour sa part du mal à se dessiner, c’est le moins que l’on puisse dire. Et si on se dit à nouveau volontiers « anticapitaliste » sans risquer une hospitalisation d’office, il est bien difficile d’apercevoir la Terra Incognita derrière les nuages.
Schumpeter fut un économiste hétérodoxe, dialoguant avec l’économie marxiste mais marchant son propre chemin, celui d’un original. Il a laissé des concepts majeurs à la théorie économique, telle que « la destruction créatrice » ou « les grappes d’innovation ». Lire ce chapitre de l’un de ses ouvrages majeurs est étonnant, car Schumpeter s’y risque à des prédictions. Avec une part de prescience, des erreurs aussi. Et aussi des pressentiments qui ne se confirmeront que bien plus tard.
Pour Schumpeter, et en cela sa pensée ressemble quand même à celle de Marx, le capitalisme est appelé à mourir sous les coups de ses propres succès, qui minent ses fondements.
Comme Marx, Schumpeter se dit impressionné par le dynamisme de l’économie capitaliste. Et il reconnaît que son développement a profité largement aux masses en améliorant le niveau de vie général, du fait des innovations. D’ailleurs finalement, les très riches n’ont que peu d’intérêt au progrès technique qui est au cœur de la croissance capitaliste : « l’éclairage électrique n’améliore pas grandement le confort de quiconque est assez riche pour acheter un nombre suffisant de chandelles et pour rémunérer des domestiques pour les moucher ».
L’économie privée vise certes à comprimer la production afin de réaliser des profits. Elle est un corset qui empêche la production de s’émanciper pleinement. Et Schumpeter propose que l’on rebaptise le profit comme « dîmes et rançons »… Mais le capitalisme reste malgré tout un mode de production très dynamique. Quel est son moteur ? Et bien c’est là que surgit la fameuse « destruction créatrice » : l’impulsion fondamentale, c’est le nouvel objet de consommation, le nouveau moyen de transport, la nouvelle organisation de la production. Bref, ce qui crée la croissance, contrairement à ce que prétendent les libéraux, ce n’est pas la flexibilité des prix, c’est l’innovation. Et il n’y a pas de limite théorique à l’innovation.
Le capitalisme se développe en détruisant constamment ses éléments vieillis.
Un élément fondamental du capitalisme observé par Schumpeter est le « monopole », l’entreprise géante. Il dispose de nombreux moyens pour asphyxier la concurrence, et pour lutter contre le progrès technique lui-même. Mais le monopole ne produit pas forcément à un prix plus cher qu’une entreprise jetée dans la concurrence. En effet, la concurrence est coûteuse à maints égards, elle affaiblit les protagonistes en lutte, elle oblige à des frais publicitaires énormes, etc…
Tous ces constats reviendront sur le devant de la scène lorsqu’il s’agira, aux Etats Unis, de discuter de la réforme du système de santé proposée par Barack Obama, le système concurrentiel étant beaucoup plus coûteux que les modèles publics monopolistes. Schumpeter avait vu juste.
Surtout, et là je trouve Schumpeter génial, l’innovation serait en réalité impossible à introduire dans une économie vraiment concurrentielle. Pour que l’on prenne le risque d’innover, et d’introduire le nouveau produit sur le marché, il faut nécessairement être protégé, sinon à quoi bon sortir le bout du nez pour être croqué ? Donc la société invente sans cesse ces types de protection. Les sociétés qui ont inventé le chemin de fer ont bénéficié de toute la sollicitude des pouvoirs publics, bien évidemment. Et même Microsoft à ses débuts. Qui serait allé leur savonner la planche ? La croissance ne peut pas sérieusement se réaliser dans une économie de libre marché telle que la rêve les libéraux. La grande entreprise monopoliste est donc l’avenir du capitalisme. Et elle en prépare la disparition en sapant la concurrence. Schumpeter règle son sort à la théorie économique dite classique (bourgeoise convient mieux), en quelques chapitres de bon sens. Le culte de la concurrence libre et non faussée, de la flexibilité des prix, est aussi efficace que la danse de la pluie….
C’est aussi sur le plan culturel que le capitalisme se saborde. Le capitalisme, culturellement, c’est le calcul. Ce mode de production a été le moteur du rationalisme. Le capitalisme est foncièrement anti mystique, anti héroïque, anti romantique. Schumpeter le juge aussi pacifiste par nature, et là il exagère… (L’homme d’affaires n’a pas envie d’aller au front, mais la guerre faite par d’autres ne le trouble pas si elle ne nuit pas à la réalisation de profits. Je crois qu’il n’y a pas de doute sur ce point….)
L’entreprise devient rationnelle, se complexifie, s’automatise, et se dépersonnalise. Donc le capitaliste –le capitaine d’industrie – perd sa raison d’être. L’évolution capitaliste « dévitalise la notion de propriété ». Apparaît ainsi la société par actions, où l’anonymat l’emporte.
L’autorité du capitaliste s’effondre peu à peu : « l’appropriation dématérialisée et absentéïste (…) ne provoque pas et n’impose pas, comme le faisait la propriété (…) une allégeance morale ». Le capitalisme est appelé à disparaître, car personne ne sera pour le défendre en somme.
Et là Schumpeter a eu tort et raison. L’apparition des stock-options, ce procédé tordu qu’il n’avait pas imaginé, lui donne raison, finalement, car c’est bien le moyen trouvé pour arrimer les dirigeants des grandes sociétés aux intérêts des actionnaires. C’est bien que des forces puissantes tendent à les séparer. Les productifs ont tendance à s’entendre entre eux, et les actionnaires le savent, alors ils s’arrangent pour les diviser.
Mais contrairement aux prévisions de Schumpeter, me paraît-il, l’anonymat des actionnaires a affaibli l’opposition au capitalisme. L’ennemi du travailleur, celui qui se nourrit de son travail, est perdu dans les nuées de la mondialisation, il est parfois très loin, anonyme et atomisé (les cotisants des fonds de pension). Il est invisible et ne porte plus frac et haut de forme. Alors que le défilé ouvrier, à ses débuts, levait le poing pour effrayer le bourgeois, il doit aujourd’hui passer par la théorie pour comprendre le rapport social qu’il subit. Et l’on profite de cette difficulté pour désigner aux travailleurs d’autres cibles : le voisin qui ne travaille pas, le plus pauvre que soi, l’étranger…
Il reste qu’en développant la rationalité, et notamment en élevant le niveau d’éducation, le capitalisme éduque ses propres ennemis. Et ici Schumpeter a des accents prophétiques, notamment à l’égard de mai 68, mais aussi de notre époque : le capitalisme crée une « surproduction » d’intellectuels, qui ne trouvent pas satisfaction dans ce monde là et se retournent contre lui. La critique sociale est animée par ces intellectuels, qui se sont aussi emparés des bureaucraties autrefois favorables au capital (aujourd’hui les fonctionnaires sont relativement hostiles au capitalisme).
Ce que Schumpeter n’avait pas pressenti tout de même, c’est l’immense frustration de ces citoyens éduqués devant la confiscation évidente de leur souveraineté par les détenteurs de capitaux. Bref, la contradiction entre l’homme démocratique qui sort du système d’éducation, et la réalité d’un monde où la démocratie est niée par la force du capital. Contradiction qui menace d’éclater en violentes crises sociales et politiques.
Autre conséquence du rationalisme bourgeois, qui éclatera en mai 68, et continue depuis à exacerber des contradictions : la famille bourgeoise se désintègre. Et avec elle le moteur classique du comportement capitaliste : investir pour l’avenir, pour la descendance. L’horizon de l’homme moderne c’est la durée de sa propre vie, ce n’est pas l’épargne à l’égard des générations futures qui occuperont la même demeure. En lisant ces phrases, j’ai songé immédiatement à la différence entre le père et le fils Lagardère : le père était un capitaine d’industrie innovant, dévoré par son projet de développement, portant un rêve industriel, et travaillant pour la postérité des Lagardère. L’héritier est un jouisseur, un narcisse, il se désintéresse de l’industrie et s’intéresse à l’immédiateté, c’est-à-dire au secteur de la communication. Et il n’est pas étranger aux errements d’EADS et d’Airbus car le long terme a été perdu de vue. Le père était aspiré par le futur, le fils obsédé par le présent et préoccupé de conjurer le temps qui passe , comme le montre son comportement ridiculement jeuniste.
Schumpeter voyait ainsi se profiler ce qui arrive aujourd’hui : la stagnation de l’investissement productif , la fuite des capitaux dans la bulle financière et l’obsession du profit à court terme. Une logique qui peut, comme l’a titré un essai d’économie à succès de ces dernières années, conduire le capitalisme « à s’auto détruire » (Artus/Virard).
Schumpeter n’avait pas pu voir d’autres logiques d’auto destruction de ce mode de production : la consommation aveugle et gloutonne de la planète d’abord, qui sape les ressources dont la croissance des richesses a besoin. Et aussi l’immense creusement des inégalités, la généralisation de la précarité, qui redonnent toute sa valeur à la phrase de Marx selon laquelle le capitalisme « crée ses propres fossoyeurs », cette armée de gens qui n’ont rien à perdre.
Si l’explosion, l’implosion, ou l’effondrement se profilent, nous devrions nous hâter de préparer la suite.