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11 mars 2019 1 11 /03 /mars /2019 17:59
Les textes produisent les conditions de leur propre lecture - La griffe du temps -Ce que l'Histoire peut faire de la littérature - Judith Lyon-Caen

Pardonnez-moi un certain esprit de continuité, passager, dans mes lectures. Mon dernier article portait sur "Les diaboliques" de Barbey d'Aurevilly. Celui-ci parlera d'un essai récent, qui s'interroge sur le rapport de l'Histoire à la littérature.... A partir de la dernière des six nouvelles des "Diaboliques" : la vengeance d'une femme (résumée à la fin de cet article), qui vaut d'être lue pour elle-même évidemment (elle est incluse entièrement dans l'essai). Je suis tombé sur l'existence de l'essai juste après avoir fermé "Les diaboliques", le texte encore en tête. Moment idéal, donc, pour le lire.

Comme toujours dans ce blog, je considère que l'on peut dire les choses simplement sans les dégrader vraiment, sans ignorer l'utilité des langages professionnels ou spécialisés, qui n'ont pas que l'intérêt de clôturer un champ pour le protéger des intrusions. En bref, Bourdieu n'est pas pénible à lire seulement parce qu'il s'efforce de se distinguer (comme il dit), au dessus de la mêlée (c'est sa solution de transfuge de classe), en adoptant la posture rigoureuse de la science. C'est aussi parce qu'il lui est nécessaire de créer un langage pour dire du nouveau. Mais disons qu'il ne fait pas grand effort. D'ailleurs, ses cours au collège de France sont intelligents et compréhensibles.... Comme quoi, il savait aussi donner dans ce registre.

Je m'efforcerai donc de restituer simplement ce que l'auteure appelle un projet d'"herméneutique historique de la littérature". Je n'en ai nulle formation, mais je m'efforcerai donc d'être ce que je suis tenu d'appeler... pédagogique. En vérité, je suis simple, parce que je ne dis que ce que je comprends, et je parle de ce que je lis, ce qui m'oblige à le reformuler. Donc, pas de triche possible. Je lis des critiques, parfois, qui ont l'air très intelligentes. Mais à force d'écrire sur mes lectures, je vois comment on peut opérer. Par la paraphrase habilement maniée. Mais ça ne m'amuse pas. Si j'étais payé, peut-être...

 

Dans le très profond "La griffe du temps - ce que l'histoire peut dire de la littérature", Judith Lyon-Caen, en prenant comme exemple unique cette nouvelle, qu'elle dissèque de fond en comble, insiste sur les effets de réalité de la littérature. Quand nous lisons un roman, nous savons que c'est irréel, mais quand nous apprécions le réel, nous le faisons - dans une société où la littérature compte - dotés d'une perception colorée par la littérature. Mme Lyon-Caen n'aborde pas le roman comme un simple "document" à disposition de l'Historien, mais prétend dans cet essai enrichi d'illustrations qu'il revient à l'Historien d'aller au delà d'un usage de la littérature comme scène documentaire où l'on sépare l'irréel du témoignage historique, d'entrer précisément dans les textes, et de les interpréter, avec le souci de l'Historien, attentif aux liens du roman avec le monde. 

 

Une idée cruciale est que le contexte d'un roman n'est pas extérieur à la littérature. La littérature influence ce contexte. Le dedans et le dehors d'un texte constituent un même passé.  De plus, l'Historien ne doit pas trier entre le réel et le fantasmatique dans le roman, le second plan étant lui aussi une source historique fondamentale.

 

"Le fait qu'il y ait, dans une société, de la littérature, l'affecte dans sa globalité : il l'affecte tous les écrits qui y sont produits ".

Surtout dans un 19ème siècle où la littérature, ce n'est pas rien.

 

La nouvelle de Barbey, rédigée sous un gouvernement d'ordre moral d'après la commune, mais qui évoque un temps passé, vécu, sous la monarchie de Juillet à Paris, mais aussi une Espagne intemporelle, est propre à illustrer cette manière de faire de l'Histoire.

 

C'est d'abord une affaire de prostitution.  Judith Lyon-Caen rappelle la prédilection des écrivains du 19ème pour les prostituées, avec lesquelles ils se sentent des affinités économiques. Les écrivains sont en effet obligés souvent de se vendre à des gazettes qu'ils détestent, à effectuer des boulots alimentaires de plume, pour pouvoir disposer de temps pour son œuvre. Ils les fréquentent, souvent, de Balzac à Baudelaire, en passant par Barbey et Flaubert. La sixième diabolique permet de  scruter les formes et les territoires parisiens de la prostitution de ce siècle. Ce territoire a pour épicentre les grands boulevards et leurs rues adjacentes. La prostituée ne loge pas dans une maison de tolérance mais dans un garni à elle, comme il en existait.  Non seulement la littérature parle énormément de prostitution en ce temps, mais elle en crée la vogue, et la teinte. "La Police s'informe auprès des amateurs, et apprend des journalistes (et vice versa). L'historien hérite de ces écritures traversées de littérature et s'en trouve impressionné". La littérature, notamment naturaliste (que Barbey détestait), a imposé à l'Histoire le sujet de la prostitution, et l'a nécessairement colonisée. La prostitution n'a plus la même image en 1840, où elle est celle des "lorettes", et dans les années 1870 où elle est apparentée à la "canaille" communarde. Les écrits de Barbey eux-mêmes en attestent dans leur évolution. 

 

Je passe sur l'étude, passionnante, de la personnalité de l'auteur, de sa conception de la littérature, qui malgré ses idées réactionnaires, le situent du côté de l'indépendance de l'art par rapport à la morale (il témoigne en faveur de Baudelaire notamment), pour en venir à l'étude de ses manuscrits, qui montrent une certaine autocensure consciente de ce qui ne pouvait pas passer (ça ne l'a pas empêcher d'être interdit). Mais l'Historien se tromperait en n'explorant pas une seconde hypothèse, plus littéraire ; le surcroît d'érotisme, justement, dans le voilé. Ce sont peut-être des nécessités littéraires et non politiques qui sont à l'œuvre. L'Historien doit ainsi entrer dans le texte.

 

L'écrivain "griffe" sa nouvelle de détails caractéristiques de ces années 1840 où il situe son histoire  L'écrivain, et le personnage du client (narrateur), qui lui ressemble beaucoup, font preuve d'un savoir de ce "flâneur" parisien dont parlait Walter Benjamin au sujet de Paris, capitale du 19ème siècle. La robe jaune de la femme, évoque immédiatement la prostitution, ainsi que le déhanché. C'est une expérience de la ville, mais aussi de la ville lue.  La femme, dans les propos de Tresseignies, le narrateur, renvoie à une foule d'images (Véronèse, le Tintoret), attestant de la montée en charge de l'image dans la culture de ce temps. L'évocation d'une petite statuette de bronze aperçue dans une vitrine ouvre le champ à un monde de production d'artefacts qui se développe à ce moment-là. L'évocation d'un objet, on le sait notamment avec Barthes, a pour objet romanesque de créer une illusion référentielle, c'est à dire de laisser croire à un monde. Mais ces objets renvoient à des réalités sociales, que l'Historien peut saisir. Des réalités mêlant souvenir et réel. Le sens que ces objets avaient pour les premiers lecteurs est déterminant pour l'Historien.

 

Il appartient aussi à l'Historien de distinguer ce qui dans le regard de Barbey sur 1840 se transporte de son propre temps d'écriture. On y décèle des traces d'imaginaire baudelairien. Mais le texte de Barbey est logé, surtout, dans un imaginaire Balzacien, de ce temps de la monarchie de Juillet. Le personnage de la prostituée-duchesse évoque "La fille aux yeux d'or" de Balzac. Le 1840 de Barbey est très empreint de Balzac, et manifeste l'influence immense de cet auteur sur la jeune génération d'alors, dont Barbey.  La ville elle-même, mêle un Paris disparu, qu'a connu Barbey, parfois très précis, mais indémêlable de ses influences, dont la Comédie Humaine Balzacienne. "La vengeance d'une femme" est ainsi jugé comme à la fois un tombeau pour un Paris perdu et pour Balzac. 

 

Puis, la révélation, par la prostituée, de son identité de duchesse espagnole, de son choix de devenir prostituée pour se venger de son époux, humilier son nom, fait bifurquer la nouvelle sur une Espagne fantasmatique. Une Espagne intemporelle, dont les racines sont évoquées jusqu'aux mérovingiens. L'Espagne des châteaux en surplomb. L'Historien alors, se retrouve face à un temps très différent. Mais que peut-il en faire ?  Ne pas s'en désintéresser comme d'un effet littéraire. L'apparition d'un véritable conte médiéval dans la nouvelle en dit sur l'imaginaire de Barbey et de son temps, de la redécouverte de l'art espagnol à ce moment, du souvenir de la guerre de Napoléon en Espagne, aussi

Les réalités sont ainsi faites, aussi, de "littérature".

 (Dans cette nouvelle, un dandy parisien, esthète intellectualisé, avise une fille qu'il pense être une prostituée. Elle évoque en lui un souvenir. Il la suit, jusqu'à sa chambre. Elle va se déshabiller et revient, éblouissante, comme une reine. Le dandy la possède, jusqu'à un moment où il voit que la femme regarde un portrait sur un médaillon. Comme indigné du fait que la prostituée ne jouit pas pour lui mais pour un souvenir, il lui demande de s'expliquer. Elle dit qu'elle le connaît, ils se sont croisés, déjà. Elle est une grande duchesse d'Espagne. Elle vit cette vie par vengeance. Elle était mariée à un grand seigneur mais vivait un amour platonique avec un autre. Le mari s'est vengé, et a tué de manière barbare l'aimé. Elle a voulu manger le cœur qui a été donné aux chiens. Puis elle s'est enfuie se promettant de venger ce crime. Comment ? En salissant l'honneur du nom du seigneur. C'est pourquoi elle se prostitue depuis quelques années jusqu'à ce qu'il l'apprenne. Le dandy est sidéré. Il rentre chez lui, ne parvient plus à sortir pendant un moment. Il apprend finalement la mort de la duchesse, de cette vie là. Se rend aux obsèques où elle a fait révéler son identité).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 janvier 2018 5 26 /01 /janvier /2018 09:27
Les paradoxes de l'ogre - "L'affaire Toukhatchevski", Victor Alexandrov

De vingt a trente ans deux sentiers de lecture approfondie m'ont beaucoup occupé. Ils sont extrêmement liés. Deux questions majeures me taraudaient.

Comment la grande espérance d'une nouvelle aube humaine - la grande lueur venue de l'Est- a t-elle pu déboucher sur une immense catastrophe, jusqu'à presque annihiler l'idée d'un autre monde possible que celui régulé par l'accumulation capitaliste. Et comment le nazisme, ce sommet de la violence humaine, a été possible.

 

Puis un peu épuisé par toutes ces horreurs, ce déluge de sang et d'acier, j'ai heureusement débusqué bien d'autres sentiers. 

Evidemment ces interrogations continuent, malgré tout, et elles ne cesseront de me pousser à en savoir plus, à consulter de nouveaux points de vue. Je suis tombé chez un bouquiniste sur un poche seventies d'un journaliste russe exilé, Victor Alexandrov, d'une tonalité "patriote russe", sur "L'affaire Toukhatchevski."

 

La liquidation du maréchal rouge, dirigeant suprême de l'armée, juste au rang inférieur au Commissaire à la Défense a inauguré une incroyable purge de l' armée, d'une ampleur telle qu'on se demande comment elle fut tenable sans réaction de type golpiste. A côté de cette entreprise meurtrière hémorragique les purges actuelles d'Erdogan ressemblent a une querelle de récré autour de cartes pokemon. Comment cela a t-il pu être envisagé, et possible ?


Pourquoi Staline a t-il cru bon de saigner ses officiers a un tel point ? C'est difficile de le saisir a la mesure de l'opacité de l'ogre géorgien. C'est un mélange.

 

Il y a un tournant stratégique d'abord. Staline veut passer un accord temporaire avec Hitler et le leader de l'armée rouge incarne nettement le projet de préparation d'une guerre centrale et même préventive contre le fascisme. Staline ressort un moment ce diable de Karl Radek (un personnage incroyable) du placard pour teaser les nazis sur ce qui deviendra le pacte d'acier (avant de le tuer). Et puis Staline, paranoïaque au plus haut point, pervers dans les formes utilisées (il appelle souvent ses victimes pour les rassurer la veille de leur arrestation), sans doute infecté par les fantômes, fonctionne en éliminant tout témoin des ses errements, revirements, faiblesses, erreurs, ignominies innombrables, même si ces témoins sont impuissants.

Comme s'il brisait des miroirs.

La folie de Staline semblait, c'est moi qui le dit, pas Alexandrov qui ne s'intéresse pas trop au tyran, plus à l'intrigue, projeter sur autrui ses propres tourments. En brisant les gens comme des statuettes, des fétiches, il semblait conjurer des souvenirs, des hontes, des petits secrets honteux. Par exemple il fit tuer tous ceux qui furent témoins des saletés de sa politique espagnole, plus préoccupée de chasser les gens de gauche indisciplinés que les fascistes.



L'imagination est dangereuse.

Staline a toujours frappé en anticipant sur ses adversaires ou potentiels adversaires. Ce fut le cas contre les oppositions internes et les possibilités d'intervention militaire. Avant même que les possibles adversaires n'imaginent leurs possibilités d'agir, Staline les imaginaient à leur place et les prévenaient par la déportation pour les plus chanceux, la torture mentale, l'assassinat et la persécution de leur famille, pour les autres. Le plus étonnant est que chacun pensait s'en tirer alors que l'on ne manquait pas d'exemple de la méthode stalinienne. 

 

Le sort de Toukhatchevski, qui n'a rien vu venir, alors qu'il avait assisté à l'élimination de Trotski, dont il avait proche, est intéressant a maints égards. Le destin du maréchal, issu des corps d'officier tsariste et de l'aristocratie, est témoin de la capacité de ralliement des bolcheviks a leur cause. Lénine a pu incarner l'idée d'une grandeur russe relancée. Encore aujourd'hui, des gens de droite respectent beaucoup la figure de Lénine, qui incarne un renouveau de l'orgueil russe écorné par la fin du tsarisme. On ne verra pas Poutine récuser Lénine, et malheureusement pas non plus Staline. La discipline au final suicidaire du loyal maréchal qui plus jeune vibrait a l'évocation de Bonaparte en dit long non seulement sur l'efficacité du NKVD pour dissuader toute tentation aventuriste de l'armée mais aussi sur l'autorité symbolique et le respect que le Parti avait réussi a inspirer en surmontant la guerre civile, et en assumant le développement industriel du pays à marché forcée. Ce tsunami d'acier avait converti des gens comme le maréchal au communisme, qui était l'autre nom, finalement, du Progrès ou de l'Histoire.


Dans le registre "la fin justifie les moyens" le stalinisme aura tout exploré et plus encore. Mais la liquidation du maréchal, boite de pandore dévastatrice, fut un sommet, et Alexandrov démêle le nœud d'un complot complexe, agrémentant son propos d'un mode de narration romanesque qui empêche de se perdre en route dans les méandres. Le livre n'est pas toujours rigoureusement construit, mais efficace.

 

Staline a laissé le maréchal continuer a prendre des contacts européens pour une alliance antifasciste. Dans le même temps Radek, décongelé de son bannissement, fort de son expérience d'envoyé du Komintern en Allemagne, était envoyé en discussion avec les allemands, les nazis ayant eux aussi reclassé nombre d'anciens serviteurs de l'Etat weimarien. Et surtout le NKVD utilisait un pathétique général tsariste exilé en France et agent double connu des soviétiques et des SS pour fabriquer des "preuves"... d'un complot du maréchal acheté par les nazis pour renverser le pouvoir a Moscou.

 

Sans se parler directement, mais se coordonnant spirituellement si l'on peut dire, les sinistres Heydrich le nazi et Iejov le boucher rouge ont coopéré sciemment pour prendre en étau le héros soviétique et le faire exécuter, préparant le terrain aux diplomates pour une entente  contre nature. En réalité entre deux systèmes totalitaires qui se comprenaient tout a fait avant de s'affronter. Mais Hitler avait raison de jubiler. C'est lui qui tirera les marrons du feu, Staline ne saisissant pas la proximité de l'affrontement, et vulnérabilisant son pays en le privant de ses leaders militaires.

 

Tout cela a été possible pour des raisons peu connues dont  Hans Magnus Ezenberger parle beaucoup dans son livre génial, "hammerstein ou l'intransigeance" et qui tiennent a la complexité des rapports URSS Allemagne. Des liens majeurs ont pu être réactivés ou évoqués avec perversité dans cette période. Déjà Lénine avait passé un célèbre accord avec l'armée allemande pour rentrer en Russie en 17 afin de provoquer la paix, l'Allemagne souhaitant se reconcentrer sur le front ouest. Qui avait servi d'intermédiaire ? Le polonais allemand Radek. Staline l'a garde au frigo pour cela.

 

Plus largement les fragiles régimes soviétique et de Weimar, isolés sur la scène mondiale, ont coopéré, après que le Komintern, toujours Radek a la manœuvre, eut échoué a déclencher la révolution en Allemagne, obsession de survie politique de Lénine et Trotski qui.ne croyaient pas au concept plus tard inventé par Staline, contre tout bon sens, de révolution dans un seul pays, qui plus est arriéré. Berlin devait devenir impérativement la capitale de la révolution internationale.  La vague révolutionnaire retombée, vers 1923, les soviétiques ont considéré que le mieux était encore de coopérer avec les allemands, pour briser un peu l'isolement soviétique, en attendant que le mouvement communiste allemand reprenne des forces, et prenne le dessus sur le SPD, alors pivot de la politique allemande. L'URSS et Radek jouera un rôle important, agira pour que l'Allemagne soit réintégrée dans le concert mondial et puisse négocier une révision plus douce de Versailles.

 

Urss soviétique et Allemagne social démocrate (la théorie du "front uni" entre communistes et socialistes est dessinée à ce moment là) ont donc beaucoup coopéré sur la scène diplomatique et conclu des accords militaires très ambitieux. Des généraux allemands ont pu diriger des manœuvres en Russie et Toukhatchevski comme d'autres a effectué des stages en Allemagne. Les traces de cette époque ont servi de matériel brut aux faussaires tchékistes, nourris en amont par les nazis, pour "prouver" la délirante idée de trahison "hitlero trotskyste" du maréchal. Pour faire tuer un général de ce niveau, Staline a du présenter un dossier solide devant le Bureau politique. Même si chacun savait à quoi s'en tenir, il fallait cependant sauver les apparences, respecter certains rituels. C'est le trait étonnant des pires totalitarismes de parfois respecter les formes; sans doute pour permettre à certains des acteurs de mieux dormir la nuit.


Quand après le pacte d'acier certains généraux de la Wehrmacht venaient assister aux défilés sur la place rouge avant de diriger leurs meutes vers Moscou, ils rencontraient de vieux amis. Le choc cataclysmique de 1941 oppose des dirigeants militaires qui se connaissent très bien, d'où la férocité des combats.


Presque inexplicablement, Staline fera preuve, lui le moins candide des hommes, de naïveté envers Hitler. il ne verra pas venir l'invasion. Déjà quand il liquide les chefs et les sous chefs de l'armée il n'écoute pas leurs avertissements mais cela dure, comme si ce grand psychopathe ne voulait pas se résoudre une fois de plus a sa spécialité du zig zag, à qui il donnait, avec sa malhonnêteté intellectuelle foncière, le nom de "dialectique". 

 

Jusqu'après le déclenchement de l'opération barbarossa il fait exécuter les messagers des alertes. il ne veut même pas voir les troupes allemandes s'amasser vers l'est. Etonnant aveuglement volontaire qui révèle que Staline ne veut pas se donner tort. En exterminant ses officiers il est directement responsable de la catastrophe de la première année de guerre et de dizaines de millions de morts russes qui s'ajoutent a son bilan sanglant.

 

Staline était tout aussi borné et dupe que les munichois occidentaux qui l'avaient convaincu, à force de veulerie, de passer le pacte d'acier. L'armée rouge décimée fut  écrasée par l offensive allemande et pendant un temps Staline reste pétrifié avant de lancer la "grande guerre patriotique" et de nouer les alliances avec anglais et américains. Paradoxalement, c'est l'occasion d une de ces dialectiques dont l'histoire est truffée, le vide permet a de nouveaux visages comme Joukov de prendre leurs responsabilités militaires et de prouver leur valeur comme le firent Toukhatchevski et d'autres en 1917. 



Je me permets d'en tirer une petite leçon pour le contemporain, heureusement dans un contexte qui n"a rien a voir avec les paroxysmes historiques du XXème siècle, du moins pas en occident pour le moment. On nous explique souvent, par une pédagogie fataliste, que l'on ne peut pas changer quoi que ce soit sous peine de susciter une "fuite des cerveaux". c'est le discours maître chanteur de la compétitivité. L'idée de bon sens, simplement raisonnable et juste, de plafonner des écarts de salaire, rien ne légitimant que quelqu'un puisse gagner dix mille fois ce qu'un autre producteur gagne, est repoussée à ce motif. Et bien l'Histoire, et ici celle de la Russie dans des conditions extrêmes, nous montre que la vie sociale a horreur du vide et que nul n'est irremplaçable. Si les élites partent elles sont remplacées par de nouvelles, personne n'étant préparé au devenir historique d'avance, chaque époque produisant ses nouvelles taches et ses figures de proue imprévues. Du pire il ressort toujours quelque leçon utile

 

 

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22 janvier 2018 1 22 /01 /janvier /2018 14:38
Ensemble, Soyons Moi, "L'énigme Tolstoïevski", Pierre Bayard

Pierre Bayard, dont on a déjà évoqué certains essais dans ce blog, n'a pas son pareil pour évoquer avec humour et intelligence des sujets immenses en utilisant le second degré, avec une sorte de radicalité ludique qui est l'intérêt du second degré (pousser les conséquences du second degré à son extrémité avec le plus grand sérieux, une exigence de cohérence. Ce qui a certes un côté un peu potache aussi).

 

Sa grande question, qui chemine au long de ses écrits, est celle du Moi. Y a t-il une permanence et une unicité du Moi ? Quelle est la substance du Moi ? Puis-je par exemple me demander ce que j'aurais fait pendant la seconde guerre mondiale ? Il n'est pas neutre évidemment qu'il soit, en plus d'un professeur de littérature, un psychanalyste.

 

Il continue ses jeux ontologiquement déstabilisants à la Borges, avec "l'Enigme Tolstoïevski", toujours dans cette verve : le Moi est-il permanent, et ici unique ? C'est en fusionnant deux auteurs, comme si c'était le plus sérieusement du monde (il se permet même d'évoquer le fait que certains auraient parlé de deux auteurs), qu'il développe la théorie des personnalités multiples. L'œuvre de ce Tolstoïevski, qui existe peut-être dans un des autres tiroirs du multivers, serait l'exemple parfait de l'existence en nous, non de plusieurs aspects de la personnalité, mais de plusieurs personnalités.

 

Par l'aspect ludique, la veine un peu délirante (pas tant que ça) qu'on creuse, on peut aborder avec plus de plaisir certaines explications pédagogiques. Et Bayard au passage par exemple déroule, autrement qu'un "Que sais-je ?" peut-être rébarbatif (quoi que j'aime bien les "Que sais-je ?"), la psychologie freudienne, dont il présente les failles, il se permet aussi ce luxe. Ainsi la théorie du "plusieurs Moi", vient concurrencer la théorie du Moi soumis à la pression de forces qu'ils paraît recouvrir. L'horizontalité des Moi se substitue à la topique freudienne et permet de l'expliquer au passage.

 

Bien évidemment derrière cet argumentaire, plein d'humour, mais qui soulève de vraies questions, notamment celle du Moi comme simple métaphore, ce que disait Valery, ou comme pur effet de langage, il y a une déclaration d'amour pour la littérature russe du 19eme siècle, les questions fondamentales qu'elle a su aborder, aussi bien chez Tolstoï que chez Dostoïevski. Par delà leurs différences, l'époque a réclamé d'eux certaines réponses. D'où une familiarité qui permet d'aller jusqu'à pouvoir dire qu'il s'agit d'une seule personne. Mais parfois évidemment, ça ne cadre pas. Alors on parle de crise. Comme chez chacun d'entre nous. Troublant en effet.

 

Pierre Bayard va analyser l'œuvre de ce Tolstoïevski et nous montrer que les phénomènes psychologiques qu'elle aborde ne peuvent être saisis que si l'on accepte l'hypothèse des personnalités multiples.

 

C'est le cas du coup de foudre amoureux. L'aspect irrépressible du sentiment ne peut s'expliquer que par le surgissement sur la scène d'une autre des personnalités que l'on accueille en soi. Et c'est pourquoi Tolstoï(ievski) peut écrire, à propos du prince André, quand il croise Natacha au bal : "un bonheur inconnu envahit son âme". Réciproquement, la subite disparition du sentiment amoureux, dans ce qu'elle a de brutal et d'incompréhensible (comment se fait-il que quelqu'un qui était l'évidence même n'existe plus ?), peut s'expliquer par cette pluri identité jusqu'au boutiste. Le temps est cette dimension même où peut se déployer au mieux l'existence des personnalités multiples. Toujours dans le domaine amoureux, ce que l'on appelle de nos jours le polyamour est aussi selon Bayard un effet de l'existence des personnalités diverses que nous portons.

 

Les personnages multiples compliquent encore la donne en s'exprimant parfois en même temps.  Notre tendance à ne pas être le même devant deux interlocuteurs doit s'analyser crûment, non comme l'effet de nuances, mais comme le produit de personnalités étanches dans un même corps. On mesure ici l'humour de Pierre Bayard devant l'étonnement que suscitent les personnages des romans russes cités. Le choc des personnalités peut conduire au masochisme, à l'auto agression, à la haine de soi, par exemple dans "Le joueur". Le problème du suicide, si préoccupant pour le romanesque russe, viendrait du fait qu'on ne s'accepte pas comme personnalité multiple. On juge anormaux des conflits intra psychiques qui sont inéluctables.

 

Le roman russe classique met en scène la violence. Le passage à l'acte, comme le coup de foudre, est souvent incompréhensible. Comme l'acte de Michel Piccoli, à la fin de "Max et les ferrailleurs" de Claude Sautet, quand il tue son collègue pour un caprice sans profondeur apparente. On dirait alors qu'un autre Max a surgi sur la scène. Un Max caché (l'exemple est de moi, Bayard en reste aux deux russes, et à Proust). Le langage nous est témoin de la justesse de la théorie : ne dit-on pas "être hors de soi" ?

 

L'auteur va jusqu'à proposer que la justice acquitte les criminels quand on peut attester du fait qu'une personnalité seconde, comme dans le film comique "Fous d'irène", a commis un crime que l'on veut imputer à quelqu'un d'autre qui habitant le même corps n'a pas commis.  En cela, Monsieur Bayard, vous rappelez à ma mémoire le recadrage cinglant d'un prof de philo de lettres sup à toute la classe tombée dans l'ornière, justement à propos de Dostoïevski et qui nous expliquait que la justice n'a pas besoin, théoriquement, du concept de responsabilité morale pour punir. Il lui suffit de sanctionner la cause. Et citant Spinoza il disait que nous punissons bien le serpent d'avoir mordu même si le serpent n'est pas "libre".

Si ce corps abrite une personnalité criminelle, alors il faut neutraliser et discipliner ce corps, et peu importe la notion de responsabilité. Le chapitre ici, audacieux, ne tient pas tout à fait.

 

Après avoir fini ce livre, il m'est ("il nous", comme conseille de le dire Bayard désormais, en une sorte de conclusion sur un écriture inclusive qui inclurait... non pas les femmes, mais nos personnalités foisonnantes) arrivé deux choses. J'ai choisi, inconsciemment un livre dans mon stock sur Toukhatchevsky, le maréchal soviétique. A l'analyse je me dis que cet essai de Bayard n'avait pas tout à fait terminé en moi, et en m'arrêtant sur ce nom je continuais un peu de ruminer Tolstoïevski. L'inconscient existe bel et bien, on le rencontre bien souvent si on y prête soin, pour le meilleur et le pire. C'était bien moi qui avait lu Bayard et pas un autre, en tout cas ! Et puis sur un réseau social, je suis tombé sur un article sur les 120 personnes dans le monde qui sont des "chimères génétiques". Il s'agit d'embryons jumeaux au départ, et l'un deux a subsumé l'autre. Aussi il n'y a plus qu'un seul bébé, qui a deux identités génétiques, et on peut en voir une trace dans une différence de couleur de peau sur le ventre. La théorie des personnalités multiples n'est pas si déjantée que cela. La nature offre aussi surprenant.

 

 

 

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5 novembre 2017 7 05 /11 /novembre /2017 00:04
Des vrais secrets des sorciers - "Les mots, la mort, les sorts", Jeanne Favret Saada

Est-ce que parler c'est agir ? Du coup est-ce que parler peut être criminel ? Est-ce que parler peut être salvateur ?

 

Oui, oui, oui, très nettement, si l'on en croit Jeanne Favret-Saada, dans son livre devenu classique de l'ethnologie, et pourtant si intempestif du point de vue des sciences sociales : " Les mots, la mort, les sorts" (première partie d'une enquête dont la suite est consacrée au désensorcelement).

 

Une lecture inhabituelle, déroutante, inédite, et donc tellement heureuse.

 

"En sorcellerie, l'acte c'est le verbe". Et la parole c'est le vecteur du pouvoir. D'où la prudence du discours sur la sorcellerie, composé d'euphémismes, d'évocations indirectes (le sorcier est "le salaud" par exemple).

 

A partir de l'étude de la sorcellerie dans le bocage de l'ouest français, en Mayenne, la plongée détaillée dans des histoires de sorcellerie auxquelles elle accède, elle démontre que la parole ça peut être la guerre, ou en tout cas une lutte à mort. La parole, en sorcellerie, ce n'est jamais neutre. C'est participer de la sorcellerie, comme sorcier, ensorcelé, désensorceleur.

 

C'est pourquoi pour ne pas renoncer à son domaine d'études l'ethnologue a du aller au delà de la posture participante de l'observatrice, et accepter d'entrer dans ce monde, comme ensorcelée. Le discours de sorcellerie la plongeait dans une anxiété forte, qui se manifeste par des accidents d'automobile, ce qui précisément pouvait, d'après ses interlocuteurs, être formulé comme le résultat d' un sort.

 

Et tel était bien le cas dans la mesure où l'ethnologue était "prise" dans le discours de la sorcellerie, les enjeux soulevés par ses relations dans le bocage la plongeant dans des tourments)

 

Elle a aussi été prise à ce discours, car reconnue comme désensorceleuse, puisqu'elle était désignée comme telle, et essayait de répondre à cette demande en considérant qu'on pouvait, comme elle l'avait fait en analyse, guérir par les mots (la sorcellerie des villes, en somme). C'est d'ailleurs le stress déposé par les attentes à son encontre (notamment la mort du sorcier, car il s'agissait de "chasser le mal par le mal") qui a déclenché ses tremblements, ses accidents, et donc sa reconnaissance comme ensorcelée. Et Mme Favret Saada était consciente de l'effet possible de ce discours sur le sorcier désigné, tout reposant sur des effets de discours (et donc la suggestion d'angoisse et tout ce qu'elle peut avoir de destructeur).

 

Il n'y a dans la sorcellerie que de la circulation de force. Donc, en se positionnant comme observatrice, l'ethnologue restait exclue. Elle ne pouvait que recevoir un discours barrage, de dénégation, de folklore. Ce n'est qu'en entrant dans le jeu qu'elle pouvait recevoir le discours authentique de la sorcellerie. Ce qui est advenu. Avant cela elle n'a réceptionné que "billevesées" données aux parisiens avides de curiosités.

 

Le désensorceleur fait finalement ce que le patient souhaiterait de son thérapeute. Il lui dit qu'il a la solution pour lui. Il valide ses fantasmes et dit qu'il a la solution. Ce qui peut être très efficace. Et quand ça ne l'est pas, c'est que le sorcier est trop fort, que l'on n'a pas encore trouvé le bon magicien. Quant à la désignation du sorcier, elle sera confirmée par le malheur que ne manquera pas de rencontrer celui-ci, à un moment. 

 

Max Weber disait à peu près que les effets sociaux d'une illusion ne sont pas illusoires, et c'est bien ce que constate Mme Favret-Saada. C'est pourquoi elle prend, contrairement à la presse de son temps, celle qui se moque des "arriérés" (nationale), ou qui les minorise dans leur milieu (presse locale), le discours de sorcellerie au sérieux. Pour l'ethnologie, dit-elle, "l'indigène a toujours raison".

 

A cette époque, mais peut-être des gens justement comme Favret Saada ou Tobie Nathan ont pu changer un peu cela en étant lus par les psychiatres par exemple, le système de sens dont il s'agit était considéré, au regard de la culture développementaliste et positiviste dominante, comme une aberration.  Or, il est tout à fait subtil. C'est une culture. Elle a sa part de noblesse. Elle a ses raisons que la raison ne saurait ignorer.

 

Ce que manifeste la sorcellerie, c'est un discours symbolique, incluant les métaphores du désensorcelement (planter des piques dans un coeur de boeuf par exemple) sur le "malheur biologique". La maladie, la mort, des humains et des animaux de l'exploitation, la perte de la récolte. Un discours qui permet de gérer les angoisses de la condition humaine, qui est aussi condition sociale. Dans un milieu où les interactions sont limitées en nombre, et où comme le constate l'ethnologue la vigilance constante vise autrui, dont le poids individuel est incomparable avec celui d'un passant urbain que l'on croisera dans nos métropoles.

 

Prenons la figure du sorcier, qui n'est jamais que désigné, personne ne se dit sorcier, aucun sorcier ne prend la parole, et sans doute il n'y a pas de sorcier qui réellement jetterait des maléfices, car justement on ne le voit jamais, et il ne peut d'ailleurs agir que sans être vu, ce qui tombe à point. Ou bien il agit en vous parlant banalement, en vous serrant la main, en vous croisant par le regard. Ce qui tombe aussi à point.  Il n'est qu'une projection sauf exception. Mais réel dans le symbolique il est réel dans ses effets. 

 

Le sorcier est un être doté de "force", mot clé de tout ce discours. Il en possède en excédent et ainsi vient porter malheur aux ensorcelés. Il est désigné par un annonciateur, combattu par un désensorceleur, et quand il meurt ou souffre il est confirmé comme sorcier. Si ce n'est pas le cas, c'est qu'il est bien trop "fort"

.

Le sorcier s'en prend au chef de famille ou chef d'exploitation. S'il atteint les proches, les biens, c'est toujours au chef de famille, porteur du nom, qu'il s'en prend. La crise de sorcellerie est décelée quand une succession de malheurs frappe une famille. Le mauvais sort, donc. Notre langage a gardé l'expression.

 

Que dit la figure du sorcier "jaloux", et donc malveillant ?

Une angoisse que je qualifierais de malthusienne, dans le cadre de certains rapports de propriété. Le fait que tout est cadastré, tout a un nom, tout est propriété dans le rural français, est le contexte fondamental. Il n'y a pas de nouvelle frontière dans le bocage. Donc pour élargir sa puissance il faut atteindre les autres. Les "crises de sorcellerie" surgissent quand des enjeux sont là, manifestant, pour des mariages, des projets fonciers, ou des questions d'accès au conseil municipal, qu'il n'y a "pas de place pour deux". 

 

Le désensorceleur alors, lui aussi en surplus de force, vient le combattre en venant compenser la faiblesse de l'ensorcelé. Tout repose sur la circulation d'une force vitale, mue par une force magique. La crise de sorcellerie manifeste l'angoisse qui procède du fait que le système de noms qui organise la société rurale ne protège pas de tout, et donc est débordé. La sorcellerie figure ce débordement là.

 

Pour les sorciers aussi, les effets d'une illusion ne sont nullement illusoires. L''ethnologue constate pour un cas particulier qu'un désensorcellement fonctionne et que la personne désignée comme sorcière décède, après un départ brutal en hôpital psychiatrique. Après enquête on voit que la dite sorcière est sans doute morte d'une panique désorganisatrice immense, à un âge avancé. Elle a certainement su qu'elle était désignée comme sorcière et visée par les agissements d'un désensorceleur. C'est donc le lien culturel, qui fait qu'on "y croit", qui crée ici le sorcier ("moins on en parle, moins on est pris" disent les habitants du bocage) et donne raison au combat contre le sorcier. Le briseur de sorts a tenu sa promesse. 

 

Et ce qui est frappant, c'est que tous disent que ça ne marche que "si on y croit". Que ça ne peut d'ailleurs fonctionner que là "où on y croit", dans le rural profond. Et pas ailleurs. En disant cela, les habitants du bocage disent, au fond, qu'ils savent de quoi il s'agit. Même s'ils n'accèdent pas au registre d'analyse de la force de la suggestion. Mais on a tort de les prendre pour des arriérés. Ils fonctionnent au sein d'un système symbolique partagé et efficace parce que liant une société. En voie de disparition, certes, isolée, et qui doit se taire. Ils comprennent parfaitement tout cela, et c'est ce dont ils ont besoin dans leur contexte. " Faut être pris pour y croire". Pris dans ce discours là, de la sorcellerie. Et l'ethnologue a accepté de s'y laisser prendre. Pour le bien de notre compréhension d'une culture venue de loin, d'avant la modernité.

 

Est-elle encore à l'oeuvre après quarante ans passés et le rural balayé de tellement de crises ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il n'en reste que du petit bois coupé de sa sève, mais pour qu'elle soit active il faut que son langage soit partagé, sinon on peut craindre qu'elle ne reflète plus que des fantasmes personnels, sans ancrage authentique. 

 

 

 

 

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17 octobre 2017 2 17 /10 /octobre /2017 03:47
S'exposer à la honte pour tuer la honte : " La honte - Réflexions sur la littérature" - Jean-Pierre Martin

En défendant l'idée selon laquelle c'est la honte qui constitue le motif essentiel de la littérature, Jean-Pierre Martin nous convie dans un voyage plaisant et touchant à travers les œuvres de très nombreux écrivains (Nizan, Broch, Bernhard, Kafka, Gombrowicz, Camus, Coetzee, Levi, et bien d'autres)   et développe une psychologie d'un sentiment qui manifeste au plus haut point le caractère politique de l'humanité. Car la honte c'est la présence du spectre d'autrui, en soi, devant soi, derrière soi, tout le temps.

 

Dans "La honte, réflexions sur la littérature", l'auteur analyse le romanesque comme un moyen de briser la honte portée par l'écrivain. Il ne cesse ainsi de proposer des définitions de ce sentiment violent, comme celle-ci, très juste me semble t-il :

 

"le tourment de voir constitué notre moi par autrui". 

 

(Si vous voulez enrager quelqu'un sur un réseau social, mettez-vous donc à l'objectiver. Ce qui déclenchera sa fureur, inévitablement. Etre objectivé c'est se voir privé de ses subterfuges. C'est se rappeler à ses déterminismes insupportables et vertigineux.)

 

L'essai de Jean-pierre Martin oscille entre l'analyse de la honte qui ressort de la fiction, mais qui se loge aussi dans l'acte même de l'écriture, les deux hontes étant inséparables.

 

Ecrire c'est une autre façon de paraître, mais c'est toujours paraître. Les développements littéraires semblent dévoiler mais restent des masques, les ombres renvoient aux ombres.

 

"La honte propre à la littérature , ce serait ce malentendu recherché".

 

Je te dis tout, mais ce tout n'est peut-être qu'un tout encore négocié. Si l'on débusque la honte un peu partout dans la littérature, elle fuit entre nos mains. La confession est parfois dissimulée dans ce qui n'apparaît pas comme tel, et une honte peut en cacher d'autres. Il y a des livres où la honte se dépasse avec l'aveu, comme pour l'homosexualité, parfois de manière à peine indirecte.

 

Publier expose à la honte, parce que l'on est exposé à la critique, qu'évidemment ce qui est figé dans la page ne peut être changé et appartient à l'incontrôlable lecture. On a vu tant d'écrivains détruire leurs manuscrits (Gogol), ou de manière plus ambiguë comme Kafka souhaiter qu'on les détruise. Tout écrivain est placé face à son insuffisance :

 

" Tout texte renvoie au grand Texte. Au Livre sacré".

 

Il y a toutes sortes de hontes, mais Jean-Pierre Martin, qui les classifie et les décrit ne manque pas de les relier à une honte- colonne vertébrale : la honte ontologique de l'être humain. 

 

La honte, intime par excellence, n'est pas forcément honte de soi, elle peut être honte transmise, honte par procuration (j'ai honte pour lui), honte collective, honte immémoriale. On peut avoir honte pour autrui : " La honte leur interdisait de se regarder en sa présence" (Marguerite Duras).

 

Les hontes individuelles sont indémêlables des hontes sociales, et évidemment le personnage romanesque est à même de signifier cette intrication. Il y a la honte d'être pauvre, mais aussi celle d'être petit bourgeois, d'être blanc, d'être noir.

 

La puissance de la honte c'est de s'affranchir du temps, de resurgir, comme une rivière enterrée, tout aussi puissante.  "L'enfant humilié est un éternel enfant", et il aura du mal à se départir de ce sentiment. Toute la littérature le crie. Ceci notamment depuis Rousseau et ses Confessions, qui invente l'autobiographie et ouvre le temps des "épousailles" entre honte et littérature. Jusqu'à une littérature qui s'avère véritablement "pornographique", son but étant de tout dire.

 

Tout l'essai repose sur cette double nature de la honte. L'écrivain n'est pas que l'enfant honteux, humilié dans sa pension, ou l'adolescente confrontée au déchirement familial par sa trajectoire (Ernaux), qui a décidé d'écrire pour échapper à la honte. Il est lui-même confronté à la honte de l'écriture face au réel, au sentiment d'imposture qui résulte de cette confrontation, au fait que l'écriture est une limitation.

 

L'écrivain est inéluctablement conduit à affronter une "honte métaphysique" qui s'ajoute aux hontes sociales.     La honte littéraire est souvent une honte du corps, chez l'écrivain comme chez le personnage, mais elle l'est doublement. C'est le corps difforme, laid, fébrile, de l'écrivain, mais c'est aussi le corps humain tout court. L'Etre là du corps. Le corps de Roquentin, incompréhensible, dans la nausée. Le corps de la Métamorphose Kafkaïenne.                                                                                                                                         

Le roman nous apprend beaucoup sur la honte. "Lord Jim" de Conrad, dont le thème central est une honte, nous la présente non pas comme le résultat d'une faute originelle, mais d'un pur événement romanesque. Jim a honte d'avoir été lâche en quittant un bateau qui coulait. Il en vient à exposer pleinement son narcissisme moral hérité de la mégalomanie infantile (concept du psychanalyste André Green), à produire l'Autre comme une production fantasmée (qui le scrute). La honte apparaît ainsi dans ce roman majeur comme profondément liée à l'orgueil, qu'elle côtoie en un "Tribunal intérieur". L’événement vient ainsi activer un sentiment qui se loge dans l'enfance, et la littérature plonge autant qu'il est possible dans les souvenirs d'enfance.

 

La honte a une fonction sociale mystérieuse, comme le montre "La lettre écarlate" de Hawthorne, où une femme abattue par la honte devient une sorte de sorcière respectée, forte d'un savoir social que l'expérience de l'indignité totale lui confère (les anthropologues décrivent ce genre de personnages, aux lisières des forêts amazoniennes, repoussoirs et respectés, portant sur eux les fautes du passé et les leçons).

 

Pour certains la littérature sera un parcours de sortie de la honte. Comme pour Duras, qui évolue de la honte à l'impudeur. Comme pour Genet, qui clame que "mon orgueil s'est coloré avec la pourpre de ma honte".

 

Il y a aussi les hontes insurmontables, comme celles des écrivains qui abandonnent la fiction, comme Broch, ou celle de Primo Levi, qui se suicide après nous avoir légué "Si c'est un homme". Jean-Pierre Martin parle longuement de la "honte des survivants" aux camps de concentration. Honte d'avoir laissé les autres, d'avoir survécu à leur place. Honte d'avoir subi de telles atrocités. Honte de vivre dans un tel contraste avec le passé inimaginable pour autrui. 

 

Ecrire, c'est la solution, plus prosaïquement, des grands timides. De Stendhal, Leiris, ou Rousseau. Le moyen de ne pas parler quand on n'aime pas sa voix. 

 

Les romans illustrent les tentatives de surmonter la honte : libertinage et cynisme, solution bouffonne, solution transformiste (y compris "la métamorphose"), solution fugueuse, voyeuriste, comique, suicidaire, violente.

 

Mais est-ce si efficace, d'écrire, pour guérir sa honte ? C'est une question qui se pose aussi à la psychanalyse, finalement, que celle de Jean-Pierre Martin :

 

" N'est-ce pas éventuellement la honte des mots - et non des choses -

qui a été dépassée ?". 

 

En écrivant, est-on capable de vider la honte, ou simplement d'en rester au niveau superficiel de la langue ? Est-ce que nommer libère ? 

 

 

 

 

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4 octobre 2017 3 04 /10 /octobre /2017 09:18
Terrestres du monde entier, unissez-vous - "Où atterrir ? Comment s'orienter en politique" - Bruno Latour

Dans un petit essai d'intervention, "Où atterrir ? Comment s'orienter en politique", Bruno Latour, un des penseurs qui me semble les plus cités dans la production d'idées contemporaine, veut attirer l'attention sur l’événement considérable que constitue l'élection de Donald Trump, ou plutôt son premier acte politique décisif, qui aux yeux de Latour est d'une portée immense : la dénonciation de l'engagement des Etats-Unis dans les objectifs de la COP 21. Il s'agit pour l'essayiste d'un "tournant politique "mondial. Ses effets sont encore indiscernables et imprévisibles. 

 

La décision de Trump est un aveu décisif, qui a le mérite de la franchise : pour les classes dominantes de la planète, l'objectif n'est plus de diriger un monde commun, mais de s'organiser en anticipant les chocs induits par l'épuisement de la planète. L'idée selon laquelle il n'y a pas de place pour tout le monde est entérinée, et Trump ne juge pas nécessaire, tout à sa démesure, de le cacher. Latour ne cite pas Malthus, mais il me semble que nous assistons là à un retour à une lecture "ultra" de ce théoricien libéral, revivifié pour l'occasion. Alors que tout au long du XXème siècle, la bourgeoisie aura plutôt promis des lendemains qui chantent pour tous.

 

A la fin de la COP 21, l'angoisse a saisi chacun lorsqu'on a constaté que même en respectant les objectifs élevés de la conférence, l'humanité ne pourrait éviter le changement climatique et de lourdes conséquences. La généralisation de l'american way of life est devenue nettement utopique. Ce fut le moment symbolique d'une révision déchirante des perspectives d'avenir, qui devenait de plus en plus nette dans les esprits. Mais pour les classes dominantes, la prise de conscience est antérieure. Ce qui pour Latour constitue une explication du durcissement de la globalisation libérale. 

 

Là où Latour exagère un peu à mon sens, c'est quand il lie la naissance de la révolution néolibérale à la prise de conscience du mur climatique vers lequel nous fonçons. Le tournant est pris dans les années 70 avec la fin du système de Bretton woods. Il s'approfondit avec la disparition du bloc soviétique. La recherche d'un compromis entre les classes sociales n'a été finalement que circonstancielle.

 

Par le "négationnisme climatique", Trump vient donner un sens profond à l'accélération du développement des inégalités, à la dérégulation. Devant l'horizon séparatiste qui devient perceptible, les "élites" ont commencé à s'organiser, à capter tout ce qui est possible, à ramasser la mise sur la table de jeu. L'option d'un monde équilibré qu'ils dirigeraient est abandonnée. Il s'agit d'un choix "post politique", séparatiste à l'égard des moins puissants, mais aussi des générations futures. Il faut profiter maintenant, tant pis pour les autres, tant pis pour les futurs arrivants. Les classes dominantes se comportent comme le Lord Jim de Conrad au début du roman. Ils quittent le navire.

 

Tout semble évoluer vers un monde qui ressemblerait à l'Elysium de Neil Blomkamp (dystopie cinématographique, pas si dystopique que cela). Dans ce film (Latour ne le cite pas), une petite classe dominante a installé dans l'orbite terrestre une cité de privilégiés, en y concentrant tous les centres de décision mais aussi le monopole des bienfaits technologiques, non partagés. Pendant ce temps, la terre, pourrie par la pollution, est transformée en atelier sous férule policière, où les travailleurs sont retournés à des conditions de vie tout aussi impitoyables que sous la révolution industrielle.

 

Dans une perspective systémiste, cet aveu de la désolidarisation complète de la classe dominante pourrait ne pas être décourageant. En effet, il pourrait accélérer la prise de conscience de la situation dans la population mondiale, à qui l'on dit qu'elle ne compte plus dans les calculs de la petite classe surpuissante qui possède et décide.

 

Un deuxième acte fort de Trump est son positionnement anti immigration radical. C'est encore un symptôme d'alerte, comme la première prise de position.  Il y a un lien très fort entre la situation engagée par la crise climatique et ces enjeux migratoires.

 

Que dit cette crispation violente, qui vise à gagner du temps politiquement, à diviser tous ceux qui n'auront pas les moyens de se protéger de la destruction des territoires ? Elle dit que pour tout le monde, le sol est en train de se dérober.

 

Nous risquons d'être tous "privés de terre". La question politique se reconfigure donc radicalement, vers la question : comment atterrir et conserver un ancrage ? Ce que vivent les migrants annonce la future condition de tous, et la crispation identitaire, si elle ne répond en aucune façon aux questions posées, est la prescience de cette perte de sol, désormais partagée.

 

Nous sommes en réalité débordés par les deux bouts.  Les questions qui sont posées échappent à la souveraineté limitée du local, le repli n'a aucun sens. Et en même temps la planète est trop grande, trop complexe, pour nous permettre d'agir aisément, depuis là où nous nous trouvons. 

 

La question du climat, et par conséquent du refus de la réalité de la crise climatique par les plus puissants, est l'horizon politique de notre temps.

 

Le discours des "modernes" entre donc en crise fatale. Jusqu'à présent, les conflits se formulaient entre anciens et modernes. Les modernes globalisaient, et renvoyaient les tenants du local au conservatisme, au passé. 

 

La réaction, comme on le voit avec le Brexit, est la tentation de retour au local. Le problème est que c'est illusoire. Ce local là n'est pas celui qu'on espère.  Ainsi la tension entre le global et le local n'est plus une tension, mais "un gouffre".

 

L'environnement n'est donc plus le décor de la politique, il est un acteur politique lui-même. Bruno Latour cherche les bonnes métaphores. Il dit par exemple que c'est comme si le décor du théâtre s'était mis à jouer dans la pièce. Déstabilisant. 

 

Corollaires : la nature est désormais territoire. La géographie physique et la géographie humaine ne sont plus à distinguer. La notion d'environnement, même, comme réduction à ce qui nous environne, n'est plus pertinente.

 

La grande tâche politique est donc de transformer la réaction vers "le local" considéré comme repli illusoire, en politique du territoire. Ce qui est une intuition qu'on retrouve dans le concept de Zones A Défendre. Nous devons ainsi selon Latour transformer les affects politiques. Le partage du souci du terrestre peut et doit en tout cas constituer le ferment de nouvelles alliances sociales.

 

Le grand clivage sépare ceux qui se créeront des terres artificielles à eux, ils sont très peu, et ceux qui sont terrestres et doivent défendre la pérennité de la vie humaine, indissociable d'un territoire où ils sont en interaction avec d'autres éléments, d'autres êtres vivants que les humains. A l'âge de la question sociale succède l'époque de la question géo sociale.

 

Il y a eu un moment fugace, dans le passé, où un peuple s'est levé en se fondant sur une telle approche géo sociale. C'est le temps d'inauguration révolutionnaire des cahiers de doléances, qui a précédé la prise de la Bastille. Il est temps aussi d'interroger le passé, car une des exigences de la modernisation permanente a été de briser les transmissions. La notion de territoire implique aussi celle de continuité, avec le futur et donc avec le passé.

 

Saurons-nous passer d'un univers mental fondé sur le progrès continu, ou sur son implosion déstabilisante, à un univers dialectique où nous devons à la fois mondialiser notre point de vue tout en le territorialisant, sans opposer artificiellement le local et le global, mais en considérant qu'il s'agit pour nous autres et nous tous de vivre la même époque où la question climatique vient tout changer ?

 

En proclamant, au nom des siens, que peu importe ce que nous deviendrons, Donald Trump va peut-être, qui sait, être à son corps défendant celui qui aura suscité l'électrochoc nécessaire en cette direction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 septembre 2017 2 26 /09 /septembre /2017 19:20
La littérature protège l'insoluble - " Le point aveugle" - Javier Cercas

C'est en farfouillant dans le rayon "hispanique" d'un libraire que je suis tombé sur un essai littéraire écrit par un de mes écrivains contemporains préférés, où il théorise le type de roman qu'il affectionne (ce type de bonne surprise est un des meilleurs arguments pour la défense de la librairie. La surprise vous y attend). Dans "Le point aveugle", réécriture d'un cycle de conférences que Javier Cercas a données à Oxford comme Professeur invité, le propos se fonde notamment sur deux livres que j'ai beaucoup aimés - "Anatomie d'un instant", et "L'imposteur"- et sur d'autres romans que j'aime, ce n'est pas fortuit, pour défendre la thèse suivante : le roman a pour but de compliquer les questions, pas d'y répondre.

 

C'est aussi ce qui me plaît dans le roman. Mais je pense que Cercas aurait pu élargir et appliquer cette théorie à la "littérature" plus globalement. Il le fait sans le dire d'ailleurs, quand il cite "En attendant Godot" de Beckett comme exemple de recherche de ce fameux point aveugle.

 

La littérature du "point aveugle" commence avec le premier roman moderne, le "Quichotte", et elle s'oppose à une autre tradition, celle du roman réaliste du 19eme siècle (qui n'est pas le "roman vrai", celui-ci est tout à fait adapté à la notion de point aveugle). Le point aveugle est précisément ce par quoi le roman en question parle le plus. Et Cercas de trouver cette très belle description de cet angle obscur :

 

" ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution".

 

Alors que tout le monde, dans notre société d'expression généralisée (dont ce blog est le symptôme), a quelque chose à dire, le génie du romancier est de mettre le doigt sur un lieu qui reste sans réponse, vertigineusement ouvert.

 

Ce concept de "point aveugle" conduit Cercas à défendre l'idée selon laquelle on peut nommer roman des œuvres qui ne relèvent pas de la fiction, comme son "anatomie d'un instant" qui dissèque l'image télévisée de trois hommes refusant de se coucher sous les tables, lors de la tentative de coup d'Etat dans le parlement espagnol en 1982. Le roman a toujours "cannibalisé", depuis Quichotte, tous les autres genres. C'est un genre impur. Et il le reste.

 

La littérature, cette "supercherie" acceptée, se joue de la réalité, le roman post moderne lui, qui naît avec Borgès, ajoute une couche, en se jouant même de la littérature elle-même. Mais la réalité est elle-même une fiction, comme ce coup d'Etat qui est l'objet de toutes les interprétations, de tous les récits possibles, de toutes les fictions. Comme l'assassinat de Kennedy pour les américains, ou la mort de Marylin. Aussi le roman vrai, le roman à la " De Sang froid" de Truman Capote, ou l'oeuvre hybride comme "anatomie d'un instant", agitent une matière d'emblée concernée par la fiction.  Par ailleurs, toute fiction est une part d'imaginaire et de réel. Les écrivains des œuvres hybrides déploient les méthodes du romancier, et d'abord l'obsession de la forme. Le littérateur est celui qui pense qu'il doit trouver la bonne forme pour accéder à une part de vérité.

 

Le romancier choisira des questions, que d'autres, comme l'historien, ne choisiront pas. Et ces questions ne le mèneront qu'à approfondir la question. Ainsi l'Historien peut analyser le fameux coup d'Etat dans ses motifs et son déroulement mais il ne pose pas la question du mystère de ces trois hommes qui ne bougent pas. Leur mystère intime.

 

Le romancier lui, choisit ce prisme, et évidemment il aboutit au mystère humain. A sa part d'"insoluble", adjectif qui revient fréquemment dans l'Essai. Insoluble, comme la personnalité profonde du personnage décrit comme l'Imposteur par un autre livre de Cercas. Ce monsieur qui s'est fait passer pour un déporté pendant longtemps, sans qu'on ne comprenne vraiment jamais pourquoi et ce qu'a pu signifier pour lui la levée de l'imposture, en quoi elle résonne avec d'autres de ses impostures. On ne comprendra jamais vraiment pourquoi un autre imposteur, celui  dont Emmanuel Carrère parle dans "l'adversaire", choisit de se compliquer toute une vie et d'aboutir au drame total, en mentant sur sa réussite au diplôme de médecin.

 

La vérité du romancier est donc complémentaire de celle de l'Historien. Mais en fait le fantasme de Cercas est d'écrire des livres qui permettraient de marier ces vérités dans une même narration.

 

Il s'agit, plus encore de "protéger les questions des réponses".

Car nous cherchons, mais où serions-nous si nous avions les réponses ? Nous serions dans quelque chose qui ressemblerait à "1984" assurément. Nous ne pouvons que prétendre à des bribes de réponse, à des réponses approchées, contradictoires, fragiles et percutées par les discussions. Tant mieux, cela nous protège de la stupidité la plus crasse et du totalitarisme. 

 

Le roman est donc une affaire sérieuse. Ce n'est pas une affaire de divertissement même si la lecture divertit. Jeune, Cercas ne supportait pas Sartre, et sa théorie de l'engagement, désormais, à la lumière de ses lectures puis de son amitié avec Vargas Llosa en particulier (dont il analyse le premier roman comme exemple d'oeuvre du point aveugle) il considère que oui, le roman est engagé. Existentiellement engagé. Il s'agit de défendre l'existence d'un monde ouvert, où les solutions ne sont pas données d'avance. 

 

Ce sérieux passe paradoxalement par l'ironie, le registre, justement, des paradoxes. C'est l'ironie qui sème le doute. Quichotte est ironique de bout en bout.  Le personnage est ambigu, il est à la fois clairement fou et tout à fait cohérent dans son cadre. Il ne nous mène qu'à d'autres interrogations. L'ironie est un ton qui porte tout et son contraire. 

 

Le romancier par excellence du "point aveugle" est Kafka évidemment. Peut-être le plus explicite en cette tradition.  Cercas, reprenant Borgès, qui aimait à déstabiliser le Temps, explique qu'un auteur aussi puissant que Kafka parvient à rendre kafkaïens des auteurs qui ont écrit avant lui, comme Melville et son Bartlby. Pas de meilleur exemple de point aveugle que le fameux soupir de Bartlby, qui lui sert de réponse à tout, et à justifier sa passivité : "I would prefer not to". La conclusion est donc l'ouverture sur un océan insondable d'interrogation sans fin. Le cadeau de la littérature est cet océan. Chez James, en lisant le terrifiant "Le tour d'écrou", on ne pourra pas conclure si les visions sont des spectres, si les spectres expliquent les visions, si l'on devient fou parce qu'on est damné, ou si la folie crée les démons. 

 

Si le livre peut, ce sont les thèses d'Eco et de Barthes, appartenir au lecteur, c'est bien parce qu'on a fait sa place au lecteur. C'est pourquoi la littérature n'est pas forclusion. La littérature est à cet égard, dit Cercas, aux antipodes de la politique (c'est un argument qu'en son temps on aurait du opposer aux "réalistes socialistes"). Le politique synthétise les enjeux, et donne une réponse. J'ajoute qu'il fait tout pour naturaliser cette réponse, comme la seule possible ("je suis pragmatique"). Le romancier lui, complique à l'envie, et vous plonge dans les ruminations. 

 

" C'est pourquoi les bons politiciens sont d'habitude si mauvais écrivains, et les bons écrivains si mauvais politiciens".

 

Mais lisez donc ce bel essai, écrit avec la clarté qui résume toute l'absence de snobisme de Cercas, car si à ses yeux tout écrivain porte en lui un critique, tout critique un écrivain, il reste que "la littérature a toujours un pas d'avance sur la critique, pour la même raison que l'explorateur a toujours un pas d'avance sur le cartographe".

 

 

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7 septembre 2017 4 07 /09 /septembre /2017 18:03
Mots et maux en partage - "Tenir - douleur chronique et réinvention de soi-, David le Breton

 

" Pour chasser la douleur du monde, on a été obligé d'inventer les dieux"

Nietzsche

 

Au fil de mes lectures et de mes réflexions, je m'en suis convaincu, en m'arrachant peu à peu aux évidences linguistiques, la nature de l'homme c'est la culture, et la culture c'est sa nature. L'homme surgit à partir du moment où il crée la culture. C'est l'invention de la culture qui le sépare de l'animalité. Il se met à cultiver le monde et à se cultiver. Il envahit le monde de sens, se tisse de sens. Il y a bien une nature humaine, et c'est justement le fait d'être un être de culture. 

 

Notre langage, en occident, a tellement intégré cette opposition critiquable  (qu'on retrouve aussi dans le clivage inné/acquis) qu'il nous force à penser dans ses fourches. L'anthropologie, par son intérêt pour l'universel, pour les cultures diverses, est le domaine de la pensée le plus fécond pour inventer un autre moyen d'appréhender le monde. 

 

C'est pourquoi il est particulièrement pertinent de proposer, comme le fait David le Breton, dans "Tenir (douleur chronique et réinvention de soi), une anthropologie de la douleur. Car chez l'humain, même "la biologie n'est pas un morceau de nature en position extra territoriale au regard de la culture".

 

La douleur est révélatrice de l'impasse de la pensée qui oppose nature et culture. L'auteur dit ainsi que la douleur "disqualifie les dualismes : corps et âme, physique et psychologique, organique et psychique, subjectif et objectif, visible et invisible". Et l'auteur de citer Pontalis :

 

"c'est comme si, avec la douleur, le corps se muait en psyché et la psyché en corps". 

 

Le psychique est lui-même organique. Et il n'y a rien entre la douleur et Soi. Pas de médiation. La souffrance n'est pas un halo qui agresse l'être, elle "fait corps avec l'individu" souligne l'anthropologue.

 

La plainte du douloureux se décline de manière très diverse selon les époques, les peuples, les classes sociales. Et une douleur choisie (comme celui du marcheur de 50 km, arrivant effondré mais heureux sur la ligne des J.O) n'a pas du tout le même sens que la douleur subie. Ce n'est donc pas la même douleur, et pourtant dans les deux cas le corps souffre, la différence n'est pas de degré mais de signification, et la dimension organique peut être plus affectée chez le coureur que chez le malade.

On sait aussi, par exemple, qu'un système de valeurs peut conduire à supporter la torture. 

L'accouchement, douleur que la genèse souligne comme punition divine, est douloureuse, mais n'est pas réductible à une souffrance. Les femmes en parlent de manière ambivalente comme d'un moment lumineux et douloureux, au delà d'une opposition entre souffrance et plaisir.

 

Et pourtant, riche de ce savoir disponible, la médecine est mal à l'aise face à la douleur, elle a d'ailleurs créé une branche spécifique, la médecine de la douleur, ce qui témoigne à a fois d'une reconnaissance mais d'une spécialisation qui acte ce malaise, alors que la médecine devrait se souvenir qu'elle fut inventée pour répondre à la douleur.

 

En se concentrant sur l'organique, la médecine-science, alors qu'on peut la voir différemment, comme un art, peut transformer le malade en "accessoire de la maladie", alors que la douleur est conditionnée par le sens, donc la subjectivité, d'un être qui ne peut séparer en lui l'organique, le psychologique, le symbolique. La douleur est pour lui une condition existentielle unifiée.

 

Mais avant même que la médecine, éventuellement, élude la subjectivité, la douleur la menace. Dans la douleur "le statut même de l'individu est mis en question". Il s'agit d'une "déconstruction radicale de l'évidence du monde".  Le sujet subit une invasion qui est une invasion de sens. Et c'est le sens de la douleur qui en détermine en partie l'intensité. Comme en témoignent certains phénomènes comme le sport poussé jusqu'à la souffrance, ou le masochisme.

La souffrance, dans des cas extrêmes, peut même anesthésier la douleur, comme chez des SDF en très grande difficulté (à cet égard je me souviens des "naufragés" de Patrick Declerck). L'individu étant néantisé, le corps dissocié de la personne, la douleur n'est même plus ressentie.

 

La douleur est une tornade. Elle confronte à l'impuissance. Elle vient interroger le sentiment même d'identité. Elle sape la confiance en soi de base, et à vrai dire la confiance dans le monde. Elle installe une relation de face à face avec la douleur et son cortège de démoralisation, et crée les conditions d'une grande solitude. Elle vient tout de suite percuter la frontière entre l'intime et le privé, puisqu'il s'agit de la montrer ou de la cacher, de la sous estimer auprès de l'environnement professionnel ou familial, ou au contraire d'en jouer. La douleur est inévitablement suspecte si elle n'est pas clairement légitimée, et elle ne l'est pas toujours. Elle peut aller jusqu'à rendre la présence d'autrui absolument intolérable. Elle peut aussi être utilisée comme un pouvoir dans une famille. Elle vient amenuiser la spontanéité que l'on peut manifester dans les rapports sociaux en demandant une grande vigilance, une application de tous les instants, pour la prévenir, la supporter, la masquer. Difficilement descriptible, le patient étant toujours obligé d'user de métaphores (c'est comme si on me plantait un couteau dans les cervicales, par exemple), la douleur vient souligner l'impuissance du langage.

 

La douleur est aussi une "pathologie de la temporalité", qui par exemple découpe la journée en alternance de confrontation ou pas avec la douleur, aspirant toute autre sens, ou empêche de se projeter dans quelque avenir, suspendu à la douleur.

 

Elle peut tout remettre en cause, comme le dit cette malade, citée : " j'ai découvert le manque d'empathie de mon conjoint".

Mais la douleur conduit parfois à des réinventions de soi. Certains découvrent que telle activité les protège de la douleur. D'autres évoluent radicalement sur le plan philosophique ou spirituel. Elle a même (et cela subsiste) été considérée comme une épreuve envoyée par Dieu, renvoyant à une culpabilité, mais aussi à la rédemption. Et la douleur peut s'enflammer, diminuer, voire disparaître, en fonction de ces réaménagements, parce que le sens qui en est inséparable en sera modifié. La qualité de la relation avec le thérapeute, notamment, est déterminante dans la perception de la douleur.

 

Or, face à ce défi terrible, quel est le contexte ? Il n'y a pas de système d'enregistrement de la douleur. Elle demande inévitablement, d'emblée, à être reconnue, avec la difficulté que la Médecine oppose l'organique au subjectif. Celui qui souffre est tout de suite impliqué dans l'écheveau social. C'est le médecin, qui en reconnaissant sa souffrance ou pas, lui donne un statut de malade ou pas.

Une maladie encore insondable comme la fibromyalgie, douloureuse mais pas visible, seulement définie par ses symptômes, a été tardivement reconnue, met longtemps à s'imposer au diagnostic. Il y a une dimension "performative" de la Médecine, qui crée le malade en nommant la maladie. Ce caractère performatif est ambivalent. Certains malades de douleur chronique vont être rassurés lorsqu’enfin la douleur aura un nom. Ce qui semble contre intuitif car on préfère ne rien "avoir", quand on va chez le Médecin. L"identification d'une cause ou d'une trace organiques par ailleurs, ne vient pas forcément apporter de réponse à la douleur. Les traitements de la douleur peuvent juste, par leur puissance, déplacer les désagréments.

 

Face aux difficultés posées par la douleur, la Médecine, quand elle se trouve face à l'impossibilité de déceler une cause organique, déclare que "c'est psychologique". David Le Breton cite de nombreux témoignages de malades, et use aussi de manière complémentaire de la littérature (Philip Roth, Tolstoï). Le psychologique est ainsi possiblement, on l'a vu avec des maladies reconnues tardivement, la fenêtre permettant de fuir la question des limites de compétence de la Médecine en son époque, sans même parler des erreurs de diagnostic ou de l'enfermement dans la spécialisation. Mais ce terme de "psychologique" n'enlève rien à la réalité de la douleur, à sa localisation, à sa réalité pour le malade.

 

Comment, si l'on s'en tient à des considérations aussi sommaires, comprendre par exemple que certaines douleurs ont peut-être pour rôle de protéger de douleurs plus fortes ? Comment comprendre que la fonction de la douleur peut-être, dans certains cas, de protéger de la néantisation ? (le cas des scarifications est évoqué, mais pas seulement). La douleur est le "langage paradoxal", parfois incompréhensible, d'un corps singulier, issu d'une histoire multidimensionnelle, maillon d'une succession générationnelle.

 

Le livre réclame avant tout que l'on regarde la douleur comme indissociable de son sens pour le malade, dans la lignée de pensée de la maladie de George Canguilhem ("le normal et le pathologique", cf dans ce blog). L'hypnose, qui consiste à utiliser le symbolique, est capable de remplacer des anesthésies générales. C'est bien la preuve que le sens, pour les êtres symboliques que nous sommes, peut énormément.

 

David le Breton incite les malades, les aidants, les thérapeutes, à non seulement quitter les vieux rivages de l'objectivation scientifique braquée sur les indicateurs organiques uniquement, mais aussi à dépasser l'idée de la "somatisation" (qui sépare encore le spirituel du physique, pour soumettre le second au premier), au profit d'une approche "physio sémantique" de la douleur.

 

Nous sommes corps tissés de sens. Les mots et les maux ont beaucoup en partage.

 

 

 

 

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11 juillet 2017 2 11 /07 /juillet /2017 11:30
S'évader par la lecture n'est pas s'échapper du social, " S'émanciper par la lecture - genre, classe et usages sociaux de la lecture", Viviane Albenga

Ceux qui défendent et prônent la lecture la relient inévitablement à un surcroît de liberté. 

 

Peut-être est-ce du à la perception de cet "espace des possibles'' que la sociologue Viviane Albenga repère dans la lecture, au delà des déterminismes qui sont repérables dans les pratiques du lectorat.

 

Elle développe cette idée d'une autonomie relative de la lecture dans "S'émanciper par la lecture (genre, classe et usages sociaux de la lecture)", livre issu d'une recherche auprès de cercles de lecteurs (qui pratiquent le troc de livres) et de bookcrossing (les gens qui "lâchent" des livres dans la rue). Elle y pense, en disciple critique de Bourdieu, une "émancipation sous contrainte" par la lecture, en examinant les articulations entre pratique culturelle de la lecture, genre et classe sociale. Ce qu'on appelle ici "autonomie relative de la lecture" s'appelle peut-être dans le quotidien, tout bonnement "évasion".

 

Le livre possède bien, ce qui traverse toute la recherche de l'auteur, une capacité à laisser croire à l'indépendance sociale, à l'échappée des filets du social. La lecture met en scène une individualité spirituelle "authentique", qui semble délivrer les individus des déterminismes sociaux. On se sent libre en lisant, pourtant on ne l'est pas tant.

 

Mme Albenga a enquêté auprès de grands lecteurs (plus de vingt livres par an), dans un milieu majoritairement féminin, dominé par les classes moyennes à fort capital culturel. Un public qui intéresse peu la sociologie de la culture, qui se concentre d'habitude sur les "publics empêchés" (euphémisme novlanguien typique), dans un souci de trouver des moyens de démocratisation culturelle. Pourtant il y a aussi à apprendre sur les dynamiques sociales auprès de ceux qui misent beaucoup sur la culture. Qui, selon l'expression de Bourdieu, font preuve d'une "bonne volonté culturelle".

 

Les participants à ces activités recherchent la légitimation de leurs lectures. Ils sont très occupés par le classement des pratiques, à classer les pratiques d'autrui et les leurs. On retrouve les constats de Bourdieu dans "La distinction", ouvrage qui parraine d'une certaine façon la démarche de Mme Albenga. Dans ces cercles de lecture il faut prendre la parole, présenter des livres, et à cet égard tout le monde ne dispose pas des mêmes ressources. 

 

Les lecteurs manifestent ce que Foucault a identifié dans l'Antiquité, comme un "souci de soi", technique de "soi", réservée à des élites qui vont travailler sur eux-mêmes (la prise de notes). La lecture va aussi leur permettre de manifester une continuité de Soi malgré les ruptures familiales par exemple; l'ascension sociale. L'attachement à un livre favori par delà les époques en est un moyen.

 

Si les lecteurs ont tendance à naturaliser leur rapport au livre (j'ai toujours lu, etc...), le rôle de l'école et de la famille sont essentiels. Viviane Albenga repère néanmoins la variable importante de la place dans la famille. La lecture semble s'être organisée selon la place dans la famille, et non selon une division sexuée au sein de la famille. Certes on repère des contraintes de fond, différentes selon les hommes et les femmes. Trop lire, pour une femme, c'est délaisser ses tâches domestiques. Trop lire pour un homme, c'est perdre son temps. Ce n'est pas nécessairement par les femmes que se transmet le goût de la lecture. Souvent les deux parents lisaient, et il y avait des livres à la maison.

 

L"école a été ressentie comme un acteur positif dans la découverte de la lecture. Mais ce n'est pas unanime et la sociologue s'y arrête. Le lien entre sanction scolaire et lecture obligatoire a été mal vécu par certains de ces grands lecteurs.

 

La variable de genre apparaît fortement pour transformer les enjeux de lecture au moment de la maternité. Peux t-on trouver le temps de lire pour soi, de ne pas lire pour autrui ? Les enfants et les élèves pour les femmes profs. Le contenu des lectures peut évoluer aussi, vers un recentrage sur les enjeux de la maternité ou de la vie intime. Mais plus généralement il est vrai que les grands événements de la vie viennent secouer le rapport à la lecture, l'éteindre temporairement parfois, comme c'est le cas avec un deuil. 

 

Pour ces individus de classe moyenne, en ascension fréquente grâce au parcours scolaire, la lecture est investie comme un moyen de "réaffiliation sociale". De retomber sur ses pattes socialement. De justifier sa place dans la société. La lecture est un "capital distinctif". Elle vient acter la séparation d'avec le milieu quitté, ou au contraire compenser un déclassement social, comme pour des personnes tombant au chômage et préservant une sociabilité et un rôle au sein des groupes de bookcrossing.

 

Dans ces processus de réaffiliation, l'identification à des personnages de roman joue un rôle particulièrement riche. Ces réaffiliations mobilisent aussi les notions de rupture esthétique, le dépaysement. Ce sont parfois des transgressions symboliques qui permettent de se situer.

 

Il y a ce qu'on lit. Et là le genre et la classe se font lourdement ressentir. Les entretiens menés montrent bien le caractère d'illégitimité qui pèsent sur les auteures femmes. Jusqu'à mener les lectrices à s'auto censurer dans leurs présentations de livres pour ne pas effaroucher les hommes, jugés pas assez nombreux parfois. Les hommes revendiquent quant à eux leurs genres littéraires, en les assumant comme spécifiquement masculins et en les valorisant : les livres d'humour, l'érotisme, la violence.

Les hommes peuvent manifester dans ces cercles le fait qu'il y a des lectures féminines, déterminées par le féminin, qui ne "les intéressent pas". Et ils vont affirmer cela devant des femmes dont le capital culturel littéraire est très fort et ainsi renverser la vapeur d'un risque de renversement de la domination. Les pratiques de lecture des hommes sont moins variées, ceux-ci évitant des genres marqués par la féminité. Les femmes vont toutefois utiliser certaines auteures féministes transgressives (Despentes) ou très valorisées sur le plan littéraire (Woolf) pour imposer leur légitimité à tous. Plus généralement on constate que les femmes lisent plus de romans, ce qui n'est pas forcément le cas chez les grands lecteurs, mais dans la société plus largement. Cela est du plus au retrait des hommes qu'à un développement de la lecture romanesque chez les femmes.

 

Une différence entre les genres réside nettement dans le sentiment de légitimité face à l'écriture, pour ces grands lecteurs. Les hommes se posent beaucoup moins la question du passage à la plume. La question de la confiance en soi, revient comme souvent dans la différence de genre.

 

Les lectures permettent la mobilité au sens où elles y donnent un sens. Dans les moments difficiles de la vie en société, certains disent avoir réussi à s'en sortir grâce à "un bouquin" qui les aidait à trouver une assise dans la situation. C'est notamment le cas quand on doit accepter son sort social, après la jeunesse où tout semble ouvert. Il faut ainsi mener "le combat ordinaire" (bd à succès de Manu Larcenet, affection d'un des enquêtés).

 

Appuyée par la lecture de " la domination masculine" de Bourdieu, l'auteure explore aussi le rôle des dominées dans la reproduction de la domination. Et ici le rôle des femmes cultivées auprès des femmes dominées pour imposer les normes de la société des dominants, dans une troublante fausse conscience de leur rôle. Certaines de ces femmes vont ainsi s'atteler à transmettre l'idée de l'émancipation par la lecture, qui leur a permis de s'élever, et ainsi de légitimer à leurs propres yeux la lecture comme une distinction légitime.

L'auteure prend l'exemple d'une réunion de femmes migrantes avec le secours populaire, où l'on va transmettre une "morale des classes moyennes" à ces femmes au nom d'un universel hors sol social. On commence par expliquer à ces femmes qui bavardent entre elles, utilisent leur téléphone, se lèvent, la nécessité de manifester pour les droits des femmes, puis une animatrice culturelle, fille d'écrivain et de sculpteur leur lit des poétesses françaises, et on leur demande ce qu'elles ont retenu, en les rappelant à l'ordre si elles font du bruit. Cette séance, qui se veut sincèrement une avancée vers la conscience de genre est une mise en scène de rapports sociaux de classe.

 

Ce qu'on lit reconduit, stabilise, transgresse. A cet égard c'est toujours une référence à une inscription dans le monde social.

L'homme et la femme sont des animaux politiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 juillet 2017 6 01 /07 /juillet /2017 00:10
L'illusion de l'humanisme, la proie du professionnel - "La comédie humaine du travail", Danièle Linhart

Certains penseurs alter mondialistes (le mot est en train de disparaître, ce qui mériterait en soi une longue réflexion), dénommés les "cognitivistes", affirment que le capitalisme est déjà en voie de dépassement alors qu'il croit triompher, ayant enfanté ses propres fossoyeurs, déjà là, à travers la société tertiarisée et ses salariés produisant du cognitif.

 

Pour ces intellectuels, la possession des moyens de production serait désormais non pas dans les actes juridiques de propriété mais dans les cerveaux, et si le capital appartient encore aux actionnaires, sa réalité s'est déplacée. Le capital serait comme un fruit mûr prêt à tomber. Les rapports de forces sont favorables à ceux qui savent.  A un moment, les "multitudes cognitivistes" n'auront plus besoin des actionnaires et le système s'effacera de lui-même. Les nouveaux salariés de ce monde là, où l'information et son traitement sont au centre de tout, posséderaient leur savoir, contrairement à ce qui se déroulait dans l'industrie capitaliste. Nul ne pourrait les priver de leurs moyens de travail. Ils ont la main sur les forces productives.

 

Ce révolutionnarisme optimiste a été longuement critiqué dans la somme "Commun-s" de Dardot et Laval (voir dans ce blog), en ce qu'il constitue un retour, d'après les auteurs, aux erreurs pré marxistes de Proudhon qui voyait dans le capitalisme une simple "erreur de compte" plutôt qu'un mode de production instaurant des rapports sociaux complets, chaque classe n'existant que dans son rapport conflictuel avec les autres. Les cognitivistes négligeraient la dimension de subordination qui est le coeur même du rapport capital travail.

On peut, sur le plan psychologique, penser que ces cognitivistes, pour certains d'anciens gauchistes ultra comme Antonio Negri, ne voulant pas sombrer dans le crépuscule de l'échec, s'inventent un nouvel optimisme mécaniste. Mais c'est en lisant Danièle Linhart, dont les analyses sont d'ailleurs connues de Dardot et Laval, et son essai essentiel, "La comédie humaine du travail" (de la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale) que l'on trouvera à mon sens la critique en filigrane la plus convaincante de ce cognitivisme, même si ce n'est pas le but du livre.

 

Danièle Linhart s'efforce depuis longtemps maintenant de produire une sociologie critique du monde du travail, elle qui fut, comme Negri d'ailleurs, une "mao" - c'est intéressant de voir les divergences d'analyse aujourd'hui, alors qu'ils sont tous restés fidèles à un cadre marxiste de pensée - . Elle a beaucoup travaillé avec son frère Robert, l'auteur d'un livre majeur, 'l'établi", fruit de ces expériences d'entrisme en usine tentées dans les années soixante dix par les jeunes intellectuels maoïstes. Ca ne les aura pas menés à grand chose politiquement, sauf aux désillusions, mais en tout cas nous avons ce magnifique livre de Robert Linhart grâce à cette vague d'établissement des "Volontaires pour l'usine" (expression d'un titre de livre de.... VirginIe Linhart, fille de Robert... On a de la continuité d'idée dans la famille).

 

L'ère du néo taylorisme

 

La thèse de Mme Linhart est que le management contemporain privé et public a énormément d'accointances avec le taylorisme. Qu'il en prolonge les intuitions, et que loin de s'effacer, la distinction entre le concepteur et l'exécutant s'est confirmée, dans un nouveau cadre conceptuel, marqué par un pseudo humanisme, qui masque le mépris du "professionnel". Mme Linhart utilise notamment des témoignages directs de différents colloques de managers qu'elle a pu observer, l'analyse de contenu des manuels de dirigeants, et elle effectue un retour à la lettre de Taylor et de Ford. Elle confronte ces éléments à la parole des salariés qu'elle rencontre dans ses enquêtes.

 

Pourquoi parle t-on tant de souffrance au travail, alors que l'on ne cesse de déverser de l'humanisme dans l'entreprise, nous dit-on ? Parce que si l'on s'occupe de l'humain, certes, peut-être plus qu'avant, cela masque la soumission du professionnel, nié par les formes actuelles d'organisation du travail. Le professionnel étant évacué, il n'exerce plus sa protection de l'individu, mis à nu en quelque sorte dans son milieu de travail, vulnérabilisé.

 

Sous le professionnel nié, contrôler l'humain

 

Les entrepreneurs sont devenus "anthropreneurs". Ils mobilisent toute la personne du travailleur, s'adressent ainsi à l'individu. Mais lui proposer des massages, des moments de convivialité, des rencontres avec des psys ne le préserve pas de la destruction de sa dimension de professionnel. De la reconnaissance de sa légitimité à "peser" sur la définition de la manière de travailler. L'individu est ainsi directement affecté par la vie au travail, car il est en prise directe avec les échecs et les doutes, il ne peut plus se protéger par la dualité personne/professionnel.

 

L'entreprise moderne demande un engagement total. Elle promet en retour des gratifications humaines, et non professionnelles. Elle ne s'adresse plus à des "métiers" mais à des personnes. On leur propose des conciergeries, des salles de sport, de participer à des oeuvres sociales... Mais dans le même temps on a étendu l'empire des process, de l'évaluation quantitative, laissant le moins d'espace possible à une identité professionnelle qui puisse s'emparer de la manière de travailler, pré définie par les directions.

 

Le registre humaniste a pour fonction d'éluder tout sentiment de conflictualité au sein de l'entreprise, ou chacun partage avec autrui l'aspiration au bonheur. On ne voit plus que des hommes et des femmes, et non des gens disposant de qualifications (mot en disparition, au profit des "compétences" et des "potentiels"), qui pourraient proposer une perspective d'expert sur le travail réalisé.

 

Actualité des fantasmes de Taylor et Ford

 

Le taylorisme n'est donc pas mort. Il est bel et bien là, au coeur des systèmes de travail post modernes. L'organisation scientifique du travail visait à transformer les ouvriers de métier en exécutants. La science du travail est politique au sens où elle impose un consensus : c'est ainsi et pas autrement, et il ne peut y avoir de conflictualité autour de la vérité scientifique.

 

Taylor le sait : les ouvriers savent mieux que le patron le temps réel nécessaire pour réaliser une pièce par exemple, et ils en jouent. Ce savoir est un pouvoir. Un pouvoir jugé malsain car pour Taylor ce qui est bon pour les salariés ne l'est pas forcément pour l'entreprise. Mais ce qui est bon pour le propriétaire de l'usine est bon pour tout le monde. Il va donc redonner ce pouvoir au patron en centralisant la conception et en l'objectivant. Cette science managériale est censée se dépouiller de quelque arbitraire. Le travail est défini comme tâche, décrite dans une procédure écrite, à appliquer. La transmission ouvrière n'a plus nulle importance. Les salariés cèdent leur pouvoir sur le travail aux ingénieurs.

 

Tout est donc déjà dans Taylor.  L'idée de faire le bonheur des salariés pour eux, d'un collectif d'amis qui ne sont plus dans le conflit, prétendre à la neutralité de la science managériale. On retrouve tout cela chez Ford, le praticien, et ses chaînes de montage qui conduisent à l'explosion des gains de productivité. Avec les dégâts humains que l'on qualifia dans le mouvement ouvrier de "fordite".

 

La dégradation des conditions de travail, liée à cette robotisation de l'employé, conduira à un tel turn over, dont même la prétention à mettre les gens tout de suite au travail ne limitera pas les effets pervers. L'idée surgira alors de l'augmentation des salaires, et de leur réorientation vers l'achat de produits Ford. La contrepartie est que l'ouvrier Ford doit accepter les tâches, ne se réclamer d'aucune logique métier fixe.

 

Ford s'occupe aussi, comme le management moderne, de la vie intime de ses ouvriers. Déjà il parle de diététique, il lutte contre l'alcool. Aujourd'hui les "rps" organisent la lutte contre le tabac, mais la souffrance au travail recule t-elle pour autant ? Non, parce que le souci des salariés n'est pas qu'on ne s'occupe pas de leur individualité, mais qu'on méprise leur identité professionnelle en quantifiant tout, en prévoyant tout, en fichant tout, en procéduralisant tout, en nommant tout.

 

Réduire le contre pouvoir salarial

 

Certes le travail réel est différent du travail prescrit. Certes, les procédures ne sont pas totalement appliquées, et cela profite d'ailleurs à l'entreprise, les salariés réalisant les ajustements utiles. Mais cela n'est pas reconnu comme tel. Ce serait reconnaître un pouvoir salarié. Ce qui est reconnu est le dispositif officiel, le "projet", la fiche action, la fiche procédure. Reste que par cette action invisible les salariés conservent la possibilité d'agir par eux-mêmes, de donner un sens à un collectif de travail où l'on partage du savoir faire. 

 

Mme Linhart sait bien que ce n'était pas "mieux avant", certes. Les contremaîtres d'autrefois n'étaient pas des anges. Les luttes ouvrières témoignaient de la brutalité des chefs. Mais quelque chose à changé avec l'affaiblissement des collectifs de travail brisés par la négation du professionnel. Ce phénomène laisse le travailleur, dénudé comme individu, bien vulnérable, doutant de lui quand l'entreprise en a besoin.

 

Paradoxalement, amèrement, les fameuses lois Auroux, qui pourtant voulaient démocratiser l'entreprise, ont donné une visibilité aux collectifs de travail. En favorisant l'expression, elles ont exposé ces collectifs au regard de l'encadrement, alors que les salariés utilisaient ces collectifs comme contre pouvoirs difficiles à cerner. Les principes de démocratie partielle au sein d'une entreprise qui foncièrement ne l'est pas, et fonctionne à partir d'un contrat de subordination, livrent le quant à soi collectif des salariés à la possibilité de restructuration des chefs.

 

La politique d'individualisation du suivi des salariés, par les primes, la polyvalence, l'évaluation individuelle, ou encore la mise en concurrence, a eu raison des collectifs de travail. On a aussi, y compris dans le secteur public, instauré des rapports de prestations de service à la place de rapports entre collègues (on se refacture entre services).

 

Subir individuellement

 

Les salariés "ne peuvent plus vivre ensemble les difficultés d'une situation commune".

 

Et les cadres ? Ils sont adaptés à ces modèles individualistes. Mais comme ils y adhèrent, ils subissent de plein fouet les contradictions et les désillusions. Leur autonomie s'avère fausse ou un piège (assumer en première ligne seul). Le côté festif de l'entreprise "cool" et humaniste s'efface au bout d'un moment et vient le sentiment de ne peser sur rien de professionnel.

 

Les process changent unilatéralement, et confrontent les salariés à la discontinuité par rapport à leur expérience. L'adaptation est le maître mot. C'est une qualité "humaine", et non un attribut professionnel. L'identité professionnelle se vide, tout simplement. Reste le "savoir être". Une des facettes de ce déni du registre professionnel est la notion de qualité, qui elle aussi est subordonnée. La question n'est pas la qualité du produit, reconnue par le professionnel, mais la satisfaction du client qui est l'objectif de l'entreprise.

 

L'exemple de pole emploi est très parlant. Les témoignages décrivent des dispositifs nouveaux permanents, qui tombent, unilatéralement. Les mails sont accessibles à tout moment par la direction. Tout est compté. Les saisines se sont multipliées, avec des codages précis à respecter. Il n'y a plus de bureau personnel mais des boxes interchangeables. Quand l'ordinateur est allumé trop longtemps, une alerte demande de se déconnecter. Des logiciels organisent l'accueil, les plannings sont pré réalisés. Les demandes de reporting sont constantes. Les salariés se sentent considérés comme des incapables. 

 

L'Histoire du salarié tend à disparaître. Les entretiens d'embauche affirment fréquemment juger sur le potentiel qui sera démontré au cours de l'entretien, le CV étant de moindre importance. Au nom d'une égalité des chances humaniste qui nie de front la profession.

 

En niant la profession on fait face à l'humain. On met donc l'humain en avant, on l'expose. Il est impacté par toutes les difficultés de la vie professionnelle, sans filtre. Le syndicalisme lui-même est envahi par les questions personnelles et perd son sens collectif. Seule la défense juridique paraît encore à même de défendre la reconnaissance d'une intégrité de professionnel quand elle est déniée. Mais encore faut-il que le contenu juridique soit préservé.

 

Mme Linhart ne connaissait pas le début de quinquennat en 2017 quand elle a écrit son livre, paru deux ans avant. Mais on voit bien que la question de laisser au rapport de forces dans l'entreprise la définition même de ce corpus juridique, évoquée par la réforme du droit du travail, peut détruire cette dernière digue. Ce n'est donc pas par hasard si un gouvernement pro "offre", c'est- dire considérant qu'il faut aider autant que possible le capital pour qu'il "ruisselle" sur chacun... se donne cette priorité là.

 

Les descriptions et les analyses de Mme Linhart ne laissent pas grand chance aux théories cognitivistes. Mais en sortant de la sociologie de l'entreprise elle-même, il reste à constater que le développement de l'éducation est une lame de fond qui a changé la donne, la transformation de l'accès à l'information aussi. La frustration rencontrée par des couches éduquées soumises au précariat existe. Tout cela a et aura d'inévitables retombées politiques. La verticalité, la subordination d'une exécution sur la conception, dans l'entreprise et en dehors, sont mal vécues, d'où la crise de confiance dans les institutions politiques et les médias.

 

Beaucoup recherchent à vivre dans d'autres configurations, que les outils technologiques nouveaux rendent réalisables matériellement et culturellement. Dans maints secteurs, la capacité à animer des projets avec créativité est aussi une réalité. Elle cohabite avec le néo taylorisme dénoncé par le livre. En ce sens, le cognitivisme a aussi sa part de pertinence, pour comprendre le monde qui vient.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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