Pardonnez-moi un certain esprit de continuité, passager, dans mes lectures. Mon dernier article portait sur "Les diaboliques" de Barbey d'Aurevilly. Celui-ci parlera d'un essai récent, qui s'interroge sur le rapport de l'Histoire à la littérature.... A partir de la dernière des six nouvelles des "Diaboliques" : la vengeance d'une femme (résumée à la fin de cet article), qui vaut d'être lue pour elle-même évidemment (elle est incluse entièrement dans l'essai). Je suis tombé sur l'existence de l'essai juste après avoir fermé "Les diaboliques", le texte encore en tête. Moment idéal, donc, pour le lire.
Comme toujours dans ce blog, je considère que l'on peut dire les choses simplement sans les dégrader vraiment, sans ignorer l'utilité des langages professionnels ou spécialisés, qui n'ont pas que l'intérêt de clôturer un champ pour le protéger des intrusions. En bref, Bourdieu n'est pas pénible à lire seulement parce qu'il s'efforce de se distinguer (comme il dit), au dessus de la mêlée (c'est sa solution de transfuge de classe), en adoptant la posture rigoureuse de la science. C'est aussi parce qu'il lui est nécessaire de créer un langage pour dire du nouveau. Mais disons qu'il ne fait pas grand effort. D'ailleurs, ses cours au collège de France sont intelligents et compréhensibles.... Comme quoi, il savait aussi donner dans ce registre.
Je m'efforcerai donc de restituer simplement ce que l'auteure appelle un projet d'"herméneutique historique de la littérature". Je n'en ai nulle formation, mais je m'efforcerai donc d'être ce que je suis tenu d'appeler... pédagogique. En vérité, je suis simple, parce que je ne dis que ce que je comprends, et je parle de ce que je lis, ce qui m'oblige à le reformuler. Donc, pas de triche possible. Je lis des critiques, parfois, qui ont l'air très intelligentes. Mais à force d'écrire sur mes lectures, je vois comment on peut opérer. Par la paraphrase habilement maniée. Mais ça ne m'amuse pas. Si j'étais payé, peut-être...
Dans le très profond "La griffe du temps - ce que l'histoire peut dire de la littérature", Judith Lyon-Caen, en prenant comme exemple unique cette nouvelle, qu'elle dissèque de fond en comble, insiste sur les effets de réalité de la littérature. Quand nous lisons un roman, nous savons que c'est irréel, mais quand nous apprécions le réel, nous le faisons - dans une société où la littérature compte - dotés d'une perception colorée par la littérature. Mme Lyon-Caen n'aborde pas le roman comme un simple "document" à disposition de l'Historien, mais prétend dans cet essai enrichi d'illustrations qu'il revient à l'Historien d'aller au delà d'un usage de la littérature comme scène documentaire où l'on sépare l'irréel du témoignage historique, d'entrer précisément dans les textes, et de les interpréter, avec le souci de l'Historien, attentif aux liens du roman avec le monde.
Une idée cruciale est que le contexte d'un roman n'est pas extérieur à la littérature. La littérature influence ce contexte. Le dedans et le dehors d'un texte constituent un même passé. De plus, l'Historien ne doit pas trier entre le réel et le fantasmatique dans le roman, le second plan étant lui aussi une source historique fondamentale.
"Le fait qu'il y ait, dans une société, de la littérature, l'affecte dans sa globalité : il l'affecte tous les écrits qui y sont produits ".
Surtout dans un 19ème siècle où la littérature, ce n'est pas rien.
La nouvelle de Barbey, rédigée sous un gouvernement d'ordre moral d'après la commune, mais qui évoque un temps passé, vécu, sous la monarchie de Juillet à Paris, mais aussi une Espagne intemporelle, est propre à illustrer cette manière de faire de l'Histoire.
C'est d'abord une affaire de prostitution. Judith Lyon-Caen rappelle la prédilection des écrivains du 19ème pour les prostituées, avec lesquelles ils se sentent des affinités économiques. Les écrivains sont en effet obligés souvent de se vendre à des gazettes qu'ils détestent, à effectuer des boulots alimentaires de plume, pour pouvoir disposer de temps pour son œuvre. Ils les fréquentent, souvent, de Balzac à Baudelaire, en passant par Barbey et Flaubert. La sixième diabolique permet de scruter les formes et les territoires parisiens de la prostitution de ce siècle. Ce territoire a pour épicentre les grands boulevards et leurs rues adjacentes. La prostituée ne loge pas dans une maison de tolérance mais dans un garni à elle, comme il en existait. Non seulement la littérature parle énormément de prostitution en ce temps, mais elle en crée la vogue, et la teinte. "La Police s'informe auprès des amateurs, et apprend des journalistes (et vice versa). L'historien hérite de ces écritures traversées de littérature et s'en trouve impressionné". La littérature, notamment naturaliste (que Barbey détestait), a imposé à l'Histoire le sujet de la prostitution, et l'a nécessairement colonisée. La prostitution n'a plus la même image en 1840, où elle est celle des "lorettes", et dans les années 1870 où elle est apparentée à la "canaille" communarde. Les écrits de Barbey eux-mêmes en attestent dans leur évolution.
Je passe sur l'étude, passionnante, de la personnalité de l'auteur, de sa conception de la littérature, qui malgré ses idées réactionnaires, le situent du côté de l'indépendance de l'art par rapport à la morale (il témoigne en faveur de Baudelaire notamment), pour en venir à l'étude de ses manuscrits, qui montrent une certaine autocensure consciente de ce qui ne pouvait pas passer (ça ne l'a pas empêcher d'être interdit). Mais l'Historien se tromperait en n'explorant pas une seconde hypothèse, plus littéraire ; le surcroît d'érotisme, justement, dans le voilé. Ce sont peut-être des nécessités littéraires et non politiques qui sont à l'œuvre. L'Historien doit ainsi entrer dans le texte.
L'écrivain "griffe" sa nouvelle de détails caractéristiques de ces années 1840 où il situe son histoire L'écrivain, et le personnage du client (narrateur), qui lui ressemble beaucoup, font preuve d'un savoir de ce "flâneur" parisien dont parlait Walter Benjamin au sujet de Paris, capitale du 19ème siècle. La robe jaune de la femme, évoque immédiatement la prostitution, ainsi que le déhanché. C'est une expérience de la ville, mais aussi de la ville lue. La femme, dans les propos de Tresseignies, le narrateur, renvoie à une foule d'images (Véronèse, le Tintoret), attestant de la montée en charge de l'image dans la culture de ce temps. L'évocation d'une petite statuette de bronze aperçue dans une vitrine ouvre le champ à un monde de production d'artefacts qui se développe à ce moment-là. L'évocation d'un objet, on le sait notamment avec Barthes, a pour objet romanesque de créer une illusion référentielle, c'est à dire de laisser croire à un monde. Mais ces objets renvoient à des réalités sociales, que l'Historien peut saisir. Des réalités mêlant souvenir et réel. Le sens que ces objets avaient pour les premiers lecteurs est déterminant pour l'Historien.
Il appartient aussi à l'Historien de distinguer ce qui dans le regard de Barbey sur 1840 se transporte de son propre temps d'écriture. On y décèle des traces d'imaginaire baudelairien. Mais le texte de Barbey est logé, surtout, dans un imaginaire Balzacien, de ce temps de la monarchie de Juillet. Le personnage de la prostituée-duchesse évoque "La fille aux yeux d'or" de Balzac. Le 1840 de Barbey est très empreint de Balzac, et manifeste l'influence immense de cet auteur sur la jeune génération d'alors, dont Barbey. La ville elle-même, mêle un Paris disparu, qu'a connu Barbey, parfois très précis, mais indémêlable de ses influences, dont la Comédie Humaine Balzacienne. "La vengeance d'une femme" est ainsi jugé comme à la fois un tombeau pour un Paris perdu et pour Balzac.
Puis, la révélation, par la prostituée, de son identité de duchesse espagnole, de son choix de devenir prostituée pour se venger de son époux, humilier son nom, fait bifurquer la nouvelle sur une Espagne fantasmatique. Une Espagne intemporelle, dont les racines sont évoquées jusqu'aux mérovingiens. L'Espagne des châteaux en surplomb. L'Historien alors, se retrouve face à un temps très différent. Mais que peut-il en faire ? Ne pas s'en désintéresser comme d'un effet littéraire. L'apparition d'un véritable conte médiéval dans la nouvelle en dit sur l'imaginaire de Barbey et de son temps, de la redécouverte de l'art espagnol à ce moment, du souvenir de la guerre de Napoléon en Espagne, aussi
Les réalités sont ainsi faites, aussi, de "littérature".
(Dans cette nouvelle, un dandy parisien, esthète intellectualisé, avise une fille qu'il pense être une prostituée. Elle évoque en lui un souvenir. Il la suit, jusqu'à sa chambre. Elle va se déshabiller et revient, éblouissante, comme une reine. Le dandy la possède, jusqu'à un moment où il voit que la femme regarde un portrait sur un médaillon. Comme indigné du fait que la prostituée ne jouit pas pour lui mais pour un souvenir, il lui demande de s'expliquer. Elle dit qu'elle le connaît, ils se sont croisés, déjà. Elle est une grande duchesse d'Espagne. Elle vit cette vie par vengeance. Elle était mariée à un grand seigneur mais vivait un amour platonique avec un autre. Le mari s'est vengé, et a tué de manière barbare l'aimé. Elle a voulu manger le cœur qui a été donné aux chiens. Puis elle s'est enfuie se promettant de venger ce crime. Comment ? En salissant l'honneur du nom du seigneur. C'est pourquoi elle se prostitue depuis quelques années jusqu'à ce qu'il l'apprenne. Le dandy est sidéré. Il rentre chez lui, ne parvient plus à sortir pendant un moment. Il apprend finalement la mort de la duchesse, de cette vie là. Se rend aux obsèques où elle a fait révéler son identité).