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15 septembre 2019 7 15 /09 /septembre /2019 03:36
L'Esprit du temps est à penser l'effondrement, fin et révélation (petite revue de lectures sur le désastre)

Je lis beaucoup d'essais, moins de romans, peut-être pour un temps. Pour des raisons qui renvoient à cette note de blog, simplement.  Le pire étant annoncé, on peut être tenté de chercher s'il est nécessaire de s'y résoudre, et comment (on peut se résoudre la tête haute, comme dans "La mort du loup" d'Alfred de Vigny", et bien autrement), ou bien d'espérer le sursaut et de s'y consacrer à sa place. On peut chercher du contrôle par la pensée, alors que la fiction c'est la contingence à chaque page tournée. 

Ici je parle de lectures, et je constate que la radicalité de la situation mondiale entraîne une radicalité de la pensée, tout à fait inédite, signe que les temps ont vraiment changé. Il y a d'ailleurs un gouffre immense entre ce qui se dit sur un plateau de télévision en continu, où des peccadilles entraînent des gloseries sans fin, et les propos des essayistes d'aujourd'hui, qui tournent, disons-le clairement, autour de l'apocalypse, et même de l'apocalypse comme inévitable, et plus encore, comme révélation. Comme nouvelle chance.  Cette montée en gamme de la radicalité n'est-elle que le chant du cygne ou l'annonce de l'imprévu qui provoquerait une bifurcation salutaire ? Je n'en sais rien. 

 

Partout, le thème de l'apocalypse

 

Un des essais de la rentrée, dont j'ai déjà parlé dans ce blog, porte d'ailleurs sur la vertu politique des très nombreuses fictions apocalyptiques ou post apocalyptiques ("Fabuler la fin du monde", Jean-Paul Engelibert). Et à ce que j'ai vu passer, la rentrée littéraire ne manque pas d'en produire de nouvelles, comme par exemple celle de Léonora Miano, "Impératrice rouge", que je n'ai pas encore lue; mais qui semble évoquer un avenir ou l'on devra quitter l'Europe. Alain Damasio a fait parler de lui avec "Les furtifs", dystopie politique sur un néo totalitarisme mis en place pour que la classe dominante tienne à tout prix un monde devenu ingérable par la démocratie au vu de sa dureté, à ce que j'ai lu à son propos. Bref, romanciers et essayistes ne voient pas l'avenir avec le sourire, ou en tout cas pensent qu'il est nécessaire de parler de la catastrophe à venir pour évoquer le présent. Dans le monde des séries, la calamité prolifère aussi. En témoigne la fin de la série préférée des terriens, "Game of thrones", qui termine par un massacre, du au retour du refoulé (les morts reviennent affronter les vivants) puis un grand incendie vengeur, un urbicide comme on le dit depuis la guerre en Syrie notamment, et la nécessité de poignarder l'amour même.

Mais régulièrement on voit de nouvelles séries de fin du monde, par exemple "The Strain", sous la conduite de Guillermo del toro, réalisateur à l'univers si particulier, de films que j'apprécie, comme "Hellboy"(le deux surtout) ou "la forme de l'eau", qui commet une série semblant écrite sous LSD, sans queue ni tête, sur l'invasion de New York par les vampires, à la fois nulle et tellement nulle qu'on ne peut pas s'empêcher de regarder ce dont l'épisode suivant sera capable.

On aura noté, au cinéma, que les deux films de la fin d'une époque Marvel, Avengers infinity/Avengers endgame, impliquent la suppression de la moitié de l'humanité et un long moment passé à la méditer (cinq ans) avant d'agir. A un moment d'ailleurs "capitaine america" dit à la splendide Scarlett Johansson qu'il y a des baleines dans l'Hudson. Une renaissance, donc. Il faut rappeler que le grand méchant contre lequel les Avengers lutte est un ultra malthusien, qui projette de réduire de moitié la population de tout l'univers pour sauver celui-ci de sa sur consommation… Et qu'en plus il est sincère. C'est un personnage ambigu, qu'on a du mal à haïr, dans "infinity".

 

Dans "le new yorker" l'écrivain très respecté Jonathan Franzen a très récemment écrit un article (non traduit à ce jour), "What if we stopped pretending ? (the climate apocalypse is coming. To prepare for it, we need to admit that we can't prevent it"

Il  appelle, carrément, à laisser tomber les inutiles politiques de "développement durable", car de toute manière, il lui paraît évident qu'elles sont dépassées au regard de l'agenda, et que le niveau d'augmentation des gaz à effet de serre et de réchauffement sera tel, que nous entrerons inévitablement dans une ère de tempêtes où seules survie et résilience à une immense adversité seront possibles Ainsi nous ne devrions pas perdre notre temps et notre énergie à empêcher ce qui devient certain, et à réformer un système qui va s'écrouler, mais à nous préparer à l'après, à éduquer autour de la transformation que ce nouveau monde chaos imposera à l'espèce humaine. A le lire, il est assez convaincant, même si on l'a traité de démoralisateur improductif. Franzen répond par avance dans son article en disant qu'il est conscient de ce risque mais qu'un plus gros risque est de vendre des illusions et de conduire une humanité à rester stupéfiée, devant les conséquences de l'effondrement du productivisme, comme les grands incendies et les migrations gigantesques. Or, ne pas préparer, c'est préparer l'effroi, et pour Franzen, le gagnant en serait le totalitarisme.

 

Pas une bribe d'espoir d'éviter le mur

 

Les détracteurs de la posture de Franzen n'ont en tout cas pas d'argument bien optimiste à lui opposer. 

Par exemple, j'ai lu l'essai collectif " En quêtes d'alternatives" sous la direction du politologue et grand spécialiste des relations internationales Bertrand Badie, et de Dominique Vidal. Il aurait tout autant pu s'intituler "en quête épuisée d'une goutte d'espoir'.  Badie commence par évoquer l'impuissance évidente du politique. "le choix politique ne fait plus sens, car l’État doit en même temps obéir à une technique budgétaire qui ne se discute pas, et respecter la totale autonomie du marché (…) Les professionnels de la politique, inquiets devant la rétraction de leur pouvoir, s’enferment dans un espace oligarchique qui ne tient que par les symboles, les satisfactions immédiates ou leur art de se reproduire. Autant de symptômes bien connus chez les élites menacées et déclinantes".

Dans cet essai collectif Frédéric Lebaron développe l'idée d'une résilience de la "pensée unique" libérale, malgré la crise financière de 2008 qui prouve son absurdité. Il attribue cette stabilité à sa capacité à restructurer les logiques de formation des élites autour de ses credo, à structurer les moyens de communication afin qu'ils ne questionnent plus l'idéologie dominante, ou encore à des mécanismes de soumission des acteurs politiques très efficaces. Il montre comment la pensée dominante exclut ses possibles critiques, par exemple par la falsification (les succès de la Chine sont imputés au libéralisme alors que c'est l'économie en passe de devenir la plus forte, mais aussi la plus étatisée qui soit parmi les pays puissants), ou encore la méthode utilisée auparavant par l'URSS : associer dissidence et folie.  Le dissident n'annonce que violence et dévastation.

Les élites s'organisent pour résister aux alternatives. Dominique Plihon développe les exemples du secteur nucléaire français, qui malgré ses échecs cinglants, parvient à éviter la sortie du nucléaire, ou encore du secteur bancaire qui a annihilé toute réforme après 2008.  "Les réformes ont largement avorté, car le lobbying des dirigeants et la proximité de ces derniers avec le pouvoir politique leur ont permis de bloquer des réformes qu’ils jugent contraires à leurs intérêts particuliers. Pour analyser ce pouvoir d’entrave de la classe dirigeante, nous mobilisons l’approche en termes de « bloc hégémonique » proposée par Antonio Gramsci, reprise et actualisée par l’économiste Robert Boyer sous la forme de « régime politico-économique ». D’après cette grille d’analyse, les politiques publiques sont influencées par un groupe hégémonique, fondé sur une coalition politique, qui impose sa domination à trois niveaux : économique, idéologique et politique."

La corruption reste un cancer de nos sociétés.

"Le clientélisme interne aux élites favorise la cooptation et la symbiose entre les décideurs politiques et les groupes de pression." selon Jean Cartier Bresson qui prend l'exemple de l'UE en matière d'environnement : 

"Dans l’Union européenne, la détermination des « valeurs limites d’exposition » aux produits nocifs qui visent à protéger les salariés découle des recommandations du Comité scientifique en matière de limites d’exposition professionnelle (SCOEL). Or, quinze des vingt-deux experts scientifiques de la structure sont liés aux industries concernées (chimie, agroalimentaire, énergie, fibre,…) et ont été sélectionnés (cooptés) en toute connaissance de cause."
Les firmes multinationales veillent au grain, empêchant d'avancer sur des questions vitales. Comme l'hécatombe mondiale et silencieuse due aux accidents du travail, ou l'évasion fiscalElles développent un panel de stratégies, du lobbying au green washing.

"La « COP 21 », 21e conférence sur le climat des Nations unies, organisée à Paris à l’automne 2015, a été sponsorisée par de grandes entreprises (…) EDF a profité de l’occasion pour se présenter comme le « partenaire officiel d’un monde bas carbone ». Pourtant, avec ses seize centrales électriques au charbon dans le monde en 2015, l’électricien émet annuellement plus de carbone dans l’atmosphère que des pays comme l’Autriche et la Colombie."(Ivan Du Roy). Les firmes utilisent aussi les mécanismes d'arbitrage liés au commerce international pour combattre les Etats qui voudraient sortir des rails. "L’Équateur s’est vu imposer en 2016 une amende de 1,1 milliard de dollars – l’équivalent de 3 % de son budget ! – suite à une plainte de la compagnie pétrolière étatsunienne Occidental Petroleum".

 
S'il y a lutte contre l'hégémonie médiatique, constate Tristan Mattelart, elle oppose des puissances, par exemple par la nouvelle offre russe. Une information puissante et indépendante, n'est pas à l'ordre du jour. Pour Bruno Cautrès, si la critique enfle envers le monde politique, elle prend des formes "cyniques". On verrait émerger des "démocraties furtives" qui ne croiraient plus en elles, et se désintéresseraient de la politique, considérant que de toute manière elle ne mène à rien.
Un populisme puissant, mais stérilisant, fondé sur la peur et le ressentiment, s'installerait durablement dans les systèmes politiques. Les nationalismes sont à l'offensive. Ils ont en commun des traits efficaces : le rejet des institutions supra nationales, un rapport à la mondialisation "instrumental", c'est à dire égoïste, et un essentialisme national dont ils prétendent assurer la protection. Ces courants ne sont pas minoritaires, puisque ces discours sont repérables dans les langages de puissances comme la Chine ou la Russie. En Europe, l'extrême droite nationaliste a partout le vent en poupe et participe à divers gouvernements. Si pour le moment elle ne parvient pas à s'emparer de l'hégémonie dans les pays, le risque de plus en plus perceptible est une réaction de radicalisation de la droite classique, afin d'absorber sa droite extrême. Comme en Hongrie. Les discours protectionnistes de certains des populistes/nationalistes, notamment celui de Trump, sont condamnés à échouer, car ils ignorent sciemment que dans le cadre de la division du travail mondialisée très poussée, taxer l'autre… C'est se taxer soi-même puisqu'on achète ses pièces ailleurs. D'où la crainte de ce que le nationalisme a toujours produit, pour sortir de la crise : la solution guerrière.

Au niveau international, échelon clé pour affronter les défis du monde, le multilatéralisme est en mauvaise posture. Il est accusé d'absence de représentativité et d'instrumentalisation par les grandes puissances. Le multilatéral, alors, ne produit plus que du flou, tellement diaphane qu'il ne régule rien. Les organisations régionales, comme l'UE, sont en crise.  Les puissances dominantes dans leur sphère, Allemagne, Chine, Etats-Unis, les détournent à leur profit. En Europe, selon Aurélia End, "l’Allemagne retrouve l’inconfortable « demi-hégémonie » de la fin du XIXe siècle, non plus par sa force militaire, mais par sa puissance économique, qui écrase l’Europe, sans avoir les moyens de la prendre tout entière en charge." L'ONU ne parvient pas à se réformer, la cour pénale internationale a certes marqué des points en punissant des chefs d'Etat, mais elle est loin d'être consensuellement soutenue. Le système monétaire international est désormais à la main des marchés, le FMI et la Banque Mondiale s'inscrivant dans leurs logiques. L'OMC est bloquée et une OMC différente apparaît aujourd'hui utopique.

L'échec du communisme mondial bride les élans de ceux qui proposent des solutions en dehors du néolibéralisme. La tentative menée en Amérique Latine est en reflux, parce que les gouvernements progressistes ont d'abord essayé d'utiliser les disponibilités pour répondre à l'urgence sociale, sans parvenir à enclencher des changements structurels, par exemple au niveau fiscal, qui permettaient de réduire les inégalités, or quand les prix des matières premières ont baissé… le développement des pays a été affecté. C'est surtout la situation au Venezuela, très emphatique, et aujourd'hui calamiteuse (le pays est revenu au PIB des années soixante) décrédibilise fortement les courants critiques (même si le livre a été écrit avant que le Mexique ne choisisse un Président hétérodoxe).  Quant à Cuba, l'expérience apparaît sans perspective, verrouillée par l'armée regroupée autour de Raoul Castro.

Le grand bol frais du printemps arabe a tourné. Même si selon François Burgat il était absurde de considérer que des révolutions démocratiques pourraient s'opérer en un tour de main. Ce sont des processus au long cours, avec des rebondissements. Malgré la défaite de Daesh, les causes qui ont nourri le djihadisme sont toujours là, on nourrit "le ressentiment", et parfois comme en Tunisie, la nécessité d'un consensus forcé pour maintenir la fragile démocratie, laisse l'opposition aux ultras. 

La social démocratie a été vaporisée. L'alter mondialisme s'est étiolé. Une nouvelle radicalité se cherche dans une démocratie intégrale, un peu partout, comme le montre Yves Sintomer avec les expérimentations du tirage au sort. La gauche radicale européenne, renaissante, a connu un fort coup d'arrêt avec l'échec cinglant de sa figure majeure en Grèce. Cette gauche est embarquée dans un débat autour du "populisme de gauche", qui divise, et laisse certains sceptiques, comme Roger Martelli, pour qui " le peuple ne devient protagoniste politique conscient que lorsqu’il peut opposer, à l’ordre inégalitaire réel, le projet d’une société où l’inégalité ne constitue plus la logique dominante. Or le parti pris populiste ne dit rien de ce qui permettrait aux catégories populaires dispersées de se rassembler autour d’un projet qui, en les émancipant, émanciperait la société tout entière."

Mais cette vision du "projet" semble obsolète pour beaucoup car l'impasse de notre époque est justement... celle de la notion de projet (on le verra avec le spécialiste de l'urbain, Thierry Paquot). Des alternatives se recherchent dans l'ici et maintenant de la vie productive, par exemple dans la lutte quotidienne pour une autre agriculture, qui s'exprime au niveau mondial.  Mais aussi dans le domaine énergétique., ou dans le numérique. Certains décident de rompre directement avec un mode de vie qui conduit à l'impasse globale.

 

Allons-y gaiment

 

Sur la base de tels tableaux, peu engageants pour l'avenir, des auteurs nous engagent donc, après avoir dressé leur propre analyse d'un monde devenu un navire lancé à la dérive contre les récifs, à voir l'apocalypse comme l'apocalypse d'un système qui de toute manière doit périr.  C'est ainsi que François Meyronnis, sortant de son type d'écriture habituelle, écrit un pamphlet très radical, "Proclamation sur la vraie crise mondiale". Ca décoiffe. "L'âge des Temps modernes, en se déployant, a eu pour effet une étrange courbure : celle-ci a commencé à apparaître sous un certain jour – pensons au nazisme, au stalinisme – et l’on sent déjà qu’elle montrera en ce siècle un autre visage, peut-être encore plus terrifiant – car ce qui plane maintenant sur nous a structure d’illimité, et pas une société humaine ne se proportionne à cela."
Les classes dominantes dit il ont pris la décision "de ne plus gérer que la ruine" (ce que le chercheur Bruno Latour dit aussi dans "Où atterrir ?" (évoqué dans ce blog) en prenant acte de la décision de Trump de sortir de l'accord sur le climat, donc d'une sécession des plus riches). Meyronnis repart, lui, de la crise financière de 2008, qui n'appelle que la prochaine, sans doute plus impressionnant encore, et qui frappera des Etats encore à subir les chocs de la précédente. Nous sommes dominés par "une couche atmosphérique virtuelle", et d'ailleurs, les nations n'existent plus, comme l'a montré la gestion de Katrina, dont l'Etat américain s'est désintéressé. Un Etat peut parfaitement s'accommoder de receler des fractions sous développées en son sein, sans sourciller, tant qu'il a ses métropoles branchées sur les grands flux de l'argent. L'offre ne se préoccupe plus de la demande, elle la cherche ailleurs, ou alors spécule, crée des bulles qui éclatent et ensuite on demande aux Etats de rembourser avec la sueur des peuples. Le politique et le national sont littéralement engloutis et le résultat est que "Sans arrêt, on répartit les humains comme des animaux et on les normalise comme des choses. On prétend les êtres parlants encore libres, du moins en Europe et en Amérique ; mais on les traite déjà comme des esclaves." En outre, on ne doit pas s'illusionner, dans la finance, la frontière entre le licite et l'illicite n'existe pas. Meyronnis décrit une machine emballée, et ne perçoit aucune possibilité pour la communauté humaine de reprendre quelque contrôle sur une course accélérée au désastre global. Mais pour finir, il a confiance en ce désastre là. "Comme l’a dit quelqu’un : « C’est quand tout sera perdu que tout sera sauvé. »
 
 
La ville dévorante et dévorée
 

Thierry Paquot, que les gens intéressés par le logement et l'urbanisme connaissent, se lâche lui aussi, dans un essai proliférant, "Les désastres urbains", en multipliant les digressions et en sortant du style "sciences sociales", comme pour nous dire "arrêtons de faire semblant". La référence large à Heidegger m'a irrité, mais l'essai est assez convaincant, mais aussi décourageant quand il montre souvent comment les dispositifs dits de développement durable sont des fumisteries pour gens naïfs (comme moi). Par exemple quand il évoque le tramway, qui est loin de se suffire à lui-même. "Le tramway sur rails, un peu plus que celui sur pneus, est énergivore, non pas tant pour son fonctionnement que pour la fabrication des rails et la préparation du terrain pour la pose (...). En plus d’émission de gaz à effet de serre, le tramway provoque des vibrations désagréables pour les riverains et alimente des « courants vagabonds » (…); ce courant électrique se diffuse dans le sol et contribue à la corrosion des réseaux d’eau, de gaz, d’assainissement et des rails. Malgré cela, il a la cote et son implantation participe à la gentrification".

L'essayiste, très bien documenté, se concentre sur cinq désastres selon lui, parmi bien d'autres : le gratte-ciel, le grand ensemble, la "gated Community", le centre commercialles grands projets, qui s'inscrivent dans des logiques grandiloquentes de mégalopoles, séparatrices, consuméristes, annihilant toute possibilité de riposte politique. En plus du désastre écologique, il repère une véritable "aliénation spatio-temporelle" dont les urbanistes et les architectes se seraient rendus complices.

Les grands ensembles sont un désastre dont il est bien difficile de se relever. Un désastre anthropologique. "Une ville, par définition, est composite, sensorielle, rythmique ; elle ne peut se résumer à un plan-masse et une grille d’équipements". Aucun mot ne correspond moins à leur réalité technocratico moderniste que le mot "ensemble" justement. "On s’y enferme ; on ne partage ensemble, avec ses voisins, que la nuisance sonore, les cages d’escaliers mal entretenues, les ascenseurs poussifs et régulièrement en panne, les espaces verts lépreux, les parkings anxiogènes, lesjeunes (en un seul mot) qui s’approprient le hall d’entrée"

Le grand ensemble est le fruit d'une logique de l'assujettissement.  "À bien regarder les plans de la plupart de ces grands ensembles, et à les arpenter, l’on cherche désespérément une logique autre que celle du « chemin de grue ». Patrick Bouchain m’a récemment raconté qu’au début des années 1960 un « respectable » confrère qui venait de remporter un concours pour un grand ensemble décida, pour connaître le lieu d’implantation du premier bâtiment, de jeter en l’air son trousseau de clés sur le plan du site et là où il tomba… La disposition des constructions était purement arbitraire"

Quant aux centres commerciaux, qui continuent de proliférer, car on attend d'eux des miracles économiques qu'ils ne fournissent pas, ils nous offrent le comble de la vie falsifiée et fragmentée. "via le shopping, des relations interpersonnelles se nouent le temps d’un essayage ou d’une démonstration, mais sans aucune consistance. (…) Ce n’est pas l’effet société qui est attendu ici, mais bien la performance de l’individu-à-tiroirs". Thierry Paquot se réfère largement aux critiques les plus pointues de la société de consommation. La « libération des mœurs » a été rapidement récupérée par les forces du marché (publicité, émissions de télévision, vote de lois, produits spéciaux, etc.), sans qu’elle ait pu entraîner une autre libération, celle des consommateurs. Prisonniers plutôt satisfaits de leur sort, les consommateurs n’ont pas massivement développé de critique en acte de la manipulation de leurs désirs ». Cette calamité culturelle est une calamité écologique. On rencontre cette double destructivité dans les cinq dispositifs de l'urbanisme contemporain que Paquot critique. En saccageant l'environnement on détruit ce que l'humain a d'humain, en anesthésiant l'humain on le rend insensible au sort de son environnement. "Le centre commercial, qui décentre la ville, envahit ses franges et confins, dénature la campagne, attire chaque jour d’innombrables automobiles ; il concentre en lui toutes les pollutions. Ce ne sont pas la récupération des eaux pluviales, la pose de quelques panneaux solaires, l’usage de la géothermie, l’éclairage zénithal, le jardinage du toit ou la plantation d’arbres qui en modifieront l’empreinte écologique."

Le gratte-ciel est une voie sans issue vers le haut pour l'auteur"Plantées les unes à côté des autres, les tours soliloquent. Elles se révèlent être des impasses verticales tributaires de l’ascenseur – moyen de transport dorénavant le plus utilisé et le plus coûteux au monde – qui sont de plus en plus ségréguées et compartimentées. Ainsi, par exemple, les clients du restaurant panoramique empruntent un autre ascenseur que les étudiants de la bibliothèque universitaire du troisième étage, ou que les scolaires se rendant à la piscine à un étage inférieur (…) Si le gratte-ciel fut un symbole de la modernité, il se révèle à présent désuet et s’apparente à une sorte de rituel pour arrêter le temps et l’immobiliser dans un « âge d’or » du capitalisme sans contrainte énergétique ni environnementale". Symbole de mégalopoles aux conditions de vie inhumaines et où la séparation domine tout, le gratte ciel est l'anti ville par excellence, par son abolition de la rue, fonction qu'elle partage avec le grand ensemble, et le centre commercial. Sur le plan écologique, on le défend au nom de la densité, moins consommatrice, mais c'est un faux nez. "Le gratte-ciel réclame des matériaux sophistiqués (vitrage, aciers spéciaux, etc.) particulièrement énergivores. Avant même de « fonctionner », la tour est dispendieuse. Un mètre carré d’une tour coûte plus cher qu’un mètre de carré d’un immeuble de quelques étages (…) différentiel à au moins 20 %. Une fois inaugurée, la tour a une consommation électrique monstrueuse (ventilation, chauffage, éclairage, circulation…) "

La sécession des élites économiques prend la forme généralisée des communautés clôturées, partout dans le monde. Où les riches s'illusionnent sur leur capacité à se protéger des contrecoups des assauts répétés à l'environnement qu'ils produisent. "Lavasa (...) située près de Puna, a annoncé qu’à terme son territoire couvrirait cent km2 pour 200 000 habitants, ce qui en ferait une des plus importantes « villes privatisées » au monde. Son centre est une copie de Portofino, célèbre station balnéaire italienne,". On y vit le sommet de la dépolitisation et de l'aveuglement, de l'irresponsabilité envers le monde. Ces dispositifs reposent sur la peur. Or, comment dépasser la peur ? C'est la grande interrogation.

Dans le genre irresponsabilité, il y a bien entendu "les grands projets". Il s'arrête longuement sur le Grand Paris, une vision désastreuse, à son analyse : " Le mot « management » vient du verbe anglais to manage qui va donner en français « manège », lieu où l’on dresse les chevaux ; tandis que « ménagement » dérive du verbe « ménager », qui signifie « prendre soin » (…) Le « modèle de la Défense », qui est celui du gratte-ciel, confirme cette conception hiérarchique du pouvoir en plaçant au sommet le bureau directorial. La Défense : une dalle livrée au vent, plantée de gratte-ciel, avec 25 000 habitants permanents (dont certains font leurs courses à Paris et vont travailler ailleurs) 250 000 employés qui arrivent le matin (en RER, métros bondés, ou en voiture dans les embouteillages) et repartent le soir, environ 500 000 personnes qui transitent par ce « pôle multimodal », sans oublier les touristes qui, de là, ont une « belle vue » sur la capitale."

Paquot dresse un constat accablant de notre urbanisme mondial et il confirme que chez ses promoteurs, il n'y a aucune remise en cause, mais lui ne désespère pas, au moins, formellement, et ça et là, tout de même, s'essaie à proposer d'autres visions possibles : s'en tenir à 500 000 habitant par ville, ou encore "refuser l’étalement urbain, c’est s’opposer à l’ouverture de nouveaux centres commerciaux (même « ludiques » et « verts » !), à l’augmentation du kilométrage autoroutier (déjà 11 000 km en France !), aux quartiers d’affaires riches en tours (tel le quartier de la Défense, témoin d’un capitalisme révolu) ; à l’inverse, cela consiste à privilégier la création de villages urbains compacts, avec commerces, services et zones agricoles, à encourager le télétravail et l’ouverture de « maisons des activités économiques », dont les bureaux et les services servent à plusieurs entreprises selon les jours de la semaine, etc. Il nous faut donc inventer et expérimenter une tout autre manière de penser le milieu urbain." Il réclame qu'on en finisse avec le mythe destructeur du "projet", c'est à dire de la programmation abstraite qui étouffe la vie. A la place il prône une vison "incrémentale", un trajet plutôt qu'un projet. Une "voie" disent les chinois.
 
Il est ainsi frappant de voir la pensée théorique pencher de plus en plus vers la vision du futur comme une agonie nécessaire, incontournable au regard de la vitesse à laquelle le modèle est lancé… Mais alors que dans les dernières décennies, le discours théorique "avertissait"  des risques, il semble changer de perspective. Le pire semble de plus en plus certain, et les penseurs en sont désormais à en imaginer les possibilités enfouies. Une pensée de la vie frémissante sur les ruines prend forme. Cette pensée semble reconsidérer le choc à venir, car enfin, semble t-elle impliquer, la révélation permettra à la pensée de se faire entendre. Les penseurs écrivent comme s'ils savaient que l'heure n'était plus à être vraiment lus.
 

Textes lus et évoqués ici :

"what it we stopped pretending", article de Jonathan Franzen (site du New Yorker.

"En quêtes d'alternatives", sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal. 

" Proclamation sur la vraie crise mondiale", de François Meyronnis. 

"Désastres urbains" de Thierry Paquot

On pourra aussi lire des articles précédents de ce blog, à propos des livres :

"Où atterrir ?" de Bruno Latour, 

"Fabuler la Fin du monde" de Jean-Paul Engelibert.

 

 

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2 septembre 2019 1 02 /09 /septembre /2019 00:25
Tout commence maintenant à la fin - Fabuler la fin du monde (la puissance critique des fictions d'apocalypse)-Jean-Paul Engélibert

Je suis friand des fictions d'apocalypse et des films catastrophe en général (je n'en manque pas un, et même les pires qui s'annoncent). J'aime voir ce qui s'y joue. Quand on parle de tragique, on parle enfin de l'essentiel. Jean-Paul Engélibert, dans son essai, "Fabuler la fin du monde", veut démontrer en quoi ces fictions sont de vrais vecteurs de critique politique. A sa place, j'aurais utilisé d'autres sources que les siennes (pas un mot sur "Walking Dead", ce qui me paraît vraiment dommage au vu de la richesse à en tirer). Il y a aussi des films apocalyptiques conservateurs, qui nous expliquent en somme que si nous écoutons bien ce qu'on nous dit, nous nous en tirerons, ou bien que de toute manière le système tremble mais il est bien fait, et on s'en sort tout de même à la fin, et le Président prononce un discours sur les ruines pour dire que l'on va rebâtir. Bref on a tourné en rond. Mais ce ne sont pas ces fictions qui intéressent l'auteur.

 

Nous sommes donc dans l'anthropocène, et il commence à devenir perceptible avec Hiroshima selon l'auteur. La bombe rend l'apocalypse perceptible, au bout du bouton rouge. D'où la multiplication des œuvres littéraires ou filmées sur la fin du monde.  Les meilleures de ces fictions "projettent dans le futur une pensée du présent". Leur qualité précisément est de nous extirper du présentisme, cet enfer permanent, qui nous enlise depuis que l'idée du progrès est rentrée en crise. C'est l'intérêt de la fiction apocalyptique, qu'elle se situe juste avant la fin, ou juste après, elle nous débarrasse du présentisme. Nous sommes conduits à un nouveau regard sur les différentes temporalités. Le Royaume est "déjà là" disait Jésus, et l'idée chrétienne d'Apocalypse, de "révélation", doit conduire le croyant à vivre en sachant que la révélation arrive. C'est donc le présent qui est concerné. Le présent revisité.

 

La fiction apocalyptique existe en réalité depuis longtemps, depuis le début de la révolution industrielle. Des auteurs, déjà, parlent de l'anthropocène, et de leurs craintes à ce sujet, tels Buffon, ou Fourier (qui évoque même le climat). Revenir à ces auteurs c'est voir qu'ils ne mettent pas en cause l'"humain", ce qui est une manière un peu commode de penser l'anthropocène, mais le système techno économique occidental, et ceux qui le commandent. 

En 1805 Jean Baptiste cousin de Grainville écrit le dernier homme, qui passe inaperçu, et sera retrouvé plus tard et influencera des écrivains comme Marie Shelley. Il décrit un monde où les terres deviennent stériles, et où l'on essaie de détourner les océans vers les terres pour les raviver. Ce qui déstabilise tout.  De Grainville vise l'idéologie du progrès. Sous le second Empire un roman, "Ignis",  imagine que l'on part en Irlande creuser un trou pour utiliser le feu sous la terre… Mais que ce feu s'emballe, alors on est obligé d'aller chercher la banquise pour le calmer… Tout se passe mal.

 

Aujourd'hui les fictions apocalyptiques peuvent se passer d'évoquer ce qui a provoqué la fin du monde. Il ne manque pas de raisons. On passe, donc, sur cette étape. Comme dans "La route" de Cormac Mac Carthy (à mon sens un des chefs d'œuvres majeurs de ce début de siècle). D'autres romans, comme ceux d'Antoine Volodine ou de Céline Minard (je n'ai pas lu) en font de même. La fiction apocalyptique, aujourd'hui, aime aborder la fin… Comme un début. Il n'y a ni fin de l'Histoire ni fin tout court. Le livre commence avec la fin. Et alors ce qui se dessine est la création d'un autre monde. 

 

La force de ces fictions c'est qu'elles ne consolent pas. Elles sont radicales. Elles reposent sur l'absence d'espérance. Elles ne nous vendent pas de faux espoirs, ou de raisons d'échapper au tragique. Sans cette radicalité, elles ne nous extirperaient pas du présentisme. C'est précisément parce que dans ces fictions le présentisme n'est plus possible qu'elles déplacent le regard et constituent des perspectives critiques acides. Elles nous renvoient à la seule possibilité de l'action issue du désespoir. Aucun refuge possible dans l'espérance que Godot arrive pour nous tirer de là. Car il faut bien mesurer que nous vivons dans un discours officiel de l'apocalypse, celui des sommets sur le climat, qui parle de la calamité "qui vient si on ne fait rien", mais elle est toujours repoussée au lendemain. La fiction apocalyptique rompt avec cette manière de nous endormir. L'apocalypse, dans ces fictions, est déjà là. Elle est acquise.  Et évidemment, ça secoue… 

L'auteur a cette belle formule pour opposer les deux manières de voir. Pour le politique, l'apocalypse est imminente (remettez vous à nous pour l'éviter), pour la littérature elle est immanente. 

On a pu reprocher à Pasolini son pessimisme absolu, et Georges Didi-Huberman lui a rétorqué que "les lucioles" n'étaient pas mortes. Qu'il fallait les chercher. Mais la radicalité des prophéties apocalyptiques est de prétendre qu'aucune solution n'est possible dans le cadre du monde qui est là, c'est ainsi qu'elles transportent le regard vers un monde où l'apocalypse a déjà eu lieu. La fin a déjà eu lieu parce qu'elle est déjà là quand le prophète la pense.

 

Comme Melancholia de Lars Von Triers, ou 4: 44 d'Abel Ferrara (que j'ai vus), certaines œuvres s'installent dans le temps du délai. Entre l'annonce de la fin et la fin, inévitable. Dans ces fictions, le sens de la vie est radicalement changé. Rien n'a plus le même sens. Par exemple dans le film de Ferrara, me souviens-je, le personnage principal insulte son propriétaire qui le harcelait avec les loyers, parce qu'il n'y a plus rien à perdre. Mais certains, comme un livreur de nourriture chinoise, préfèrent continuer comme si rien ne venait et continuent à travailler. Ils nous ressemblent. Or, "c’est lorsque toutes les affaires du monde sont réduites à néant que le regard est libéré." C'est à cette libération que les auteurs nous convient, incontestablement. Une libération pour ici et maintenant.

Que se passe t-il dans ces moments ? Rien n'a plus de sens. Le temps change de signification, c'est le Kairos, le moment, et non plus le temps qui s'étale, imperturbablement, Chronos. La seule préoccupation devient ainsi l'amour. Les films de Von Trier et Ferrara finissent de la même manière. Dans le premier Dunst et Gainsbourg, avec l'enfant, se rassemblent dans une cabane fragile, pour vivre les derniers moments. Tout tient dans cette cabane, le cadre de vie bourgeois dans lequel les personnages évoluaient n'a aucune importance (et devrait n'avoir aucune importance peut-on entendre).  Dans le second, le couple se blottit, et se rassure, "nous sommes déjà des anges" dit la fille. Dans cette affirmation on peut sans doute entendre que l'on pourrait le considérer dès à présent.

 

Dans ces fictions réside l'idée d'Arendt selon laquelle toute naissance est un recommencement possible. Dans "la Route", tout est là. L'enfant est le seul innocent.

"Le père ne voit que son intérêt et celui de son fils. Il a chassé autrui de ses préoccupations. En se souciant des autres, quel que soit le mal dont ils ont pu se rendre coupables, le garçon relie les individus séparés par l’effondrement de la société. Il fabrique tout le commun possible dans un tel contexte et convainc son père de revenir sur leurs pas pour rendre au voleur les vêtements qu’ils lui ont pris. Il s’agit bien là d’action : l’enfant rétablit un monde à la petite échelle de cette humanité réduite à trois personnes."
 
Dans le monde de la valeur d'échange qui court à l'apocalypse, il y a de l'"inestimable", l'amour, ou les "lucioles" que Pasolini voit disparaître d'Italie en quelques années. On peut aussi appeler cela le sacré. Ce sacré que les néolibéraux piétinent quand ils disent "pas de tabou !" pour justifier leurs "réformes. Les fictions apocalyptiques nous rabattent vers cet inestimable.
 
Une autre thématique de la fiction apocalyptique est de restaurer l'utopie. Comme dans "Malevil" (que je n'ai pas lu) de Robert Merle (dont je ne saurais par contre trop conseiller "la mort est mon métier", coup de poing dans le foie). "Malevil" consacre l'essentiel de la narration à la construction d'une société des survivants. Ainsi, la table rase permet, à travers les tourments et discussions des personnages, de reconsidérer l'essentiel : le débat entre Hobbes et Rousseau, la question de la propriété et de l'amour libre ou non, le rôle social de la religion. Mais si ces fictions montrent des moments de bonheur, advenu grâce à l'apocalypse, et au travail acharné des survivants, elles disent aussi, contrairement à ce que l'on reproche à l'utopie, que tout s'écoule, que la politique ne cesse jamais. 
D'autres visions apocalyptiques, comme la série "Leftovers" (j'ai vu la première saison), nous disent que peut-être l'apocalypse est déjà passé par là.  Cette série commence sur le constat de la disparition de 2 % de l'humanité, sans raison, en un instant. Elle commence en réalité trois ans plus tard. On a pu la voir comme une vision de l'Amérique post crise financière. La catastrophe a eu lieu, et on la commémore, mais rien n'a changé. Une partie des habitants créent une secte qui ne cesse, elle, de rappeler l'absence de ceux qui sont partis, et prétend que l'on ne peut plus vivre sans prendre en compte cette disparition. Mais pourquoi sont-ils aussi dérangeants pour le spectateur ? Parce qu'ils pensent que l'apocalypse est derrière alors qu'il est toujours là. Ceux qui le comprennent sont ceux qui se battent pour le présent, en se rappelant du passé, et en envisageant  l'avenir. 

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"Car il ne s’agit pas de regarder ses morts pour se persuader que le monde est condamné ou que sa fin est imminente. Il s’agit bien plus d’apprendre à porter attention au présent, c’est-à-dire aux survivants. Il s’agit de regarder non pas l’image des disparus, mais la perte des disparus sur le visage de ceux qui restent."
 

Bien évidemment, la fiction apocalyptique contemporaine se saisit pleinement de la question écologique. C'est le cas avec Margaret Atwood qui imagine un monde qui " inaugure un rapport nouveau entre les humains et les autres animaux, fait d’entente et d’estime mutuelle. Le pacte scelle un accord qui interdit la prédation ou la privation des ressources de l’autre et qui engage à s’entraider en cas de danger. En d’autres termes, c’est un traité de paix et d’alliance. La promesse des Jardiniers – cultiver la Terre et la partager équitablement avec les autres espèces – prend corps. Le soin de la Terre s’articule au souci de considérer ses autres habitants comme des sujets."

 
Ces fictions ne délivrent pas de grandes leçons miraculeuses. Elles ne nous disent pas quoi faire, ni maintenant, ni en cas de survie. Mais comme souvent, la plus politique des œuvres est celle qui justement n'est pas explicitement politique. Ce n'est pas le sermon qui est politique, c'est le déplacement que l'art peut susciter en chacun de nous, en nous transportant dans l'expérience d'autrui. Ce que disent deux auteurs comme Adorno et Rancière. Et j'en suis convaincu. Le jazz est plus politique que n'importe quel film "engagé" trop explicite, qui ne remuerait rien en vous que des opinions.

 

 

 

 

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21 août 2019 3 21 /08 /août /2019 18:11
Sans nuit, tous les chats ne sont pas gris-Les mots et les choses  (une archéologie des sciences humaines)- Michel Foucault (DEUXIEME PARTIE)

 (Suite du premier article sur "les mots et les choses" de Michel Foucault)

 

Du primat de la représentation à celui de l’Histoire : notre modernité

 

Mais un second tournant met fin à l’âge classique. C’est l’Histoire qui devient le principe premier de la connaissance. Du trio formé par l' histoire naturelle, la grammaire, l’économie de « la richesse », on va passer à un nouveau trio : la biologie, la philologie, l’économie politique.

En économie, la transition passe par Adam Smith, qui met au centre de la pensée économique le travail, et ainsi le processus de production. La valeur procède d’unités de travail et non pas des représentations que l’on s’en fait. A partir de Smith l’économie est comprise dans un temps qui croit selon sa propre nécessité. « Le temps du capital et du régime de production ».

L’histoire naturelle se remet en question au même moment. On commence à déceler des fonctions, des organisations dans le vivant, en allant au-delà du visible. Mais l’invisible n’est plus celui d’antan, un « texte secret », mais une organisation qui englobe visible et invisible. Cette notion d’organisation va conduire à rebâtir une connaissance fondée sur la distinction essentielle du vivant et du non vivant.

En grammaire, surgit la grammaire comparée, les langues commencent à être mises en relation les unes avec les autres. C’est par cette faille que l’historicité va s’introduire.

 

On voit donc dans cette étape de transition vers notre modernité, que ce sont des éléments nouveaux, qui ne tiennent plus simplement à la faculté de représentation, qui vont susciter le changement d’épistémè. Alors que la valeur consistait à se représenter la valeur, c’est désormais le travail qui la fonde. Pour l’étude de la nature, ce n’est plus la représentation que l’on s’en fait qui est essentielle, mais un « rapport intérieur à cet être ». Pour la langue, c’est l’architecture interne qui attire désormais l’attention.

« L’être même de ce qui est représenté va tomber maintenant hors de la représentation elle-même ».

Ce qui est représenté n’est plus qu’un « scintillement ».

 

Va alors apparaître le « sujet transcendantal », kantien.  Un sujet qui n’est jamais donné à l’expérience. Apparaissent aussi des « transcendantaux » : la vie, le travail, le langage. A partir desquels on organise la connaissance.

 

Un double mouvement se met en place : la séparation d’une connaissance pure, séparée de l’empirisme. Et en même temps, un empirisme qui s’interroge en prenant en compte la subjectivité.

 

La représentation (les caractères, les identités, les tableaux) devenant superficielle, l’on se tourne alors vers les profondeurs, les « forces cachées », et donc l’Histoire.

 

En économie Ricardo approfondit Smith. Le travail n’est pas simplement ce qui permet de calculer la valeur, c’est la source même de la valeur. Les richesses se déploient donc dans un processus temporel, historique. C’est le cycle de la production. De plus « la rareté » n’est pas une représentation, liée aux désirs des humains, c’est une réalité. Le travail s’est imposé du fait de la rareté qui s’est manifestée devant eux, à un moment de l’Histoire. La pensée de Ricardo se déploie dans l’Histoire, jusqu’à cet état de stagnation qu’il prévoit.  Et là, on trouve la phrase fameuse de Foucault sur Marx, dont la pensée est « comme un poisson dans l’eau au XIXème siècle », « ailleurs elle cesse de respirer ». Il se coule dans l’historicité de l’économie, la perspective d’une fin de l’Histoire (optimiste chez lui, pessimiste chez Ricardo). Avant Marx, le réveil de l’utopie manifeste l’empire de l’historicité.

Vient Nietzsche, qui lui aussi se situe dans l’horizon de la finitude, avec « la mort de Dieu », mais convoque le « bond » vers le surhumain.

 

Dans le domaine « naturel », les fonctions ont donc pris le pouvoir. Il s’agit désormais de parler d’elles. La respiration, la digestion, la locomotion. C’est le rôle historique de Cuvier. Le grand tableau des ressemblances est brisé, et naît la biologie. On étudie des systèmes, cohérents. Le système de mastication est cohérent avec le type de digestion. Et puis on hiérarchise les systèmes, le système nerveux paraissant le système essentiel.

La vie s’isole sur elle-même. « La forme divisée de la vie va faire apparaître des formes dispersées ». Le chemin est tracé vers l’évolutionnisme, historicité du vivant.

 

Le langage à nouveau opaque, et la nécessité d’une littérature

 

Le langage devient le résultat de l’Histoire particulière qui l’a fait naître. On découvre des discontinuités entre groupes de langues, donc des moments de séparation. L’idée d’une continuité de langues qui conduirait vers leur origine a été abandonnée. Tout comme la connaissance de la nature avait abandonné l’idée d’une succession des espèces comme une série d’essais, d’erreurs. L’Histoire règne alors, et non une succession de formes qui se lirait à plat sur un tableau, la figure centrale de l’âge classique défunt.

Le langage devient donc un objet de science. Mais il est aussi le moyen de la science. Ainsi, toute connaissance va revenir à une nécessité d’exégèse, d’interrogation de ce langage qu’elle utilise et dont elle se méfie. On ne peut éviter qu’il y ait toujours du langage, et que nous en dépendions.  Nietzsche dit ainsi magnifiquement :« Je crois bien que nous ne débarrasserons jamais de Dieu, puisque nous croyons à la grammaire ».

Ce langage qui redevient obscur, mais bien différemment qu’à la Renaissance, il doit, dit Foucault « être fracturé » pour voir ce qui peut en émerger, et il peut aussi se dire pour lui-même. C’est ainsi que la notion de « littérature » prend un sens tout à fait nouveau, et autonome. C’est aussi le point de départ d’une interrogation sur la langue, qui n’a pas pris fin.

 

La question de l’homme et de sa possible disparition en tant qu’objet de connaissance

 

A la fin de ce parcours, Foucault revient à l’âge classique. L’ « homme », alors, n’était pas une catégorie de pensée. Et ici, Foucault répond remarquablement à une objection qu’on pourrait lui adresser. Au 18ème siècle on ne cessait de parler de « nature humaine ». C’est justement pour Foucault ce qui est le témoignage de l’absence de science de l’humain. A l’âge classique, l’homme est le Sujet du discours. Et de citer Descartes : « Je pense, donc je suis »… Le « Je suis », dans la formule, n’est pas étudié en lui-même, puisque tout est dans le discours. Il faudra pouvoir se poser la question « Qu’est ce que je suis ? » , la question des sciences humaines. Elle ne pourra être posée que quand le doute portera sur le langage dont l’Homme est le sujet. On prendra ainsi l’Homme comme objet.  Lui qui est aussi le principe de toute production, et qu’il se retrouve au milieu des « vivants ».

L’homme est saisi par le travail, le langage, la biologie. C’est une « figure de la finitude » insiste Foucault.

La figure de connaissance de l’homme ouvre en même temps sur l’impensé. Puisqu’on peut étudier l’homme, apparaît la possibilité de ce qu’il n’a pas pensé. L’inconscient, par exemple. L’anthropologie apparaît aussi, comme moyen de retrouver l’essence de l’Homme et en même temps comme moyen d’accéder à sa relativité. Les sciences humaines se constituent ainsi quand l’homme apparaît comme l’objet du savoir. Les sciences humaines étudient l’Homme en tant qu’être traversé, mais être de représentation. Par rapport aux sciences comme la biologie, l’économie, les sciences du langage, ce sont des sciences « du redoublement ».

L’Histoire, aïeule des sciences humaines, s’impose à toutes les sciences humaines. Aucun des contenus des sciences humaines ne peut rester stable. L’Histoire accueille les sciences humaines, leur donne un sol, et les menace tout à la fois en minant leur prétention à l’universalité. Foucault assigne à la psychanalyse et à l’ethnologie un rôle particulier au sein des sciences humaines, parce qu’elles manifestent la fonction d’inquiétude permanente qui est de leur nature. La psychanalyse s’approche du Désir, c’est-à-dire de l’impensé. Elle fait sans cesse, aussi, surgir de nouveaux éléments de cette Loi du langage qui préoccupe les sciences humaines. L’ethnologie, quant à elle, traverse toutes les sciences humaines et les oblige à la regarder. Mais plus encore psychanalyse et ethnologie « dissolvent » l’homme en se tournant vers l’inconscient des cultures et des individus. La psychanalyse et l’ethnologie ne cherchent pas à théoriser l’homme. Ni la linguistique d’ailleurs.

On sait qu’à l’époque de Foucault, la littérature se concentre sur le langage. Or « le formalisme », pour Foucault est à prendre au sérieux comme un possible nouveau basculement de l’épistémè.  Basculement que Nietzsche avait annoncé, la fin de l’Homme. L’Homme est apparu, comme sujet de connaissance, quand le langage a éclaté, et de voir, avec la linguistique, la sémiologie, la théorie littéraire, le langage se reconsolider à nouveau, Foucault se demande si la figure de l’Homme ne sera pas reléguée à nouveau. Foucault est prudent, mais il rappelle encore une fois que « l’Homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain ». La dernière phrase est très connue, où l’auteur imagine la figure de l’Homme, effacée sur le sable, par l’avancée de la mer.

 

Tentative de retour critique sur « les mots et les choses » (humble, j'insiste)

 

Maintenant, le lecteur que je suis, qui avait étudié la pensée des « Mots et des choses » et utilisait autrefois la notion d’épistémè dans ses dissertations, mais ne l’avait jamais lue in extenso (ce qui réclame de l’abnégation, veuillez me croire), se pose bien des questions.

 

Ce qui ressort du livre, c’est d’abord, la sortie, dans les années soixante, d’une vision téléologique de l’Histoire et de l’Histoire des idées, pour un homme très à gauche comme l'auteur. Foucault n’est donc pas du tout dans l’optique de Sartre selon laquelle le marxisme est l’horizon indépassable de la pensée. Il propose une vision chaotique de l’histoire des idées. Exit donc Hegel et Marx, sans vraiment de charge contre eux (d’ailleurs Marx ne se réduit pas à son historicisme indéniable, loin s’en faut, ce que ses critiques les plus lourdingues essaient de faire croire).  « Les mots et les choses », c’est l’entrée d’un certain chaos dans l’Histoire des idées. On peut adhérer au réalisme de cette vision.

 

Toutefois, si les constructions de l’auteur sont convaincantes, j’ai du mal à saisir ce qui provoque le changement des épistémè. Foucault en reste à une vision idéaliste, c’est-à-dire interne à l’Histoire des idées, même s’il décrit les enchaînements plus profondément que bien des interprètes de l’apparition de la modernité, qui en restent à des considérations de surface. Mais il n’empêche que l’on ne comprend pas ce qui provoque, au fond du fond, le glissement d’une épistémè à une autre. Enfin, moi, je ne le saisis pas…

Et je ne peux pas m’empêcher de penser que ce glissement est un glissement de terrain. Qu’il est donc, matériel.  J’en reste à l’idée selon laquelle c’est l’évolution matérielle du monde qui vient bouleverser les fameuses épistémè.  Par ailleurs, en pensant l’économie comme conséquence, et peut-être pas assez en amont, il me semble que Foucault élude aussi les effets du pur politique, relié à l’économie. Entre l’âge moderne et l’âge contemporain il y a tout de même la révolution française -démocratique-bourgeoise (pas nommée une seule fois) et la révolution américaine, ce qui n’est pas rien… L’idée du progrès, et donc l’historicité, semblent liés à ces évènements, autant qu’à l’emballement de la révolution industrielle. L’ignorance de l’évènement s’ajoute donc à une impasse, peut-être, sur l’en deçà même de l’épistémè.

Foucault écrit à une époque où l’Histoire préfère les structures aux évènements. Il est d’ailleurs indéniablement un « structuraliste » qui se tient auprès de Levi-Strauss et de Barthes, mais on a du mal à considérer par exemple, qu’un évènement majeur comme l’apparition du « Nouveau Monde » ne pèse pas sur l’Histoire de la pensée. On ne saisit Descartes, Montaigne et Pascal, par exemple, qu’à cette lumière-là. Car tout vacille. Et c’est peut-être aussi là que l’Homme commence à se regarder lui-même puisque au dehors l’incertain l’emporte. Les sciences humaines commencent -elles au XXème siècle ? Cela se discute. Il y a longtemps on m’a appris que leur initiateur était Machiavel, et d’autres remontent à Aristote. Peut-être que Foucault ne met-il pas assez de chaos dans son chaos ?

Le lecteur saisit bien que l’on passe de l’âge de la ressemblance à celui de la représentation puis à celui de l’Histoire, mais ces évolutions se nouent uniquement dans la sphère perméable du monde de la compréhension du monde. Et si Foucault repère des moments où le glissement commence (Smith pour l’économie, Cuvier pour la science naturelle), pourquoi se produisent-ils ?

On saisit que si ces changements sont communs à plusieurs sphères, c’est par le truchement des transformations du langage. Mais la source première, où est-elle ? Qu’est-ce qui vient affecter le langage ?

Foucault dit souvent « il se passe un évènement »… Et puis il décrit une mutation de la pensée. Mais pourquoi ? Est-ce un mécanisme endogène à la pensée ? Pourquoi ne resterait-elle pas immobile ? A mon sens (en toute humilité, mais si on lit on doit bien se forger un avis) Foucault a tort de considérer que la pensée est une bulle. Ce sont des forces sociales, des individus inscrits dans le social, qui s’emparent des idées.

 

Je dois bien évoquer la grande critique adressée à Foucault, au moment du virage néolibéral des années 1980, c’est son « anti humanisme ». Personnellement, cela me laisse assez froid. L’idée nietzschéenne selon laquelle l’humain est un « être qui se doit d’être surmonté », et que l’humain est humain trop humain ne m’irrite pas, et que je sache Nietzsche et Foucault ne réclament pas que l’on redevienne des animaux. Je ne partage pas les prémisses de ces dits humanistes critiques, comme la croyance (intéressée politiquement) dans un libre-arbitre qui renvoie seulement à soi, à son « choix ». Le fait que l’on en sorte ne me pose nullement souci. Ce serait une libération, d’ailleurs, pour beaucoup, les chômeurs qui sont dits responsables de leur sort, ou les personnes en souffrance psychique accusés (d’ailleurs par la psychanalyse aussi en partie) de choisir leur sort. Le choix n’est pour moi qu’une métaphore du résultat d’un entrechoc entre des causalités. Donc, d’une certaine manière, il me semble qu’avec Spinoza, qui nous inscrit dans une chaine de causalités, l’Homme des « humanistes » est déjà mort.

L’homme abstraitement universel, lui, celui de Kant, et de ses héritiers « humanistes » (bien relatifs), est mort et bien mort, à mon sens, avec le résultat catastrophique du « droit d’ingérence » ou du « devoir », et des chimères d’exportation politique. Mais chaque jour nous voyons qu’un universalisme abstrait, politique et moral, est absurde, sans nier évidemment le fait que nous soyons tous d’une commune humanité réelle, et que cela a de profondes conséquences (qui empêchent de sombrer dans un relativisme radical). Mais voilà, on doit toutefois se souvenir qu’artiste contemporain en réussite dans le troisième arrondissement de Paris n’est pas tout à fait le même sort humain qu’enfant kurde à Afrine. L’humain est un être culturel, et il ne peut pas décider de ne pas l’être au motif qu’internet nous relie tous. Il nous relie mais n’aplanit pas l’Histoire. En cela la notion d’épistémè est tout à fait juste, il me semble, et elle nous permet de nous méfier d’une certaine conception de « la » Vérité, trop pure.

 

L’Historicisme, pour sa part, n’a pas été balayé. Mais il est ironique et grinçant de constater que ce sont les critiques de Foucault, qui a combattu l’historicisme en montrant l’importance d’un certain chaos, qui le revitalisent aujourd’hui en parlant sans cesse de chemin unique de la politique, d’ « adaptation » nécessaire. Le néolibéralisme qui critiquait l’idée de « la mort de l’homme » soumet l’homme à une nouvelle Histoire à laquelle on doit se soumettre absolument, refusant d’ailleurs d’interpréter et de discuter tout signe qui montrerait que cette adaptation ne va pas vers une Fin de l’Histoire heureuse mais vers un effondrement terrible.

 

On ne peut pas lire Foucault aujourd’hui sans penser au transhumanisme. Est-ce une manifestation de « la mort de l’homme » annoncée ? D’ailleurs ni saluée ni déplorée par Foucault, dans la lignée de Nietzsche selon laquelle on doit juste accepter ce qui est.

 

Le code a peut-être supplanté l’Homme. Encore faudrait-il démontrer que cela est possible. Personnellement je doute qu’une pensée sans corps, donc sans émotion, soit possible. Mais c’est peut-être archaïque de ma part. Peut-être qu’on peut créer de toutes pièces un système émotif ?  On peut reproduire des fibres nerveuses, je pense, comme en témoignent certaines greffes.

 

 Un autre signe de « la mort de l’Homme » peut être l’évacuation de tous les principes humanistes, quand on parle de biotechnologie aujourd’hui. Ce n’est plus à partir d’une conception de l’Humain que l’on argumente, mais à partir du désir. Je désire donc j’ai droit. J’ai droit A un enfant par exemple, quelle que soit ma situation. Une pensée qui place l’humain en son centre n’acceptera pas qu’on puisse assimiler un être humain à un Bien et pointera tout ce qui en découle.

 

Imaginons ce que signifierait vaincre la mort. C’est un « non sens » de notre point de vue, la vie et la mort étant indissociables, la vie consistant à différer la mort. Mais en restant chez Foucault, on peut penser que dans une autre épistémè l’immortalité serait envisageable, qui sait ? De notre horizon actuel l’immortalité semble aussi attractive, qu’affreuse (quel ennui), mais aussi impensable. Mais demain ? C’est l’utilité du concept d’épistémè : il nous oblige à nous dire que ce que nous pensons ne pouvait pas être pensé autrefois, peut être très difficile à penser ailleurs, et que demain on pourra penser de l’impensable aujourd’hui. L’Histoire des idées n’est donc pas forclose.

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21 août 2019 3 21 /08 /août /2019 18:00
Sans nuit, tous les chats ne sont pas gris-Les mots et les choses (une archéologie des sciences humaines)- Michel Foucault (PREMIERE PARTIE)

 

 

« Les mots et les choses » est un livre pharaonique, qu’il est bien difficile de synthétiser, tellement il ouvre de portes sur des salons particuliers luxuriants où l’on pourrait (devrait) se poser longuement, au lieu de devoir parcourir le Louvre en une seule journée, au pas de charge. Mais voilà, nul n’a de devoir de lecteur. Le lecteur est souverain. Il se pose là où il veut dans un long texte complexe et exigeant. J’ai vu d’ailleurs que l’on a écrit récemment un essai fourni intitulé « Lire les mots et les choses », ce qui en dit long sur le livre de Foucault lui-même.

C’est peu de dire qu’il est difficile à aborder par la face nord, malgré la qualité du style de Foucault, d’une pureté classique, qui le distingue de nombre de chercheurs en sciences humaines. Les étudiants en sciences humaines et certains professeurs passables considèrent qu’il y a une manière d’écrire « scientifique » (à mon sens c’est un effet de clôture voulu, et paradoxalement, celui qui dénonce ces clôtures symboliques, c’est Bourdieu, celui qui dresse le plus de clôtures par son style. Il faudrait essayer de dire pourquoi, mais je n’ai pas le temps ici… Disons rapidement qu’avec ce style « objectif » Bourdieu veut se hisser au-dessus de la mêlée sans doute, et apaiser ses angoisses de transfuge social, échappant aux antagonismes qu’il analyse).

 

Chat n’est pas chien mais pourrait

 

Foucault dit que l’idée de cet essai qui explique tout bonnement les mécanismes profonds, enfouis, d’évolution des savoirs depuis la fin de la Renaissance, lui est venue de Borgès, qui dans une nouvelle propose un système de classement comique, paraissant sortir de l’esprit d’un aliéné. Or il n’est pas aliéné, il témoigne d’une autre perspective sur le monde.

« Ni l’homme, ni la vie, ni la nature ne sont des domaines qui s’offrent spontanément et passivement à la curiosité du savoir ». Ce dont il s’agit dans « Les mots et les choses », c’est bien de ce filtre du savoir.

 

On décèle l’influence de Nietzsche le perspectiviste, pour qui « le monde du chat n’est pas celui du fourmilier ». Michel Foucault s’y donne l’objectif, en creusant profondément au sein des savoirs, ce qui vient qualifier ce travail d’archéologique, de dévoiler ce qu’il appelle l’epistémè. Le sol de la pensée. Le paradigme des paradigmes. Ce qui, dans une civilisation, conditionne, en arrière-plan, toute connaissance possible. Par exemple, il n’y a pas de biologie possible avant le contemporain, parce que la catégorie du « vivant », n’est pas pensable. Il n’y a jusqu’alors que des êtres vivants et pas « le vivant », et donc l’histoire naturelle est possible mais pas la science naturelle telle que nous la connaissons.

Quand nous affirmons, nous affirmons les pieds sur un sol ferme, ce sol c’est l’épistémè. C’est « une expérience nue de l’ordre », une région en deçà même des mots, une perspective sur le monde qui permet la connaissance mais l’oriente et la limite.

 

« Quand nous disons que le chat le chien et se ressemblent moins que deux lévriers, même s’ils sont l’un et l’autre apprivoisés et embaumés, même s’ils courent tous deux comme des fous (….) quel est donc le sol à partir duquel nous pouvons l’établir en toute certitude ? ». Il serait en effet possible de disposer d’une clé de lecture qui nous conduirait à assimiler le chien et le chat, parce qu’ils habitent tous deux dans ma rue par exemple, et que ce critère-là est au cœur de la manière de connaître de mon temps.

 

Foucault dégage cette idée d’épistémè en étudiant les ruptures épistémologiques qui expliquent qu’on passe d’un « âge » à l’autre. Deux changements de civilisation. Le passage de la Renaissance à l’âge classique ou dit moderne, et le passage à la société contemporaine, c’est-à dire après la révolution française. Il va ainsi creuser profondément dans les savoirs de ces époques pour retrouver les épistémè, ce qui suppose de relier les conditions de production de ces savoirs hétérogènes, d’où l’immense travail, absolument incroyable, mené par Foucault pour aboutir à un tel livre. Si une épistémè surgit, alors elle peut mourir, comme celles de la Renaissance et de l’âge classique. Et c’est bien ce que Foucault a en tête. Le livre annoncera ainsi la « mort de l’homme », la pensée de l’homme comme objet de pensée, catégorie, étant une parenthèse historique selon lui. Un « pli » dans l’Histoire de la pensée.

 

Le « classique » ou le « moderne », fils de la représentation, comme possible représentation d’elle-même

 

Le livre commence avec une longue évocation, devenue célèbre, du tableau « Les ménines » de Velasquez, qui annonce l’âge moderne, dans la mesure où fondé sur des reflets, du peintre, du couple royal, il dit ce qui caractérise la nouvelle épistémè : la représentation, et la possible représentation comme représentation d’elle-même. Le tableau annonce ce qui sera le cœur de l’épistémè de l’âge classique naissant au 17eme siècle : une représentation libérée, capable de se représenter elle-même. Ce processus de libération de la représentation va permettre le développement de savoirs, et Foucault va explorer trois échappées de la connaissance : l’histoire naturelle, la grammaire, la pensée économique. Ces trois savoirs vont procéder du primat nouveau de la représentation.

 

Avant l’âge moderne, le monde était connu à travers la recherche de similitudes, de ressemblances, de proche en proche. Il fallait déchiffrer le monde. Représenter, par exemple par l’art, c’était imiter le monde, le répéter. On connaissait le monde à travers son observation et la lecture des textes, attentives aux similitudes comme signes laissés par le divin, déposés dans le monde et dans le langage. Le texte était incrusté dans le monde. Divination et interprétation se rejoignaient. Le savoir était herméneutique. Le savoir de la Renaissance oscille entre rationnel, magie, retour aux textes anciens. On doit déchiffrer le langage, qui a été troublé après l’épisode biblique de Babel.

 

Or, ce qui se passe avec l’âge moderne, c’est que les mots se séparent des choses, justement. Que le langage se décolle du monde et entre dans le domaine de la connaissance, ou plutôt « vient du côté » de la connaissance. Le langage devient un outil pour connaître, et il doit devenir le meilleur outil pour connaître, tout connaître. C’est ainsi que l’âge moderne, et c’est notamment la tâche historique des jansénistes de Port-Royal, est l’âge de la grammaire.  A Port-Royal on distingue déjà le signifiant du signifié, le langage, dont la dualité est reconnue, devient un objet d’étude en lui-même, dénaturé. Il est au service de la connaissance et non pas un matériau à déchiffrer qui code la connaissance. Le langage doit devenir efficace, c’est une mécanique implacable au service de la connaissance, qui doit pouvoir tout nommer, pour que l’on puisse l’insérer dans l’ordre de la connaissance. La connaissance doit se doter d’un langage efficace, et non interpréter le langage. La fonction de divination va donc disparaître, elle ne subsistera que dans l’occultisme de plus en plus marginalisé.

 

Un passage célèbre du livre est celui qui traite de Don Quichotte. Pourquoi est-ce le roman de la modernité qui commence ? Parce que Don Quichotte, on le sait, est un texte vivant, un porteur de textes. Il erre dans le monde et cherche à confirmer que ces textes sont justes, il cherche à les valider. Il cherche donc des ressemblances avec le texte. Et c’est ainsi qu’il voit des dragons dans les moulins à vent. Don Quichotte est ainsi fou. Mais sa folie (on sait que c’est le sujet de prédilection de l’œuvre de Foucault sans doute) n’est que son appartenance à l’ancienne épistémè. Il n’est plus dans une épopée, où la quête chevaleresque déroule le texte, mais il essaie, pathétiquement, de justifier à tout prix le texte, mélancolique de l’ancien monde. C’est ce qui qualifie Quichotte comme fou, il ne pense pas dans la perspective de son temps. Et c’est le génie de Cervantès d’avoir écrit un roman, le premier roman moderne justement, sur l’apparition de la modernité, dont le chevalier à la triste figure est le témoin, par son obsolescence.

 

Il ne s’agit plus de chercher des signes, des ressemblances, dans le monde, mais d’analyser le monde.  Si l’on compare c’est pour créer des catégories, des taxinomies. Il s’agit de nommer, d’abord et avant tout. Ainsi l’âge moderne est la grande époque de l’histoire naturelle, de ces tableaux botaniques ou animaliers, des jardins et cabinets d’Histoire naturelle. Connaître c’est nommer, bien discerner (et non chercher des similitudes).

Le savoir « ordonne la connaissance des êtres à la possibilité de les représenter dans un système de noms ». Ainsi la biologie ne peut pas se constituer, « le naturaliste c’est l’homme du visible structuré et de la dénomination caractéristique. Non de la vie ».

 

 L’on va comparer, mais pour classer et réaliser des taxinomies, et à cet effet on va se servir d’unités de mesure et non du critère de seule ressemblance, sur lequel le doute est jeté.

Mais nommer c’est tout de même s’en tenir au seul visible, à la forme, à la grandeur relative des éléments. On délaisse la dissection pour s’intéresser à la surface, on préfère la botanique à l’étude des animaux. Tout nommer pour discerner, devient la tâche de l’époque.

 

En économie, la libération de la représentation va permettre un tournant majeur avec le « mercantilisme ». L’économie de cette époque pense en termes de richesse. Elle s’intéresse à la monnaie, essaie d’en comprendre la nature. Les mercantilistes vont saisir que la monnaie ne dépend pas de la quantité de métal précieux qu’elle incorpore, et ouvrir la voie à une vision de « la monnaie-représentation ». Jusqu’à présent, la conception de la monnaie témoignait de ce régime de la ressemblance de la Renaissance. La monnaie incorporait l’or ou l’argent, qui ressemblaient aux astres, au divin, et insufflaient de la valeur à la monnaie. Mais les mercantilistes comprennent que la monnaie bien comprise doit représenter la richesse du pays. Si elle est trop nombreuse, mal ajustée quantitativement, elle produit de l’inflation, beaucoup trop. Elle doit être présente dans une économie pour permettre l’élévation des salaires, en fonction de la croissance de l’activité, sans susciter une hausse des prix trop forte. De l’ignorance de ce mécanisme la grande Espagne surpuissante chutera, devenant un pays pauvre, relégué, pour avoir cru qu’importer des minerais précieux suffirait à sa richesse.

 

(.... SUITE AU PROCHAIN ARTICLE)

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15 août 2019 4 15 /08 /août /2019 21:35
Cette littérature qui glisse entre nos doigts – « Le démon de la théorie. Littérature et sens commun – Antoine Compagnon

Antoine Compagnon est un monsieur qui a décidé, d’être « au miyeu », pour reprendre une caricature de François Bayrou. Sa référence c’est Montaigne, d'ailleurs proche d'Henri de Navarre dont l'ancien Ministre se pense la résurrection, donc il incline au scepticisme, mais il a tendance à user du scepticisme comme position médiane.  J’avais déjà lu un petit essai de lui sur le numérique où il considérait que le digital était neutre, qu’il dépendait de son usage et déplaçait les enjeux, les reformulait, sans créer d’effet en lui-même. Il ne se mouille pas trop, quoi. Il est revenu des vélléités révolutionnaires de sa génération, mais que laisse-t-il à ses étudiants, sinon un sentiment de vacuité ? Lui qui a été formé par des penseurs critiques, comme Barthes, est devenu un mandarin modéré. Si bien qu’il enseigne la théorie de la littérature mais qu’il trouve que la théorie est un « démon », qu’elle a tendance à se radicaliser. Il se donne pour mission de la nuancer. C’est ce qu’il accomplit dans son ouvrage « Le démon de la théorie. Littérature et sens commun ». C'est n'est pas de la synthèse à la François Hollande non plus, car ce dernier trouvait des formules, absurdes ou vides, comme "réformisme de gauche" ou "Fédération d'Etats Nations". Compagnon c'est tout de même un autre niveau conceptuel.

L’ouvrage est précieux comme synthèse des enjeux de théorie de la littérature, mais il est systématiquement bâti sur la recherche du « milieu » entre deux polarités. Est-ce la fatalité de l’embourgeoisement du professeur d’université, bien au chaud ? N’est-ce pas déceptif de consacrer sa vie à la théorie pour conclure qu’elle est finalement vaine ? Compagnon s’en tire en disant que c’est le chemin qui compte, le plaisir de chercher, comme les dragueurs disent que dans la séduction c’est la chasse qui compte, mais qu’on n’arrive jamais à rien, finalement, ou à si peu. D’où, Montaigne.

 

La théorie de la littérature, ce n’est pas une réflexion sur ce que doit être la littérature ou sur comment on s’y prend. Ce n’est pas non plus la critique littéraire. C’est une réflexion sur ce qu’est la littérature. Un « méta savoir » sur la littérature. La théorie s’est dressée contre le sens commun, « la doxa », et d’après Compagnon elle a échoué, trop chimérique.

 

La théorie de la littérature peut se résumer à quelques questions simples : qu’est-ce que la littérature ?

Qu’est-ce qu’un auteur ?

Qu’est-ce que le lecteur ?

De quoi parle la littérature ?

A-t-elle une histoire ?

Qu’est-ce que le style ?

Qu’est-ce que la valeur d’une œuvre ?

 

Le premier théoricien de la littérature est Aristote, avec sa poétique », et il reste incontournable quand on théorise du littéraire.

 

Pour Compagnon, ça commence bien, il est en réalité impossible de définir la littérature. Cela peut être tout ce qui s’écrit, ou alors les œuvres des grands auteurs, ou des catégories, fluctuantes. Par exemple à partir du 19eme siècle, la littérature c’est le roman, la poésie, le théâtre. Récemment la littérature s’est élargie, incorporant la bande dessinée, le roman graphique, la littérature jeunesse

A quoi sert-elle ? A la catharsis selon Aristote. A l’acquisition de la connaissance et de la subjectivisation a-t-on dit plus tard. Dans une filiation kantienne, elle a recherché le beau pour le beau. La littérature était alors « usage esthétique du langage écrit », jusqu’à Proust. C’est ici qu’on retrouve un vieux concept ressorti de mes mémoires de prépa d’il y a 25 ans, les russes ont parlé de « littéralité des textes ». Le langage littéraire à certaines propriétés, qui le rendent étrange et reconnaissable. Cela tient à des usages formels. Comme le recours massif à la métaphorisation, au poétique, qui est un glissement du langage.

Mais à ce « formalisme » russe (Jakobson, Todorov), on peut opposer qu’il y a des écritures qui refusent ce glissement poétique. Camus, Hemingway, Dashiell Hammet, Manchette, ou des écrivains des Editions de Minuit. En outre qu’est ce qui a le plus usage des jeux de langage ? La publicité, qu’on ne saurait intégrer dans le champ littéraire. Donc on aboutit à une aporie. « La littérature c’est la littérature ». C’est le champ de la littérature à une époque donnée.

 

Viennent l’auteur et son intention d’écrire ceci ou cela. Le modernisme critique la référence à une intentionnalité de l’auteur pour analyser les textes. En France, le débat autour de l’auteur a notamment donné ce moment important où Proust conteste, dans son « Contre Sainte-Beuve », l’idée que la biographie explique l’œuvre. Pour lui, la littérature est toujours de surcroît, elle est l’imaginaire, ce qui rappelle Sartre quand il dit que l’humain toujours se précède lui-même. Barthes proclame la « mort de l’auteur ». Son étudiante brillante, Julia Kristeva, invente le terme d’intertextualité, les textes renvoient à d’autres textes, et ce qui est en cause dans un texte c’est la langue. Kristeva et Barthes sont pros mao, ils font le voyage en Chine avec Sollers (d’où Barthes revient totalement dégrisé), mais pour eux la figure de l’auteur n’est qu’une expression de l’individualisme bourgeois. Le « je » n’est qu’un pronom, c’est de langage qu’il s’agit, pensent ces théoriciens qui se sont ressourcés dans la linguistique. Le texte devient alors polysémique, dégagé de la domination de l’intention. Et en même temps le regard se pose sur le lecteur, c’est chez lui que le texte trouve son sens. Cette évolution a été précédée par la phénoménologie pour laquelle toute vision sur un texte procède d’un « projet », la conscience étant un « pour soi ».

Pourtant dit Compagnon, même chez les théoriciens de la mort de l’auteur, ce dernier ne disparaît pas. Il prend l’exemple du texte de Barthes sur « Sarrazine » de Balzac, la tentative la plus radicale d’analyser un texte comme texte, et il y déniche une allusion à l’artiste selon Balzac, faisant le lien avec une autre œuvre de Balzac, « Le chef d’œuvre inconnu » (pour ceux qui préfèrent le cinéma, c’est « La belle noiseuse » de Rivette). Un auteur se reconnaît.

Pourtant encore, un texte ne nous dit jamais que ce qu’il nous dit intentionnellement, puisque nous le lisons depuis notre époque. En outre, le résultat entre l’intention et ce qui est produit, en tant que sens, n’est aucunement assurée. Pour retomber sur ses pattes, on peut tenter de distinguer « sens » et « signification ». Je lis, à la fois en quête du sens que l’auteur a voulu, et de la signification du texte pour moi. Il peut y avoir intention, sans préméditation, comme quand on s’adonne à un sport.

Il conviendrait donc de rester « au miyeu », de se garder d’un excès qui éliminerait l’auteur, mais aussi d’une attitude mécanisme subordonnant le texte à une intention et à une objectivation historique ou biographique.

 

De quoi traite la littérature ? La première réponse est celle d’Aristote, elle parle du monde, c’est sa fonction mimétique, et c’est celle que la théorie moderne va critiquer. La littérature est selon elle autonome par rapport au monde. Elle ne peut d’ailleurs parler du monde qu’illusoirement (« illusion référentielle » fait-on dire aux étudiants). L’art moderne considère la réalité comme une chimère. En se référant à la linguistique, les théoriciens modernes considèrent qu’entre le Signe et la Chose, le lien est brisé. Ce qui passe dans le texte, ce n’est pas du réel, c’est du langage.

Barthes dit d’ailleurs quelque chose de très intéressant pour ceux qui voudrait écrire de la littérature, il montre comment les écrivains procèdent à des « effets de réel », en introduisant des éléments, qui nous font croire qu’il s’agit de réel. Il propose ainsi un exemple dans « Un cœur simple » de Flaubert, avec une référence à un baromètre, soudaine, dans la description d’une chambre. Ce baromètre est arbitraire, il est là pour nous aider à nous faire croire à nous-même que tout cela est réel.

Pourtant Compagnon fait encore son Montaigne, en avançant le bon sens : si on a inventé le langage ce n’est pas pour parler du langage, mais du monde.

 

Et le lecteur ? Anatole France disait que le critique devrait dire « je vais parler de moi ». Le lecteur a créé un consensus contre lui. Il était à la fois un pur jouet de l’Histoire, ou au contraire le jouet du texte. C’est encore Proust qui marque une rupture en réhabilitant le lecteur, qui se comprend lui-même à travers le livre. Sartre, en phénoménologue, voit l’écriture comme création, mais cette création devient l’objet de la conscience qui se projette dans le monde et se l’approprie. Plus tardivement la théorie littéraire en vient à réconcilier les points de vue, en proposant que le texte instruit, et le lecteur construit.

 

Il y a la question du style, qui pourrait nous ramener à la place véritable de l’auteur. Le style est ambigu lui aussi, car il renvoie aussi bien à une nécessité (difficile de sortir de son style, voire impossible), et à une liberté puisqu’il est singulier. Il y a un style collectif et un style de l’auteur. C’est un écart avec le langage commun, et d’autres styles, c’est un ornement, c’est une norme (le beau style).

 

Un débat traverse le livre : peut-on dire la même chose avec des mots différents ? En bref, y a-t-il vraiment des synonymes ? Les linguistes et les théoriciens qu’ils ont influencés pensent que non, ils ont ainsi évacué la question du style. Raymond Queneau, lui, s’est essayé à des « exercices de style », à savoir dire la même chose avec des styles différents. Cicéron, lui, dans «  l’Orateur idéal », classe les styles en fonction des finalités (émouvoir, prouver…).

Compagnon s’en tire avec une référence à Nelson Goodman, qui dit en substance qu’il y a des manières différentes de dire à peu près la même chose. Il y a donc du style.

 

Y a t-il une histoire littéraire ? Les mêmes clivages ressortent. Les modernes vont reprocher à cette notion d’Histoire de ne pas regarder le texte comme texte, mais comme reflet de l’extérieur. Pour les modernes un texte doit être considéré dans sa littéralité. Pour Barthes, si on se met à écrire de l’Histoire de la littérature, on écrit de l’Histoire, puisqu’on parle de ce qui détermine la littérature. On ne parle plus de littérature.

 

Mais les textes sont évidemment marqués par l’Histoire. Donc, on a cherché dans le lecteur la solution. Ce serait son horizon d’attente à l’égard de la lecture qui compterait. On doit donc saisir l’horizon d’attente des lecteurs à telle ou telle époque pour comprendre l’Histoire littéraire. Les « cultural studies » ont introduit la question des rapports de pouvoir pour étudier l’histoire de la réception, comme quand Saïd parlait de l’ « orientalisme ».

 

Tout auditeur du « Masque et la Plume » est conduit à méditer sur la valence. Y a-t-il de bons et de mauvais livres ? Pour la théorie de la littérature, qui n’est pas la critique, un roman est un roman, qu’il soit bon ou mauvais. La question première est qu’est-ce qu’un roman ? Mais elle n’a pas pu éluder la question de la valeur. Une réponse est la preuve de la durée, qui suggère que des niveaux de lecture différents sont possibles et témoigne d’une richesse. Sainte Beuve parlait d’ « un aisément contemporain de tous les âges », dont Molière lui paraît le meilleur exemple, lui dont on ne se doutait pas, en son temps, malgré sa reconnaissance, qu’il deviendrait aussi classique. Le classique de Sainte Beuve ce n’est pas le vieux, c’est l’ancien toujours nouveau.

Tout le monde s’accorde sur le fait que le génie, par nature, a du mal à être tout de suite reconnu, pour ces raisons. Mais on doit aussi constater que la reconnaissance n’est jamais assurée pour l’éternité. Les œuvres canoniques sont stables, mais pas totalement.

Antoine Compagnon s’en tire avec une pirouette. La théorie est impuissante, encore, à fonder la valeur des œuvres, mais ce n’est pas une limite de la littérature, mais de la théorie.

 

Pour Antoine Compagnon, l’histoire de la théorie littéraire, dont la phase la plus intense fut la critique moderne, est un échec. La mort de l’auteur n’a pas mis fin aux biographies d’écrivains. L’illusion référentielle n’empêchait pas ses théoriciens de se laisser prendre aux romans, et le relativisme de revenir souvent aux mêmes classiques. La théorie de la littérature, c’est donc encore et toujours de la littérature. De la science-fiction, plus précisément.

Et l’auteur nous laisse avec cette dernière phrase : « La perplexité est la seule morale littéraire ».

Mais pourquoi donc s’obstiner à écrire pour expliquer que l’on tourne en rond ? Le reproche que l’on pourrait faire à Antoine Compagnon c’est de ne pas sombrer dans la dépression. Il y a quelque chose de presque suspect dans ce constat d’échec regardé avec distance, alors qu’on en est un des acteurs. On se souviendra plus aisément de Don Quichotte que d’Antoine Compagnon.

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14 juillet 2019 7 14 /07 /juillet /2019 17:27
De la norme et de la liberté - "La langue est-elle fasciste ? '-Hélène Merlin-Kajman

Lors de sa séance inaugurale au collège de France, Roland Barthes affirma ceci : "la langue est fasciste". Hélène Merlin-Kajman (dont j'ai beaucoup aimé le plus récent "Lire dans la gueule du loup", sur la littérature d'effraction psychique) n'en est point d'accord, dans son livre "La langue est-elle fasciste ? - Langue, pouvoir, enseignement". C'est l'occasion d'en discuter. Pour ma part, j'ai une position nuancée sur la question. Le point de vue de Mme Merlin-Kajman traite à la fois de l'impact de ce type de discours sur les pédagogues, et donc sur les élèves, mais revient aussi aux sources du classicisme français pour contester l'assertion barthésienne.

Pour une tradition critique, triomphante dans les années 1970, la langue classique était un outil de domination sociale. D'ailleurs, elle procédait de règles établies au 17eme siècle par l'Académie du Grand Roi Soleil. 

 
Ainsi Bourdieu dans "Ce que veut parler veut dire" n'y va pas pas avec le dos de la cuillère. "Par la religion de la correction grammaticale, l’enseignement assure la domination de l’argent, dissimulée sous la prééminence culturelle. Les classes démunies s’auto-éliminent précocement, tandis que les petits-bourgeois, dupes de la bonne volonté dont se pare leur ambition, hésitent entre l’hypercorrection qui les distinguera du peuple et les désinvoltures inimitables des grands nantis. Toute parole équivaut à un signe extérieur de richesse et d’autorité".

Pourtant la Révolution Française a considéré que la généralisation du français était libératrice. Pour eux, les patois étaient une manière de diviser la Nation pour l'empêcher de prendre conscience d'elle-même.

 

Les critiques du langage ont donc appelé à sa libération. Qui en a le plus profité, sinon la publicité, qui joue des signifiants, des jeux de mots ? Un certain progressisme a d'ailleurs été attiré par la publicité, comme forme d'art. Souvenons-nous de l'expression "culture pub". Mais derrière le signifiant ? Il n'y a rien. Or l'articulation entre un signifiant et un signifié est ce qui donne au langage sa fonction de représentation du monde, et donc de compréhension, d'analyse, de ce monde.  Il convient de rappeler que pour la psychiatrie, la schizophrénie se caractérise par une impossibilité de représentation, et un enfermement dans le désordre des signifiants. Mais une partie de la critique sociale radicale a, rappelons-le, loué la structure schizophrénique (Deleuze et Guattari, dans l'anti Œdipe), opposée à la structure de personnalité autoritaire et fasciste.

 

Mais les critiques sociales du langage classique ont aussi influencé l'école, par cette idée qu'imposer une langue était s'opposer à la créativité des enfants, favoriser la reproduction sociale, imposer une langue favorable au pouvoir. Ainsi, dans la société capitalistes, beaucoup n'ont voulu ni aller dans le secteur privé, ni devenir des gestionnaires, et ont choisi l'Education Nationale, tout en sachant qu'elle était un appareil idéologique d'Etat, mais comptant bien le subvertir. Ceux qui étaient chargés de transmettre la flamme du langage se sont mis à théoriser la méfiance qu'on devait lui porter.  L'auteur prend l'exemple d'exercices ou de livres pour enfants, incorporant très tôt une critique du langage, avant même que les enfants ne maîtrisent ce langage (ce qui n'était pas le cas de Barthes ou de Bourdieu, qui eux maîtrisaient cette langue qu'ils critiquaient, et pouvaient y procéder parce qu'ils en disposaient comme d'une arme).  Certes ce serait un bien mauvais procès que de reprocher à Barthes de vouloir affaiblir la langue, quand il pense que le moyen de la libérer est précisément la littérature, "tricherie salutaire" (pour tricher, Roland, il faut déjà connaître les règles du jeu). Mais il est vrai que très tôt, dès son premier essai remarqué, "le degré zéro de l'écriture" où il prône une écriture blanche, à l'os, celle de l'"étranger" de Camus), il s'en prend à l'écriture classique.

 

Pour Philippe Meirieu, pape incontesté de la pédagogie progressiste, il est sain de refuser d'apprendre. Or, pour apprendre il faut être introduit à l'apprentissage, donc qu'il y ait un lien de confiance entre le passeur et l'élève. C'est ce que dit Wittgenstein, mais on pourrait aussi penser à Arendt (notamment dans la "crise de la culture", que je relis actuellement), pour qui l'éducation doit être conservatrice, car elle permet justement  à la jeunesse de se tenir sur "la brèche" entre la tradition et l'avenir. Solidement. Plutôt que de sombrer dans un gouffre où elle pourra rien créer d'inédit. Plutôt que d'introduire à la langue autoritaire, l'école s'est tournée vers les QCM, dont l'auteure dénonce le côté pervers (un jeu de ruse), et le manichéisme (vrai/faux), inspiré du binaire informatique. Priver les élèves de tout sens dialectique, des armes de la nuance langagière, des repères de la grammaire, n'est-ce pas, justement cela, le fascisme ? L'appauvrissement du langage, au cœur du totalitarisme pointé par Orwell. Se méfier du langage, et donc le démonétiser, c'est condamner les nouvelles générations au règle des onomatopées (ouaich), des signifiants purs, ceux de la marque, ou du tatouage omniprésent, à l'identitaire et au tribalisme. Les fils reniés du langage deviennent des fils de pub.

 

C'est un bien vieux débat, qui opposait déjà Platon, et le "Logos", et les sophistes, qui étaient des publicitaires.

 

Mme Merlin-Kajman va effectuer un très long (trop long, même) détour par l'Histoire de la langue française, pour contester le fait qu'elle soit un outil au service du pouvoir, une simple "superstructure" au service de l'infrastructure d'une société fondée sur la domination de classe. Elle va tenter de démontrer que le langage est d'abord le moyen d'un monde commun, où les conflits peuvent être représentés, et où la vie sociale peut échapper à la logique du massacre qui a traumatisé le pays au cours du 16eme siècle. Le français est certes une langue d'Etat, mais d'un Etat qui peu à peu se décolle du monarque lui-même, et signifie la continuité, par delà les règnes, donc une notion d'élévation par rapport aux conflits sociaux. La notion républicaine de neutralité du fonctionnaire est l'aboutissement de ce processus. Mais elle n'a pas surgi de rien.

 

Il est nécessaire de remonter à François Premier, qui échoue à l'élection, face au monarque Espagnol, pour devenir maître du Saint Empire romain germanique. Il s'ensuite l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui impose le « langage maternel français » dans l'administration.  On ne doit pas comprendre cette ordonnance comme le moyen pour le Roi d'imposer sa propre langue, comme la philosophie critique le postule, mais comme une réaction de défense par le Roi d'un espace linguistique délimité, où la langue de l'Empire, le latin, ne domine pas. C'est un commun français qui est alors désigné. Le latin procédait de la conquête romaine des Gaules, le Roi signifie ainsi qu'en s'opposant au reste de l'Empire, il rétablit les droits d'un territoire, et d'un peuple, qui ont été mis à genoux par César, et que les nouveaux Césars espagnols voudrait assujettir. Cette langue française, d'ailleurs, n'est pas un patois particulier, celui du Roi, ou de l'Ile de France, cœur du Royaume.

"Du point de vue géographique, existait une sorte de continuum de langage induisant, chez ceux qui, comme les courtisans, voyageaient souvent, une perception absolument non unifiée de la langue." Mais le Roi ,'n'impose pas aux sujets de changer de langue, d'abandonner leur patois. C'est bien le latin qui est le repoussoir.
 
Viendra ensuite, après les guerres de religion, l'absolutisme royal. Le pouvoir absolu du Roi s'impose. Pour les élites, l'éloquence n'a plus lieu d'être dans un espace public codifié par le Roi. Elle va donc se réfugier dans la sphère privée, où depuis l'Edit de Nantes, l'on respire plus librement, la liberté de conscience en étant le fondement philosophique, certes timide, mais réel.
 
Le "purisme" et l'œuvre de Malherbe en ce sens, vont ensuite, contre les défenseurs de la poésie, unifier le langage, pour le purger de son hétérogénéité conflictuelle. On ne se bat plus dans le Royaume, on y assoit le commun. Mais ce n'est pas le Roi qui s'en mêle et qui impose "sa" langue. Au contraire, Molière dans "Les femmes savantes", précise que :
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
Et les fait la main haute obéir à ses lois
 
S'impose notamment, évolution significative, l'usage du "je" plutôt que du "nous". On ne parle plus au nom des ligues et des factions.

S'impose une "souveraineté de l'usage", consacré par l'Académisme, qui ne procède pas d'une verticalité descendante, ni du Roi, ni de la Cour. La langue devient le patrimoine commun.

 
"L’usage est devenu l’unique législateur des langues. Derrière la formule se profile inévitablement la figure d’un peuple souverain."
 

La génération critique des années soixante dix est née avant guerre, ou tout de suite après, elle est obsédée par la rupture avec le fascisme. Avec Michel Foucault elle comprend que le fascisme ne réside pas que dans le force de la Police mais s'infiltre dans la société, que le langage peut le véhiculer. De plus, le langage classique était pétainiste (excepté Céline), et les résistants étaient ceux qui tordaient le langage, comme René Char. Ils n'ont pu voir la dimension de commun qui résidait dans la langue française, mais n'en ont retenu que la dimension de langue des cercles de pouvoir, et du colonialisme.  Or, parler la langue commune c'est se représenter les conflits, et donc se doter d'une chance de les surmonter autrement que par la guerre civile, et c'est la possibilité pour les dominés de lutter à armes égales avec les dominants. 

 

Pourtant, ils auraient pu être aiguillonnés par les récits de déportés, comme celui de Robert Antelme, qui décrivait la déshumanisation comme la chute vers une voix tissée de jurons et de grognements, sans représentation, le nazi étant le sur représentant omniscient dans le camp, empêchant de penser.

 

Si j'adhère globalement à "la critique de la critique" proposée par Helène Merlin-Kajman, qui n'a rien de dogmatiquement "républicaine", et ne donne pas dans les caricatures réactionnaires de nos Ministres de l'Education, qui ont tout de même osé réintroduire, se croyant qualifiés en la matière, "la morale" à l'école (ce qui est anti laïque puisque plusieurs morales sont légitimes en ce monde, et que le rôle d'une école laïque ne saurait être que d'introduire à une philosophie de l'éthique). je n'ai pas la même lecture de la fameuse phrase de Barthes, qui pour moi a une signification plus large, au delà de la politique. Rappelons ce qu'il dit :

 

"La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire".
 
Quand j'ai découvert cette phrase je ne l'ai pas comprise comme Helène Merlin Kejman. Pour moi, elle signifiait que nous sommes obligés, pour communiquer, et penser, de passer par le langage, que nous sommes pris dans ses filets.
 
Pour Lacan, entrer dans le langage est comme accepter un deuil, celui des verts paradis de la petite enfance, où tout est unifié, où les choses ne sont que les choses.  Avec le langage le divorce s'installe entre les mots et les choses, qui ne se superposent pas.  Le divorce s'installe aussi entre signifiant et signifié, et pour revenir à Wittgenstein, entre ma compréhension du langage et celle qu'en ont les autres. Nous sommes ainsi livrés à l'arbitraire du langage qui nous impose ses structures, Nous disons "je veux" alors que cette expression ne signifie rien. Je veux manger, n'est qu'une phrase pour dire que la faim se déclare en moi. 
Et la poésie, la peinture, la musique, la prière, les techniques de l'extase, sont des tentatives d'échapper à l'emprise de la langue. Elle "oblige à dire", selon Barthes, ce sont pour moi les mots clés, que Mme Merlin-Kajman laisse de côté. La remarque de Barthes me semble plus empreinte de gravité qu'il ne le paraît. Barthes était extrêmement lié à sa mère, et ce langage qu'il a tant étudié, et aimé nécessairement, lui paraît aussi un déchirement. En ce sens, tout amoureux des lettres, ne peut aussi que constater leur insuffisance. Mallarmé disait bien "Hélas ! La chair est triste, et j'ai lu tous les livres".
 
 
 

 

 

 

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13 juin 2019 4 13 /06 /juin /2019 01:52
Le promoteur est-il maître de la ville ? - Julie Pollard, l'Etat, le promoteur, et le Maire

"Halte aux promoteurs". C'est une phrase que l'on a tous entendue, depuis que les villes ont été livrées à la gentrification, puis, parfois, à des retournements de cycle qui portent l'accumulation ailleurs, car ce qui se dévalue devient attractif par le prix et ce qui est spéculé devient inaccessible à terme. Le marché détruit donc, et construit, inlassablement. Ce slogan nous alerte sur la fragilité du bien public urbain, le risque blafard de la ville livrée à la spéculation.

 

Mais qui est donc ce "promoteur" un peu spectral, omniprésent et silencieux sous le papier glacé des publications de boîtes aux lettres attirant notre attention sur le futur programme idéal près de la prochaine ligne de tramway ? Fait-il la pluie et le beau temps dans nos villes? Produit-il la politique du logement ou s'y glisse t-il aisément ? Toutes questions qu'aborde un essai intéressant de Julie Pollard, avec une approche politiste : "L'Etat, le promoteur, et le Maire". Un livre qui a l'intérêt, en observant les pratiques précises des acteurs, de montrer que le marché et le politique sont plus incestueux qu'opposés.

 

La politique du logement s'est largement redéployée vers une politique fiscale d'incitation à l'achat, même si la situation de la France n'a pas encore rattrapé la norme américaine en la matière. En ce sens elle est devenue plus illisible, et les promoteurs y jouent un rôle particulier.

 

Mais qu'est ce qu'un promoteur ?  En réalité rien ne le définit officiellement ni ne le règlemente. C'est avant tout un intermédiaire, et un coordonnateur. II débusque des terrains, rassemble des financements, crée une montage juridique, se rapproche des architectes et des entreprises du BTP, puis commercialise le résultat. Historiquement, il doit son apparition aux choix de l'Etat, et en dépendt largement, plutôt qu'il n'impose les choix globaux. Mais ces promoteurs sont devenus pièce maîtresse car l'Etat n'a pas de mains, il est désormais incitateur. Surtout, les promoteurs tissent une relation dialectique étroite avec les élus et les fonctionnaires locaux, qui sont des acteurs primordiaux du logement réel. Deux types de relations, donc, qui créent une fracture au sein même de la politique du logement.

 

"Pour les promoteurs, la construction de logements est avant tout un problème ultra-local – au sens qu’il se pose à l’échelle de parcelles à bâtir – de détection d’opportunités foncières et d’obtention d’autorisations pour mener à bien leurs opérations."
 
L'obtention du permis de construire est la pierre angulaire de cette relation locale, ce qui n'apparaît pas dans le droit, le permis étant censé être attribué à partir de critères arrêtés, sans pouvoir discrétionnaire. Mais tel n'est pas le cas, car n'est-ce pas, "tout est politique", c'est à dire contingent. 
 
Les promoteurs ont des profils divers, certains sont liés à des banques, à des groupes du BTP, d'autres sont plus indépendants. Les oscillations du marché conduisent à leur recomposition dans le temps. Ils assurent tout de même un tiers de la production de logement en France. C'est une activité potentiellement très rentable, un vrai bingo au Casino, mais aussi très risquée en cas de retournement de conjoncture. Demandant une forte capacité d'investissement, le secteur s'est concentré et dix pour cent des promoteurs réalisent quatre vingt pour cent du chiffre d'affaires. Leur actionnariat est en recomposition permanente, et ils sont côtés en bourse. Malgré leurs différences, ils sont obnubilés par deux cibles : la politique fiscale liée au logement de l'Etat, et leurs relations avec les pouvoirs locaux.
 
Au cours du XXème siècle, l'Etat a formalisé deux secteurs bien distingués : le logement social, relevant d'acteurs pour la plupart publics, et un secteur privé où la promotion s'est développée. Dans les années 70, l'Etat recentre son attention sur le logement social, met en place la substitution de l'aide à la personne à l'aide à la pierre, et laisse donc le privé acquérir plus d'autonomie.
 
Même si le promoteur n'est pas défini, et que ce métier d'ailleurs peut être exercé par n'importe qui, sans aucune condition, il évolue dans un contexte très règlementé, par le Code de l'Habitation et de la Construction, le Code de l'Urbanisme. On ne peut pas dire que le secteur est en lui-même totalement livré au marché. Par exemple les promoteurs sont soumis à des règlementations thermiques successives exigeantes, 
 
La grande évolution a donc été "la niche fiscale", qui a pris une ampleur de plus en plus accentuée parmi les outils politiques du logement. Les aides fiscales sont désormais... Plus de quatre fois supérieures aux aides à la pierre. Ce bond a été rapide, en une quinzaine d'années au croisement de notre siècle et du précédent. Ce choix d'inciter les français à choisir l'investissement immobilier a profité aux promoteurs, tout en soulignant leur dépendance forte, au sens addiction, à l'égard de ces dispositifs.  Les "Robien" "Besson", "Pinel", "Dufflot", se succèdent, et se chevauchent. Quand un d'entre eux disparaît, il produit des effets bien des années plus tard. La politique du logement devient ainsi un maquis illisible. Le politique a recours à ce levier, car il n'augmente pas les dépenses publiques (mais diminue les recettes possiblement), et les ministères du logement savent qu'un dispositif fiscal n'est pas l'objet d'une enveloppe fermée, c'est un droit de tirage. Mais la politique du logement devient opaque. Ces politiques ne sont pas budgétées, à peine évaluées par des prévisionnels, car elles dépendront de la réactivité du marché. 
 
Les promoteurs essaient évidemment d'influencer les politiques du logement. Leur fédération paraît peu efficace en ce sens. Elle est plutôt tournée vers ses adhérents. Par contre, certains promoteurs agissent, par forcément en s'adressant d'ailleurs au ministère du logement d'après l'ouvrage, mais à Bercy ou à Matignon, ou auprès des rapporteurs du budget logement au parlement.
 
Localement, les promoteurs usent de leur expertise pour produire des analyses et des statistiques qui vont dans le sens de leur intérêt, ce qui est plus aisé avec les petites communes sans ressources techniques denses. Celles-ci peuvent se voir vendre des projets de développement urbain clés en main. Mais dans le rapport de forces, le monde politique local n'est pas du tout dénué d'atouts, loin s'en faut. Les promoteurs essaient de "lire" les attentes des politiques locaux pour trouver leur place, sachant que les locaux aiment à travailler avec ceux qu'ils connaissent bien et avec lesquels des expériences passées ont été réussies. Le ticket d'entrée n'est donc pas facile à obtenir sur un nouveau territoire, même si les élus essaient de concilier préférences et distribution, pour maintenir un salubre esprit de concurrence et consolider leur autorité. Le monde des promoteurs et la sphère publique locale entretiennent de fortes et constantes interactions, et les cadres des entreprises sont appelés à être très présents dans la vie locale, le but étant avant tout d'éviter tout impair qui mènerait à être black listé des opérations immobilières du territoire. Ils ont en tête la nécessité de satisfaire à la fois le client et l'élu. 
 
Les élus ont aussi besoin des promoteurs. Donc on a là un jeu subtil de rapports de forces, d'attentes exprimées implicitement mais pas toujours inscrites noir sur blanc dans la légalité stricte. En fonction de leur vision stratégique, et de leurs ressources (un foncier important par exemple), une Mairie ou une agglomération pourront procéder différemment. Ils disposent en tout cas de nombreux outils pour faciliter ou rendre infernale la vie des promoteurs, et négocier avec eux. Du permis au droit de préemption, et d'expropriation, de la création de ZAC au Plan Local d'Urbanisme, en passant par le Plan Local de l'Habitat. Les élus locaux disposent aussi, plus marginalement, d'outils fiscaux. Un deal classique en ZAC est donner l'accès à un foncier accessible, alléger les contraintes pour les promoteurs, et obtenir en échange des équipements pour les habitants.; Les élus ont diverses attentes envers les promoteurs et se servent de l'épée de Damoclès du permis pour atteindre des objectifs. Cela peut être de se servir d'eux comme bouclier en cas de contestation des riverains à un projet (vous reviendrez nous voir quand le contentieux sera levé), ou obtenir des logements de taille adaptée aux familles, ce que beaucoup de Maires voient comme un outil de continuité électorale.
 
Dans le contexte d'une crise des outils du logement social, les élus, soucieux de la mixité sociale, ou poussé par la loi,  ont imposé aux promoteurs des quotas de logement social à vendre ensuite aux organismes en diffus, au sein de leurs propres opérations. Les promoteurs ont rechigné, mais ont du accepter.  On voit aussi, ce n'est pas dans le livre, mais c'est d'expérience personnelle, les élus demander l'inclusion d'une crèche qui sera ensuite vendue à la Mairie, en bas d'immeuble; Les organismes HLM n'ont pas apprécié ce mouvement de dépossession.
 
Méthodologiquement, les élus ont des approches dissemblables. Le livre prend l'exemple de la Plaine Saint Denis qui affiche la couleur et a édicté une "charte" pour les promoteurs, document qui n'a rien de légal mais rend explicités les fourches caudines par lesquelles il faudra passer. Issy les Moulineaux négocie au cas par cas. Bien entendu, la vie continue, et le conflit doit être autant que se peut évité, on parle donc de partenariat. Mais les promoteurs considèrent qu'ils doivent surtout courber l'échine. Bien évidemment, tout dépend du territoire. Est-ce qu'il est attractif pour un promoteur ou est ce qu'il a besoin de les faire venir ?
 
On assiste ainsi à une "dislocation" de la politique du logement, entre le national et le local.
 
Au niveau national, l'Etat s'est coupé les mains, a affaibli les outils qu'il utilisait autrefois pour intervenir directement, et a délégué le "faire" aux promoteurs, via une politique fiscale aléatoire, dépendant des réactions du marché, s'avérant illisible dans ses moyens et ses effets. 
 
Les élus locaux semblent en position de force, mais ces cadres financiers avec lesquels les promoteurs sont tenus de travailler s'imposent, et les élus ne les décryptent pas aisément dans leurs conséquences. Les élus doivent par exemple essayer de lire la stratégie d'un promoteur en fonction des produits fiscaux à l'œuvre, des anticipations qu'il produit par rapport aux prix à venir sur le territoire. Comment prévoir et maîtriser le devenir de la ville avec autant de critères, d'asymétries d'informations et de logiques ? Les outils fiscaux peuvent créer des effets d'aubaine, qui fausseront la lecture des dynamiques territoriales. De plus, ces aides peuvent contribuer à la hausse des prix, puisque la solvabilité des ménages  peut être intégrée par le marché.
 
La puissance publique est désarticulée, et les logiques de l'Etat ne sont pas forcément les mêmes que celles du local. De plus les promoteurs ont des intérêts communs en face de l'Etat, mais pas au niveau local où ils sont en concurrence.
 
Le politique est donc fortement présent. Mais est-il si puissant ? Il dépend fortement des décisions des promoteurs, de leurs choix d'implantation sur le plan national, de leur ciblage des investisseurs (du F2) ou de propriétaires occupants. Les villes ne sont pas à l'abri des logiques spéculatives, des bifurcations de la politique fiscale nationale, les "niches" pouvant faire l'objet de coups de rabot car susceptibles de déraper, ce qui ne peut se constater qu'après l'exécution budgétaire contrairement à l'aide à la pierre.
 
Le politique et le public sont là, les règles existent, mais le politique s'est rendu dépendant de la promotion. La politique du logement est ainsi un signe de plus de certains aspects du néolibéralisme : un chaos concurrentiel entre les territoires se met en place, la sphère publique n'est pas supprimée mais reconfigurée par des forces extérieures, les puissances financières.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

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15 mai 2019 3 15 /05 /mai /2019 10:47
L’étrangleur bienveillant – White – Bret Easton Ellis

« I don’t give a damn about my reputation / I’ve never been afraid of any deviation. »

Joan Jett

 

Bret Easton Ellis n’avait écrit que des romans, que j’ai tous lus, depuis ma lecture d’American Psycho, découvert à sa parution, au tout début des 90’s. Comme je ne suis pas américain je ne lis pas ses articles et n’écoute pas le podcast de B.E.E. Je ne suis pas sur twitter où il lui arrive de s’exprimer librement, très tard, après quelque verres d’alcool et des cachets, soulevant des vagues d’indignation d’un monde érigé en ligue de vertu mondialisée. Après tout je ne savais pas grand-chose sur lui, à part son côté sex drugs and rock’n roll, et ce que je subodorais à travers les lignes de ses romans, à savoir sa propre conscience vive du nihilisme contemporain. Je ne savais même pas que Bret EE était gay… ce qu’il aborde longuement dans « White », ce livre de « non fiction », aux antipodes des postures victimaires de « la communauté » arc-en ciel étasunienne (victimaire et « offensée » à l’instar de toutes les « communautés » qui se dotent d’organisations officielles sur une base identitaire, constamment indignées, ce qui est leur objet social d’entreprise). Pourquoi « White » ? Parce qu’on lui demande de se comporter comme un blanc et un gay, de rester à la place qui est dédiée, par le discours « libéral » américain (« progressiste »), et que lui n’en a nulle envie. Il n’a pas envie de réduire une femme réalisatrice à son sexe, un acteur noir à sa couleur de peau, et de réagir avec les automatismes exigés. Ni de donner l’image d’un « elfe gentil ». Si un film de femme ne lui plaît pas, il veut pouvoir le dire, comme quand il l’aime. Il ne veut pas aimer un film parce que son propos est vertueux. Ce peut être un téléfilm aux bons sentiments, tout simplement. Il a préféré « la la land » à « moonlight », mais « la la land » ne défendait aucune cause. Il s’agissait de pur romantisme. Il n’a donc pas gagné l’oscar du meilleur film.

C’est un « essai », certes, mais écrit d’un point de vue intime, depuis une expérience, très personnel, et il faut le dire, angoissé (les lecteurs de BEE savent qu’il est angoissé à sa connaissance très manifeste du xanax et du valium). Il prouve qu’on peut être hypersensible et en même temps refuser de se dire victime. « Certains jours, dans certaines situations, le souvenir de ce film me rappelle les luttes et les déceptions qui accompagnent la réalisation d’un film, et cette distraction momentanée peut me faire grincer des dents, jusqu’à ce que je retrouve mes repères et que je sois capable, tremblant, de me ressaisir. »

Je n’aurais rien à enlever à ce livre, qui révolterait les trois quarts de mes amis « progressistes », comme il doit révulser ceux de l’auteur. C’est qu’il ne faut pas les déranger dans leurs automatismes métaboliques. Ou bien, ils diraient qu’ils sont d’accord, et dès le lendemain, ils continueraient à liker ou à disliker, à confirmer d’un clic que la guerre c’est mal, et qu’un acteur qui a dit un truc de gauche est un super artiste.

Il y a deux sens au mot nihilisme : haine de la vie, de ce qui est réel, vital, tragique, au profit d’utopies célestes (ou morales), et absence de croyance en quoi que ce soit. Je pense que B.E.E dans ses romans parlaient surtout de la seconde version. Dans son essai, courageux, il évoque la première version, en se dressant contre les dérives du « progressisme » américain (très présent en France désormais), qui commence à ressembler à un nouveau totalitarisme, créant des monstruosités (Trump), en boomerang, et nous laissant enfermés entre deux formes d’étouffement, il va à contre -courant de son milieu, celui des écrivains et des artistes (B.E.E écrit peu de romans, très espacés, et travaille surtout pour le cinéma et les séries).

L’hystérie actuelle étasunienne a dépassé de très loin les dérives du politiquement correct décrites il y a presque deux décennies par Philip Roth dans « La Tache ». Aujourd’hui on en vient à théoriser le délit d’ « offenser » quelqu’un « dans son identité » par l’humour ou la fiction (ces transgressions détestées de la police des mœurs et des idées), ou celui d’ « appropriation culturelle » (comme si la culture n’était pas précisément, ce qui devait circuler, créer, alchimiser, et certainement pas stagner dans la soupe communautariste). Le risque d’être banni, pas seulement des listes facebook, est réel. La chasse aux sorcières, de religieuse puritaine, est devenue « progressiste », c’est ainsi, et ceux qui tiennent encore à la liberté, et non à sa perversion, dans le verbe transitif « libérer » (faire le bien de tous, même contre leur gré et en leur nom), ont cette mission de tenir bon face à ce tsunami uniformisateur et appauvrissant.

 

L’art menacé dans son principe par les nouvelles ligues de vertu en réseau

 

L’art, en premier mieux, ce que nous avons de plus précieux, est attaqué dans son principe même. C’est ainsi que l’on ne peut plus juger une œuvre d’un point de vue esthétique, on doit la juger, et cela B.E.E le développe à travers maints exemples vécus, à travers la couleur de peau, le sexe des réalisateurs et acteurs, les vertus scannées des auteurs, et les propos explicites tenus par les personnages, dans l’ignorance crasse du caractère métaphorique de l’art. Les films reçoivent des oscars pour la cause qu’ils représentent -il aurait pu prendre des exemples à Cannes aussi, où des nanars ont eu la Palme d’or, uniquement pour le sujet « social » qu’ils mettaient en exergue, dans une réduction de l’art jusqu’à l’absurde à une mission de désignation des vertus. Je pense à un film de Jacques Audiard, Dheepan, par ailleurs un grand cinéaste (mais peut-on penser ceci, et en même temps cela alors que l’on vous juge dans l’instant ?). Ken Loach, quel que soit le millésime, qui peut être excellent et complexe (« Le vent se lève »), ou insupportablement édifiant et propagandiste, ennuyeux (« Carla’s Song ») est assuré de repartir avec une médaille. Si l’on se promène dans les couloirs de la sous-culture, c’est pire. Désormais gagner l’Eurovision dépend de l’inédit qu’on apportera à la « fierté ». Après le transexuel, le travesti barbu. Et la musique dans tout cela ? Personnellement je me fichais de la sexualité de Freddy Mercury, de David Bowie, et je ne me suis jamais demandé si la nana charismatique qui chantait « sweet dreams » était lesbienne ou pansexuelle, ou pucelle Je la trouvais génialement charismatique et avant-gardiste. Cette évolution conduit jusqu’au révisionnisme bienveillant. BEE parle du film sur Alan Turing, incarné par Bénédict Grumberbach. Le studio a transformé Turing en gay se plaignant de ce qu’il avait vraiment subi, la discrimination, malgré ses services immenses rendus aux alliés (il déchiffra les codes allemands), mais en réalité, d’après ses biographes il n’a jamais geint, il était « aware » comme le disait Van Damne. Et le pire c’est que c’est le studio Weinstein qui réalise cette prouesse révisionniste pour faire pleurer les chaumières un peu plus, comme si la fidélité au réel et à sa complexité ne suffisait pas ! Les diseurs de vertu sont rarement des vertueux comme on le sait chez les enfants de chœur.

 

Forteresses identitaires, désignation des traîtres, effroi devant l’altérité

 

Mais quand BBE se permet ce genre de remarques, et croyez-le il se le permet, il est diabolisé. « J’ai été accusé d’être un type gay en proie au dégoût de soi. Je suis peut-être en proie au dégoût de soi parfois – pas une qualité déplaisante, soit dit en passant –, mais ce n’est pas parce que je suis gay. Je pense que la vie est essentiellement dure, une lutte pour chacun à des degrés variables, et qu’avoir un humour dévastateur, se mobiliser contre ses absurdités inhérentes, briser les conventions, mal se conduire, inciter à la transgression de je ne sais quel tabou, est la voie la plus honnête sur laquelle avancer dans le monde (...). La véritable honte, ce ne sont pas les observations pour rire, mais la réaction bloquée qu’elles provoquent. »

 

« Je voulais être dérangé et même endommagé par l’art » et non pas se servir des romans comme des objets transitionnels de Winnicott, ou comme un pouce qu’on suçote. Mais à l’époque des forteresses identitaires défensives, l’altérité faussement célébrée devient en réalité un danger. Et non plus une étrangeté attirante à laquelle on se confronte pour évoluer, comme nous sommes beaucoup à l’aimer dans l’art, malgré tout : « Ne pas vivre dans la sécurité de ma propre boule à neige, rassuré par la familiarité, entouré par ce qui me réconfortait et me couvait. Me retrouver dans la peau de quelqu’un d’autre et voir comment il voyait le monde – particulièrement s’il s’agissait d’un outsider, d’un monstre, d’une bête curieuse, qui m’emmènerait aussi loin que possible de ce qui était censé être ma zone de confort – parce que je sentais que j’étais cet outsider, ce monstre, cette bête curieuse ». Nous sommes appelés à nous conformer à notre affiliation objective communautaire (arbitraire). Et pas question de devenir. L’art est désormais enjoint de servir de doudou.

 

On en est donc venu à « virer » le « troll », pour se mirer, pour ne rencontrer qu’approbation et approuver. Et quand l’autre surgit, car il finit bien par surgir, comme l’électeur de Trump, « tout le monde », qui n’est certes pas « tout le monde », est abasourdi et impuissant à comprendre, hystérique et impuissant (jusqu’aux accusations de téléguidage par Poutine, qui n’ont jamais été prouvées et qui ne semblent d’ailleurs tenir sur rien au vu de la politique menée par Trump. Mais les progressistes ne pouvaient pas perdre, ils ne pouvaient pas non plus perdre en Angleterre contre les breixiters, puisqu’ils constataient leur unanimité sur le net, les autres n’existant pas. Mais ils existent !

 

"Rien de ce qui est humain ne m’est étranger" disait Spinoza. C’est la seule morale d’un écrivain. Elle est inconciliable avec celle des réseaux sociaux où rien qui ne me soit semblable n’est acceptable. «  Buzzfed, a annoncé qu’il ne laisserait plus circuler quoi que soit qui puisse être interprété comme « négatif » – et si cette idée ne cesse de s’étendre, que va devenir la conversation ? Cessera-t-elle d’exister ? », « Plutôt que d’embrasser la nature véritablement contradictoire des êtres humains, avec toutes nos préventions, nos imperfections et nos défauts, nous continuons à nous transformer en robots vertueux – ou du moins ce que notre camp pense qu’un robot vertueux devrait être. ».

 

B.E.E est un romancier. Son essai tient donc de l’influence de cette forme, et lui donne un ton plus émouvant et désespéré. Il revient au passé, à l’enfance (il est de la génération X, la mienne, qui a vécu le tournant numérique alors qu’elle avait grandi avant), à maints moments de sa vie, qui sont des fenêtres de lucidité sur ce qui nous menace, et sur ce que nous avons déjà perdu. Il revient sur des moments de prise de conscience, des séquences difficiles, il nous parle aussi, de la manière dont il a créé ses romans, sa relation avec les personnages de ses romans. C’est à travers ce voyage autobiographique qu’il trouve les ressources pour analyser une époque, et son affirmation. Ce qu’il appelle « le post Empire ». Ce moment où les Etats-Unis ont cessé d’être la puissance sur dominante et où le doute s’installe et produit des confusions idéologiques chez les progressistes américains. Les intellectuels ont ainsi perdu leur ironie.

 

Colonisation entrepreneuriale et politique

 

La technologie s’est mariée avec la moraline, au profit d’un discours d’entreprise où il s’agit de se vendre comme lisse, partout, et où toute transgression est excommuniée. Non seulement la censure bienveillante et l’auto censure règnent, mais en plus, la technologie qui leur permet de créer un Big Brother collectif, « participatif » comme on dit, sabote les expériences, à travers la facilité d’accès. « Cette abondance a changé ma relation à la nudité et à la pornographie : elle en a fait un lieu commun, une chose moins excitante, en quelque sorte, de la même manière que commander un livre sur Amazon était moins excitant que de marcher jusqu’à une librairie et de chercher pendant une heure, ou d’acheter des chaussures en ligne plutôt que d’aller dans une galerie marchande et d’essayer une paire de Topsiders et d’avoir un échange avec le vendeur, ou encore d’acheter un disque à Tower, ou bien de faire la queue pour un film. Ce refroidissement de l’excitation à tous les niveaux de la culture a à voir avec la notion, qui disparaît, d’investissement ».

Nous tenons donc une idée. Si, comme le dit BEE, « cette absence d’investissement rend alors tout équivalent. Si tout est disponible sans effort ou sans un récit dramatique quelconque, qui se soucie de savoir si vous l’aimez ou pas ? ». L’art n’a plus d’importance, le style n’a plus d’importance, il ne reste que la politique et la morale, qui ont envahi l’art. Nous ne souffrons pas de dépolitisation (ou si au sens de méditation sur le politique), mais de surpolitisation perverse. BEE le confirme quand il raconte que des gens se brouillent à mort pour un tweet politique, pour avoir dit une opinion à un moment. D’ailleurs on enjoint de se prononcer. Une telle n’a pas encore parlé de Weinstein ? Mais parle donc, complice ! L’unanimisme terroriste est une forme de notre appauvrissement culturel.

« Ce que les gens semblent oublier dans ce miasme de faux narcissisme et dans notre nouvelle culture de l’étalage, c’est que l’autonomisation ne résulte pas du fait d’aimer ceci ou cela, mais plutôt du fait d’être fidèle à notre moi contradictoire et chaotique – qui implique en fait, parfois, de haïr. »

 

Après tout, B.E.E pourrait se réfugier dans le littéraire, mais il y croit de moins en moins. « J’avais remarqué avec une certaine mélancolie le manque d’enthousiasme général pour les grands romans littéraires américains à l’automne, avant de retrouver cette amie à Palm Springs, mais j’avais aussi compris : aucune raison de s’inquiéter. Ce n’était qu’un fait, tout comme la notion de grand film de studio américain ou de grand groupe américain recouvrait désormais une expérience plus réduite, plus étroite. Tout a été dégradé par ce que la surcharge sensorielle et la prétendue technologie du libre choix nous ont apporté, bref, par la démocratisation des arts. ». Démocratisation de bazar faudrait-il préciser.

 

La course insensée des victimes

 

Le détour par l’enfance conduit BEE à se souvenir d’une éducation marquée par la liberté, l’absence de surprotection et de surveillance. Celle que j’ai vécue. Où l’on voyait peu nos parents, on prenait nos vélos sans les prévenir. Celle aussi où il n’y avait pas d’interdiction pour les moins de dix ans, de douze ans. Et où nous regardions la télé avec les adultes. Nous regardions des films d’horreur aussi, et tout cela ne nous rendait pas plus fragiles que les millenials, tout aussi névrosés que nous si ce n’est plus encore. Peut-être étions nous au moins avertis de la noirceur du monde, à y trouver des gens affreux, sans songer à des édifier de règlements pour opposer une normalité à laquelle nous n’avons jamais cru ? La peur croissante a-t-elle enrichi l’humanité ou l’a-t-elle rendu geignarde ? Plutôt geignarde, constate BEE. Il est vrai que de mon côté de l’atlantique, on se battait dans la cour, et tout le monde s’en fichait. Les notions d’outrage, d’indignation, le cri du scandale qui surgit au moindre dérapage verbal de qui que ce soit, n’étaient pas notre lot. Et quand nous regardons en arrière, nous voyons bien tout ce qui serait censuré. Ce n’était pas « mieux avant », selon le cliché, mais peut-être que dans le déplacement des enjeux, nous respirons moins. Nous « traînions » et nous étions toujours en goguette. Aujourd’hui peut-on traîner sans être abordé comme un vrai problème par le Conseil local de prévention de la délinquance ? Je me souviens d’un temps où les leaders des comités de quartier demandaient des locaux pour les jeunes, désormais ils demandent des caméras pour les surveiller, et qu’on les renvoie derrière leur tablette. BEE oublie un paramètre : l’occident vieillit et devient craintif. Il veut défendre ce qui a été épargné.

 

Bret Easton Ellis raconte sa vie, surtout, du point de vue de son rapport à la culture (un peu comme son Patrick Bateman d’ailleurs). Aux films, en particulier, qui ont influencé la construction de sa sexualité par exemple. Et il a beaucoup fréquenté les acteurs. Il trouve ainsi que nous sommes tous devenus des acteurs, « dans le vide de la culture d’entreprise, celle-ci s’efforçant sans cesse de nous réduire au silence en absorbant tout ce qui est humain, et contradictoire et réel par le biais d’un règlement adéquat sur la façon de se comporter. En équilibre instable sur la pointe des pieds, nous sommes entrés, semble-t-il, dans une sorte de totalitarisme qui exècre la liberté de parole et punit les gens s’ils révèlent leurs véritables personnalités. En d’autres termes, le rêve de l’acteur ».

 

BEE nous parle de ses déconvenues devant l’adaptation de ses livres au cinéma, vidés de toute leur complexité, transformés en machines édifiantes politiquement acceptables et morales. Il nous dit aussi son étonnement, quand il enregistre ses podcasts, de voir ses invités réciter des éléments de langage destinés à dire que tout le monde est « amazing » et « positif », contrairement à ce qu’ils racontent dix secondes avant que le micro soit ouvert. Que s’est-il donc passé ? « La plupart d’entre nous sommes maintenant plus prudents que jamais auparavant dans la façon dont nous nous présentons. Ce que combattait mon podcast, je m’en rendais compte, c’était les limitations du nouvel ordre mondial. Et même si c’était peut-être le nouveau statu quo, je voulais savoir une chose : quel était le putain de truc que tout le monde essayait de protéger ? Plus tard, j’allais finir par comprendre. C’était l’entreprise. ». Le modèle de vie imposé dans l’entreprise a tout envahi, parce que nous sommes exposés sans cesse, et comme ce modèle lisse, positif, sans contradictions, est une norme, celui qui s’en écarte crée la possibilité du doute et le vertige, et représente le bouc-émissaire idéal, permettant à toute cette pression de s’évacuer légitimement, sous forme de haine, avançant sous les banderoles de l’Indignation, de l’outrage, et même de la « Solidarité ».

 

Nous sommes passés de Sinatra, sulfureux, déclinant et renaissant, imparfait voire infect, et en même temps sublime et aimé, à l’uniformité sans aspérités. A l’amalgame total entre l’art et l’artiste. A la réduction des gens à leur opinion, une opinion qui déraillerait une seule fois, même il y a dix ans, et qui suffirait à vous exclure. Si l’on vire le réalisateur doué des « Gardiens de la galaxie » pour des tweets douteux d’il y a des années (alors que tweeter était conçu pour cela, pour dire n’importe quoi), alors que faire de Sade et de Baudelaire ? Des autodafés. Et American Psycho ne serait pas édité en 2018, il avait déjà dû changer d’éditeur, le premier se dégonflant, sentant, avant les réseaux sociaux pourtant, que des voix seraient incapables de faire la différence entre un personnage et un auteur.

 

Faut-il désespérer ? Non. Car tout continue. BBE rapporte une anecdote qui montre l’ampleur du désastre mais aussi ce qui peut s’y opposer. « Pendant l’été 2016, l’université de Chicago a envoyé une lettre à sa future promotion de 2020, déclarant en substance qu’aucun « avertissement relatif au contenu » ou qu’aucun « espace sécurisé » ne serait autorisé sur le campus, qu’il n’y aurait aucune mesure de répression contre les « micro-agressions » et que les orateurs invités seraient autorisés à parler sans être boycottés si une fraction du corps étudiant se sentait « victime » … Car on en est à demander et obtenir, sur les campus, de ne pas étudier tel écrivain parce que ses positions sont « offensantes », à instaurer des espaces non mixtes, à règlementer le langage et à le sanctionner parce que contrevenant à l’opinion d’autrui. Mais on voit que d’en venir à de telles extrémités, produit son antithèse, en un schéma parfaitement hégelien. Tant mieux.

 

Lire Bret Easton Ellis sur l’ambiance qui règne aux Etats-Unis me confirme dans mon intuition du politique. La politique consiste certes à la souveraineté. Mais elle consiste aussi à cloisonner le privé et le public, et à protéger certaines sphères d’une politisation outrancière, même si tout a une dimension politique. Et cette idée devrait être portée par les artistes, qui ont d’après moi un seul devoir, c’est justement de ne pas laisser l’art se soumettre à quelque injonction et à défendre la liberté d'expression du dérangeant. Parce qu’un monde envahi par la politique est totalitaire, et mensonger.

 « Mon ambivalence morale au sujet de la politique a toujours fait de moi l’invité neutre à bien des tables. En tant qu’écrivain, il se trouve que je suis plus curieux de comprendre les pensées et les sentiments de mes amis que je ne le suis de débattre de la pertinence de leurs prévisions politiques, de qui aurait dû gagner le collège électoral, ou de sa simple existence. J’ai préféré, comme toujours, discuter avec eux de films, de livres, de musique et d’émissions de télévision. Romantique par comparaison, je n’ai jamais vraiment cru que la politique pouvait pénétrer au cœur sombre des problèmes de l’humanité et dans l’imbroglio de notre sexualité, ou qu’un sparadrap bureaucratique pourrait cicatriser les profondes dissensions, les contradictions et la cruauté, la passion et la fraude qui constituent le fait d’être humain ». C’est l’art qui peut se permettre des incursions en cette mer sombre. Qu’on le laisse enfin tranquille. Au moins lui.

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3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 22:51
Jusqu'au néant - Le choc Simone Weil - Jacques Julliard

« Il faudra un jour faire une histoire du monde vue du point de vue des migraineux : hypertrophie du monde intérieur, hyper-lucidité, fulgurances, abattement, vœux d'anéantissement. »

Jacques Julliard

 

Il y a bien des manières de se confronter à l’absolu. Dont celle, singulière est extrême de Simone Weil. Je me ré intéresse à elle en ce moment (même si je la fréquente depuis pas mal d’années, goutte à goutte) car en Bataille et sa compagne Colette Peignot, qui travaillèrent avec elle, j’ai trouvé son miroir inversé. J’explore donc, en me tournant de part et d’autre. Et je ne sais où ça me mènera encore.

Jacques Julliard, ce personnage tantôt républicain moisi, tantôt ouvriériste germanopratin, tantôt deuxième gauche putréfiée, sur lequel j’ai des sentiments très mitigés (tellement il oscille, et semble sans colonne vertébrale autre que de vouloir continuer à parler, certes avec une grande culture, qui n’a rien de surfaite), a écrit un petit livre dans une collection de pamphlets, qui est … un anti-pamphlet. Il y dit l’ouragan qu’a été la lecture de Simone Weil pour lui. D’où le titre choisi,  « Le choc Simone Weil » . C’est un très bel essai, qui me réconcilie avec lui. Homme honorable. Malgré tout. Sincère. On peut être sincère et tout à fait agaçant, surtout quand on est désorienté.

 

Voici une libertaire, sans conteste, militante effrénée depuis toute jeune, qui croit en l’enracinement nourricier dans une culture (voir « L’enracinement », ce livre de contribution stupéfiant à la reconstruction de la France, écrit avant de mourir à Londres, auprès de la France Libre), qui cherche Dieu et dit le rencontrer, mais certainement pas celui des juifs (on l’a même traitée bêtement… D’antisémite tellement elle n’appréciait pas l’Ancien Testament (une religion de la force, de l’obéissance et non de l’amour, à son avis), comme elle détestait Rome qu’elle différenciait radicalement de l’esprit grec). Rome, c’était la force de l’Etat, la source du mal.  Weil a été qualifiée de gnostique, ou de « Marcionite » (une hérésie du début du christianisme qui radicalisait la rupture avec le judaïsme). La Rome papale n’attire pas non plus ses éloges, sa fusion avec l’Empire Romain l’a condamnée à devenir une bureaucratie dominatrice. A force de liberté de pensée Weil ne pouvait qu’être singulière et seule. Elle ne pouvait qu’éprouver la discontinuité avec autrui. Le mysticisme est alors un appel.

 

On retrouve chez elle les deux conditions des plus grands : « La première, c'est son inflexible volonté de mettre en toutes circonstances sa vie en adéquation avec sa pensée. La seconde, dans l'exercice de cette pensée, c'est le refus absolu de reculer devant les conséquences d'une vérité, quelles que puissent être ces conséquences. »

 

Soit ce que l'on ne rencontre quasiment jamais dans sa vie. Déjà quand on croise quelqu'un qui tend vers cela, c'est exceptionnel.

 

A tel point qu’elle a développé une sorte d’anorexie … politique, selon l’expression de Julliard. Elle ne supportait pas de manger plus que ceux qui n’avaient rien à manger. Elle en est morte, de s’identifier aux français occupés par les nazis, face aux pénuries. Longtemps avant les « établis » maoïste, on sait qu’elle a voulu vivre la vie paysanne puis ouvrière, malgré son absence totale de dispositions et de santé. Mais il lui était impossible d’être une socialiste révolutionnaire abstraite. Simone Weil fut une Sainte rouge, mais qui ne parut jamais vraiment sereine, toujours révoltée, toujours en lutte, trop occupée à penser et écrire. Les Saints ne se comportent pas ainsi ce me semble. Ils sont extatiques à un moment. Non ? Je ne connais pas assez bien les Saints, toutefois.

 

Son aspiration égalitaire universelle la rapproche de Jésus. Elle est là, son Eglise.  Elle y loge son socialisme libertaire radical, qui résonne parfaitement avec le mot d’ordre de la Première internationale : l’émancipation des prolétaires viendra d’eux-mêmes, de personne d’autre.

 

Et puis la vérité, qui vaut mieux que la vie. Ce qu’elle partage avec d’autres, comme Bataille et Peignot. Pourquoi cet attachement à la vérité ? Parce que sans doute, pour ces gens, il y a quelque part un soleil. Et que l’on doit s’aligner avec lui. Les Idées de Platon, la fin de l’Histoire de Hegel, Dieu, la mort. Je ne sais pas. La vérité, c’est l’unité. Jusqu’à l’aspiration à la néantisation.

 

Julliard note pertinemment cette phrase. « Je suis convaincue que le malheur d'une part, d'autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l'existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel »

, cette phrase de Simone Weil aurait pu être écrite, sans doute, par Colette Peignot, son amie démonique.

 

Personnellement, je ne suis pas comme ça, même si nous avons tous un souci avec l’absolu, plus ou moins. Mais j’admire cette radicalité tout de même. Je ne suis pas de cette époque, non plus. Depuis lors nous avons de bonnes raisons de regarder de biais la vérité.  Ainsi, si Simone va sur les fronts, c’est pour affronter la vérité. Elle va à l’usine, non pour donner des leçons à la sortie, mais pour être capable de parler vrai avec les ouvriers et des ouvriers. Quand elle se rend en Espagne, qu’on lui retire à grand peine un fusil pour qu’elle ne se tue pas elle-même par mégarde, myope comme une taupe, elle en ramène la honte des crimes républicains, pendant qu’à l’autre bout de la pensée politique, un autre homme digne, Bernanos, chrétien de droite avec lequel elle correspond, en fait de même pour les franquistes. Elle rappelle Hannah Arendt, parfois, qu’elle a dû frôler, voire croiser, dans l’exil d’Hannah en France, réellement, quand elle donne tout à la liberté de penser la « fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale ». Comment entrerait-elle alors dans le cœur de l’Eglise ? L’exigence de vérité la portait, au point de s’avouer, quand Hitler envahit Prague, les erreurs « criminelles » de son propre pacifisme. Il arrive de se tromper, mais il arrive moins de le concéder.

 

Tous ceux qui l’ont croisée, étaient ébouriffés, comme ceux qui la lisent.  Bataille décrit son dégoût devant sa négligence et ses airs de « corbeau », loin de tout érotisme, mais avoue sa fascination.  Sa lucidité politique éclate, quand elle décrit, avec ses amis de la gauche socialiste « non communiste » mais révolutionnaire (tout un courant qui va des anarchistes aux oppositions de gauche en scission avec les PC, du POUM espagnol à la gauche de la SFIO, au SAP allemand, courant où se situe Orwell aussi), la menace du pouvoir pour le pouvoir. Il ne suffit pas d’abolir les rapports de production théoriques pour que le pouvoir des uns sur les autres disparaisse. Weil, grande philosophe et ouvrière, en avait une idée précise, confirmée par le corps. L’aliénation machiniste, elle l’avait connue.  Elle a l’occasion de le dire face à face à Trotski, puisque pendant un temps celui-ci est réfugié chez les parents de Simone. Drôle de rencontre (je me souviens d’un écrit où le Vieux exprime son scepticisme sur « la mystique » comme alliée possible de ses camarades français). Pour elle, comme pour d’autres ensuite, l’URSS n’était pas un Etat ouvrier dégénéré aux bases saines, à sauver, mais déjà un capitalisme d’Etat. « La complète subordination de l'ouvrier à l'entreprise et à ceux qui la dirigent (…) repose sur la structure de l'usine et non sur le régime de la propriété ». La domination du bureaucrate est foncièrement liée à la domination du Directeur d’Etat dans l’usine, ce que Lénine et Trotski, admiratifs du taylorisme, ne voyaient pas.

Contrairement à Trotski, qui ne voulut jamais se renier (sauf quand il écrit sa fameuse plate-forme culturelle avec Breton et biffe une phrase, en prévoyant « aucune sorte de licence » en art), elle ne s'aveugle pas, cherche une nouvelle voie, tirant les leçons profondes du présent. Ce sont les voies d’une articulation égalitaire entre l’individu le plus libre et le collectif non livré à la manipulation ou au déchirement de la concurrence. C’est le chemin du syndicalisme révolutionnaire d’inspiration libertaire qu’elle emprunte, et elle complète l’édifice par sa note sur la suppression des partis, machines folles à fabriquer de la bêtise collective et à survivre pour elle-même. Quoi de plus contemporain ?

 

Simone Weil aurait évidemment passionné Nietzsche. Par ce dégoût de tout ce qui pouvait relever du corps ou du sexe (elle était vierge), malgré l’engagement de la chair dans l’action. Il aurait décelé en elle une passion pour la mort, et c’est bien ce à quoi elle aspirait. La mort résonnait en elle avec la joie, inévitablement. C’est pour cela sans doute, qu’elle n’avait pas peur. Et en même temps, c’est ainsi qu’on vit intensément comme elle vécut, aussi.  Elle n’avait pas peur, mais elle aspirait à la paix du monde. Elle a théorisé dans "L'enracinement" (voir chronique dans ce blog) la différence entre deux manières d’être pacifiste, l’une par la trouille, l’autre par le dégoût. C’est le dégoût qui la séparait du culte de la force. C’est au nom de ce dégoût qu’elle demanda aux gaullistes, dans ses écrits, de décoloniser, en avance sur tout le monde.

Un personnage unique, qui défriche, à partir de très fortes tensions qu’elle tient ensemble. Une chrétienne sans Eglise (« plus christique que chrétienne » dit Julliard), comme Pascal le fut, avec la même manière d’écrire, par impulsions et absence d’esprit de système clos. Une révolutionnaire sans Parti, critique, et au front en même temps. Une intellectuelle aux mains ensanglantées par le travail, qui défend la « spiritualité du travail ». Une marxiste mystique, puritaine, anti autoritaire, qui animait une revue avec des débauchés nietzschéens (« critique sociale »). C’est sans doute qu’elle avait entrevu une part de vérité, et se débattait en contorsionniste pour la saisir. Elle est de la troupe des funambules. Les vrais, les inimitables. Ceux qui ne peuvent être pris comme modèles, Julliard a raison de parler de la famille de Rimbaud, et même de Nietzsche, avec lesquels elle semblait tellement éloignés. Si loin, si proche

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24 mars 2019 7 24 /03 /mars /2019 17:33
La passion plutôt que le pouvoir - Lâchez-tout - Annie Lebrun

"Dès qu'on pense, on devient androgyne"

Annie Lebrun

 

Dès les années soixante dix, Annie Lebrun a senti, avec beaucoup de lucidité, un mauvais vent dans le féminisme. Elle l'a vu se transformer en volonté de pouvoir. En bonne surréaliste elle a écrit un pamphlet violent, "Lâchez tout" réactualisé et augmenté à plusieurs reprises, et qui malgré ce qu'elle appelle elle-même les fluctuations superficielles de la doctrine, qui change de mode, de cycle, n'a pas pris une ride. Car il s'agit toujours de pouvoir. Quand elle écrit que le néo féminisme s'inscrit dans une démarche plus globale tendant à transformer nos relations en contrats, donc en marché, comment ne pas entendre les présupposés de l'obsession du "consentement", tout ce qui relevant de la passion se voyant désormais banni ?

Personnellement j'ai été très ému devant "La leçon de piano" de Jane Campion, réalisatrice romantique, mais on ne voit plus ce film, c'est qu'il n'est certainement pas dans l'air du temps. Un homme y force la passion. C'est intenable. Le bien, le mal, il faut les séparer de manière nette et s'emparer de leur définition, de la sanction, ensuite. Pour les nécessités du pouvoir.

En observant les néoféministes, Annie Lebrun, méfiante envers tout militantisme de carrière, voyant dans l'art la seule révolte possible en réalité, observe des personnes qui protestent contre le pouvoir (phallique nécessairement), avec un appétit de pouvoir dissimulé. A contrario, Louise Michel, à qui on demandait si les femmes étaient prêtes à gouverner, répondait que "nous ne sommes pas assez sottes pour cela, ce serait faire durer l'autorité". Il s'agit toujours pour les "isme" de parler au "nom de". Des femmes, des prostituées. Qui sont brandies, dans le besoin de sordide (une cause totalitaire aime le spectaculaire et le martyre), mais auxquelles on enjoint de dire "maman" aux militantes. Il s'agit de dominer sa part. Le néoféminisme s'est ainsi institutionnalisé avec "rage", exposant un inconscient qu'elle n'hésite pas à qualifier de totalitaire, d'ailleurs "son esthétique se rapproche de plus en plus de celle du pire réalisme socialiste".

Sur le très long terme, rien n'a changé, "les mêmes dames patronesses" imposent leur morale au troupeau ("la librairie des femmes", ironiquement, a son adresse rue des St Pères). Annie Lebrun appelle à "déserter" et à jamais ne chercher à faire le bien pour les autres malgré eux. Elle tombe des nues devant Gisèle Halimi et "le programme commun des femmes", qui prétend que "la politique sera féministe ou ne sera pas". Programme qui promettait déjà la censure contre le machisme dans l'Histoire, l'éducation, la littérature. Une entreprise puritaine où ce ne sera plus un vieux juge gâteux qui mettra au pilon le Marquis de Sade, mais une jeune féministe libératrice. Le résultat est le même. On nous promit un grand autodafé, qui progresse aujourd'hui, quand des hommes, à peine accusés, sont censurés, pour avoir envoyé une photo mal polie. 

Dans la plus pure tradition surréaliste, Lebrun fracasse les idoles (avec une part sans doute assumée de verve provocatrice, car elle va contre le mouvement général). Nos icônes en prennent pour leur grade. Et d'abord Simone de Beauvoir, la papesse chez qui elle déniche toutes les graines de la récupération du féminisme par les logiques de pouvoir. Annie Lebrun est une poétesse romantique, et ce qu'elle ne supporte pas est le lent travail de dépassionnement que mène le féminisme. Elle cite ainsi Elizabeth Badinter (dont les tendances autoritaires ont depuis franchi des seuils célestes) qui plaide pour que la tendresse et la complicité surpassent le désir et la passion. Le néoféminisme est une entreprise de désexualisation, et d'enfermement de chacun dans sa gangue biologique, tout en prétendant le contraire.  Mais le surréalisme ce n'est pas seulement le goût du conflit et de l'intransigeance, mais cette intuition, rimbaldienne, selon laquelle "je est un autre", et que donc, comme le dit Lebruin, il ne s'agit pas de renvoyer les femmes au "même" de leur "sororité" imperméable, essentialiste, menacée par 'les" hommes.

Elle se moque de ce féminisme qui rêve de la parité dans la police et à l'armée et enjoint les femmes,et les hommes de quitter les rives du sensible; L'idéologie vient polluer. "Le langage du corps est parasité par un discours sur le langage du corps".. Un féminisme qui appelle les juges à la sévérité contre les violeurs, n'a pas assez d'imagination pour alourdir les peines parce que "nous les femmes" sont victimes, mais qui oublient que c'est cette même justice qui condamnait avorteuses et avortées.  Un féminisme qui dans les années 70 demande que la peine de mort ne soit pas prononcée contre Mme Mao, parce que c'est une femme. Oubliant que c'est aussi la pire des massacreuses de la révolution culturelle, et que l'on est contre la peine de mort parce que c'est la peine de mort, et pas en fonction du sexe du promis à la mise à mort !

Elle ose dire alors, que pour vraiment considérer les victimes et les aider à se lever plutôt que les instrumentaliser (comme Virginie Despentes), que l'urgence serait à considérer que le corps n'est pas toujours le corps du délit, n'en déplaise à deux mille ans de christianisme. J'ai moi-même peur d'écrire ceci sur mon blog tellement évoquer une telle hypothèse fait de vous un potentiel mis en examen pour propagation de la culture du viol, dans l'ambiance inquisitoriale actuelle (c'est Mme Lebrun qui parle ! Je le rappelle !).

Le féminisme intellectuel a enfermé les femmes dans une "femelllitude", où il s'agirait de ne s'exprimer que du "point de vue de la femme", à l'encontre d'un"discours masculin" qu'il conviendrait de considérer comme l'ennemi. Or Lebrun ne veut pas renoncer à Baudelaire sous prétexte que ses poèmes seraient machistes. Elle refuse d'être plus éloignée de ses amants que des bourgeoises. Elle refuse d'être recluse dans une "guerilla vaginale" éternelle. Le néoféminisme a tout d'un "stalinisme en jupons", qui a son révisionnisme d'ailleurs, quand il efface de la mémoire des femmes celles qui ont aimé passionnément, comme Julie de Lespinasse, Ninon de Lenclos. Comment ce dispositif de pouvoir pourrait-il évoquer les femmes romantiques, alors que le romantisme consiste justement "à se perdre" ? Stalinisme aussi, dans la fascination pour la libération de la femme, sous le totalitarisme, en chine maoïste (Julia Kristeva), ou encore quand il s'agit d'attaquer la psychanalyse sous le prétexte qu'elle serait machiste en donnant importance au phallique. Le réalisme féministe est un héritier du réaliisme jdanovien ;

" les pires chromos vont se succéder pour glorifier les souffrances et les splendeurs de la féminité en marche.  Premier tableau : il n'est pas de femme, qui en voyant apparaître la pettie tâche du premier sang menstruel sur le chemin de Damas de sa féminité, n'ait eu la révélation de son ardeur féministe. Deuxiième tableau : inlassablement les plus rougeoyantes évocations du viol, de l'avortement, de l'accouchement, quand ce ne sont pas simplement les rapports sexuels, sont tressés en couronne d'épines, autour de l'identité féminine. et défense d'en sortir". Le troisième tableau est celui d'un corps et de ses humeurs, spécificité féminine exaltante.

"La chair est décidément bien triste quand il n'y a plus qu'un seul livre à lire". L'Ecriture dite féminine (mais on pourrait parler des "femmes qui font de la politique autrement") joue dans ce réalisme stalinien un rôle particuiler, que la femme de lettres Annie Lebrun stigmatise tout particulièrement. Or, le génie féminin, comme celui de Virginia Woolf, justement, se fiche d'être féminin. Il ne parle pas au nom d'un point de vue collectif, ou missionné, ou au nom d'une essence. Sinon son génie n'aurait justement, aucune substance ! Le génie créatif ne peut procéder de l'idée de "la fatalité organique". Cela n'empêche pas une femme d'être une femme.  Annie Lebrun montre, avec maints exemples, comment l'idéologie néoféministe a enfermé le discours des femmes de lettres dans une "femellitude" corporatiste, indigente. Misère de toute littérature subordonnée à l'engagement. Elle cite par exemple (l'intouchable) Hélène Cixous, écrivant " La vie fait texte à partir de mon corps, Je suis déjà du texte". Ecrire, être femme, ça s'aligne. Toujours Cixous, caricaturale : "Ne suffit-il pas que coulent nos eaux de femmes pour que s'écrivent sans calcul nos textes sauvages". Cette littérature du Même est "incapable " d'ouvrir des couloirs nouveaux d'imaginaire et de sens, entre les êtres. C'est une mutilation. Virginia Woolf, dans "une chambre à soi" censé être un livre totem du féminisme, indique pourtant qu'il est "néfaste pour celui qui veut écrire de penser à son sexe". Et là, c'est moi qui parle pour finir, mais si Flaubert avait pensé à son sexe, Madame Bovary (("c'est moi !" a t-il dit) ne serait pas de notre culture. 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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