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21 août 2014 4 21 /08 /août /2014 21:03

Jean François Bayard est un essayiste prolifique, passionnant, qui développe une pensée sur la littérature, mais forcément, comme la littérature est le monde -et on le verra tous les mondes - sur la vie.

 

Son précédent essai (évoqué dans ce blog), "aurais je été résistant ou bourreau ?" m'avait beaucoup plus. Il touchait déjà à la métaphysique, aux mystères du temps. Je n'ai donc pas beaucoup hésité en apercevant sur une table de libraire une couverture blanche affirmant :

 

" Il existe d'autres mondes".

 

J'aime beaucoup les affirmations péremptoires en guise d'introduction. En général, je m'y plonge.

 

Il est très étonnant que cet essai, lui aussi stimulant, parfois aussi un peu drôle, d'un ton très simple, raffiné, de mentionne pas une seule fois Philip K Dick. C'est même stupéfiant. Car l'œuvre de Dick ne parle que de cela (en particulier son "hit", "Le Maître du Haut château" : de la probabilité des univers multiples, et de la question de leur communication. En lisant Dick avant Bayard on n'apprend à peu près rien chez le second, on savoure juste ses exemples, ses démonstrations, ses extrapolations. C'est déjà beaucoup.

 

Pour ceux qui ont pu un peu se renseigner (voir dans ce blog les essais d'Etienne Klein ou d'Hawking), la physique s'approche peu à peu de cette idée : l'univers n'est pas unique. Il en est un parmi peut-être une infinité d'autres.

 

Si tel était le cas, ce que les scientifiques les plus sérieux pensent vraiment comme une possibilité, nous devrions essayer d'en rechercher des traces. C'est ce que Bayard se propose. Et il est tout à fait clair, catégorique : il est désormais certain de les trouver, d'abord dans la littérature, ensuite dans sa vie. Il est même convaincu de connaitre certaines vies qu'il peut mener dans d'autres univers. Nombre d'artistes, outres les savants, ont eu l'intuition forte de l'existence d'autres mondes, à commencer par Borgès qui parle de "Jardin aux sentiers qui bifurquent".

 

D'abord, il convient de rappeler (même si je n'y comprends rien, honnêtement), ce qui fonde scientifiquement l'idée des multivers, et ce qu'elle induit.

 

Si cette hypothèse a été plusieurs fois citée dans l'Histoire (y compris par Auguste Blanqui ! Etonnant...), c'est la théorie des quantas qui en déclenche l'examen scientifique approfondi. Les quantas en effet peuvent se situer en plusieurs endroits si on ne les observe pas.

 

En 1935 a lieu l'expérience dite du chat de Schrodinger (rassurez vous, sans vrai chat). Il y a une boite où ou met le chat. Dedans un élément radioactif, quand il se déclenche, dégage un poison mortel via un compteur geiger.

 

Ce que permet de montrer l'expérience, c'est que le chat est à la fois mort ET vivant tant que l'observation n'est pas faite, s'agissant d'un phénomène quantique.

 

De cette expérience découle la théorie des ondes, ou des cordes, et l'hypothèse d'univers multiples, infinis, qui fonctionnent par bifurcation. Ces univers occupent le même espace. Il faut imaginer une onde radio, nous ne pouvons que capter une seule radio en même temps.

 

C'est d'abord la science fiction qui s'empare, dans les arts, de l'hypothèse, comme Frédérick Pohl aujourd'hui. Les essais de voyage dans le temps, retombant toujours sur des problèmes insolubles (du genre si je reviens changer le passé, alors quand je repars je ne me retrouve pas), ont conduit les auteurs à s'intéresser eux aussi à l'espace, et donc à la question du multivers.

 

Bayard est donc loin de l'allégorie d'un univers multiple, permettant de rêver à ce que l'on serait devenu si.... Non, lui il prend pour telle l'hypothèse sérieuse de l'univers réel multiple, et il en cherche les traces. Et il les trouve.

 

La littérature use à profusion de l'intuition du multivers. Par exemple Murakami qui en fait un axe privilégié de son oeuvre. 1Q84 c'est un univers parallèle de 1984.  Les auteurs se concentrent sur la notion de passage entre les univers, ce que les scientifiques jugent impossible, car réclamant une débauche d'energie inenvisageable.

 

La lecture est peut-être alors une clé de fréquentation de ces autres univers, comme le "déja vu", ou l'"inquiétante étrangeté de l'ordinaire" dont parle Freud.

 

Le coup de foudre amoureux, avec cette sensation d'avoir de tous temps connu une personne qu'on découvre, est peut-être un écho d'une vie ailleurs.

 

Les artistes ne sont ils pas ceux qui disposent d'une sensibilité permettant de recevoir quelque écho de ces autres univers ? Cela permettrait de répondre au mystère de l'imaginaire, de l'inédit, et de la cohérence étonnante de certains mondes créatifs, voire de certaines anticipations. Bayard parle en particulier de Kafka qui dispose manifestement d'un don de prescience incroyable. Mais pourquoi ne pas considérer que cette dévoration de son imaginaire, cet incroyable besoin d'écrire, de décrire un monde unique, détaillé, hyper crédible, ne reflètent pas la présence d'un autre réel ?

 

Il est vrai que chez Kafka on peut être troublé par l'authenticité des ressentis des personnages d'un monde fictif. Comme si l'on percevait plutôt que l'on pressentait le totalitarisme à venir. De plus chez Kafka, l'idée d'un monde alternatif est explicite, comme si l'auteur avait l'intuition de ses sources.

 

Au lieu d'être divisés en instances comme le pense le freudisme, nous pourrions alors, tel Dostoievski, être plusieurs. Ce multiple étant l'écho de nos vies ailleurs, ces vies de bifurcation de la matière, infinie, comme tend à le démontrer la physique quantique.

 

Bayard développe aussi l'exemple de Nabokov, incroyablement proche de son personnage pédophile dans Lolita, et pourtant aucunement attiré par les jeunes filles, comme toutes les enquêtes l'ont montré. Alors pourquoi une telle obsession pour le thème, et une telle proximité possible avec le personnage ? Cela le freudisme ne le résout pas, par les notions de fantasme ou de sublimation. Il y a un vrai mystère de l'imaginaire. Et le multivers en est peut être l'explication.

 

Les quatre soeurs Bronte ont passé leur enfance à édifier des royaumes et à les faire vivre, entassant des écrits innombrables, des récits, des chroniques, des traités diplomatiques.... De vrais mondes. Puis elles ont écrit elles-mêmes des romans. On peut lire chez les Bronte de la sublimation, par rapport à leur existence quelque peu enfermée. Mais Virginia Woolf elle-même y a perçu autre chose, en parlant d'Emily :

 

" elle avait sous les yeux un monde brisé, livré au chaos, et se sentait la force de lui rendre son unité".

 

Car les personnages de ces auteurs ne sont pas simplement des compléments, des bouts, mais de véritables personnalités alternatives, troublantes par leur réalisme et leur intégrité.

 

Le créateur a donc peut-être accès à une porte. Thomas Kuhn on le sait a théorisé les révolutions scientifiques, et utilisé le concept de paradigme, grille de lecture du monde. Lui-même a été troublé par ce que signifie et démontre un changement de paradigme. C'est un "changement de monde". Il dit même carrément :

 

" comme si le groupe de spécialistes était transporté soudain sur une autre planète  où les objets familiers apparaissent sous une lumière différente".

 

Et quand il parle de Lavoisier : "Lavoisier a travaillé dans un monde différent".

 

Le principe de l'"incommensurable" qui caractérise le passage d'une théorie à une autre évoque bien ce saut entre des mondes.

 

L'art a exploré ces hypothèses, mais peut aller plus loin, par exemple dans des biographies parralèles, dans les procédés de réécriture, et dans l'exploration de la polysémie des textes et de la diversité de leurs interprétations. Dans nos propres vies aussi nous pouvons tenter d'être attentifs à des signes particuliers, comme ces rencontres évocatrices, ainsi qu'à la pluralité d'autrui.

 

Une manière, magnifique, de réenchanter le monde. Que dis-je ? Les mondes !

 

Pas besoin de se trouver sept vies de chat (de Schrodinger ou pas). Nous vivons ici et maintenant l'infinie possibilité d'existences que nous pouvons vivre.

 

A la recherche des univers introuvables ("Il existe d'autres mondes" Jean-François Bayard)
A la recherche des univers introuvables ("Il existe d'autres mondes" Jean-François Bayard)
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15 juillet 2014 2 15 /07 /juillet /2014 16:19

Dans un essai fort bien écrit, certes un peu touffu (typiquement psy....) tout juste paru mais qui fleure un peu vintage, ce qui n'a rien de péjoratif, Max Dorra appelle à en revenir à l'outil privilégié à ses débuts par le traitement psychanalytique : l'interprétation des rêves.

 

En une percée matérialiste, spinoziste (une citation du philosophe introduit chaque chapitre), il s'essaie à une synthèse entre le marxisme, en ce qu'il dévoile le rôle de l'Idéologie comme illusionnisme, et le freudisme, en ce qu'il essaie de lever le voile des illusions. Les rêves luttent, parce que ça lutte en nous comme au dehors de nous. Les rêves parlent sur ce qui se passe en nous et en dehors de nous.

 

"Lutte des rêves et interprétation des classes" donc. L'interprétation des rêves est encore et toujours un chemin vers la libération. Qui nous permet de dire : « Je suis donc, enfin, je pense. Jusque là, j'étais pensé ». Le rêve, comme la parole sur le divan ou l'écriture pratiquée en lâchant la bride, permet la libre association. Mais le rêve en est le lieu privilégié :

 

« Un front de libération des associations ».

 

Associer, c'est laisser tout venir, revenir. Sans utiliser la raison, « sans faire le malin ». Le rêve est une libre association qui utilise ce symbolique que nous avons non pas choisi mais « pris en marche ».

 

L'en dehors et l'en dedans sont donc à ne pas séparer. Ce livre est tout entier inspiré par les livres de Leroux (les films des Podalydès aussi) : « Le mystère de la chambre jaune », suivi du « Parfum de la dame en noir ». On y voit une société en prise avec l'illusionnisme, la magie. Qui repose, comme l'idéologie, sur la capacité à détourner l'attention. Rouletabille parviendra à résoudre l'énigme du meurtre dans une chambre close en oubliant la différence entre dehors et dedans, en taisant sa raison d'une certaine façon, ou en laissant aller sa raison au souvenir d'un parfum de femme... C'est une connaissance d'un nouveau genre, évoqué par Spinoza déjà.

 

Notre vie psychique est encombrée, pour de multiples raisons, pas toujours pour notre bonheur, par des tours de passe passe qui contribuent à nous maintenir dans le mirage, et à notre souffrance. Les souvenirs écrans, les souvenirs couvertures, sont autant de tours de prestidigitateurs.

 

Nous usons nous mêmes de ces tours, sans cesse, face à cette présence considérable et effrayante : autrui. L'Enfer sartrien.

 

Car quand nous sommes face à autrui nous avons un rôle à tenir. Nous sommes saisis dans le champ de la valeur et devons nous y faire une place, « La Place » qui nous est dédiée pour citer Annie Ernaux. Nous sommes classifiés et donc classés. Nous devons exister, et donc nous jouons d'illusions, nous pratiquons des montages de rushes. Nous séduisons, intimidons, détournons l'attention. Qu'est ce que le « Moi », sinon un tri, une sélection, un travail de montage ? Le rêve est une immense réserve de rushes qu'on peut associer indéfiniment.

 

Le Moi n'est pas dissociable du Nous. Le Moi est un « fragment d'un discours commun ». Il se rapporte à un champ symbolique qui nous dépasse et s'incorpore dans des classifications. Ce lien entre le Moi et le Nous est d'autant plus solide que le Moi a besoin d'un Nous pour conjurer l'angoisse, pour donner une Valeur aux images du Moi. Le Nous parle à notre insu. Un jour Albert Camus s'en est aperçu, du fait que son enfance pauvre parlait en lui. Autre signe du social qui parle en nous : les « mimetons » : ces moments où nous imitons ceux qui nous dominent, involontairement, par des mimiques ou des intonations. Le « On » est capable de s'infiltrer à la source même de nos désirs. C'est pourquoi, bourdieusien, Max Dorra comprend que l'on ne désire souvent que ce qui nous est socialement désirable, notre personnalité s'étant créé en fonction même de notre place.

 

Or il est possible de se libérer de dominations et des illusions groupales (chauvinisme, nationalisme, sectarisme). Les groupes ont ceci d'atrophiant qu'ils court circuitent le sens que nous pouvons trouver en nous, qui fonde notre propre singularité. Lorsque nous nions cette singularité, nous nous exposons à la souffrance. Qui ne s'est pas senti étouffer dans un groupe, parce ce qu'il subissait sa présence au fond ?

 

Cette possibilité de devenir un peu plus soi-même dans le monde, l'artiste la montre, lui qui ose « jouer les notes interdites de sa tonalité » et qui est en rupture avec ce qui s'est dit avant lui. L'art est l' « art de s'égarer en soi ». Le rêve nous le permet à tous. Nous pouvons nous libérer de la valeur, qui nous rend si vulnérable. Car lorsque le Moi est malade de la valeur, et que nous nous identifions à une place, un « chiffre », un statut, un chevalet, alors la perte de cette position est tout simplement une mort.

 

Car le rêve continue là où notre parole s'est arrêtée. Nous pouvons donc le suivre pour aller à la découverte de nos propres régions inconnues. Dorra ne pense pas que le rêve soit « structuré comme un langage » comme le disait Lacan. Il ne s'agit pas de décrypter un code fixe, mais plutôt d'écouter une musique qui a sa propre signification.

 

Nous avons tout intérêt à devenir qui nous sommes, et à ne pas nous laisser « escamoter », verbe que Max Dorra apprécie particulièrement.

 

A cette fin, le rêve peut nous conduire loin en nous, en dissipant les artifices dressés en notre for intérieur pour nous permettre de nous fondre dans le Nous, parfois à nos périls. Le rêve élargit les champs des possibles.

 

A nos rêves.

 

Rêver à retrouver sa raison ("Lutte des rêves et interprétation des classes, Max Dorra)
Rêver à retrouver sa raison ("Lutte des rêves et interprétation des classes, Max Dorra)
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15 mai 2014 4 15 /05 /mai /2014 00:50

L'humanité est elle condamnée à se coltiner cet appareil séparé, aliénant, coercitif, asphyxiant, et désormais "décentré" des enjeux réels que l'on nomme l'Etat, ou peut on imaginer d'autres formes d'organisation politique ? Telle est la vieille question que l'anthropologue Marc Abelès appelle à réouvrir, avec son petit essai très pointu : " Penser au delà de l'Etat ".

 

L'Etat est indéniablement en grave crise, face à la mondialisation qui l'affaiblit considérablement, face à l'imperium mercantile dont il semble l'auxiliaire zélé. La critique classique de la bureaucratie, qui inverse les fins et moyens, n'a pas perdu de sa pertinence, bien au contraire.

 

Cette entité séparée est elle compatible avec la démocratie ou condamnée à la confiscation oligarchique qui la ronge depuis toujours ? L'Etat, produit de la division du politique et du social, entre conception et exécution, entre sachants et ignorants, est il une forme adaptée à une société à haut niveau d'éducation et à sa mobilisation ?

 

Le "monstre froid" dont parlait  Nietzsche n'est il pas coupable d'avoir étouffé peu à peu toute forme de solidarité spontanée, en monopolisant et aspirant les mécanismes de protection (et ainsi en risquant l'embolie) et en les monétarisant ? N'est il point coupable d'un sentiment de gâchis et de stérilisation des forces latentes dans la société ?

 

La représentation, historiquement datée, de l'Etat rempart face au marché, semble s'effriter au fur et à mesure que l'on voit en quoi la puissance publique devient l'auxiliaire fidèle du capital dans la logique néolibérale.  Le meilleur exemple en est l'Europe. On a tant opposé l'Europe politique à la loi du marché. On constate pourtant que l'affermissement politique des institutions européennes, tel qu'il s'est déroulé jusqu'à présent, a renforcé au contraire la puissance du marché dans nos vies, allant jusqu'à protéger le marché de l'intervention même possible de la délibération démocratique, à travers les traités (monnaie neutre, budget neutralisé, droit de la concurrence empêchant l'intervention publique dans la production). C'était sans doute confondre l'Etat et l'intérêt général que de penser qu'une institutionnalisation, en elle-même, allait provoquer une remise en question de l'ordre social inégalitaire.

 

Aussi, sommes nous conduits à considérer que l'Etat n'est pas seulement le garant de droits acquis, qui d'ailleurs s'étiolent aussi vite que la banquise. Mais aussi un moyen de domination et d'aliénation.

 

Un monde différent, capable de survivre aux nuages noirs qui s'annoncent, a t-il besoin de nouvelles formes politiques supposant le "déperissement" de l'Etat ? Marc Abelès souhaite que l'on se repose ces questions car il lui parait que le leviathan est peut-être un "univers historiquement dépassé".

 

Abelès pratique un long détour par la pensée de Gilles Deleuze et Felix Guattari, pour qui l'Etat originaire n'a pas de sens. Il n'y a pas à leurs yeux de stade d'apparition de l'Etat, au sens où il est toujours là dès qu'il y a société humaine, comme désir d'Etat, désir de répression. Mais il revient à l'anthropologie et notamment à Pierre Clastres ("la société contre l'Etat") et à Marshall Sahlins d'avoir montré que certaines sociétés avaient réussi à se  défendre contre la séparation entre le pouvoir et la société. Les sociétés dites primitives ont su se prémunir contre la servitude volontaire. L'Etat n'est donc pas fatal.

 

Mais l'Etat contemporain doit être analysé dans sa spécificité. Michel Foucault a ouvert un chemin fécond en montrant que c'est par l'économique que l'individu est désormais gouverné.

 

Foucault s'est demandé dans son oeuvre "comment" nous sommes gouvernés, et non plus "pourquoi" nous sommes gouvernés. Il a mis le doigt sur la notion de micro pouvoir en particulier. Mais il a aussi montré que le pouvoir a changé d'objet. Le pouvoir était autrefois le pouvoir sur la terre, il est devenu depuis l'âge moderne un gouvernement sur les corps, un biopouvoir (hygiène, assurance, santé, contrôle des populations et de leur déplacement, politique familiale, éducation...).

 

Alors que la théorie de la souveraineté élaborée par Jean Bodin continue à être la pensée officielle du pouvoir, sa réalité est la surveillance des individus et la discipline des corps. Le pouvoir est donc une technologie. Le pouvoir, en même temps qu'il devient diffus, s'infiltre dans la société et devient positif. Il ne s'agit plus d'empêcher seulement, mais d'être efficace. De faire faire. Il s'agit par exemple de produire des "aptitudes". Dans le capitalisme contemporain, le pouvoir ne doit pas se contenter de faire produire des produits, mais aussi des subjectivités.

 

L'anthropologie souligne que la résistance au pouvoir passe en grande partie par "l'infra politique", comme on l'a vu avec James C Scott et son livre sur la Zomia dans ce blog. Les populations résistent au pouvoir dans le quotidien, sans passer forcément par la révolte bruyante, mais par des stratégies d'évitement, de fuite, de contournement.

 

L'infra politique, c'est à dire l'imbrication du politique dans la société, se repère aussi dans les pratiques politiques rurales françaises observées par Abelès, lorsque l'observation montre des hiérarchies informelles qui échappent aux mécanismes institutionnels. Bref il y a un immense champ politique qui échappe à l'Etat, dans une diversité de sociétés.

 

Etre politique c'est donc aussi intervenir en ces immenses champs, comme celui de la culture par exemple. La musique noire a sans doute été la vraie vague porteuse pour l'advenue d'Obama au pouvoir que les mesures de discrimination positive légales.

 

Le débat mérite de se tenir sur la nature de la politique en ce monde. Le combat pour détenir les leviers de l'Etat en est il encore le lieu privilégié ?

 

Il ne sert à rien d'attendre le grand soir donc, comme conquête de l'Etat qui règle tout d'un seul coup, car la scène politique ne se réduit pas loin s'en faut à un champ institutionnel. La scène politique d'ailleurs n'a rien d'intangible, elle se construit à coup de litiges et d'affirmations de paroles.

 

Jacques Rancière parle d'immanence du politique. Celle-ci est un surgissement, l'expression d'une subjectivité qui vient s'imposer, l'expression d'un litige. "La politique c'est le déploiement d'un tort fondamental". Rancière évoque ainsi la figure du prolétaire qui rentre en scène dans l'Histoire. Il s'agit ainsi de pratiquer une différence fondamentale entre police et politique. Marc Abelès qui a étudié l'OMC évoque l'initiative de quatre pays africains qui ont constitué un groupe des 4 pour réclamer une prise en compte de la question du coton. Ils ont ainsi constitué une scène politique nouvelle, sur la scène mondiale elle-même, et troublé le jeu de l'OMC par l'expression d'un dissensus et l'affirmation d'un acteur politique qui vient reconfigurer le champ politique.

 

 

Il reste que ce qui rend gouvernementalisable les populations, c'est l'économique. Et l'économie déborde furieusement l'Etat Nation, signifiant son obsolescence. Les gouvernements ne maîtrisent plus ce par quoi ils nous gouvernaient. Cette perte de substance politique du territoire recoupé par l'Etat trouble tous les repères, et s'avère explosif politiquement dans un pays comme la France où l'Etat était aussi central dans la conception du politique. Pour retrouver une consistance, on en appelle au "peuple". Mais la réalité est que l'Etat dans sa forme historique, westphalienne, est déjà condamné. En tout cas il n'apporte plus de solutions. Les appels à restaurer l'autorité de l'Etat sont bien surannés.

 

 

On voit se dessiner une nouvelle vie du politique cependant :

 

"Les ondes qui parcourent la surface sociétale, les mouvements qui l'affectent, sont de moins en moins polarisés par la représentation de l'Etat". Les réseaux sociaux en sont une manifestation privilégiée.

 

Il est temps de reconsidérer entièrement les concepts de la politique, et du politique, et d'imaginer une cosmopolitique. L'Etat en fera les frais.

 

 

 

Le monstre froid c'est du réchauffé ("Penser au delà de l'Etat", Marc Abelès)
Le monstre froid c'est du réchauffé ("Penser au delà de l'Etat", Marc Abelès)
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9 mai 2014 5 09 /05 /mai /2014 18:56
 
 
Game Of Thrones me donne tellement à penser, que j'ai réouvert Norbert Elias, ce génial sociologue de la construction de l'occident qui m'avait tant plu lors de mes chères études.
 
Dans "La société de cour" il montre ce que l'Histoire a de spécieux, quand elle s'imagine comme litanie de faits héroïques censés procéder d'individus dont les qualités surgiraient dans le cours des évènements . Les "grands hommes" sont avant tout les hommes qui conviennent à leur temps, et prennent sens dans des "formations sociales" particulières soumises à des tensions et des évolutions. La distinction entre l'individu et la société n'a pas de sens, l'individu étant en réalité un système ouvert. La société est composée d'individus, n'est rien sans eux mais elle est tissée de leur interdépendance, et c'est dans une société donnée qu'un individu trouve sa substance même. C'est ce que Norbert Elias nous montre en étudiant cette société de cour qui s'est construite lentement, franchissant un cap avec François 1er, puis Henri de Navarre, culminant à Versailles avec le Roi Soleil, et s'épuisant dans ses rituels pour périr lors d'une Révolution qu'elle ne sut anticiper. Il s'agit bien d'une société de cour, et non pas de "la cour", puisque dans cette société la cour est le principe organisateur, qui succède au principe antérieur de la vassalité féodale.
 
La société de cour est l'aboutissement d'un processus de curialisation des guerriers qui accompagne le développement de la civilisation. Celui-ci produit de la différenciation sociale. Se crée en particulier une bourgeoisie, dont une bourgeoisie d'offices, d'administration. C'est cette évolution qui conduit à l'affermissement de l'Etat. Et d'abord de l'Etat monarchique absolutiste. La psychologie des hommes se transforme pour s'adapter au nouveau régime d'interdépendance qui émerge.
 
 
L'absolutisme ce n'est pas l'élimination des tensions, c'est au contraire la gestion de ces tensions. C'est parce que des conflits naissent entre des groupes dominants que le Roi parvient à en jouer et à devenir indispensable, pour créer l'équilibre des forces et se hisser sur celui-ci. Le Roi a donc besoin de la reproduction des tensions. Mais il les maîtrise. Telle est la fonction de la cour en particulier, en ce qu'elle permet de conserver l'aristocratie, et de la dominer.
 
 
Dans cette société de cour où n'existe nullement la distinction entre le privé et le public, ni pour l'Etat ni pour les individus, la réalité d'une position sociale n'est que l'opinion que les autres s'en font. Cette réalité est à la source d'un "remodelage" des personnalités très spectaculaire, qui fait que la cour de Versailles nous apparaît un phénomène très étrange. Ces poudrés obsédés par le "ridicule" comme l'a montré un film assez pertinent de Patrice Leconte, peuvent nous apparaître ridicules eux-mêmes. Mais parfaitement cohérents dans leur temps. Norbert Elias nous montre que la psychologie n'est pas intemporelle. Elle est historique. Ce que Freud avait peut-être tendance à sous estimer. L'Histoire et la psychologie doivent se décloisonner car "ce sont les hommes qui évoluent dans et par le rapport avec les autres".
 
 
La cour c'est d'abord la maison du Roi. La société de cour procède d'un fonctionnement patriarcal et patrimonial tout à la fois. La domination du Roi sur le pays est l'extension de l'autorité sur sa maison. Les nobles ont à la fois leur appartement à la cour  (Versailles peut accueillir dix mille personnes), et leur maison en ville. Leur maison n'a rien d'une maison faite pour la vie de famille, qui n'a pas de sens (la fidélité entre époux n'a pas grande importance notamment), il s'agit d'abord de fonder et de maintenir une "maison", et d'assurer son prestige, tout  s'avérant dépendant de cette notion dans une société de cour. La maison dans ses détails architecturaux procède ainsi du rang, elle est liée à des obligations ("noblesse oblige"). Le système de dépenses est orienté par la nécessité de la lutte pour le prestige. Il a un caractère impérieux. Il n'a rien à voir avec le système bourgeois de l'épargne pour le gain futur, mais prend sens dans la consommation de prestige qui n'a pas d'alternative quand on est un aristocrate. Survivre c'est lutter pour son statut social à travers la consolidation du prestige. C'est ce prestige qui détermine la réussite dans la cour, et qui fonde la distinction entre la cour et la noblesse campagnarde méprisée, sans parler du peuple.
 
La surveillance de soi devient donc un trait psychologique majeur. L'étiquette est la préoccupation majeure. Le Roi en fait un outil de pouvoir primordial sur l'aristocratie, qui maintient celle-ci comme couche distincte dans la société. Le monarque va mettre à contribution le moindre de ses gestes pour augmenter ce pouvoir et animer ce jeu des distinctions et cette lutte pour le prestige. Cette lutte est épuisante et même détestée mais vitale pour la noblesse qui désormais est totalement dépendante de la vie de cour. Aussi quand Marie-Antoinette tente de déroger, c'est la noblesse qui rouspète. Il faut continuer tout le cirque du lever, du coucher, etc, car c'est ce cirque qui organise l'ordre social.
 
Dans ce cadre, les êtres développent certaines qualités : l'art d'observer ses semblables, l'auto observation. C'est ainsi que les créations culturelles de ce temps nous offrent les portraits humains (Mémoires de Saint Simon, écrits des moralistes français) les plus réussis. L'art de manier les hommes a été porté à son apogée. L'auto contrôle, dans un monde ou le comment remplace le pourquoi, atteint un niveau inédit. Se met en place une "cuirasse" d'auto contraintes.  La Raison joue un rôle majeur, et pour Norbert Elias on ne saurait ignorer que "les lumières" ont aussi leur source dans la société de cour et pas seulement dans l'évolution de la bourgeoisie ascendante. Le drame classique exalte ces qualités, le théâtre devenant un art du dialogue et non de l'action.
 
Au contraire de ce qu'on verra dans la société bourgeoise, jusqu'à aujourd'hui, la contrainte sociale s'exerce sur le privé qui est aussi public, alors que sous le règne bourgeois le privé est un refuge relatif, la contrainte s'exerçant sur le professionnel.
 
Cette nécessité d'auto contrôle suscite la distanciation. On se regarde faire. On contrôle. Elle porte ses effets jusqu'à l'amour, avec l'apparition de l'union romantique, qui a partie liée avec la distance et la distinction. Norbert Elias propose une analyse fouillée du roman d'Honoré d'Urfé, "l'Astrée", qui montre une noblesse moyenne mettant en avant la nature, l'amour, face aux vilenies cyniques de la haute noblesse. La nostalgie romantique de la nature (l'image de la noblesse perdue, réenchantée), vivant au milieu des bergers, imprègne toute la culture aristocratique de ce temps, les tableaux de Watteau, le succès de Rousseau chez les nobles éclairés, ou les jeux de Marie Antoinette déguisée en laitière. Le romantisme bourgeois post révolutionnaire a des liens avec ce premier romantisme là.
 
Le Roi règne sur la cour, mais ne croyons pas qu'il ne subisse pas de pressions. Il les subit d'en bas. Mais elles ne sont pas convergentes. S'appuyant sur les gens qui dépendent en tous points de lui (on constate encore cela dans les fonctionnements de cour ultra contemporains), le Roi exploite les antagonismes au sein de la cour, et entre la cour des aristocrates et la noblesse de robe. La monarchie absolue n'est pas un régime fondé sur le charisme. Le charisme convient aux sociétés en crise, et non aux temps de consolidation comme le fut le règne de Louis XIV. Alors que le chef charismatique, qui veut renverser un ordre politique, instaure l'unité autour de lui, le monarque absolu vit un "paradoxe de la grandeur". Sa grandeur procède de son calme, et même d'une certaine médiocrité.  Louis était moyennement intelligent,, moyennement cultivé. Il n'était pas novateur. Il surveillait et entretenait les tensions. Lavisse disait :
 
 
" La grande puissance et l'autorité de Louis XIV viennent de la correspondance de sa personne avec l'esprit du temps".
 
 
La monarchie avait vaincu la noblesse à la fin des guerres de religion. La noblesse devenait noblesse du Roi. Il suffisait à Louis d'entretenir les jalousies autour de lui, à la cour, pour se rendre absolument puissant, absolument nécessaire. Ces jalousies prévenaient tout risque d'opposition puissante, les forces se neutralisant. Chacun exerce son contrôle sur l'autre, au profit du Roi.
 
 
Mais la source de cette fuite vers la cour est lourde, elle est économique. Elle procède de l'afflux des métaux précieux qui peu à peu a dévalué la monnaie et appauvi la noblesse qui vivait de rentes fixes, alors que le Roi maitrise les finances, et peu à peu installe des roturiers aux postes administratifs. Elle procède aussi des transformations de la guerre. La combinaison de plusieurs causes, comme la création des armes à jet puis à feu, et ensuite la mise en place d'armées de mercenaires à la solde, a marginalisé la noblesse guerrière. Le système d'interdépendances Roi/vassaux est mort. Richelieu ira jusqu'à interdire le duel, comme la mesure symbolique qui met à mort la noblesse d'épée. L'aristocratie file à la cour pour essayer de survivre et de ne pas croupir sur ses terres dévaluées. Elle dépend des bons offices du Roi, désormais. Certains épisodes, comme la Fronde, sont des tentatives encore de se révolter contre cette dépendance, en s'alliant d'ailleurs avec la bourgeoisie. Mais la monarchie s'en sort car les intérêts de l'aristocratie et de la bourgeoisie ne parviennent pas à s'articuler sans lui.
 
 
La société de cour, qui avait permis de gérer les équilibres entre la noblesse et la bourgeoisie des parlements, sur laquelle le Roi s'appuyait fortement,  n'a pas su se réformer pour intégrer les nouvelles couches bourgeoises. Le carcan a donc du exploser. Et d'ailleurs, la Révolution a tout autant procédé d'une exaspération contre les parlements que contre l'aristocratie. Le Roi n'était d'ailleurs pas particulièrement visé, initialement. Le système régulateur des tensions sociales était devenu inadapté alors qu'il avait superbement fonctionné un siècle auparavant. Ce n'est pas le génie individuel des monarques qui est en cause, mais bien les courants profonds qui transforment les formations sociales.
 
 
L'explication de la monarchie absolue chez Elias a des airs de ressemblance avec celle du bonapartisme chez Marx il me semble. Quand des classes sont en lutte et qu'aucune ne l'emporte de manière décisive, la solution politique peut émaner du sauveur. Dans le cas de la monarchie absolue ce n'est pas le sauveur mais le Roi, qui est remplacé par son héritier légitime à sa mort, ce qui est la source de la continuité de l'Etat et de son renforcement continu.
 
Ainsi une formation morte comme la société de cour (pas si morte que cela, car on trouve bien des micro sociétés de cours, sans problème), qui nous semble si désuète, est pleine d'enseignements pour comprendre nombre de logiques sociologiques. Ces gens n'étaient pas déraisonnables dans leurs comportements ridicules de cour. Ils obéissaient à la raison profonde de leur temps. Plus tard cela était devenu déraison, comme on le voit par exemple dans Marie Antoinette de Sofia Coppola. Déraison adolescente. Mais comment ces gens qui n'avaient eu d'autre choix que de se vouer à la vie de cour auraient ils pu accéder à la lucidité historique qui leur aurait intimé de vite se transformer en entrepreneurs bourgeois ?
 
Comment accepter que l'on est condamné par l'Histoire et modifier son psychisme ancré dans le passé ? Notre présent ne nous montre t-il pas, aussi, des groupes condamnés, qui continuent à agir et à penser comme si le monde ne changeait pas ? Nos élites ne sont elles pas dans cette situation, elles qui ressassent les mêmes discours frelâtés, malgré le silence ou la désapprobation des peuples ? Comme si le monde d'autrefois allait revenir, par l'effet d'un cycle dont on ne saurait la cause ?
 
L'absolutisme c'est l'interdépendance ("La société de cour", Norbert Elias)
L'absolutisme c'est l'interdépendance ("La société de cour", Norbert Elias)
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21 février 2014 5 21 /02 /février /2014 21:38

 

zomia22.jpg

 

"Se diviser pour ne pas être dirigé"

 

Adage Berbère

 

C'est une lecture extrêmement plaisante et vivifiante -de par son originalité-, que cet ample ouvrage géographique et politique de James C . Scott, sur une zone méconnue du monde. Le seul défaut que je lui ai trouvé est une tendance à la redondance, mais les gens qui cherchent à bien se faire comprendre trahissent une certaine humilité qui n'est pas déplaisante non plus.

 

"Zomia, ou l'art de ne pas être gouverné" évoque la Zomia (une zone du Sud Est asiatique à cheval sur huit pays différents),  d'un point de vue explicitement libertaire, et en analyse la dynamique historique, économique, sociale, d'une écriture limpide, qui n'est pas sans rappeler la clarté des merveilleux essais géographiques de Jared Diamond (un nouveau vient de sortir, il faudra que je le lise et vous en parle).

 

J'aime quand la science et l'intelligence ne "se la jouent pas", et ne singent pas la rigueur par le jargon. Ici c'est du petit lait et on apprend beaucoup, dans un livre très documenté et qui articule pensée vaste et souci du détail probant.

 

 

Même si le fonctionnement anarchiste de la Zomia s'estompe depuis quelques décennies, sous le coup des arsenaux techniques au service de la domestication de ces peuples des collines, il est assez sidérant de découvrir une partie du monde comptant 100 millions d'habitants, qui a développé des techniques de fonctionnement social tournées vers la liberté à l'égard des Etats.  James C. Scott nous explique pourquoi et comment la Zomia s'est constituée. Et cette description est l'occasion de développer une théorie libertaire de l'Histoire : les peuples sans Etats ne sont pas des primitifs arriérés mais  ont adopté des décisions politiques au cours d'une Histoire qui n'a rien de linéaire et de bâtie sur des étapes développementalistes.

 

La politique, telle est l'idée phare de James C Scott qui assume un "constructivisme radical", à savoir cette conviction selon laquelle nombre de données sociales que nous pensons premières, comme l'ethnicité, ne sont que le résultat d'options politiques, voire de bricolages, notamment adoptés dans la recherche de résistance à l'oppression.

 

 

Il y a aussi chez Scott cette idée d'arrière plan selon laquelle le déploiement de l'Etat n'a rien à voir avec une solution harmonieuse. Cet essai, même s'il ne le cite pas, me parait être une sorte de "contre Rousseau", dans la mesure où l'idée d'un contrat social donnant naissance à l'Etat est un mirage. L'Etat est avant tout le résultat d'une prédation, d'une appropriation, et s'est construit sur l'esclavage aussi bien en Asie du Sud Est qu'à Athènes et à Sparte. Il n'est pas une forme rationnelle de défense de l'intérêt général mais bien l'expression d'intérêts particuliers souhaitant capter un surplus en prenant le pouvoir sur la population. L'Histoire de l'Etat est celle d'un coup d'Etat. Il n'est pas l'Etat synthétique Hegelien, aboutissement d'une logique qui laisserait derrière elle des peuples archaïques pas encore conquis, mais il produit des fuites, des exodes, des repositionnements et des Histoires différentes.

 

L'Histoire conçue comme celle des Etats est une amputation de l'aventure humaine, d'autant plus que ces cartes du monde couvertes par des Etats sont fausses dans la mesure où les influences des Centres politiques ne sont pas uniformes sur le territoire. Scott compare l'influence de l'Etat à celle d'une ampoule électrique qui diminue avec la distance. Les cartes politiques devraient notamment prendre en compte le temps de déplacement, qui compte énormément dans l'Histoire de la domination réelle des Etats. En définitive, l'Histoire est fondée sur l'Etat parce que l'Etat a le monopole de ses sources. L'absence d'Etat est donc un impensé de l'Histoire, et Scott propose d'y remédier.

 

La Zomia est une zone d'altitude traversant le vietnam, le Cambodge, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande, deux provinces chinoises. C'est une mosaïque ethnique et linguistique "sidérante".  Ses peuples n'ont jamais été complètement intégrés dans les Etats qui ne parvinrent pas à leur appliquer leurs procédures, et eux-mêmes n'ont pas développé d'Etat stable.

 

En Asie du Sud Est, l'Etat est apparu tardivement, et se caractérise par une fragilité.  Dans un territoire peu dense,  ils ont d'abord cherché à sédentariser les populations. L'espace étatique est d'abord une zone d'appropriation du surplus économique. C'est pourquoi l'Etat aime les zones céréalières, et ici c'est le riz. L'Etat asiatique est historiquement un Etat Rizière.  Le riz est idéal pour recenser, estimer, calculer, stocker, et capter. La concentration de la main d'oeuvre est la première préoccupation de l'Etat dont le rayon d'influence faiblit avec la distance, et en fonction du relief et du climat.

 

A distance, la souveraineté s'étiole, elle est parfois duelle, ou périodique en fonction des saisons. Ce n'est pas le PIB qui préoccupe l'Etat traditionnel, mais le produit recouvrable. Ainsi la riziculture est avant tout intéressante pour l'impôt, la concentration pour la conscription, mais pour le peuple c'est la corvée, l'impôt, la guerre, les épidémies liées à la production céréalière et à la concentration.

 

Pour fixer la population, on attire certes, mais cela est loin de suffire car on spolie la population concentrée. Alors pour peupler on esclavagise massivement. On pratique la servitude sur dette. Les guerres, menées grâce à la concentration de population, servent avant tout à ramener des prisonniers et des esclaves. Leurs descendants sont sans doute majoritaires dans nombre de villes asiatiques.

 

Les Etats produisent donc des périphéries. Les tribus sont un "effet d'Etat". Les collines de la zomia sont des zones de morcellement accueillant et mêlant des générations de fuyards de toutes sortes. Ces populations ne sont pas "nos ancêtres vivants" comme on appelle les Mhong, mais des barbares à dessein. Qu'est ce qu'un barbare ? Ce n'est pas une antiquité, mais un au delà de la Loi. Ainsi des peuples aux cultures comparables sont appelés ou non barbares en fonction de leur place dans ou en dehors de l'Etat. "Crus" ou "Cuits" en Asie. C'est la même définition qui prévalait sous l'Empire romain.

 

Alors que l'Etat impose l'alignement culturel à sa population, les collines comportent des myriades d'identités. Elles se caractérisent par des structures sociales flexibles, égalitaires, qui sont l'expression d'un refus de l'Etat honni. Sur un plan religieux les collines inclinent à l'animisme, ou à un christianisme universaliste, et millénariste (on verra pourquoi). On commerce avec l'Etat, on s'allie avec lui, mais on ne veut pas de son modèle.

 

La Zomia est une zone refuge qui accueille des peuples "amphibie" capables de changements sociaux instantanés, pouvant "agir sur le champ". Ce sont des sociétés de marronage, et on en connait ailleurs dans le monde : les cosaques, les roms, les Sinti, le suriname, les bédouins, les régions des Grands Lacs Nord américains au 18eme siècle, la zone de non droit entre Prusse et italie au 17eme.... La colline est le territoire de la dissidence avant tout, elle a une nature politique et non éthnique et religieuse. L'expansion impériale chinoise en a été un moteur très important, mais il y a eu bien d'autres phases : les grandes révoltes paysannes, les guerres, les discriminations religieuses (telle la Suisse accueillant les vaudois, les protestants), la révolution communiste chinoise plus près de nous (le Kuomintang est allé dans la Zomia prendre le contrôle de l'opium). Evidemment il n'y a pas à idéaliser ces peuples libertaires, qui pratiquèrent eux aussi les razzias et l'esclavage.

 

La Zomia est ainsi devenue un étonnant feuilletage vertical d'ethnicités, qu'on peut repérer comme telles mais dont on a le plus grand mal à trouver les frontières. Ces peuples refusent l'Etat, ce qui imprègne jusqu'à leurs mythes peuplés de figures semblables à Icare et de rois assassinés parce qu'ils voulaient s'imposer...

 

Leur mode de vie est la traduction de leur projet politique. Il repose sur une agriculture et une culture fugitives. Dont une extrêmité est le "village caché" des Karènes. Ils développent la capacité de se scinder vite en petits groupes, de se recomposer, de devenir illisibles. Ils cultivent de petit lopins, fondus dans l'environnement, des cultures choisies comme le maïs, le manioc, la patate douce, les tubéreux, qui sont tout à fait impropres à l'appropriation par un percépteur, qui ne se stockent pas, sont irrégulières, peuvent être délaissées et rejointes... L'agriculture est celle de l'abbatis brûlis qui permet la mobilité. La diversité est la règle sur tous les plans, évitant le contrôle, la classification extérieure. Le grenier n'existe pas. Si le fisc veut venir, il devra tout récolter lui-même.

 

Lorsque l'Etat colon par exemple a essayé de susciter des chefs les peuples ont proposé des chefs bidons régnant sur des villages potemkine. Ces femmes et ces hommes ont développé une grande "plasticité sociale". Ce sont des "bancs de méduse" insaisissables.

 

L'absence d'Etat et le mode de vie ne sont donc pas des témoignages d'autrefois, mais le résultat d'une fuite, d'un abandon de techniques qui étaient liées à l'Etat. Pierre Clastres avait discerné aussi cela dans les tribus prétendues "primitives" d'Amérique du Sud, qui avaient connu auparavant l'agriculture sédentaire et l'avaient abandonnée par adaptation.

 

Certains de ces peuples ont abandonné l'écriture, ou même toute histoire. L'oralité est le gage de la liberté car aucune orthodoxie fixe n'y est possible. Vivre sans archives, sans dogme écrit, c'est "voyager léger", comme les tsiganes européens dont le récit est introuvable ce qui est une caractéristique des peuples de "la feinte" qui veulent échapper aux Etats. Mais comme les mythes le montrent, l'écriture a été connue et abandonnée (volée ou perdue disent les mythes).

 

L'identité est labile, flexible. Elle est politique. Elle sert à revendiquer par exemple le contrôle d'une source ou d'une route commerciale. Elle n'a rien d'une essence. Il est possible d'imaginer des généalogies sur mesure, justifiant des alliances, l'intégration de nouveaux venus dans la montagne.

 

Le millénarisme, les prophètes, y sont des phénomènes classiques. Ces peuples dominés sont sensibles au thème du retournement du monde, mais encore une fois on voit que c'est une technologie sociale qui permet d'agir vite, de bouleverser vite, et de se regrouper rapidement et massivement sans recours à l'Etat.

 

Aujourd'hui la Zomia perd de sa spécificité, à l'heure des drones, des satellites, des hélicoptères. Mais son histoire nous incite à reconsidérer la nature de l'Etat, bien moins idyllique que le prétend la philosophie politique. L'Etat est avant tout un système de domination, qui de plus négocie avec ses propres bureaucrates réclamant une part du surplus. Certes, l'Etat a incorporé entre la fin du 19eme siècle et la fin des années 70 une dimension sociale, devenant une sorte d'enregistrement d'un compromis. Mais la liquidation de cet aspect du rôle de l'Etat rapproche le modèle de son aspect archaïque, ressemblant à un outil avant tout au service de la classe dominante.

 

Observer la Zomia incite aussi à remettre en cause un développementalisme simpliste, où les "tribus" sont censées représenter une étape primaire et arriérée ; mais aussi à relativiser la notion d'ethnie, celle d'identité. La politique remanie le monde quand c'est nécessaire. Quand il faut survivre en tant que peuple, on adapte tous les dispositifs qui prennent alors leur vrai visage de superstructure. C'est une belle leçon universaliste. Dans des conditions historiques données, nous sommes tous des possibles réfugiés en Zomia.

 

Une dernière remarque, plus acerbe... Qui sont aujourd'hui les zomiens de notre monde ? Ce ne sont plus sans doute les tribus fugitives, ou si peu... Ce sont les élites satellisées.... Qui échappent aux frontières, à l'Etat. Et qui pratiquent les razzias... Les marchés zomiens sont bien moins sympathiques que nos débrouillards des pentes asiatiques.

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6 septembre 2013 5 06 /09 /septembre /2013 21:31

feu-de-foret-illustration_17661_w250.jpg C'est un livre d'ethnologie "savante" dans les règles de l'art et c'est néanmoins le meilleur roman que j'ai lu (d'une traite) depuis un bon moment, rédigé avec talent et clarté (ce qui montre que la rigueur en sciences sociales ne passe pas forcément par le jargonnant surabondant).

 

"Une chasse au pouvoir, chronique politique d'un village de France" est le passionnant essai d'une ethnologue, Marie Desmartis, inspirée par Pierre Bourdieu me semble t-il (issue du Béarn comme lui) qui a choisi son premier terrain de plongée participante dans un petit village du Sud Gironde (cette région boisée des Landes de Gascogne qu'on traverse un peu las sur l'autoroute quand on monte sur Bordeaux) , baptisé "Olignac" (on peut être étonné qu'un livre d'ethnologie change tous les noms des concernés mais on comprend que dans un village de 200 habitants tout cela aurait pu être déflagrateur, et déjà doit l'être même avec cette petite précaution ).

 

Les grandes logiques du social, et le conflit entre les classes pour capter les biens matériels et symboliques, sont tout à fait lisibles à une toute petite échelle, et prennent la forme frappante de personnages représentatifs. L'effet d'incarnation est saisissant. C'est toute la violence latente de la société inégalitaire que Marie Desmartis soulève et analyse, tout en montrant comment elle trouve sa régulation, les dominants parvenant à le rester et à imposer leur puissance. Le politique apparaît nettement comme la chambre d'écho de ces conflits fondamentaux, dont ils ne parviennent pas à se défaire même si les péripéties ont une immense part d'autonomie. A l'échelle individuelle on peut très clairement observer les ressources mobilisées dans cette bataille sociale, sans fin.

 

J'ai eu le sentiment de retrouver le génial "18 brumaire de Louis Napoléon" de Marx, qui montrait le déploiement des alliances et mésalliances entre les classes sous la seconde république, dans une transposition sans artifices et fondée sur un patient travail de terrain, de recherche des liens entre l'Histoire, l'économie, et les attitudes des individus dans ce village. On est très loin du cliché du village paisible, car le monde social ne l'est pas, et personne, même ceux qui sont nouveaux et voudraient sans doute échapper aux batailles, ne peut s'extraire de la puissance des gravités sociales.

 

L'auteure avait effectué là sa première recherche d'ampleur, et elle ne cache rien de ses erreurs de débutante. Elle est un personnage qui compte dans cette affaire, et sa présence dans ce petit milieu va peser dans les évènements et donc dans les résultats de la recherche, et elle le sait. On peut admirer sa capacité à remettre en cause ses représentations, une extraordinaire capacité de synthèse, ainsi qu'une belle subtilité.

 

En 2001, Marie Desmartis, qui vient passer des petits week ends à Olignac entend parler des évènements étonnants qui secouent le village. La palombière de Mme la Maire, et celle d'un adjoint, ont été incendiées. Et plus tôt, un arbre planté pour fêter l'élection du conseil municipal a été coupé. Tout cela semble en décalage avec ce coin presque invisible de campagne. Elle va donc s'efforcer de s'insérer dans la vie du village et plus particulièrement du Conseil Municipal, avec quelques difficultés évidemment dans ce contexte de tension, tout en plongeant dans les archives de la commune et l'Histoire de ces Landes de Gascogne. Elle en ramènera un monument d'éclaircissement de notre société, parvenant à débroussailler tout ce qui est manifesté pour, justement, brouiller des perceptions qui seraient trop nettes et dangereuses pour l'ordre établi.

 

Mme la Maire, Mme Fortier, a été élue par surprise, alors qu'elle avait déposé une liste incomplète. En rupture avec la municipalité sortante, elle voulait protester mais pas devenir Maire. L'ancien Maire a pratiqué une sorte de politique du pire, devant le blocage du scrutin qui ne se termina qu'au troisième tour. Mme Fortier se retrouve Maire et minoritaire, et la contestation se traduit à la fois par les dégradations, un grand climat de peur, et aussi par une extrême tension au sein du Conseil, tantôt boycotté, tantôt agité, et dont le quorum est difficile à atteindre. Face à Mme Fortier, les proches de l'ancien Maire, constituent le camp considéré comme celui des "chasseurs".

 

Mme Fortier est une notable. Elle descend d'une famille de propriétaires terriens qui ont toujours été au Conseil Municipal. Elle possède une partie importante du foncier de la commune. Elle est très liée à la bourgeoisie bordelaise et très intégrée dans l'UMP locale, bien que la gestion municipale de ce village soit censée être "apolitique" (avec ce paradoxe incroyable qui consiste à dire que la politique relève de la sphère privée).

 

L'ethnologue comprend vite que ce conflit récent est une réplique de plusieurs autres étapes, qui ont débuté depuis l'élection de 1977. Elle va donc se lancer dans une passionnante remontée du temps.

 

Tout commence avec la terre et son exploitation pour vivre. Tout commence avec la manière dont on vit, dont on transforme la terre pour subsister. Les Landes ont un sol pauvre, trempé l'hiver, sec l'été. La question historique sera la mise en valeur de cette terre. les Landais seront stigmatisés, traités de sauvages, assimilés à cette terre. Ils chercheront à s'en sortir avec l'élevage ovin. Sous le second Empire, une rupture fondamentale a lieu, avec la vente massive de ces communaux utilisés par les paysans et privatisés. Processus décrit par l'ethnologue qui rappelle de manière frappante les descriptions du premier libéralisme par Marx ou Karl Polanyi.  Les conseils municipaux composés des propriétaires vendent les communaux, qu'ils achètent eux-mêmes... Et des investisseurs étrangers trustent les ventes aux enchères. La concentration de la propriété va de pair avec le développement de la sylviculture. Les petits éleveurs se font résiniers ou métayers. Puis plus tard, la forêt vivra des crises, et une réorientation autour de la production industrielle du bois. L'exode rural mettra fin à la montée en puissance de la SFIO et des radicaux dans les conseils municipaux en affaiblissant la classe ouvrière politiquement. Les notables, après la première moitié du XXeme siècle, reprennent le contrôle des Mairies.

 

Les années 70 vont déboucher sur des conflits. Viennent s'installer à la campagne des néos ruraux. On les appelle les hippies, mais ils sont plus divers qu'ils n'en ont l'air. Une partie significative s'installera durablement. Le conflit entre les anciens et les nouveaux trouve un débouché sur le terrain politique et en 1977 deux listes s'affrontent : du jamais vu. L'instabilité politique surgit dans la vie de la commune et ne la quittera plus. Au plan des élections générales, le village se polarise de plus en plus entre CNPT et écologistes. 

 

Dans les années 80-90 des nouveaux viennent s'installer, mais ce ne sont plus les hippies mais des amoureux de la propriété qui peuvent parfois se trouver des accointances avec les anciens ruraux. Le jeu se complique. Une Maire plutôt socialiste, soucieuse des plus faibles qui sont venus s'installer, se fait putscher avec une violence digne d'un Sénat romain, et ne s'en remettra jamais. Bref chaque évolution de la population dans la commune, qui modifie les rapports, vient provoquer inéluctablement une secousse politique et parfois une impossibilité de gestion compte tenu de l'équilibre des forces dans et hors le conseil. Mais le jeu est incertain, car les groupes sont labiles, certains "font le pont". Et le système des alliances a sa part de géométrie variable. Gramsci se serait beaucoup amusé dans ce village de Sud Gironde.

 

Sur le plan du langage,  les groupes sont parfois identifiés très clairement par les villageois comme de caractère économiques : "les notables". Parfois c'est ( notamment chez les propriétaires, et ce n'est pas un hasard, cela l'ethnologue ne le souligne pas), le critère culturel qui l'emporte : on parle de clan des "poètes", de clan des "chasseurs", de buveurs de vin opposés aux planteurs de ganja. Ce qui a pour intérêt d'entretenir leur opposition et de masquer d'autres fractures... La lutte est là, toujours. Lorsqu'un allié est intégré dans un clan, par exemple comme conseiller municipal, et qu'il se met à soulever des questions qui dérangent les notables, il est évincé, sous prétexte que les questions foncières ne concernent pas le locataire qu'il est, ou en utilisant la connaissance que la commune a de sa situation (par exemple la perception du RMI). On évince par découragement progressif souvent.

 

L'ethnologue observe que tout nouvel arrivant est jaugé, et classé sur la base d'indices parfois bien fragiles dans un camp ou l'autre, souvent à son grand dam. L'ethnologue elle-même se sent classée dans la catégorie des "bourgeois arrivistes", ce qui fait que personne ou presque n'évoque cette catégorie devant elle, et pour cause... L'idée la mieux partagée reste l'hostilité à l'étranger qui va de pair avec un racisme qui s'exprime très directement. On a beau vouloir échapper aux logiques de classification, c'est bel et bien impossible. 

 

La division du village est pour tous une évidence. Mais elle n'a pas de "scène primitive". Elle a des évènements certes, mais c'est comme si elle avait toujours été là. Et c'est bien le cas, au fond. Cette division se lit en permanence, par exemple par la manière de s'installer aux tables lors du repas des anciens. On lit dans le plan de table les antagonismes sociaux et la part d'autonomie du politique (la Maire demande à ses sbires de se répartir un peu partout pour tenir le terrain). Le débat sur le Plan Local d'Urbanisme est une magistrale leçon sur la prégnance de la lutte des classes, sur la force des rapports de propriété dans notre vie sociale et politique. 

 

Dans ce contexte d'équilibre de forces où Mme le Maire essaie de se mouvoir, défendant les intérêts des propriétaires, et d'abord les siens puisqu'elle est le premier d'entre eux (ce qui lui permet de sélectionner les nouveaux habitants en fonction de ce qu'ils signifieront dans le rapport de forces), la peur est une ressource politique. Depuis les incendies, la peur règne. Elle est au conseil municipal, très tendu. Le clan des chasseurs en joue. Il a perdu la Mairie, bêtement (mais cet abandon a un sens, Mme Fortier elle, n'hésitant pas à s'affirmer dans son rôle). Ces gens se servent de la peur pour faire prévaloir leur existence au sein de la commune. La paranoïa aigue envahit la commune. Mme Fortier vit sous leur contrainte permanente. Mais elle a aussi des ressources importantes qui vont lui permettre de rester en place et de réaliser ses projets.

 

Sa première ressource politique, c'est son habitus. Ses dispositions sociales. Elle s'en sert pour prendre l'ascendant sur ses deux adjoints, alors qu'ils ont reçu plus de voix qu'elle. Mais le pouvoir ne leur est pas naturel, il l'est pour Mme Fortier, cadre, présidente du syndicat des éleveurs. Les adjoints acceptent la fêrule. Ils rappellent de temps en temps leur existence et leur pouvoir, mais ils ne remettent pas en cause une Maire qui prend garde de leur demander leur avis. Elle joue de ses relations très étendues pour entamer une campagne de presse valorisante, afin de se légitimer. Elle s'en sert pour montrer le soutien des notables, qui défilent dans la commune.  Et elle tire parti, on l'a vu, de ses propriétés pour sélectionner les locataires, les nouveaux propriétaires, et renforcer ses soutiens. Elle instrumentalise aussi l'appareil communal, et notamment le PLU, pour sélectionner socialement les arrivants (en imposant des terrains constructibles de large superficie...), et pour mettre en valeur ses terres et celles de ses alliés.

 

Evidemment dans un petit village, ces processus sont instables, ils tiennent à très peu. Une ambiguité levée peut déstabiliser la situation assez rapidement. Mme Fortier est obligée de séduire et d'utiliser des personnes qui ne partagent pas ses valeurs de droite. Elle les tait, les présente comme l'opinion générale, l'expression des intérêts communaux. Avoir des arrivants qui sont des "gens biens" est censé être profitable à toute la commune. L'intérêt particulier avance toujours en habit de carnaval du Bien public.

 

L'emprise des propriétaires perdure dans ces Landes de Gascogne. Même si cela suppose de jouer sur des alliances

 

Alors pourquoi la violence a t-elle surgi dans cette arène ? Alors que chacun doit se maîtriser pour préserver la paix armée, et pouvoir aussi espérer de possibles renversements d'alliances.

 

Cette région a été jetée dans une spirale inégalitaire avec les changements fonciers puis l'élimination de la classe ouvrière. Les pauvres y sont devenus plus pauvres, silencieux. Et le silence des chasseurs dans le conseil municipal, manifesté par le renoncement au mandat du maire qui était leur leader, laissant la notable prendre le pouvoir, est un rejeton de ce silence. On voit s'exprimer dans le social quelque chose qui ressemble à un processus psychanalytique étendu à la vie collective. Le silence des conseils désertés, ou tendus de longs silences coupés d'incidents, c'est ce silence des dominés. 

 

Pourquoi le feu ? Il surgit, comme dans ce film récent, Michael Khohlhass d'Arnaud des Pallières, sublime, lorsque les dominés cévenols prennent conscience de la tricherie fondamentale des puissants. Alors, l'ordre ne tient plus. On incendie les châteaux. On ne reconnaît plus le jeu car on voit qu'il est truqué. Les ressources de Mme Fortier font que le jeu n'est pas possible. C'est pourquoi les chasseurs renoncent au jeu démocratique et utilisent le feu (même si personne ne résoudra, comme pour garder l'équilibre précaire, l'affaire des incendies. Les gendarmes ayant intégré aussi les règles implicites du jeu social).

 

Là vient la conclusion, poignante, de ce livre très beau, triste, révoltant. Car l'ethnologue a essayé d'approcher les chasseurs, une après-midi. Ils étaient curieux d'elle. Elle leur est apparue comme de l'autre bord, puisque suivant la mairie au jour le jour. Elle a senti de l'agressivité et même de la menace (on lui a aussi dit ce qu'elle n'a pas compris sur le coup, qu'ici on violait les gens qui allaient trop loin, comme pour confirmer les accusations incessantes pesant sur ce clan des chasseurs). Elle ne parviendra pas à leur reparler. Mme la Maire captera la jeune ethnologue pour s'en faire une ressource valorisante et la séduire (ce qu'elle ne réussira pas). L'ethnologue comprendra ensuite, et saisira son incapacité à échapper à la gravité sociale. Mais elle aurait voulu, par son travail, casser ce fameux silence. Le silence des perdants. Elle n'y sera pas parvenue. Ils resteront muets, murés dans leurs stigmate. Pire, sa recherche a finalement participé de la stratégie de l'oppresseur. Et elle reconnait aux chasseurs de l'avoir senti tout de suite, ce qu'elle n'a pas approché pendant longtemps.

 

Mais du moins, aurais je envie de lui dire, a t-elle mis à jour la réalité brutale et laide de l'oppression dont ils sont, comme leurs pères, les cibles. En cela, elle a payé magnifiquement sa dette.

 

Les perdants du système ont besoin des intellectuels, de leur force de dévoilement, brillamment illustrée dans ce livre. Et c'est pourquoi pour ma part j'ai renoncé à utiliser le terme "bobo". Un ethnologue est forcément un "bobo" même s'il vit dans un T2. Ceux qui utilisent ce terme sont souvent des Madame le Maire d'Olignac, qui veulent opposer les "poètes" aux fils de résiniers. Alors qu'on a besoin de l'alliance des deux pour espérer un monde meilleur.

 


 


 



 


 


 


 



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2 juin 2013 7 02 /06 /juin /2013 19:44

yalta.jpg On peut distinguer me semble t-il deux types d'universalistes. Les premiers sont les impériaux déguisés, bien connus (la caricature est en France Bernard Henri Levy, sorte d'idéal type de cette posture), toujours prompts à tout simplifier, à jeter des anathèmes et à justifier les sanctuarisations d'oléoducs par les Etats Unis au nom de grands concepts hérités de Kant, qui n'en reviendrait sans doute pas d'être embringué dans de telles aventures.

 

Les seconds ont ma faveur : ils croient à l'universalité de l'aspiration à la liberté, à l'égalité et à la fraternité. Mais ils ne se leurrent pas sur les nombreuses instrumentalisations de ces nobles idées dans les rapports de forces violents de notre monde. Ils savent aussi qu'une société est complexe, ils connaissent l'Histoire et la méditent, ils savent éviter les manichéismes simplistes, ils ne méprisent pas autrui, ils sont attentifs à l'anthropologie (Mme Françoise Héritier dont on a parlé ici, incarne très bien cet universalisme là. Il en est de même avec un des ses maîtres, Levi Strauss, qui avait fort bien dit dans sa célèbre conférence "race et histoire" que l'humanité n'avait jamais été cloisonnée et avait avancé en unissant ses forces) .

 

C'est justement parce qu'ils ont confiance en l'humanité que ces éclairés n'adhèrent pas au simplisme des ultras. Respecter l'humanité c'est aussi comprendre que les humains ne sont jamais dans telle situation par résultat d'une essence. Les universalistes "ultras", abstraits, toujours prêts à envoyer des drones pour éveiller les peuples à la démocratie, sont paradoxalement les pires des relativistes, puisqu'ils évacuent tout ce qui fait qu'une société est différente d'une autre. Si on élude l'Histoire, l'évolution sociale, l'économie et la démographie, l'étude des structures d'une société, alors on ne peut que verser dans l'explication essentialiste pour comprendre les différences. C'est à dire le racisme. Et en même temps on se prive de repérer les ferments de l'évolution heureuse possible d'une société.

 

Contrairement à ce que veulent faire croire les ultras et faux universalistes, le dilemme n'est pas de les suivre ou de sombrer dans le relativisme qui accepte tout et légitime l'oppression parce que "culturelle". Non, il y a bien un combat philosophique au sein même de l'universalisme.

 

Georges Corm, universitaire libanais (c'est le grand mérite des éditions de "La Découverte" que de nous permettre de découvrir justement d'autres voix, décentrées), est de cette trempe universaliste intelligente. Dans "L'Europe et le mythe de l'occident", essai fourmillant datant de 2009, il se lance dans une vaste fresque historique nous permettant de déconstruire ce concept d'occident. Nous vivons naturellement avec lui, comme une catégorie naturalisée, et pourtant rien n'est moins vacillant que sa réalité historique. Déconstruire ce concept, et celui d'Orient au passage, c'est évidemment démontrer que le fameux choc des civilisations promis par Samuel Huttington est une folie. Car les termes en sont infondés.

 

C'est un livre très riche et au style élégant, qui rassemble beaucoup de choses très connues certes, mais essaie de les articuler. C'est un livre dont la construction est quelque peu bancale , baroque même, avec des digressions (intéressantes par ailleurs), mais Corm ne perd jamais sa boussole même s'il est parfois répétitif et que le sens de la synthèse n'est pas toujours son fort.

 

Sa thèse, convaincante, est que le concept d'occident est une "stylisation" de l'Histoire. Une tentative de lui donner un sens a posteriori (et donc aussi pour l'avenir). Mais quand on se plonge dans l'Histoire européenne puis occidentale, on se rend compte assez vite de l'inanité de ce concept. Rien de plus fracassé et pétri de contradictions que ledit occident.

 

(Corm, et là j'aurai tendance à me séparer de lui, pense que ce sont les idées qui font l'Histoire. C'est à mes yeux une prétention sociocentriste d'intellectuel qui pense que son activité est la plus décisive, et ne pourrait supporter d'être un simple reflet. Mais n'entrons pas dans cette discussion que le blog aborde ailleurs sans doute, et concédons à l'auteur qu'évidemment les idées ont leur importance, ne serait-ce que parce que les intérêts et réalités brutes doivent prendre forme dans la conscience.)

 

Le mot occident, associé à celui de "monde libre" a servi d'arme idéologique pendant la guerre froide. Il en est le fruit. Celui-ci n'a pas dépéri avec l'URSS mais on l'a laissé actif pour justifier des prétentions de régulation de l'ordre mondial. Avec force maladresse car cette théâtralisation "de mauvais goût" de l'occident a pour contrepartie celle d'un orient mythifié aussi, ou en tout cas victime globale. Le mauvais goût du concept d'occident, c'est par exemple de considérer que son ferment est le christianisme alors que celui-ci est né en orient et qu'il a connu douze siècles de vie dans un Empire byzantin qu'on ignore savamment.

 

Ce que feignent d'ignorer les prétendus universels et vrais unilatéraux c'est que l'expansion de l'Europe dans le monde depuis 1492 a transformé les peuples et les cultures. L'Histoire continue, mais tout a changé, les idées européennes se sont diffusées, et c'est en leur nom que les peuples ont arraché la décolonisation. On ne peut pas réfléchir comme s'il existait des civilisations opaques, c'est absurde. Ainsi des phénomènes récents dans les sociétés musulmanes, comme l'affirmation forcenée de l'"oumma" par les islamistes rappelle fortement la plainte romantique de la communauté perdue et l'idéologie du "volk" qui imprégna toutes les élites européennes. Le projet sioniste lui-même procèdait de ses sentiments : reconstitution d'un monde, unité retrouvée, retour à la terre...

 

L'Histoire européenne, c'est d'abord le fracas et la diversité, comme nulle part ailleurs dans le monde où régnaient de grands empires au moment où notre continent, après la chute du St Empire, n'était qu'un agrégat de principautés, seigneuries, et les Etats émergeaient très difficilement à travers des siècles de guerres, de frondes, de séditions...

 

On présente, tel Hegel, qui a une grande influence sur tout le discours occidentaliste, l'Histoire de cette partie du monde comme le développement d'une idée, contenue dans le monothéïsme. Mais l'histoire religieuse de l'Europe est tout sauf un développement continu et harmonieux. Les hérésies écrasées, les schismes y sont légion. Jusqu'à la rupture entre catholicisme et protestantisme qui n'est pas une petite affaire, et qui a occasionné des massacres à une échelle effrayante.

 

Cette logique hégelienne de l'idée qui avance réactive des tendances lourdes dans notre histoire, exprimées par le millénarisme, les croisades, le départ vers le nouveau monde.... L'eschatologie européenne puis occidentale n'est pas morte,la guerre en Irak l'a malheureusement démontré.

 

Pour mythifier cette idée d'occident uni, tout est bon, et on ne s'embarrasse pas de contradictions. Ainsi on nous explique alternativement que l'unité de l'occident c'est le "génie du christianisme" (Chateaubriand), puis tout le contraire, à savoir que la modernité européenne puis américaine, c'est la sortie du sacré. Puis on cherche des explications alambiquées pour dire que le christianisme porte en lui son propre dépassement.... Mouais....

 

Le fait est que le christianisme est lui-même un phénomène hyper contradictoire. Entre la générosité de la parole du Christ et les conversions forcées de Charlemagne... L'horreur et la bonté. Le pal de l'inquisition et le sourire de St François aux pauvres. Quelle unité ? La Réforme elle-même, ce sera l'idée de la liberté et la pire intransigeance.

 

Alors est -ce le règne de l'individu qui caractérise l'occident ? Ce serait oublier que la politique des masses écrasantes y a trouvé avec le communisme réel et le nazisme ses réalisations les plus abouties.... Que le nationalisme y a été théorisé.

 

L'"occident" s'est construit en utilisant des fertilisations de l'extérieur, au contact des autres régions du monde. Nous devons beaucoup à Averroès et Maimonide les andalous, nous n'aurions pas eu de Renaissance sans la redécouverte de l'antiquité via les traducteurs arabes, mais nous devons aussi aux chinois qui nous ont donné la manivelle, le compas, et la poudre et d'autres choses. L'Europe ne serait pas telle sans ses explorateurs, et nous n'aurions pas obtenu nos surplus alimentaires décisifs sur le plan économique sans les apports du continent américain.

 

Le commerce n'a pas été inventé en Europe, il était pratiqué par les summériens et les phéniciens... Ce n'est pas sa spécificité.

 

Le développement économique européen, qui se sépare du reste du monde au 18eme siècle, procède de sources diverses, mais en particulier démographiques, et non d'une "essence" européenne. Et quand la machine à vapeur s'empare du coton, il vient d'Inde.

 

S'il est une région du monde qui a manifesté les plus grands contrastes entre l'horreur et la beauté, c'est l'Europe. Mozart et Hitler (en évoquant Mozart, on soulignera que Corm considère que l'Europe a tout de même une spécificité qui l'unifie : le moment européen de la musique, ou partout sur le continent a fleuri le génie musical, lors du 19eme siècle. Il y consacre de longs développements. Ce moment prolifique a été d'une intensité unique dans l'Histoire).

 

L'occident c'est aussi le nazisme. Et on ne saurait croire à un simple accident de parcours. Hitler n'est compréhensible que dans le temps long, et dans un contexte culturel. Il surgit comme un produit terrifiant de cette crise de la culture où au sortir de la prégnance du christianisme et de ses contradictions sanglantes, les sociétés entrent en turbulence. Donc le nazisme est un produit des contradictions européennes.

 

Si certains historiens conservateurs, comme Nolte ou Furet ont essayé de faire du nazisme la simple réaction à la révolution française et à ses excès (et son héritiere russe), barrant d'un coup de crayon l'immense lumière qu'elle représenta, le nazime paraît plutôt surgir d'un terreau particulier où se mêlent les résidus d'un romantisme amer, la nostalgie de temps héroïques mythifiés, la difficulté à accepter la mort de Dieu, la fuite en avant dans l'idée du "volk" qui doit se constituer en liquidant les impuretés qui le menaceraient, en particulier la communauté juive européenne déjà stigmatisée et qui va servir d'exutoire dément.

 

Les élites européennes ont fourni ce terreau, y compris à travers des figures très éloignées d'Hitler. Les "considérations d'un apolitique" de Thomas Mann repoussent la civilisation froide franco anglaise, se réfugient dans l'idée de la "culture" du peuple allemand. L'immense succès de Nietzsche, de sa haine de la démocratie et de l'égalité, est absolument troublant. Le refus de la modernité s'empare de tous les esprits européens, jusqu'en Russie avec Dostoïevski. Dans "la grande transformation" Karl Polanyi explique magistralement comment le marché a détruit les communautés, semé le trouble, isolé les individus et déstabilisé les sociétés. Le romantisme fut l'expression d'une réaction à l'urbanisation galopante, une nostalgie médiévale recréée de toutes pièces. L'anti modernité a triomphé, dans la littérature française avec Baudelaire, Flaubert, Claudel, et tant d'autres. Et on a cherché à recréer l'idée d'hamonie à travers le nationalisme, pas seulement en Allemagne, mais aussi en France avec Michelet puis Renan. Le "volk" a été l'expression de ce désir d'unité reconstituée. L'idée de la décadence culmine avec Oswald Spengler et son "déclin de l'occident". C'est dans cette scission entre culture et civilisation que le danger nazi surgit. En Russie, le même débat agite le 19eme siècle entre slavophiles et occidentaux. Si Vichy collabore avec Hitler, c'est par lâcheté certes, mais aussi par volonté de saisir l'occasion de la revanche sur la révolution française et les lumières. Donc Hitler n'était pas seul même s'il porte à son paroxysme tout ce dégoût du monde où la démocratie est apparue.

 

Petite digression : c'est aussi le génie de Marx que d'avoir tenté de dépasser cette opposition frontale entre les Lumières et le romantisme. D'avoir essayé de concevoir la sortie de l'aliénation dans la solution collective et sécularisée.

 

Et aujourd'hui.... les européens, qui ont tant chamboulé le monde entier, n'ont plus grande volonté d'y peser. Non pas forcément par sagesse mais par renoncement et obsession sur leurs petits débats de machinerie bureaucratique. Tendances autistiques auxquelles s'ajoutent le projet du marché pur réalisé. Georges Corm regrette cette absence de l'Europe, mais l'affaire lui paraît pliée pour un moment. Il est vrai que son regard décentré est ici précieux... Vu de l'extérieur, notre division sur l'Irak et plus encore le besoin des Etats Unis pour solutionner la guerre yougoslave signent notre inanité en matière internationale. L'Europe est vue par un auteur comme Corm comme un appendice américain, intégré dans une OTAN qui aurait du se dissoudre. Ce n'est pas moi qui lui donnerait tort.

 

Intéressante est la fin du livre qui montre que les processus dangereux que l'on observe dans le monde rappellent à bien des égards des expériences européennes. L'urbanisation galopante où prospèrent les salafistes dans les pays arabes post révolutionnaires évoque les thèses de Karl Polanyi. Quant au conflit israelo palestinien, c'est une pure exportation d'un problème européen comme on le sait. Viviane Forrester, paix à son âme, avait souligné dans un essai courageux ("le crime occidental") la responsabilité de l'occident qui après guerre, au lieu de faire face à ce qui s'était passé et de proposer l'intégration et la laïcité aux juifs survivants, avait exporté ce souci avec lui-même en ignorant, encore, que la palestine avait une histoire, un peuple, qu'elle n'était pas responsable.

 

Donc l'Europe devrait être porteuse des leçons des drames qui l'ont fracassée. Elle devrait, en reconsidérant son parcours, ouvrir une relation au reste du monde sortant des caricatures, modeste mais désireuse d'aider autant que possible à ce que les malheurs européens et ceux qu'elle a commis ailleurs, ne soient plus de mise. Mais cela réclamerait de rompre avec le mythe de l'occident unique, sûr de lui-même, arrogant, donneur de leçons à toute la terre. Ceci alors que l'occident est de loin la région qui pollue le plus malgré le développement chinois, indien, brésilien. Alors que notre démocratie se transforme en "ploutocratie" grossière.

 

La cause universaliste ne peut avancer que si les comportements qui suscitent son rejet se réduisent. Que si l'on cesse de braquer les peuples contre l'occident mythifié, enflammant ainsi les mythes concurrents et dessinant un monde binaire, totalement artificiel. Georges Corm le dit avec beaucoup de bon sens : les bons côtés de la vie occidentale sont assez attractifs en eux mêmes pour fournir un terrain propice à l'universalisation de ce que nous avons de meilleur, et d'abord une certaine expansion de la liberté individuelle, relative mais qui a su percer. 

 


 


 


 


 


 


 


 



 




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3 mai 2013 5 03 /05 /mai /2013 17:28

images.jpgLe premier tome du profond travail de Françoise Héritier, chroniqué précédemment ( La domination masculine, un putsch contre le monopole de la fécondité ("Masculin/féminin", la pensée de la différence. Tome 1. Françoise Héritier))      , traquait dans la diversité des systèmes sociaux la permanence de la différenciation hiérarchique des sexes. Six ans plus tard, en 2002, paraît une suite de cette réflexion plus ancrée dans le présent et s'interrogeant sur l'avenir. Comment avancer vers l'égalité, "dissoudre la hiérarchie" -tome 2, alors que le poids du modèle archaïque est énorme ? Mme Héritier, anthropologue, et à ce titre soucieuse de la spécificité des sociétés et du respect des cultures, est pourtant une universaliste convaincue. C'est dans ce cadre de pensée qui lui permet d'embrasser le particulier dans l'universel qu'elle réfléchit à l'avenir de l'humanité à double visage.

 

La thèse convaincante de Mme Héritier, développée dans le premier tome, est qu'à la source de la volonté de dominer, il y a la différence matérielle entre sang féminin perdu involontairement, et sang masculin qui coule volontairement. Le masculin a cherché à s'approprier la fécondité, sa domination n'est pas un effet de nature mais un effet d'une symbolisation apparue très tôt dans l'hominisation. Le "scandale" initial à résoudre, c'est le fait que l'homme, pour faire des fils, était obligé de passer par un corps de femme, alors que les femmes se reproduisaient en filles.

 

La dualité sexuelle est un fait. A partir de là, les caractères masculin et féminin se sont connotés. L'auteur pense même que l'humanité a pensé pour la première fois l'identique et le différent en observant la différence en son sein entre homme et femme.  Mais la hiérarchie entre les deux n'était pas fatale, elle s'est insinuée très tôt, avant l'exogamie justement permise par l'appropriation des femmes, devenues monnaie d'échange. L'inférorisation du féminin est passée par cette idée que seul le masculin féconde, il est ce "souffle" dont parle Aristote.  

Le seul levier assez fort pour commencer à déstabiliser un tel ordre, c'est le droit à la contraception, qui porte le fer dans le "lieu" même où les femmes ont été piégées

 

Aujourd'hui, les "invariants" de la domination sont toujours à l'oeuvre, partout, sous des formes diverses, plus ou moins brutales. Des pseudo pensées scientifiques cherchent toujours à démontrer la stupidité supposée des femmes : après avoir cherché dans la taille des crânes on cherche dans la neurologie. On fonctionne toujours avec la dualité des sexes transformée en hiérarchie. La femme est concrète, alors que l'homme est abstrait dit-on, et on transforme cela en supériorité sans interroger les critères en tant que socialement construits.

 

Les femmes sont toujours supposées dangereuses. Saint Augustin disait qu'elles étaient un sac d'ordures, et on retrouve ce caractère de danger, de souillure, de source du mal, dans toutes les cultures : le yin et le yang compris. L'humanité n'est pas sortie de ce cercle vicieux qui voit les hommes contenir les femmes dans un statut inférieur, les éloignant, accentuant ainsi leur peur du féminin et de leur propre "part de féminité" (cette dernière expression a ouvert chez moi un torrent d'interrogations, sur lesquelles je reviendrai pour conclure).

 

Une longue analyse du SIDA en Afrique démontre combien cette représentation du mal féminin est vivace. "On attrape le sida chez les femmes" ("on" est masculin, l'humain est réduit au masculin) dit un dicton. Ils se dit que coucher avec une vierge permet de se délester de la maladie, par transfert des humeurs froides. Un encouragement au viol et à la contamination.

 

Les axes solides du système archaïque sont les suivants : l'appropriation du corps féminin est un droit des hommes, et le désir masculin n'attend pas. La femme a une double nature, elle est faible et maléfique (elle a toujours tort en fait). La violence féminine est la pire des transgressions. En témoignait la haine franquiste des "hyènes rouges" que l'on tondait pour les renvoyer à leur animalité. La violence sexuelle masculine a été utilisée de tous temps comme une arme entre hommes, pour marquer son territoire.  Les femmes n'ont jamais été considérées comme les vrais humains. 

 

Un chapitre passionnant est consacré aux erreurs de Simone de Beauvoir, que Françoise Héritier admire bien entendu, mais dont elle explore les limites, démontrant ainsi sa grande intégrité intellectuelle. SDB avait beaucoup lu et travaillé au Musée de l'Homme mais il lui manquait des connaissances anthropologiques. Bien que s'inspirant de Levi Strauss, elle est restée enfermée dans une vision évolutionniste de la situation féminine, et non structuraliste.  SDB a pensé, en lisant Malinowski, que l'humanité primitive ne savait pas lier copulation et engendrement. Alors que la seule chose inconnue d'ailleurs jusqu'à une époque récente, était le rôle du spermatozoïde.  SDB est ainsi allée chercher dans le néolithique le moment où la domination a surgi.  L'invention de l'agriculture aurait relié la femme féconde à la terre et à l'immanence, l'homme se réservant la transcendance. La hiérarchie naissait donc.  Outre le fait que SDB ne se réfère qu'à ce qui s'est passé dans le croissant fertile où le néolithique a surgi, et donc met de côté le fait que la domination masculine s'est imposée partout, en dehors même de ce schéma, elle a raté l'essentiel : c'est beaucoup plus tôt que la différence des sexes s'impose et fonde les notions d'identique et de différent.  Mais le concept de différence ainsi fixé, il a fallu que la hiérarchie surgisse. Tous les peuples ont vite perçu qu'il était besoin des deux sexes pour engendrer, et selon l'expresssion de Napoléon en ont conclu que "la femme est donnée à l'homme pour qu'elle lui donne des fils".  Les hommes avaient besoin de déposséder les femmes pour se reproduire à l'identique.  Ce n'est pas le partage sexué des tâches qui fonde la domination, mais ce besoin de dépossession, très ancien.  Un signe en est qu'à la ménopause, le statut des femmes change dans toutes les sociétés.

 

La grande révolution c'est ainsi la contraception qui libère les femmes là ou elles ont été constituées prisonnières. C'est un tournant "sans précédent". Si ce fait s'est produit en occident, il commence à marquer toute la planète comme le montrent les baisses de taux de fécondité libérant la femme de l'enchaînement des naissances. Y compris en Iran. La rupture entre sexualité et procréation est irréversible sans doute. Par le droit à la contraception, les femmes prennent le pouvoir sur leur corps et sur la procréation, elles ne sont plus cette matière inerte dont parlait Aristote. La contraception emporte d'autres droits : celui de choisir son partenaire par exemple. C'est une clé fondamentale. F Héritier pense que les gouvernants qui l'ont adopté n'ont pas vu ce caractère révolutionnaire, pensant au contraire délester les hommes d'une contrainte de plus . Ils ont en réalité ouvert la possibilité de la liberté. 

 

Peut on penser des nouvelles techniques de reproduction qu'elles affecteront le rapport entre féminin et masculin ? Non répond F Héritier. En effet, tous les schémas de parenté et de filiation qui peuvent en ressortir ont été expérimentés dans le passé et se sont très bien adaptés avec la domination masculine. Le clonage reproductif, par contre, pourrait avoir des conséquences inédites. Il s'agirait de simple reproduction et non de procréation. Dans le cas du clonage féminin, on n'a théoriquement même pas besoin de conserver le genre masculin, qui peut disparaître. Dans le cas du clonage masculin on peut imaginer une soumission terrible des femmes transformées en productrices d'ovules. La vraie question posée par le clonage est la possible fin de l'altérité. Un retour à l'humanité d'avant l'exogamie. La fin du lien social et la perte de la diversité génétique.  Le fantasme de sélection génétique pourrait se réaliser avec des schémas de domination encore plus terribles. Des problèmes incommensurables seraient posés par la coxistence de générations rendue possible, ainsi que par le clonage post mortem. Qui peut imaginer ce que serait la construction d'une identité sans filiation, sans complexe d'oedipe ? Un aventurisme peu tentant.

 

Le relativisme culturel reste la grande force de résistance au discours critique féministe. L'anthropologie a mis en avant ce relativisme pour imposer le respect des cultures et non pour ériger des citadelles. Les condamnations des mutilations sexuelles par les institutions internationales (ONU, OMS) ne sont que très récentes, même si peu à peu l'idée universaliste fait son chemin.

 

Or il n'est pas vrai comme on l'a vu que la domination masculine soit une spécificité culturelle localisée. C'est un fait universel. Les pays où les femmes s'en libèrent relativement sont donc des fronts avancés et non des particularités à visée impérialiste. La question posée est universelle, comme la domination a été imposée universellement.  Si le droit international avance, si les droits nationaux avancent, on se heurte à la coutume, à l'intérorisation d'un schéma archaïque, où les femmes elles-mêmes ont un rôle actif, les dominés participant de leur propre domination dans un schéma d'oppression parfait (Bourdieu).


Le féminisme peut toutefois compter sur un allié objectif : l'économicisme. Car il devient évident que la marginalisation des femmes est une cause de sous-développement. En Europe, il est frappant de constater que ce sont les pays où les femmes travaillent le plus que le taux de natalité est fort (France, Danemark). La libération des femmes est un facteur de vitalité sociale. Et c'est à ce titre que le féminisme peut rencontrer certains intérêts convergents avec d'autres forces pas forcément intéressées au premier plan par la question des inégalités.

 

L'oppression des femmes n'est pas une cause du sous développement, mais celui-ci s 'en nourrit. Le sous développement n'est donc pas une excuse.

 

La grande erreur dans laquelle peut tomber le féminisme, selon l'auteur, est de parler des femmes comme constituant un groupe minoritaire comme un autre. Cela signifie alors que la norme est le masculin, et c'est cela qu'on doit briser.  

 

Le féminisme ne doit pas ignorer qu'il est impossible à l'humanité de ne pas distinguer l'identique et le différent. La volonté d'égalité excessive qui prône l'indifférenciation et non l'égalité des droits, et le différentialisme absolu sont deux extrêmes tout aussi absurdes, aux bouts d'une chaîne des différentes manières de concevoir le masculin et le féminin.

 

L'identité suppose la différence, et le vivant doit et devra composer avec un donné : la différence sexuée.  Le différentialisme est dangereux en ce qu'il présuppose l'impossibilité de coopérer.

 

Les femmes, ayant reconquis un statut de personnes à part entière par le droit à la contraception, se lancent à l'assaut de la parole et de la représentation politique. Mais doit-on penser que les femmes ont besoin d'une représentation en tant que femmes ? Si l'humanité est une avec deux aspects, alors la réponse est qu'on doit pouvoir se représenter mutuellement. F Héritier est ainsi critique sur la constitutionnalisation de la parité réalisée en France. L'idée de base reste qu'un sexe "représente mal l'autre". En disant cela, on valide les représentations qui ont permis l'exclusion des femmes. Le problème de la parité est qu''elle ne dit rien de l'égale et universelle dignité de l'être humain". Il est sans doute cruel aux progressistes de l'entendre, mais il est vrai que la parité est vue comme un moyen pour les femmes d'être "mieux représentées", les hommes continuant en fait de l'être par des hommes. Les femmes sont donc constituées ou reconstituées en groupe social distinct. Est-ce un mal nécessaire ? L'avenir le dira.

 

Mais le danger est qu'on se contente à l'avenir de mettre en place des "formes" qui s'accomodent de la bonne vieille discrimination dans les esprits et comportements. On ne remarque d'ailleurs aucun effet de "contagion" démocratique de la parité. Les domaines qui n'ont pas été touchés par la loi restent inégalitaires, et surtout les vrais postes de pouvoir. Le problème de la parité par la loi est qu'il ne touche pas au système archaïque de représentation du masculin/féminin. C'est un système d'exception sans portée profonde. Et il a même le défaut de stigmatiser les élues de la parité comme telles, alors que les hommes sont "normalement" élus.

 

Mme Héritier effectue une percée décisive lorsqu'elle propose de ne pas envisager le combat pour l'égalité comme une course à handicap; mais plutôt comme un "système où l'on se rejoint". Cela passe par un volontarisme dans les nominations, par le développement des structures petite enfance, par la suppression de l'imposition commune dans les ménages afin que le salaire de la femme ne soit plus vu comme un supplément... Il faut aussi assumer le fait qu'il n'y a pas de politique féminine. Les femmes en politique font de la politique, voila tout. 

 

Un invariant très puissant de la domination reste le caractère licite de la pulsion masculine à satisfaire. Saint Augustin lui-même voyait ainsi dans la prostitution un mal nécessaire évitant le chaos. La différence de définition entre homme public et femme publique montre le chemin à parcourir... Les sociétés humaines ont été marquées et beaucoup le restent, par l'indifférence pour le viol. Les assistants sexuels, expérimentés en Hollande, ne le sont que pour les hommes.... La notion de nymphomanie assimile le désir féminin a une maladie dangereuse. 

 

La publicité dans certaines de ses formes est venue réactiver cet invariant. Il y a certes une forme d'utilisation de l'érotisation des objets qui n'est pas spécifiquement liée à a domination masculine, mais la publicité omniprésente repose parfois sur la dévalorisation pseudo humoristique de la femme, combinée à son exposition en tant que moyen illimité de satisfactions sexuelle pour l'homme. Un comble est le fait que pour vendre aux femmes, on utilise souvent le désir masculin, ce qui signifie que la femme n'existe que par le désir des hommes.

 

Pour l'auteur, il n'existe pas véritablement de prostitution libre, puisque c'est toujours la satisfaction d'une demande masculine de tous temps considérée comme légitime et auxquelles les femmes doivent se soumettre. Cependant, si la répression des trafiquants et autres maquereaux ne fait pas discussion, celle des clients pose de vives questions. Mme Héritier (je partage son avis) considère que c'est une "fausse bonne idée" dans un contexte culturel qui ne conduira qu'à la clandestinité.  "Parvenir à l'égalité ne peut pas se faire par des sanctions incompréhensibles au regard du schème dominant". 


Il est assez déplorable de remarquer que les vieux schémas se reconfigurent, comme avec les "tournantes" (qui ne sont pas l'apanage des quartiers populaires). Chez certains jeunes, la distinction est systématiquement  opérée entre femmes inaccessibles, femmes réservées à la procréation plus tard, et faibles et isolées appropriées sexuellement. Le recul du romantisme adolescent est en lui-même inquiétant.

 

Le reflet inversé du désir masculin sans limites à satisfaire est le fameux instinct maternel, mythe auquel on doit faire un sort.  Il n'y a pas de raison à une différence entre homme et femme en matière de désir d'enfant. Certes, il y a chez la femme l'envie possible d'une expérience corporelle unique à vivre, mais là est la seule différence. Pourtant notre société continue de fonctionner comme si le désir d'enfant, de source maternelle unique, était un caprice constituant une lourdeur pour l'économie, ignorant qu'il implique le père, et qu'il est une donnée de la condition humaine. Mme Héritier, mais là n'était pas son propos, aurait pu montrer ici en quoi le capitalisme, qui cherche à évacuer, à externaliser, tout coût, est un combat contre l'humain. Il en nie même la nécessité de reproduction, assimilée à une charge inutile.

 

La loi sur le congé paternité est pour Mme Héritier un prototype de ce qu'il faut accomplir pour encourager l'égalité. Son succès immédiat en témoigne.  On rejoint ici l'exigence universaliste de l'auteur qui se méfie des dispositifs particularistes, qui maintiennent l'idée d"une différence hiérarchisée. Elle préfère tout ce qui peut dessiner l'universel.

 

" On fera plus pour la dignité des femmes en accordant des droits aux hommes considérés comme féminins plutôt que par la discrimination positive". 

 

Ainsi plaide t-elle intelligemment pour des actions qui encouragent les femmes et les hommes à se "rejoindre". Par exemple l'utilisation des services publics petite enfance, ou le fait d'accorder une bonification retraite à un homme qui s'arrêterait pour s'occuper de ses enfants. Cette notion de course de relais imaginaire entre hommes et femmes qui se rejoignent au milieu est profondément enrichissante et originale.

 

Mme Héritier insiste encore et encore sur le rôle de l'éducation. C'est évidemment le vecteur multiforme par lequel le modèle archaïque se transmet. C'est là où on doit agir. Et nous avons tous un rôle à jouer. On doit retenir ce très beau conseil empreint de sagesse :


"Savoir se corriger soi-même, en mettant ses actes, y compris linguistiques, en accord avec ses principes, avoir à coeur de montrer, de faire comprendre les mécanismes cachés, d'ouvrir les yeux jusqu'ici fermés, aider de façon concrète, même aux niveaux les plus humbles, à la réalisation d'un pas vers l'égalité : telles sont les recommandations que l'on peut faire à tous les êtres humains de bonne volonté".


A ce prix, l'égalité triomphera. Après des "milliers d'années" de travail peut-être. Mais pour mettre un terme à des dizaines de millénaires d'oppression. Le mâle humain y "gagnera un interlocuteur" comme Mme Héritier le dit, l'empruntant sans le dire à Stendhal.

 

A la fin de cette belle réflexion universaliste, lucide sur les obstacles vers l'égalité mais volontaire et ne doutant pas d'une issue possible car pensable, je confesse cependant une frustration. A un moment, Mme Héritier dit que les hommes ont une "part de féminin" en eux. Mais de quoi s'agit-il ? D'un féminin socialement construit ou de quelque chose qui resterait invariable, ou en tout cas de spécifique, voire d'ontologique ? Bref, si Mme Héritier distingue différence et hiérarchie, elle en reste à l'idée sommaire d'une différence sexuée. Cette différence se traduit notamment par le rapport au sang. Mais encore ? Cette différence reste inexplorée par Mme Héritier, qui ne prend pas non plus le temps d'expliquer qu'elle n'existerait pas. Y a t-il des causes métaboliques qui seraient facteurs d'une approche différente du monde, même si la culture est surpuissante ? Ou en tout cas d'une rencontre sous des angles différents avec l'environnement et la société ? Le fait de pouvoir avoir un enfant dans son corps a t-il des implications pour les femmes que les hommes ignorent ? Les sexualités masculine et féminine sont ils neutres ? Car Mme Héritier parle surtout de la réaction des hommes à la fécondité féminine à l'aube de l'humanité. Mais Quid des femmes ?


Si le "deuxième sexe" avait pour "angle mort" la question de l'appropriation de la fécondité, Masculin/féminin me semble avoir pour sien celui de la réflexion sur la différence, en tant que simple différence. La hiérarchie des sexes est efficacement déconstruite, certes, et l'auteur nous explique en même temps que la différence sexuée est irréductible. Mais qu'est ce que cette différence en dehors de celle des organes reproductifs et de quelques différences physiques apparentes (la voix, la peau) ? N'a t-elle aucune portée, ce qui est possible ? Etre fille et garçon est il sans importance, en dehors des rôles sociaux à endosser ? Ce sont des questions que je me pose personnellement, sans adhérer un instant au mythe intéressé de l'éternel féminin, et que les deux beaux tomes de masculin/féminin ne m'ont pas permis de commencer à résoudre malgré leurs apports sur la déconstruction de la domination.

 

Il me semble en outre que mieux saisir la différence, si elle est cernable, peut aider à la distinguer de l'idée d'une hiérarchie. Cela pourrait nous aider à expliquer que nous sommes différents mais égaux, ce que je crois, même si je ne pense pas à la constance des différences dans l'Histoire, mais à leur transformation à travers les sociétés, les trajectoires individuelles.

... Et maintenant il me resterait à avancer de ce côté ci de la réflexion. Et à trouver les pensées qui y conduisent.

 

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29 avril 2013 1 29 /04 /avril /2013 17:00

 

2357900773_1.png(J'aurais pu vous parler de l'essai "l'architecture est un sport de combat", de Rudy Ricciotti. Livre d'entretiens avec l'architecte méridional susnommé. Mais c'est un bien mauvais livre, gavé de pédanterie et de faconde surjouée. L'architecte s'y veut Cyrano, il n'en est que la parodie ennuyeuse. Là où un Daniel Herrero réussit à nous séduire, car sa truculence est au service de son amour du sport et non de sa propre gloire, Ricciotti fatigue vite, car il ne réussit qu'à se mettre en scène, à illustrer la haute idée qu'il a de soi-même, à plaquer des lectures et des références sans les mettre véritablement en perspective avec sa pratique (on passe sans cesse brutalement d'une référence théorique à une anecdote de chantier, sans saisir le rapport), et à régler des comptes avec des catégories (les gens du Louvre en particulier). Les références sexuelles qui font vrai mec du Sud (genre ma bite et mon couteau), l'auto satisfaction baveuse , l'anti conformisme en écusson, les digressions épicuriennes autour de l'amour de la cuisine, le langage rocailleux à se donner des aphtes.... ne sont pas précieux en eux mêmes. On doit y trouver du sens et c'est là où le livre se plante comme un pont d'architecte qui s'est gouré dans ses calculs, car la pensée y est pauvre comme les lignes de ronds points périurbaines que cet architecte déteste légitimement. Une fois que l'architecte a dit qu'il est pénible de se coltiner les bureaucrates et nécessaire de faire travailler les artisans locaux et de s'intéresser au lieu d'implantation (quel scoop !), et que le béton c'est une chouette matière.... On s'ennuie à mourir à le regarder se vanter. On peut certes trouver sympathique sa charge contre le minimalisme anglo saxon et le conformisme"HQE" qu'il qualifie de simple "fourrure verte" en réalité polluante car technivore.... Mais on a tout compris assez vite. Heureusement le livre est court.)

 

Donc je ne parlerai pas plus de cette perte de temps que je me suis infligé. Je me consacrerai plutôt à vous inviter à découvir le meilleur de la recherche et de la réflexion en sciences humaines françaises, avec Françoise Héritier et son "Masculin/féminin". Le tome 1 consacré à "la pensée de la différence". Elle y développe cette idée selon laquelle la domination masculine est une sorte de putsch contre le monopole de l'enfantement par le corps féminin.

(C'est une étape de plus dans mon exploration en voie d'approfondissement de ce sujet fondamental de l'inégalité hommes-femmes, dont on retrouverait quelques petits cailloux rapprochés dans ce blog (Nancy Fraser, Despentes, et même Christine de Pisan...). Le féminisme est à mes yeux un domaine passionnant, car c'est un secteur de lutte en ébullition intellectuelle, ce qui n'est pas le cas de tous, malheureusement... Les "Soeurs" se donnent la peine d'aller au fond, de théoriser (parfois de manière certes byzantine ou sectaire) n'hésitent pas à cliver entre elles, et donnent du fil à retordre à leurs contradicteurs souvent bien ternes et paresseux. A travers le féminisme, on touche aussi à des questions fondamentales posées au monde contemporain : le biopouvoir, la justice et l'égalité croisées avec la reconnaissance de la différence, la marchandisation de l'humain, le biopouvoir, notre devenir à l'âge de la révolution génétique... Le féminisme est lieu idéal pour tirer tous les fils de la pensée.)

 

Dans ce livre d'une hauteur de vues impressionnante, appuyée sur une documentation qui ne l'est pas moins, la grande anthropologue veut "débusquer" dans les représentations humaines certains "invariants". Ils témoignent du fait que le masculin est toujours en situation de domination sur le féminin. Les humains ont commencé à penser en observant ce qu'ils avaient sous la main : le corps et son milieu. Toutes les sociétés interprètent donc un fond biologique commun puis s'organisent. Elles ont ce substrat en commun, mais n'en effectuent pas une traduction unique. Il faut deux sexes différenciés pour engendrer, il y a un ordre des générations.... A partir de là toutes les possibilités ont été explorées, sauf le matriarcat !

 

Avec un certain pessimisme lourd d'un passif venu du fond des âges, F Héritier constate que la "valence différencielle des sexes" (leur différence exprimée en hiérarchie) est un invariant dans l'histoire humaine. Elle y voit l'expression d'une volonté de contrôle masculin sur la reproduction. Cette volonté a du s'exprimer dès qu'il a été constaté que la perte du sang était "volontaire" chez l'homme (la chasse, la lutte), et "non volontaire" chez la femme à travers les menstrues et l'accouchement. Selon son degré de complexité, une société peut préindiquer le choix du conjoint, en désignant par exemple la fille de l'oncle à un garçon. Elle peut désigner un groupe dans lequel choisir son conjoint, ou pointer comme la nôtre des interdits liés à des individus (tabou de l'inceste). La filiation "ne va pas de soi", elle est une règle sociale. Il y a des sociétés patrilinéaires, matrilinéaires, bilatérales.... La filiation est une construction sociale, qui ne coïncide pas forcément avec le biologique. Chez les Samo du Burkina Faso, une femme a un amant avant de rejoindre son mari et fréquemment un enfant qui devient le fils du mari. Un système de parenté n'existe que dans la conscience des humains.

 

Mais il reste que tout système de parenté travaille le même matériau : le caractère sexué des individus, la fratrie, la succession des générations. Il en résulte de grandes différences certes. Chez les indiens Omaha, le système est si hiérarchisé que la soeur est considérée comme la fille de son frère. Mais malgré ces différences.... On n'a jamais trouvé une société où la femme se retrouve en position de dominante. Il y a partout un sexe majeur et un mineur. La filiation est sociale, toujours. Chez les inuits, le sexe de l'enfant n'est pas forcément son sexe biologique jusqu'à sa puberté, il est celui de l'âme nom qui est censé avoir pénétré la mère. Malgré ces différences sociales dans les systèmes de parenté et de filiation, il y a cependant partout un langage dualiste qui exprime la suprématie masculine. Ce dualisme se cristallise en particulier autour de l'opposition du chaud masculin et du froid féminin. On en retrouve les traces aujourd'hui dans les expressions comme "frigide", "chaud gaillard".... Autre invariant : la stérilité est imputée aux femmes. Ce qui donne le statut de femme, c'est la conception. La femme stérile est assimilée au pire des malheurs, sous de multiples formes. Dans certaines sociétés on n'enterre pas les femmes stériles. On s'est évertué à penser que l'homme ne saurait être stérile. C'est depuis très peu qu'on reconnait qu'il peut l'être.

 

Dans beaucoup de civilisations, on retrouve dans l'art la figure de l'homme de profil, dressé sur un seul pied. Cette figure incarne la force de procréation masculine. Aristote a systématisé ces représentations : le sperme est "pneuma", le souffle qui donne forme à la matière. La femme n'est que le réceptacle du sang transformé en sperme. Pourquoi donc les filles naissent -elles ? Aristote n'y va pas par quatre chemins : la fille est un échec, c'est le premier degré de la monstruosité. Un excès de féminin dans la procréation est responsable. Le christianisme se situe dans la même logique : Jésus ne fait pas usage de sa sexualité, il use du verbe divin.... Seul le masculin en est capable. La prêtrise sera ainsi réservée aux hommes.

 

La stérilité féminine est la faute de la femme. Ainsi, si l'on sait que les jeunes filles qui ont leurs règles n'ovulent pas forcément pendant les premiers temps, voire les premières années, et sont ainsi naturellement protégées, on a imputé cela à leur comportement, suspect forcément. La sexualité féminine a toujours été strictement contrôlée par la famille. Comme la procréation. Chaque étape relevant de rituels. Le discours symbolique légitime toujours le pouvoir masculin. Le mythe y sert parfois, comme dans des peuples où on parle d'une ancienne société matriarcale où les femmes opprimaient les hommes et où fort heureusement on s'est révolté. Dans une tribu, ce mythe est même uniquement raconté aux hommes.... Les seuls cas de "matrones", rares (il y en avait dans les sociétés iroquoises) concernent des femmes ménopausées, et ce n'est pas un hasard.

 

On arrive donc à la thèse de Françoise Héritier : ce n'est pas le sexe qui est la réelle différence entre hommes et femmes, c'est la fécondité. Là est le "scandale" pour les mecs. La domination masculine est le moyen d'une appropriation de la fécondité qui leur échappe. Certes, les femmes des temps anciens étaient enceintes et moins mobiles, cela a du influer sur la répartition sexuée des tâches. Mais qui dit séparation des tâches ne dit pas hiérarchie. La domination avait un but : obtenir la contrepartie de ce scandale qui donnait aux femmes la possibilité d'engendrer les filles, mais aussi les garçons. Alors que l'homme ne le pouvait pas.

 

Pour survivre, les clans humains ont du pratiquer l'exogamie afin de cesser de s'entretuer systématiquement. L'appropriation de la femme féconde comme objet de transaction a ainsi été pratiquée par les hommes. La question du sang a du être très tôt mise en avant comme un élément indiquant une hiérarchie des sexes : l'homme décidait de risquer son sang, par la chasse ou la guerre, alors que la femme voyait couler son sang. D'où l'omniprésence de ces thématiques du sang, du chaud et du froid dans les civilisations. L'appropriation de la fécondité par les mecs suppose que le célibat soit proscrit, ce qui a été jusqu'à très peu de temps le cas. Surtout pour le célibat féminin, accusé de tous les maux (responsable de la sécheresse, des calamités...). Dans beaucoup de civilisations, le célibat était même impossible, sous peine de mort, car la différenciation des tâches était telle que l'on ne pouvait pas vivre seul.

 

Ce versant de l'histoire de l'humanité est précieux pour aborder les sujets contemporains autour de la bioéthique, en particulier pour la procréation assistée. Et les tribus dites primitives ont à nous apprendre, par leur sens du social. La filiation est sociale on l'a vu, et l'individu n'est jamais tout à fait qu'un individu, il est dans une chaîne. Ainsi dit Mme Héritier, dans l'acte de procréer, l'individu est "partie prenante " et "partie prise". Il est celui qui procrée, mais aussi celui qui est engendré. Il n'est pas possible de penser la pure individualité, c'est ce que prenaient en compte les sociétés anciennes et que notre société hyper individualiste perd de vue. La revendication d'engendrer pour tous pose ainsi un problème. Car n'a t-on pas le droit d'avoir deux parents et non pas simplement deux géniteurs ? L'auteur cite un jugement de 1985 où le père d'un enfant né sous insémination artificielle a pu récuser son statut de père en mettant en avant sa stérilité. Privant ainsi l'enfant de sa filiation. Les débats récents, à l'occasion du mariage pour tous, ont touché à d'autres problématiques par extension, dont celle de la Procréation Médicalement Assistée, aujourd'hui encore limitée en France à des motifs médicaux (mais pour combien de temps ?). La Gestation Pour Autrui a aussi été évoquée. Et comme le dit Mme Héritier, on a senti ce "glissement" possible du droit à la vie au droit de donner la vie, qui aboutit facilement au choix du moyen préféré pour y parvenir. L'auteur y voit me semble t-il avec raison une radicalisation de l'individualisme (j'ajouterais consumériste). Or, l'individu ne peut pas être pensé seul, en dehors de ses liens, dont celui avec la génération qu'il engendre.

 

Le féminisme a donc été plus que pertinent en portant le fer, lors du vingtième siècle, au coeur même du dispositif patriarcal : le domaine du contrôle de la sexualité et de la procréation. C'est par là qu'il fallait commencer, car c'est sur ce socle que tout l'édifice d'oppression a été construit. Mais l'héritage anthropologique est immensément puissant. Comment y trouver des failles à exploiter pour avancer vers l'égalité, dans la pratique, et dans les têtes ? C'est sans doute ce que Mme Héritier se demande dans le second tome... A suivre !!!

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17 avril 2013 3 17 /04 /avril /2013 01:12
carapa.jpg Les étals des bouquinistes tiennent miraculeusement souvent leurs promesses. On y trouve ce qu'on n'aurait jamais l'idée de chercher sur Amazon. C'est pourquoi si la librairie meurt, les bouquinistes donneront du fil à retordre au grand capital.... Et pas que par la baisse du prix.

Dernièrement, j'ai trouvé une publication Maspero très vintage : "Balzac et le réalisme français" du marxiste hongrois Georg Lukacs (dont j'avais déjà lu avec beaucoup de mal et peu de profit   "Histoire et conscience de classe" il y a quelques années).

Lukacs est avec Gramsci un marxiste qui a pris très au sérieux les questions culturelles. On a beau jeu aujourd'hui de caricaturer la critique artistique et plus particulièrement littéraire issue du marxisme. On la confond caricaturalement avec les théories jdanoviennes et plus tard maoïstes. On en retient l'idée sommaire, vulgaire, de l'art prolétarien, chargé de l'édification des masses, de leur mobilisation, soumis instrumentalement sur le fond et la forme aux circulaires du Parti.
 
Oui, cela a existé et fut effroyable. Maïakovski s'en tua (Vladimir Maïakovski, Révolutionnaire des âmes ), dès les premier jalons. Mais c'est l'immense forêt qui cache le bel arbre de l'approche matérialiste de la littérature. C'est à dire son interprétation critique par la pensée postulant que l'évolution historique trouve ses sources, en dernière instance, dans la manière dont l'Humanité transforme le monde et se transforme lui-même, produisant la société et la culture, et l'Histoire du monde. La culture est l'expression d'une société, dans ses antagonismes, dans son état de développement, et l'écrivain n'y échappe pas, n'étant pas pur esprit planant sur le monde.
 
Le travail critique littéraire de Lukacs, réalisé au milieu du vingtième siècle, mérite d'être connu, et n'a rien du mécanisme stupide que l'on prête au marxisme esthétique.
 
Lukacs souligne l'admiration que les marxistes éprouvent tout naturellement pour l'âge classique du roman bourgeois, le roman étant l'expression par excellence de l'art depuis le triomphe des révolutions bourgeoises, en ce qu'il est la mise en scène du parcours individuel. Le personnage, voila le héros de cette classe n'ayant pour totem que l'individu.
Pourquoi cette admiration ? Car ce roman classique met en scène la totalité de l'homme, dans son ensemble social. Et le marxiste s'y retrouve à son aise. Les grandes oeuvres classiques sont des fenêtres sur les étapes de l'évolution des sociétés, et le matérialisme historique y trouve son matériau privilégié.
 
Au sein de l'âge classique du roman français, qui occupe Lukacs particulièrement, on doit distinguer selon lui deux étapes : le réalisme, et le naturalisme.  Le réalisme (Balzac, Stendhal) met en scène des "types" qui sont les éléments où convergent les réalités d'une période historique. Il n'est pas abstrait ni subjectif, mais se fonde sur une assise réeelle, qui ne recherche pas des cas "moyens" comme plus tard le naturalisme de Flaubert ou de Zola, mais des "types" réunissant en eux toute l'analyse d'une situation historique et sociale
 
La dérive du grand réalisme au naturalisme procède de l'idéologie libérale, devenue dominante, et qui présente les humains comme des isolats. 
 
Le réalisme procède de cette intuition que "tout est politique" (ce qui ne veut pas dire, selon Lukacs lui-même, que tout se ramène à la seule politique !). Le réalisme grandiose n'est pas le vulgaire "roman à thèses", qui lui aussi est une abstraction. 
 
Le réalisme d'un Balzac, la sublime clarté que ses types, ses personnages, jettent sur le capitalisme de son temps, contrastent avec ses convictions propres de royaliste. Et c'est en cela qu'il est admirable aussi. Ses personnages dépassent ses convictions propres, lui échappent d'une certaine manière, et là est le vrai réalisme
 
Pour Lukacs, évidemment, la place de l'écrivain dans la société explique, comme pour n'importe quel acteur social, son rapport au monde. Et l'isolement renforcé de l'écrivain bourgeois, en ce qu'il se détache peu à peu de la vie sociale dans ce qu'elle a de plus crucial, va condamner le réalisme. Zola, à la fin de sa vie, plonge dans l'action politique avec l'affaire Dreyfus, devient un acteur de la lutte, mais il est trop tard dans son existence pour que son approche littéraire en ait été bouleversée. On concèdera à Lukacs qu'il y a une accointance certaine entre les destinées de beaucoup de nos écrivains français contemporains (Prépa parisienne, Normale Sup, agrégation...) et le caractère étroit et abstrait de leurs productions maniérées.

Lukacs prend l'exemple du roman "les paysans" de Balzac (que je n'ai pas lu) dans lequel il saisit le drame de la paysannerie, passant d'un exploiteur à l'autre... Comment le paysan qui a obtenu la parcellisation des grandes exploitations, au lieu d'être tondu par les redevances féodales se voit opprimé par l'usurier et l'hypothèque, et privé de ses droits coutumiers de surcroît. La paysannerie sera le dindon de la farce des révolutions bourgeoises, payant le prix du sang des guerres et subissant à chaque fois la ruine. Balzac en reste évidemment au stade du désespoir du paysan français, et même s'il perçoit les avantages de la grande exploitation il ne peut pas historiquement - il est trop tôt- critiquer l'abaissement du paysan d'un point de vue post bourgeois. Il ne s'en réfère qu'à ses convictions légitimistes, réactionnaires.
 
Balzac, dans son oeuvre d'une ampleur incroyable, saisit toutes les étapes du développement capitaliste français à son démarrage. Il en photographie par exemple la conséquence pour l'ancienne classe dirigeante, telle que condensée dans cette exclamation d'un personnage de Duchesse : "Vous êtes donc fous ici... Vous voulez rester au XVeme siècle alors que nous sommes au XIXeme ? Mes chers enfants il n'y a plus de noblesse, il n'y a plus que de l'aristocratie".
 
Il n'expose pas ces évolutions directement et vulgairement, mais les inclut dans une série d'intrigues, de luttes et de parcours. Chaque personnage est le représentant d'une classe. Et sa conscience sociale trouve son fondement dans son inscription dans les rapports sociaux. Balzac s'exclame "Dis moi ce que tu as, je te dirai ce que tu penses".
 
"Les Illusions perdues" (que j'ai lu) inventent le roman de la désillusion face au monde capitaliste, comme Don Quichotte fut le roman de la désillusion du chevalier face au monde moderne émergeant. Préparé par le Rouge et le Noir, ou les confessions d'un enfant du siècle dont nous avons parlé dans ce blog, Balzac part lui aussi de cette idée d'une première génération bourgeoise, héroïque, qui renversa l'ancien régime, et qui laisse derrière elle le vide post napoléonien. Les idéalistes cèdent la place aux spéculateurs. La restauration puis la monarchie de juillet signent le triomphe d'une bourgeoisie qui passe désormais aux choses sérieuses : faire de l'argent.
 
Les "Illusions perdues" abordent ainsi la transformation de la littérature en marchandise. Balzac en explore toutes les étapes (de la fabrication du papier à l'édition à la condition du journaliste et de l'écrivain) et en montre l'abjection. Le personnage de Lucien de Rubempré, qui combine aptitude poétique et vide intérieur, est propice à montrer tous les aspects de cette capitalisation de l'esprit, et de la visiter à travers un parcours d'ascension et de déchéance. Balzac abolit le hasard en transformant tous les évènements fortuits en nécessité. Chaque accident est l'expression d'une profonde nécessité sociale. Tout détail se ramène à la totalité, comme les costumes provinciaux de Lucien vite inmettables à Paris. Le lien entre l'individuel et le social, ou plutôt leur dialectique profonde et insécable, ne trouveront pas meilleurs peintres que Balzac.
Ce qu'il y a de tonique chez Balzac tient au fait qu'il saisit la marchandisation du monde à sa racine, lorsqu'elle s'élance. C'est pourquoi son réalisme est puissant, et ne pourra être retrouvé par des générations ultérieures qui feront face à une société où le règne de la marchandise est entériné, intégré. 

Chez ces écrivains de l'âge classique, la "confrontation" avec le romantisme est inévitable, au sens où on ne peut pas éviter de se positionner par rapport à lui, d'une manière ou d'une autre. Chez Balzac cela prend la forme du surnaturel ("La peau de chagrin").
 
Stendhal est l'autre grand réaliste de la période. Il est à la fois proche de Balzac et s'en détache fortement sur certains aspects. les deux écrivains s'admirent et se critiquent. Ils repoussent tous deux aussi bien le romantisme des états d'âme que les vastes peintures historiques abstraites, essayant de saisir dans la narration les causalités du social qui s'incarnent. 
Mais chez Stendhal il y a une prégnance de la biographie, et le sauvetage in extremis des personnages, qui meurent ou sortent du jeu, mais ne se laissent pas prendre par le système. C'est là où le romantisme s'exprime chez Stendhal. Celui-ci est un rationaliste, héritier des lumières et de la Renaissance et ses personnages se heurtent à la nouvelle réalité. Balzac ne l'est pas, sa vision est plus sombre. C'est comme si Stendhal essayait de sauver la première période bourgeoise, même si ses héros sont esseulés et échouent. Balzac, non, il est paradoxalement passé à autre chose, il est déjà dans la théorie balbutiante de la lutte des classes.
 
On mesure le temps passé lorsqu'on lit Zola qui se réclame le successeur. Zola liquide, après Flaubert, tout romantisme. Le roman avance au jour le jour et se refuse toute exubérance. Il est marqué par l'empirisme bourgeois. L'écrivain est rabaissé à un rang de chroniqueur de son époque, il n'est plus en tant qu'écrivain un héros de son époque. Il est un spectateur (malgré l'affaire Dreyfus, mais là c'est trop tard et c'est l'intellectuel qui intervient pas le romancier). Le naturalisme se veut donc plus statistique que typique, il refuse l'extraordinaire, il aime la lourdeur.
 
Ainsi le capitalisme condamne t-il l'écrivain bourgeois à ne pas se réaliser pleinement en tant qu'artiste.
 
Si pour ma part, je me garderai bien de définir ce que doit être le roman, ce que les marxistes de l'époque de Lukacs, même les plus ouverts, ne rechignaient pas à théoriser, je pense que l'idée selon laquelle les conditions de production d'une oeuvre sont fondamentales dans son interprétation restent valables. Je ne crois pas à la pure grâce de l'écrivain ni à sa Muse. Je pense aussi que la trajectoire sociale de l'écrivain infère fortement son oeuvre, comme on le voit consciemment dans celle d'une Annie Ernaux. Et que le sort social des artistes rejaillit dans l'art, d'une manière ou d'une autre. Un regard matérialiste sur l'art conserve toute sa légitimité même si chaque oeuvre, comme chaque être humain, est irréductible et unique. Et ne se laissera jamais saisir tout à fait par quelque grille d'interprétation. Les écrivains conscients du socle social sur lequel ils sont assis pour écrire sont souvent les plus passionnants.
 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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