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15 septembre 2012 6 15 /09 /septembre /2012 18:43

socrates-democratie-1.jpg 

Jean-Claude Michéa, orwellien proclamé, essaie de défendre les positions d'une gauche populaire. Pas une gauche fantasmant le peuple, s'adressant au peuple depuis des sommets légitimes, finalement condescendante. Mais une gauche étoitement liée à son substrat historique, sachant tirer parti de ce qu'il a de meilleur, dont cette "commune décence" qu'Orwell discerna en son temps en Angleterre (notamment pendant le second conflit mondial).

 

La décence commune, c'est ce sentiment qui pousse, face à certaines extrêmités, à se dire simplement que "ça ne se fait pas",  et qui manqua et manque encore aux expériences révolutionnaires et réformistes, aux bureaucraties politiques se réclamant du progressisme, aux organisations issues du "mouvement ouvrier".

 

L'un des terrains où se manifeste la discorde entre la gauche qui pense et parle, et le peuple dont elle censée etre la représentante et la figure de proue (je dis bien "censée"), c'est la question culturelle. La "culture populaire", c'est presque une insulte au regard du milieu intellectuel progressiste.

 

Dans un petit texte méchant et criant de vérité, meme s'il manque parfois de nuances, Michéa aborde la question du football, qui occupe une place prépondérante dans les pratiques culturelles populaires, à l'échelle planétaire. "Les intellectuels, le peuple et le ballon rond" (éditions climat) est une défense du football, une critique du mépris intellectuel souvent porté à son encontre, et en meme temps un éloge d'un autre ouvrage : "Le football, ombre et lumière, d'Eduardo Galeano (je ne l'ai pas lu, mais les extraits sont magnifiques). Galeano est une grande voix sud américaine, auteur notamment des "veines ouvertes de l'Amérique latine" que Chavez offrit spectaculairement à Obama lors de leur rencontre au sommet des nations du continent.

 

Michéa écrit ce texte juste avant la coupe du monde 1998, et il me semble que ce n'est pas neutre. Le foot, pendant un temps, est devenu très chic en France, dans le sillage de la coupe du monde remportée. Y compris dans les milieux de la gauche cultivée, attirée par la divine surprise du "black blanc beur". Et depuis, si l'enthousiasme s'est évanoui, il reste que le sport est aujourd'hui regardé d'un autre oeil par les intellectuels. La littérature et le cinéma ont su s'emparer du sport (je pense par exemple  au mythe de la demie finale France Allemagne de Séville 1982, ou récemment à un roman de Jean Rouaud. Des journaux dits "de référence" comme Le Monde ou Libé, donnent une vraie place au sport, avec un approfondissement de la réflexion). Le politique aussi, malheureusement, est venu sur la photo. La tentative d'instrumentalisation par le Président français de la coupe du monde de rugby en France fut un moment particulièrement glauque (allant jusqu'à me pousser, personnellement, à applaudir la victoire des anglais contre le XV de France, ce qui n'aurait jamais pu m'arriver avant et ne surviendra sans doute plus jamais). Les sportifs d'élite ont changé, sont devenus des communicants qui se recyclent dans les médias, inspirent des réactions nouvelles.

 

(Pour ma part, j'ai joué de longues années au foot en club. Ce fut ma passion d'enfant, dévorante comme elle devait l'être. Elle a     fluctué en intensité, selon les âges. J'avoue que les péripéties de l'équipe de France en Afrique du Sud, et plus encore de ce qu'elles suscitèrent et révélèrent (l'infantilisme médiatique, la recherche de boucs émissaires, le racisme qui s'en donne à coeur joie quand on rompt les amarres du surmoi), ont porté un préjudice presque mortel à cette passion que j'entretenais. Le charme est rompu pour le moment (en ce qui concerne le tour de france, il est mort et enterré), et je dois aller le débusquer dans des moments exceptionnels (le périple du Barça, la coupe du Monde, le très haut niveau....). Mais je suis en plein accord avec Michéa : le problème ce n'est pas le football, c'est la "dénaturation" du football par l'argent qui est en cause. Les clubs sont aujourd'hui non pas des fins, mais des moyens de multiplier des transactions rémunératrices. Le problème n'est donc pas de critiquer le football (en tant que sport, je ne parle pas en tant qu'institution complice de la loi marchande), mais le mode de production qui pourrit tout sur son passage. )

 

Un premier trait des intellectuels est à déplorer, c'est cet héritage platonicien qui conduit à inférioriser le corps. Chez ceux qui vivent de produire uniquement des signes, le corps est vulgaire (les intellectuels ont intérêt bien entendu à valoriser leur raison d'être). D'où le mépris du sport. D'où aussi, Michéa aurait du le dire, la stigmatisation du travail manuel (on oriente vers lui par dépit).

 

(Notre civilisation, malgré les innombrables preuves reçues (la somatisation, la dépression, le vieillissement prématuré, la signification du regard, les dimensions physiques du sentiment amoureux et bien d'autres choses encore), n'admet pas que le corps soit l'esprit et que l'esprit soit le corps. Deux modalités différentes d'une même expression de vie. Ce que Spinoza avait saisi.)

 

A cette première raison qui conduit à mépriser le sport, le football ajoute son caractère populaire par excellence. Le populaire est en lui-même difficilement suportable à l'intellectuel qui parfois s'en est distingué. C'est le vulgos. Et le vulgaire est l'ennemi du raffinement intellectuel. Dans le populaire, il y a nécessairement le populiste, soit l'ennemi de la Vérité recherchée par l'intellectuel. Le football se prêtait à sa "confiscation" par les classes populaires, car il ne réclame rien pour être joué. Un terrain vague et une boule de chiffons. C'est donc un sport qui au regard des couches intellectuelles combine toutes les raisons d'être détesté. Surtout quand comme à notre époque il fait tout son possible pour l'être....

 

Le problème de ces intellectuels qui détestent le sport (tels Jean Marie Brohm pour l'extrême gauche, Robert Redeker aussi - ce singe de Voltaire- qui s'est trouvé une nouvelle croisade), c'est qu'ils ne comprennent pas la passion populaire pour le football de l'intérieur. Donc leur critique reste vaine et superficielle. Les meilleurs critiques des dérives du sport sont les amateurs eux-mêmes, capables de mesurer justement ces dérives au regard de leurs attentes et de ce que le foot est capable de produire.

 

Le problème du football, ce n'est pas le football, cette retrouvaille avec la magie de l'enfance, cette "volupté inutile du corps", cette poésie sans objet, c'est au contraire ce qui empêche le foot de s'exprimer. C'est l'argent qui en change le sens.

 

L'argent élimine l'inutile, la poésie, le jeu sans finalité. L'aficionado le sait parfaitement. Il sait très bien, mieux que l'intellectuel venu lui donner la leçon (même pas venu d'ailleurs, puisque l'intellectuel ne parle pas au peuple) débusquer ce qui relève de la magie du jeu, distinguer le moment exceptionnel. Un mauvais footballeur, ou un cynique qui "ne mouille pas le maillot" n'a jamais sa chance auprès de l'aficionado (que Michéa sépare du supporter, cette figure commerciale).

 

L'idée que les spectateurs de foot sont des brutes est stupide. D'abord parce qu'il y a peu de violence dans les stades, au regard des centaines de milliers de personnes qui se rendent à un match le week end. Ensuite parce que ceux qui y perpètrent la violence ne s'intéressent pas au foot, qu sert de prétexte. Ils ne suivent pas le match. Oui, il y a de la violence verbale et machiste. Mais elle n'est pas spécifique au foot, elle est dans la société. Dans un stade, elle a un caractère rituel, théâtralisé, destiné aussi à faire pression sur l'arbitre (le public est le "douzième homme" de l'équipe), ce qui fait partie du jeu. Personne n'en est dupe, qui connait le football. Les gens rient après avoir injurié, c'est un rite hyper convenu des gradins.

 

Ce que les amateurs aiment par exemple chez Zidane, c'est justement sa grâce particulière, son efficacité certes, mais il y a plein de manières d'être efficace. Zidane a le geste unique, et le public qui aime le football le sait. C'est ce qu'il aime aussi chez un Ronaldo (le brésilien) qui multiplie les passements de jambes avant de tirer, ce que personne ne fait. On ne vend pas de la pacotille à l'aficionado.

 

Il y a dans le foot, un "gai savoir des humbles". Le leur, qui leur appartient en propre, et cela ils y tiennent. Et l'existence de ce gai savoir subtil, riche de ses appréciations historiques et de ces subtilités infimes, devrait enthousiasmer les progressistes par le potentiel d'avenir qu'il dévoile. Le peuple est intelligent. Le peuple tient à son sport, son domaine. Un qu'on lui a colonisé mais pas encore totalement subtilisé. Pourquoi le lui reprocher ? Faudrait-il qu'il se drape dans l'ascétisme pour satisfaire aux désirs de pureté frustrés des intellectuels ?

 

J''ajouterai, ce que Michéa ne dit pas, qu'à travers le foot, non seulement le peuple recherche une catharsis, ce qui en soi n'est pas à déplorer. Car nous avons besoin de catharsis. Mais il cherche aussi des occasions de vivre ensemble, de vibrer ensemble, de faire exploser les différences aussi. Qui n'a pas bondi dans une tribune après un but ou un essai ne peut pas le saisir. C'est ce que vient dire la "ola" aussi.

 

Qui fournit ces occasions là à une époque ou tout dessein collectif a non seulement disparu, mais est considéré comme une folie archaïque ? Pourquoi les gens se ruent-ils sur ces célébrations de victoires sportives dans leur ville, arborant leurs couleurs, même s'ils ne savent pas citer un nom de leur équipe ? Parce que c'est enfin un moment d'appartenir au collectif, de le voir se matérialiser. De le voir s'exprimer avec passion et intensité. La société libérale a anésthésié toute dimension collective, tout sentiment d'appartenance élargi (les seuls sentiments collectifs qu'aime le libéralisme, c'est ceux qui demandent de se distinguer fortement, par la consommation de marchandises. L'être "fashion" par exemple).

 

Quant aux valeurs du foot, elles ne sont pas figées, pas univoques. Elles peuvent impliquer le cynisme, la tricherie, la compétition comme loi absolue. Mais le foot c'est aussi le sens de la patience et de l'entraînement, apprendre à s'accrocher, perdre sans être un perdant définitif, et il en est de même pour le gagnant. Mais encore le respect de règles acceptées, de l'arbitrage (qui est le plus souvent accepté, on l'oublie), le rapport nécessaire à la transmission (l'entraîneur), la fraternité et la solidarité éprouvées. Le sacrifice de soi pour le collectif, l'effort pour l'inutile. On y prend confiance et on s'y désinhibe. On y apprend à vivre, sans dommages. Galeano cite Albert Camus qui disait avoir appris sa morale dans le foot. Je veux bien le croire, car je pourrais presque en dire autant.

 

Que vivent le sport et le foot ! Qu'on les libère des chaînes de l'argent. Que ceux qui pensent, écrivent, se dédient aux oeuvres de l'esprit, puissent se mêler à ceux qui utilisent leur corps, les aident à reconquérir leur domaine contre les financiers. Que de leur rencontre naisse de la créativité. Que l'athlète pense un peu plus et que l'intellectuel s'ouvre à d'autres manières de vivre. Que le mépris, qui est le début du fascisme, s'étiole.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 août 2012 7 05 /08 /août /2012 01:52

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« L’homme n’est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait plus de plaisir que toutes les autres actions possibles »

Goûter au génie de Stendhal, c’est bien sûr se plonger dans les romans essentiels : le Rouge et le noir, la chartreuse, et le moins encensé Lucien Leuwen – pourtant superbe -, que l’on ne saurait jamais trop conseiller aux gens qui s’occupent de politique : c’est un excellent manuel de trucage d’élections.

Mais Stendhal a laissé une œuvre bien plus large et chaque ligne est un délice. Je me demande d’ailleurs à quoi sert d’en parler ici, mis à part par hygiène mentale personnelle (ce qui il est vrai est une raison d’être importante de ce blog). Car vous mériteriez plutôt, badaud égaré ici, de trouver une simple somme de citations du livre dont je vais parler, tellement chaque phrase éclate de superbe.

Il y a ainsi  cet essai, moins lu et pourtant si fructueux, intitulé « De l’amour ». D’une forme assez originale en son époque. Une sorte de mélange entre l’essai, les souvenirs, les digressions, et la confidence, d’une écriture assez libre, avec des mini romans insérés, des extraits de mémoires, des aphorismes, des documents (le Code de l’amour courtois provençal).

Stendhal y dissèque l’amour, tout en le célébrant. C’est dans ces lignes qu’il établit sa théorie de la cristallisation (ou double cristallisation) sur lesquelles nous avons tant ferraillé étant en classe de français et causant de Julien Sorel. Il faut bien dire qu’en matière de psychologie, les romanciers français du 19eme sont indépassables.

C’est aussi et peut-être avant tout une grande profession de foi féministe (« donnez à régler à votre femme vos affaires avec les fermiers de deux de vos terres, je parie que les registres seront mieux tenus que par vous »). Car l’idée de Stendhal, c’est que la liberté des femmes, l’égalité des sexes, seront de puissantes vitamines de l’amour, et donc du bonheur. L’humanité ressent donc un impérieux besoin de la libération des femmes. C’est un fil directeur solide de sa théorie sur l’amour.

On trouve dans « De l’amour » un Stendhal optimiste, pas le moins du monde cynique ou même désabusé (un anti Balzac), totalement ouvert d’esprit : par exemple quand il rend un hommage très appuyé à la civilisation arabe dans son rapport à l’amour, sans verser dans l’exotisme. Dans certains passages, il touche au scandaleux, citant un jugement occitan d’amour courtois où il est conseillé d’aimer hors mariage pour que l’intérêt ne se mélange jamais au sentiment (« l’allégation de mariage n’est pas excuse légitime contre l’amour »), ou prétendant qu’« il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant romanesque ». Et pour lui, c’est entendu, avoir maîtresse et amant est bien naturel, mais la facilité du divorce doit permettre de ne pas trop compliquer l’existence non plus. Le clergé, ici comme ailleurs, est le grand ennemi du bonheur.

Pourquoi écrire ce qui appelle un essai d’idéologie sur l’amour ? Parce qu’il se sent meurtri par un échec cinglant avec une femme, Mathilde, pour laquelle il entretint une vive passion, mais qui le repoussa. Il voulut sublimer cette douleur en roman mais tout aurait été trop reconnaissable ; alors il opta pour le déguisement de ses sentiments sous la forme de la spéculation. Mais malgré la déception et la frustration, ce livre est un éloge de l’amour.

 

Stendhal distingue quatre amours différents : l’amour passion, l’amour goût (« tandis que l’amour passion emporte au travers de tous nos intérêts, l’amour goût sait toujours s’y conformer »… Quelle phrase sublime…), l’amour physique, l’amour de vanité.

Il s’arrête longuement sur ce miracle, la naissance de l’amour. En séparant sept phases :

-          L’admiration

-          La spéculation autour du plaisir

-          L’espérance. Un tout petit peu d’espérance suffit, comme une étincelle.

-          La naissance de l’amour proprement dite

Tout au long de son essai, Stendhal différencie les rapports de la femme et de l’homme à l’amour, mais il ne naturalise ou n’essentialise jamais cette différence. En cela il est tout à fait avant-gardiste et superbe. Ces différences s’expliquent très clairement, et facilement sous la plume de Stendhal, par les rôles sociaux dévolus aux deux sexes, et qui impliquent ainsi des psychologies divergentes.

Le fait que les femmes de son temps soient plus sujettes à l’émotion que les hommes, plus tournés vers la raison, est un résultat « de nos plats usages » qui ne donnent aucun rôle aux femmes dans la sphère économique. L’usage de la raison ne débouche que sur de la frustration pour une femme. Le fluide nerveux chez les hommes s’écoule par la cervelle, à cause du travail, et par le cœur chez les femmes.

-          La première cristallisation. C’est ici que Stendhal évoque le fameux rameau de Salzbourg, qu’on jette au fond d’une mine de sel et que l’on récupère constellé, comme couvert d’une infinité de diamants. La cristallisation, c’est « l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections ». Une puissante force de l’imagination qui se met en route.

-          Puis le doute naît

-          C’est alors que survient la seconde cristallisation. Et le sentiment de l’amour partagé

Evidemment, la cristallisation est plus difficile à trente ans qu’à dix huit, mais elle en sort plus solide aussi et plus merveilleuse.

 

Toujours en fonction des rôles sociaux, car Stendhal ne donne jamais dans un psychologisme désincarné ou hors sol, les femmes doivent être plus méfiantes et prudentes. Les mouvements de naissance de l’amour sont donc chez elles plus progressifs.

 

L’amour est magique car il s’avère un puissant  hallucinogène : « il suffit alors d’avoir l’idée d’une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » . L’amour, s’il a des accointances avec la recherche de la beauté en toutes choses, peut conduire à aimer la laideur. Car la beauté « ne peut nous fournir que des probabilités sur le compte d’une femme », or c’est de la passion qui est en jeu dans l’amour :

 

« L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le laisse l’approche de la plus grande beauté du monde ».

 

Belle leçon que Stendhal donne à notre époque d’étalage que l’éloge de la pudeur : « la pudeur prête à l’amour le secours de l’imagination, c’est lui donner la vie ».

 

Le livre regorge de conseils aux amoureux : soyez naturels. L’affectation est le pire : « tout l’art d’aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement ce que le degré d’ivresse du moment comporte, c’est-à-dire, en d’autres termes, à écouter son âme ».

 

Stendhal, grand voyageur et européen s’il en est, détaille les particularités de l’amour dans chaque contrée, en fonction de sa culture. Et sachant distinguer entre les classes, s’il vous plaît. En France (malheureusement pour l’auteur, l’amour courtois provençal y a été abattu par les croisés), la passion est difficile, car chacun craint pour son image. Or l’amour c’est toujours prendre des risques insensés : « l’amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d’aller la cueillir sur les bords d’un précipice ». L’italien « se laisse aller à l’inspiration du moment » et il n’y a pas de ridicule en Italie, les cultures et les usages y sont trop morcelés pour cela… En Espagne, il y a heureusement l’influence des maures…  Aux Etats-Unis, la Raison est si omniprésente que la cristallisation y est devenue très difficile… (quel prophétisme !).

 

Le grand espoir de Stendhal, c’est l’égalité hommes femmes qui enflammera l’amour. Il casse une à une les objections s’opposant à cette égalité, par exemple celle qui prétend que les femmes, égales à l’homme, deviendront ses « rivales ». Selon Stendhal, donner une éducation au femmes, leur parler de l’amour très jeune, et mieux encore leur assurer une éducation mutuelle avec les hommes – la même -, c’est ouvrir la voie au bonheur : la société se prive des génies potentiels féminins, et les hommes de compagnes grandioses. L’amour s’ampute de la sincérité, de la profondeur , de la richesse des nuances (« sans les nuances, avoir une femme qu’on adore ne serait pas un bonheur, et même serait impossible »).

 

Bref, pour imiter Danton : de l’amour, encore de l’amour, toujours de l’amour. Envers et contre tout.

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 14:49

obama_barack.jpg Je me souviens, sans doute comme des millions de personnes de bonne volonté dans le monde, de l'élection d'Obama comme d'un instant de félicité, de soulagement, d'espoir. Sans doute un des plus beaux moments politiques internationaux depuis longtemps (avec le déclenchement des révolutions arabes). Ce matin là, il se trouvait que j'étais sérieusement malade et alité, et je me rappelle le réveil infiniment agréable que la nouvelle m'avait procuré : l'équivalent d'une perfusion de vitamine C et d'élixir de jouvence. Je me sentais légèrement grisé... et j'écoutais Sam Cooke en boucle.

 

Ce qui m'enivrait doucement, ce n'était point l'illusion démesurée sur le personnage lui-même (assez énigmatique en somme, mais il est vrai très charismatique), ou sur  le Parti Démocrate, bassine d'écrevisses brillante.

Ce n'était pas non plus un aveuglement sur le système politique américain, les ressorts profonds de cette triomphale élection (les financements d'Obama montraient bien que les grands intérêts financiers du pays préféraient organiser le changement eux-mêmes).

La bonne nouvelle, c'était qu'Obama nous débarrassait de cette équipe de brigands et de fanatiques qui dirigeait la première puissance économique du monde et surtout de très très loin la première force militaire. Et franchement nous en avions besoin de cette alternance, tellement la situation s'était dégradée, en particulier depuis la décision - totalement folle si on y songe - de déclencher "préventivement" la guerre en Irak.

 

Oui, nous avions de quoi nous réjouir. Car il est euphorisant de penser qu'un pays qui, il y a encore quelques décennies organisait légalement la ségrégation raciale, et dont les services de sécurité assassinaient les leaders du mouvement de libération des afro américains, ce même pays est devenu capable d'élire à une large majorité un Président nommé Barack Hussein Obama, né à Hawaï et ayant vécu son enfance en Indonésie, ancien activiste dans les ghettos, d'ascendance musulmane (sept ans après le 11 septembre, et alors que les Etats-Unis sont en guerre en Irak et en Afghanistan). En outre un candidat qui n'est Sénateur... que depuis deux ans (imaginons ici...),  un outsider dans son propre Parti, se permettant des discours d'une haute stature intellectuelle et infiniment nuancés (combien en France, oseraient tenir le discours complexe, subtil, qu'il a tenu au moment où on a mis en cause ses rapports avec Jeremiah Wright, son ancien Pasteur ? Un discours où il affronte bille en tête toute l'Histoire déchirée de son pays sur le terrain "racial",).

 

Bref, l'élection d'Obama a été une preuve que tout était possible, et même l'inespéré. Un camouflet à la fatalité. Et aussi, à l'attention des dominés de notre monde violent, un antidote à la passivité et à l'enfermement dans le victimaire. Obama, quand il était travailleur social je crois, était partisan de l'"empowerment". En somme, il disait aux gens : "prenez le pouvoir"... Et il apporte par son élection la preuve que c'est improbable mais tout à fait possible. A la force de l'intelligence. L'élection d'Obama, à différents titres, réels et symboliques, nous éloignait du spectre du "choc des civilisations" que les Républicains suppliaient de survenir.

 

La campagne d'Obama a suscité une mobilisation sans précédent, une irruption en politique de nouvelles couches et générations de la population américaine. Un espoir évidemment exagéré, et qui devait inéluctablement être déçu - ne serait-ce que par l'objet de l'élection : élire un Président dans un pays Fédéral de 50 Etats, appelé à exercer ses fonctions dans un système politique verrolé par l'argent, et où le conservatisme est institutionnalisé à travers une séparation des pouvoirs qui est devenue le moyen d'un blocage permanent.

 

Le Président des Etats-Unis est un homme puissant, certes, mais corseté aussi. S'ajoute pour Obama l'héritage écrasant de la période républicaine : deux guerres enlisées, une dette monumentale, une économie en chute libre et ressemblant à un casino géant en flammes après la crise des subprimes.

 

Alors que va commencer la campagne pour la réelection d'Obama, que peut-on penser de ces premières années ? Qu'a t-il fait de cette espérance gigantesque ? Devons-nous considérer, comme l'a suggéré un éditorial du "Monde diplomatique" pendant la réforme de la santé, que la Présidence Obama est, dans l'état actuel du système politique américain, la voie la plus progressiste possible ? Ou bien une déception de plus.

 

(Et surtout, surtout... Que devons-nous faire de nos T Shirts de 2008 sagement rangés dans l'armoire ? Devons-nous les transformer en chiffons ou les ressortir bientôt, si nous y entrons encore ? )

 

Des livres commencent à paraître sur le sujet. J'en ai lu deux, ma foi intéressants dans des styles différents.

 

-Un Essai centré sur la politique intérieure assez enthousiaste d'un certain Niels Planel, intitulé "Obamanomics - comment Barack Obama a réformé l'Amérique". Il y salue, carrément, "la contre révolution progressiste" censée être lancée par Obama. La revanche après les décennies réactionnaires initiées par Nixon. Un Essai clair, direct et argumenté, mais un peu trop optimiste et verbeux à mon goût.

 

-Un autre livre plus consistant, "Le bilan d'Obama", édité par les presses de sciences po sous la direction d'Olivier Richomme et Vincent Michelot, réunit des contributions internationales, avec une vision plus complète et une approche qui se veut plus"politiste". Il en ressort un bilan plus contrasté, même si les analyses convergent largement avec celles de l'Essai de Niels Planel. Ce deuxième livre est assez pessimiste pour la suite, Obama ayant d'après les auteurs mangé son pain blanc lors de ses premières années effectuées auprès de deux Chambres majoritairement démocrates, ce qui n'a que peu de chances de se renouveller.

 

Barack Obama a fait le choix, compréhensible, de ne mener que les batailles gagnables. Constatant que la stratégie des Républicains a été ces dernières années de placer le débat sur le terrain de la guerre culturelle, il a largement déserté ce territoire. Silence radio, donc, sur l'avortement, la peine de mort, le port d'armes, etc... Obama affronte la droite sur le champ économique et social.  Il sait que tant qu'on n'aura pas calmé l'angoisse fondamentale des classes populaires et moyennes, on ne pourra pas avancer de manière déterminante sur d'autres sujets et le piège politique se refermera. A noter : deux exceptions, celle de la nomination inédite de deux femmes à la Cour Suprême, dont une issue de l'immigration. Et celle de la protection des homosexuels dans l'armée.

 

Sur la question "raciale", essentielle aux Etats-Unis, cette ulcère douloureux qui explique largement les difficultés de la gauche à s'établir sur ces terres (être solidaire là-bas, c'est l'être envers l'"Autre"...), il s'efforce de reconstruire une vision universaliste. Si la réforme de la santé bénéficie largement à la communauté noire, il ne le souligne jamais. Il essaie d'incorporer les intérêts des minorités dans ceux de la majorité du peuple. Il en est de même pour l'éducation. Obama essaie de substituer le clivage économique au clivage "racial" et cela est la plus belle réalisation qu'il pourra apporter à son pays.

 

A l'actif d'Obama, on doit inscrire un plan de relance gigantesque (800 milliards de dollars !) qui a empêché les Etats-Unis de sombrer dans la dépression où elle était entrée à la fin de la Présidence Bush. L'industrie automobile qui menaçait de disparaître corps et biens a été sauvée. 7500 projets d'investissement ont été lancés, permettant de jeter des ponts dans les politiques de l'éducation, de la transition énergétique.

 

Pourtant les démocrates ont été sanctionnés par une violente défaite aux élections intermédiaires de 2010. Les projets lancés par Obama sont soit non perceptibles (sauver une économie ne se voit pas), soit porteurs à long terme, lorsqu'il s'agit d'investissements. Mais beaucoup d'initiatives ont été prises en réalité : sur la sécurité alimentaire, sur la couverture santé des enfants (immédiatement)...

 

Obama a commencé sérieusement à s'attaquer à la bulle financière avec une réforme importante de Wall Street. Réforme qui n'a pas été menée en Europe.  La finance, en son antre, a été largement recadrée, même si le modèle de capitalisme financier n'a pas été en lui-même remis en cause. Une protection du consommateur face aux crédits a été instituée, les pratiques spéculatives les plus glissantes contenues. Le chef de Cabinet du Président a souligné qu'il "faut savoir profiter d'une bonne crise" pour imposer des changements. Ils ont eu lieu, même si Wall Street n'est pas à terre. Obama d'ailleurs, n'est nullement anticapitaliste, il est dans une logique dite Hamiltonienne où il s'agit de sauver le capitalisme de lui-même. (On peut douter de la portée à long terme de cette idée qui a été si longtemps à l'oeuvre en Europe, et qui finalement n'a fonctionné que pendant la guerre froide parce que le système avait un concurrent derrière le mur.)

 

Obama 1 restera surtout comme le Président démocrate qui a réussi à mener la réforme de la santé et à donner une couverture santé à une trentaine de millions d'américains supplémentaires. Malgré une certaine habileté dans la présentation de la réforme, menée au nom de la baisse des coûts pour les citoyens et non d'une idéologie étatique et égalitaire que la droite attendait en embuscade, Obama a perdu beaucoup de sa popularité dans ce processus, entravé par les résistances dans les deux Partis, par les manoeuvres parlementaires. Les américains n'ont pas (encore) compris ce qui se jouait dans une réforme extrêmement complexe (le système de santé américain a un poids économique équivalent à l'industrie française dans son ensemble) et ont considéré que le Président ne s'intéressait pas au probIème du moment : l'emploi. Le résultat a été une démobilisation du vote démocrate en 2010 et la perte de la Chambre des Représentants.

 

En politique intérieure, Obama a aussi connu des échecs retentissants : politique de l'immigration dans l'impasse, changement embryonnaire dans l'environnement.

 

Sur le front extérieur, le bilan est aussi très mitigé : certes il y a la fin de la guerre en Irak, qui suffirait à justifier son élection... D'autant plus que réussissant à capturer (mort...) Ben Laden, il illustre son propos de toujours (Obama a été hostile à cette guerre depuis le début) selon lequel l'aventure irakienne était non seulement cruelle et inutile, mais en plus faisait diversion dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Obama a aussi repris le processus du désarmement nucléaire avec un traité signé avec la Russie. Et il a fixé le cap d'une baisse des crédits militaires, du jamais vu depuis très longtemps.

 

En Afghanistan, l'évolution est plus difficile, mais on entrevoit peu à peu une volonté de sortir du marais. Si les Etats-Unis tiennent désormais un discours radicalement différent au monde, contraire à celui du choc des civilisations, il reste que dans la réalité les ruptures ont du mal à se concrétiser : sur le terrain du moyen orient, c'est l'échec patent. Le gouvernement droitier israelien n'en fait qu'à sa tête et chacun sait que cela compromet beaucoup d'évolutions, et Obama a été faible. La stratégie face à l'Iran ne fonctionne pas, mais du moins Obama a t-il stoppé la logique infernale d'un deuxième Irak. Avec l'Amérique du Sud, si Obama, assez sceptique sur la question du libre-échange, ne s'enferre plus dans des processus de libéralisation à l'excès, ses ouvertures de langage ne se sont pas concrétisées par des changements majeurs. Les relations avec Cuba se sont détendues, mais l'embargo n'a été qu'un peu entamé. Et surtout, dans la crise au Honduras, où un putsch a eu lieu contre le Président progressiste, l'administration américaine est retombée dans ses vieux réflexes, oubliant ses grandes valeurs de fermeté démocratique. Un des regrets sans doute personnels d'Obama est son échec sur Guantanamo, qu'il n'est pas parvenu à fermer, mais seulement à réduire fortement et à rendre moins barbare, au terme d'imbroglios juridiques interminables.

 

Il reste que les Etats-Unis agissent désormais dans un cadre beaucoup plus attentif au multilatéralisme et au droit international, comme l'a montré l'intervention en Lybie, où les Etats-Unis n'étaient d'ailleurs pas en pointe. Obama ne semble pas croire qu'on puisse bâtir artificiellement des démocraties (et aussi des "amis" des Etats-Unis...) en parachutant des troupes. C'est un changement majeur.

 

Malgré les atermoiements et la continuité de la politique gouvernementale, Obama est-il pour autant un renégat ou une copie plus funky de Bush ?

 

Non pas certes. On doit mesurer sans doute la réalité des rapports de forces au moment où le nouveau Président, somme toute inexpérimenté, arrive au pouvoir.

 

Les Etats-Unis ont été profondément remaniés par les conservateurs, et l'état de la culture politique en a été très modifiée. Tout en agissant, Obama a ainsi du faire oeuvre de pédagogie extrêmement difficile sur la nécessité de l'impôt, de l'intervention publique, sur la légitimité de l'Etat Fédéral. L'assimilation, ne serait-ce qu'à la social démocratie européenne est synonyme de diabolisation immédiate dans ce pays. 

 

On ne doit pas oublier que la victoire d'Obama est aussi le fruit de circonstances très favorables et pas seulement de la relance du Parti Démocrate depuis la campagne d'Howard Dean aux primaires de 2004 : Bush était un Président totalement plombé par l'Irak, par la Nouvelle Orléans, puis par la crise financière. Le ticket Mc Cain-Palin était un duo improbable et un attelage inconsistant. Le charisme d'Obama a de plus été déterminant. L'élection de 2008 s'est soldé par une forte participation mais aussi le vote massif en faveur d'Obama d'électeurs dits "indépendants" dont beaucoup n'étaient pas préparés à une révolution idéologique.

 

Et puis il y a la réalité du système politique américain. Obama, au cours de ce mandat, n'a cessé de se heurter à un Congrès où faire passer la moindre décision impose un marathon et des contreparties et compromis. Ainsi Obama a t-il du échanger les allocations chômage en pleine crise contre le prolongement temporaires des exonérations d'impôts données par Bush aux riches... Amère réalité du pouvoir exécutif.

 

Alors que peut-on reprocher à Obama ? On ne lui reprochera pas ici de ne pas être Robespierre, Rosa Luxembourg, Allende ou Jaurès, ce n'est pas le propos.

 

Mais dans le cadre qui est le sien, celui d'un Président Démocrate élu par un torrent d'espoir, arrivant certes dans une période extrêmement difficile, mais qui offre aussi des opportunités en illustrant la faillite du capitalisme de notre temps, on peut exprimer certains regrets fondamentaux.

 

Il est nécessaire de revenir sur la campagne d'Obama. Fondée sur une mobilisation tous azimuts, l'épanouissement de mille initiatives progressistes, d'une blogosphère concurrençant les réseaux audiovisuels conservateurs. La campagne Obama, c'est une armée de volontaires écumant le pays pour convaincre, c'est la jeunesse américaine qui se met en mouvement.

 

Voila ce qu'Obama, qui pourtant a gardé une structure ("Organizing America") pour que cette force citoyenne ne soit pas dilapidée, a oublié en route. Sans doute aurait-il pu s'appuyer sur ce mouvement en marche. Au contraire, il a du affronter la renaissance d'une mobilisation conservatrice autour du Tea Party, qui certes posera à terme de sérieux problèmes au sein du camp républicain divisé, mais a été le moteur de la reconquête à droite du Congrès.

 

Obama, outsider poussé par le peuple, battant la candidate prévue par l'appareil qu'était Hillary Clinton, aurait du laisser ouvertes les fenêtres de la Maison Blanche, monter sur les épaules d'un peuple réveillé qui n'attendait que cela. Mais la vie institutionnelle a repris le dessus, l'administration Obama a été aimantée, comme toujours, par les batailles procédurales et les couloirs du Capitole.

 

Dans n'importe quelle démocratie, l'élection n'est qu'un moment d'un rapport de forces politique et social, elle ne le résume ni ne l'épuise. Aux Etats-Unis encore plus, le système politique étant verrouillé par l'argent, le bipartisme et le système institutionnel conçu comme un barbelé conservateur.

 

On ne peut pas encore parler, donc, de véritable rupture politique, ni d'une quelconque "contre-révolution progressiste". Mais il est sans doute vrai que pour transformer les Etats-Unis, les Démocrates devront eux aussi, comme y étaient parvenu les Conservateurs, changer profondément l'idée que cette Nation produit d'elle-même. C'est ce que Roosevelt avait réussi à initier, largement. Obama est un intellectuel, un homme intelligent et un progressiste. Ses silences, ses mots choisis, ses postures politiques tiennent largement à une lucidité quant à la réalité de son pays et sur ce qu'il est possible de réaliser. Mais le temps s'écoule. Et déjà il doit lutter pour conserver la chance d'essayer.

 

De l'état de l'économie américaine dépendra beaucoup. Une baisse du chômage, si elle se confirme, donnera plus de champ à Obama, lui permettra de passer à l'offensive, ce qu'il s'efforce d'initier depuis peu à travers des mesures de protection industrielle et un débat franchement lancé sur l'imposition progressive (ce qui en soi est un virage historique).

 

Je ne me promènerai donc pas partout avec mon T Shirt Obama, car les limites de son action ne sont que trop évidentes. Mais peut-on, à un horizon raisonnable, souhaiter meilleur sort aux Etats-Unis et au monde, que sa réelection ? Je ne le pense pas.

 

 

 

 

 

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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 08:34

 

"Les questions sociales se présentent inévitablement aussi comme des questions personnelles".

Christopher Lasch

  

pistol-copie-1.jpg Pourquoi sommes nous si passifs devant le basculement effrayant du monde ? Pourquoi le capitalisme de notre temps, dont plus personne ne conteste la crise, ne secrète t-il pas "ses propres fossoyeurs" mais plutôt de l'attentisme et de la passivité ? Pourquoi les révoltes cependant nombreuses peinent-elles à mettre le feu à la plaine ?

 

Il y a certainement de multiples raisons pour se l'expliquer : des causes proprement politico-historiques, comme la faillite du bloc soviétique, les échecs du socialisme démocratique. L'efficacité des digues dressées par le système pour se défendre aussi, dont le moyen de pression immense constitué par le chômage de masse et la flexibilité. Et on peut aussi viser le rôle déterminant des appareils idéologiques. 

 

Mais on peut creuser d'autres sillons aussi, plus profonds, plus inquiétants. Sans doute ce système dont nous sentons tous l'emballement dangereux agit-il aussi au plus profond de nos psychologies.

 

C'est la thèse défendue très clairement, dans l'essai judicieux d'un psychosociologue américain, publié en 1990, et qui a influencé toute une pensée critique renouvelée, rompant avec les courants libertariens extrêmement puissants dans les décennies précédentes, encore prégnants aujourd'hui mais de plus en plus contestés.

 

Il s'agit de "La culture du narcissisme" de Christopher Lasch. Il décrit un état de la civilisation qui n'a depuis lors cessé de s'accentuer. Si le film "American beauty" était un Essai, ce serait celui-là.

 

J'y ai retrouvé la confirmation d'intuitions rencontrées ailleurs, notamment chez Pasolini bien longtemps auparavant. Quand il expliquait, dans ses "Ecrits Corsaires", que l'Italie avait troqué le fascisme mussolinien pour un despotisme plus pernicieux et s'appuyant sur l'illusion de la liberté : le développement du consumérisme. Un modèle de civilisation qui donne naissance à un Homme nouveau.( Pasolini, le Corsaire qui a tout compris )

 

Pour Lasch, le trait psychologique majeur de l'homme contemporain, c'est le narcissisme. Ce n'est pas un amour de soi, mais au contraire un repli, un enfermement, qui conduit au désespoir et à l'impuissance. L'auteur en débusque les expressions dans la littérature de notre temps (par exemple chez Philip Roth), l'art, le sport, le travail, la famille, l'école... 

 

Le narcissisme est un individualisme malsain et dévoyé. L'individu contemporain n'est pas cet être se débrouillant face à la nature à conquérir, comme l'était par exemple le pionnier américain. Il est dépossédé de toute autonomie par la technologie et l'appareillage bureaucratique immense qui caractérise notre société. Il est condamné à voir le monde comme un miroir de ses fantasmes.

 

Narcisse fuit dans ses rêves de grandeur alimentés par la publicité et le spectacle permanent. Mais il vit un malaise profond, comme Emma Bovary. Car le spectacle est un puissant facteur de frustration. Tout le monde ne peut pas être milliardaire, célèbre et adulé par les masses, et la plupart des gens sont rejetés dans la banalité de la vie quotidienne, la fameuse "routine"... La déception est douloureuse. Les contemporains se plaignent d'un sentiment de vide, qui exprime ce décalage.

 

Notre temps pousse au narcissisme car il focalise les psychés sur l'instant, sur le présent. Narcisse a perdu le sens de la continuité historique. Il n'espère plus en l'avenir, et il ne se réfère plus au passé, ringardisé par le spectacle (j'ajouterais réduit au kitch).

 

Ce nouveau rapport au temps a d'immenses répercussions, dont l'affaiblissement du politique qui prend son sens dans la projection vers l'avenir. "Le développement personnel" et ses dérivés ont considérablement refluer la politique et l'action collective.

 

Qu'est ce qui conduit à se réfugier dans le narcissisme ? C'est fondamentalement la guerre de tous contre tous. La mise en concurrence des individus. Christopher Lasch demande de ne pas se tromper de cible : ce n'est pas l'individu qui triomphe, mais sa désintégration sous la forme du Narcisse. L'individu ne peut pas s'émanciper dans la lutte permanente avec autrui. Dans ce monde où chacun est invité à combattre pour survivre individuellement, les ressources comme l'amitié, l'amour durable, sont très difficiles à préserver.

 

La publicité joue un rôle immense dans ce drame. C'est elle qui pousse Narcisse vers ses fantasmes d'omnipotence et de jeunesse éternelle. C'est elle qui stimule sans cesse les désirs infantiles. L'Homme, soumis à ces injonctions à tout posséder et au plaisir sans limites, ne dispose plus de moyens de contrôle, car son "surmoi" a été affaibli par la libéralisation des moeurs. Plus rien ne le préserve de l'invasion du désir, qui ne peut pas être réalisé. La publicité ne se contente pas loin s'en faut de vendre des produits, elle façonne un consommateur, un être particulier et qui n'existait pas avant la seconde partie du vingtième siècle. Un être "agité, anxieux, blasé".

 

En livrant les gens aux fantasmes de grandeur, la parole marchande encourage le mépris d'autrui, des pauvres en particulier. Elle solidarise les pauvres des riches que l'on envie et admire, et coupe les jambes de la contestation sociale. Mais en même temps, comme la marchandise ne tient pas ses promesses, elle conduit ceux qui ne la possèdent pas à se haïr eux mêmes, et donc à des troubles.

 

Tout au long du livre, Christopher Lasch construit une critique de la critique sociale. En montrant que les adversaires du système économique se trompent souvent de cible. On l'a vu, le problème n'est pas l'affirmation de l'individu, mais au contraire son effondrement. Ce qui explique l'épidémie galopante des dépressions, auxquelles on répond par un élan de la consommation thérapeutique. Il ne sert à rien de déplorer le repli sur la sphère privée, l'égoïsme, la complaisance... En réalité le problème est plus grave : le narcisse peine à distinguer sa personnalité du reste du monde, des objets. Le monde n'est qu'un miroir, mais il en dépend au plus haut point. L'Homme contemporain est un personnage très dépendant en réalité.

 

Ceux qui prônent la "valeur travail"... tout en défendant le capitalisme sont dans une contradiction éclatante. Ce qui sape la vieille éthique du travail justement, c'est cette pression marchande qui dit "tout tout de suite",  pousse à s'endetter, enjoint de se satisfaire de suite et de ne rien repousser.

 

Dans un monde narcissique, la qualité du travail ne compte pas, puisque seule l'image importe.  En effet, les qualités requises pour réussir dans la vie économique sont celles du Narcisse. Dans les grandes organisations, la visibilité compte plus que le rendement réel. Narcisse est encouragé sans cesse. Ses qualités sont enseignées. L'indifférence pour autrui, la manipulation et l'hypocrisie, le bluff superficiel sont érigées en qualités fondamentales du travailleur.

 

S'ensuit une vulnérabilité de l'homme contemporain à son vieillissement. Les atouts du narcisse s'affaiblissent avec l'âge, et cela lui est insupportable. Sans pouvoir être consolé par la postérité ou la transmission aux générations futures (exclues systématiquement) il réagit par une terreur du vieillissement, encouragée encore par la publicité qui surenchérit sur tous les traits de caractère de Narcisse. Le mythe de la fontaine de Jouvence a acquis une force jamais atteinte dans le passé. Mais la chirurgie et les produits de beauté ne suffisent pas. La souffrance est au bout.

 

Un recours possible pour Narcisse, enjoint à lutter avec son prochain, est la dérision, l'ironie distanciée, le cynisme, l'auto-dénigrement (Lasch prend l'exemple de Woody Allen). Narcisse nous dit ici : "je ne suis pas dupe, je suis obligé de jouer un jeu, de me livrer à la lutte". Depuis que le livre a été écrit, ce comportement a tout envahi, en particulier dans le domaine de l'humour où il a désormais le monopole... L'art lui-même exprime sans cesse cette auto dépréciation. Mais la dérision est une impuissance, rien de plus.

 

Cette expansion du cynisme en vient, dans le domaine politique, a dissoudre l'idée même de vérité. Un Nixon par exemple, ne se cachait même pas de mentir. Plus récemment, on songe à un Eric Besson, qui tire fierté de ses mensonges, de ses trahisons : comme si rien n'existait plus que la propre célébration d'un individu, qui n'a plus de comptes à rendre à rien ni personne. Les hommes politiques n'hésitent plus à se dédire brutalement sans se cacher, comme s'ils comptaient sur la compréhension du public qui connaît les règles du jeu social...

 

Le narcissisme entraîne toute la société dans la crise : l'école notamment. Dans une société dédiée au plaisir immédiat et sans contrainte, comment défendre les valeurs éducatives comme la patience, l'abnégation, la progression, l'écoute, l'acquisition ? Ceux qui s'indignent de la "permissivité" là aussi, ferment les yeux sur sa source : l'empire de la marchandise et son rejeton le narcisse.

 

La famille est lourdement déstabilisée elle aussi. L'importance démesurée du présent conduit les parents à être à la remorque des jeunes. La transmission est une valeur démonétisée. L'éclatement des familles, le développement de la solitude sont le prix à payer.

 

Un autre recours est le Jeu, qui a une place primordiale dans notre époque. Le sport en particulier. Ici encore Christopher Lasch pointe que la critique sociale se trompe : le problème n'est pas la survalorisation du sport mais sa destruction, sa banalisation, sa marchandisation. Et je suis d'accord : les hooligans ne regardent pas les matches, ils ne sont pas passionnés par ce faux sport, ce spectacle verrolé.  On se demande pourquoi un sport comme le rugby n'a pas ses hooligans...sans doute parce que c'est encore un sport qui se respecte lui-même.

 

Le tableau dressé par Christopher Lasch n'a rien de délavé. Il éclate de vérité.

 Il nous permet de mesurer ce qui s'oppose à un monde meilleur, et ces obstacles apparaissent immenses.

 

Il est intéressant de se rappeler qu'une partie des courants contestataires de l'ordre établi ont versé dans les pièges dénoncés par l'auteur. Au nom de la libération de l'individu, ils ont facilité son emprisonnement dans le consumérisme. C'est ce que Pasolini déplorait dès la fin des années 60. Il avait compris que les vieux ennemis, l'obscurantisme et la morale, étaient en passe d'être supplantés et balayés par un autre moyen de domination : la fascination par et pour la marchandise.

 

Mais Lasch n'est que le continuateur d'une tradition de l'histoire des idées, qui mérite d'être redécouverte. La fameuse "Ecole de Francfort" autour des Adorno, Marcuse, qui très vite comprirent la portée de la société de consommation. D'ailleurs, on peut noter, ce que rappelle Lasch, que l'on retrouve une partie de ces constats dans la pensée de l'extrême gauche des années 70, loin d'être monolithique. Même dans les groupuscules sanguinaires et délirants il y avait cette conviction que la consommation était en train d'anésthésier les masses, et donc qu'il convenait de frapper les consciences et de radicaliser vite la classe ouvrière en suscitant la répression. Les Brigades Rouges, la Bande à Baader (à travers leur idéologue Meinhof, une intellectuelle dévoyée), avaient retenu sommairement quelques idées de Marcuse, pour en tirer des conclusions folles. Une autre partie de l'extrême gauche a totalement versé dans le modèle narcissique, quittant la politique pour la quête du bonheur individuel, le plaisir et toutes sortes d'expériences. C'est cette mouvance qui a porté le "développement personnel", et fourni des cohortes de gourous, de consultants en plaisir, et de publicitaires...

 

Que retenir de ces riches réflexions d'un psychosociologue ?

Sans doute ceci : pour que le monde surmonte ses périls,  que les hommes prennent leur destin en main et opèrent des changements urgents, on devra songer aux moyens de déserrer l'emprise d'influences les poussant au narcissisme et à l'impuissance.

Un immense continent à explorer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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8 mars 2012 4 08 /03 /mars /2012 08:33

imagesCA01SW53.jpgElle date un peu, mais elle n'a rien perdu de son intérêt, c'est l'anthologie de la pensée sur la Ville réalisée en 1965 par Françoise Choay. Anthologie publiée sous le titre "L'urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie" (disponible en édition de poche Points-Essais).

 

Dans ce livre, introduit par une brillante synthèse, on peut se promener dans les écrits des défricheurs de la pensée sur la ville à l'ère industrielle. De la nostalgie médiévale de Victor Hugo au progressisme exacerbé de Le Corbusier en passant par Eugène Hénard, Cabet, Camillo Sitte, Marx et Engels, et bien d'autres, jusqu'à Heidegger... Des philosophes, des architectes et urbanistes, des utopistes...

 

Pour le lecteur intéressé par la Ville, c'est le contrepoint conceptuel d'un autre livre, une approche très littéraire cette-fois ci, d'Italo Calvino : "Les villes invisibles", où l'auteur explore une multitude de cités possibles, idéales, malsaines, ou simplement esthétiques, arbitraires.

 

On y constatera que tout, beaucoup en tout cas, a été dit par ces pères fondateurs. Que les gestes d'aujourd'hui, les débats dans nos quartiers, les idées phares des projets, tirent leurs racines de ces théories, de ces "modèles". Plus ou moins consciemment.

 

Changer la ville, est-ce un moyen pour transformer l'homme ? Beaucoup l'ont pensé, et on ajoute encore à cette foi quand on chante les louanges de la mixité sociale,     lorsqu'on s'engage dans de vastes chantiers de rénovation urbaine. Remonter aux textes fondamentaux, c'est comprendre d'où vient cette conviction, et ce qu'elle reflète plus essentiellement. Car penser sur la Ville, ce fut toujours finalement une opportunité concrète pour agir sur la société que l'on pense saisie dans la pierre. L'architecte est un homme politique. Il le sait et le dissimule parfois. 

 

Si le mot urbanisme date du début du vingtième, la pensée urbanistique commence au moment où la ville industrielle "prend conscience d'elle-même", engage son autocritique. Elle est d'abord le fruit d'hygiénistes, de réformateurs sociaux, et les premiers à s'en emparer sérieusement sont les socialistes dans leur diversité. Le socialisme dit utopique, pré marxiste, en fera même son terrain idéologique privilégié, la société nouvelle se déployant dans une cité rêvée, décrite dans ses moindres détails.

 

Dès cette première époque, avant l'invention de l'urbanisme comme discipline à part entière, les courants de pensées déterminants pour la suite s'expriment déjà. Ce sont de véritables "modèles" de conception de la ville qui se forgent. Et nos architectes contemporains en sont indéniablement les héritiers.

 

Le temps des utopies

 

Le courant le plus actif est celui que Mme Choay qualifie de "progressiste", où l'on va retrouver les penseurs anti capitalistes, comme Robert Owen, Etienne Cabet, Charles Fourier et son héritier spirituel Victor Considérant. C'est un courant ultra rationnaliste, qui considère possible une ville répondant à tous les besoins de l'individu, définis a priori.  Dans ce modèle, fondé sur la critique de la ville industrielle, l'hygiène occupe la première place. Respirer enfin, tel est le mot d'ordre. Proudhon écrit ainsi : "nous avons la France à transformer en vaste jardin".

 

Dans ces conceptions fondées sur la puissance de la raison, logique et beauté coïncident : chaque chose est à sa place. Le logement lui-même peut être conçu idéalement, tel un standard.

 

Quant au passé, il est assimilé au malheur de l'homme, et dans la ville aussi il s'agit de "faire du passé table rase".

 

D'emblée cette pensée progressiste se divise sur la question de l'individuel et du collectif. Chez Fourier, tout est collectif, chez Proudhon, petit-bourgeois socialisant, la maison individuelle est l'idéal.

 

La ville ancienne, on l'a vu, est sale, asphyxiante, déshumanisante (cf "la situation de la classe laborieuse en Angleterre" de Friedrich Engels). D'où l'idée d'une ville plutôt éclatée, et de l'abolition entre la ville et la campagne.

 

Rationnel, ce modèle progressiste est contraignant. S'il n'y a qu'une vérité rationnelle, elle doit s'imposer... Ainsi Fourier ira, dans son style on ne peut plus particulier, jusqu'à définir toutes les dimensions de son phalanstère, et en prévoiera les ornements...

 

La crise de la ville, crise culturelle

 

A la même époque pionnière de la pensée urbaine, un autre modèle de pensée s'affirme d'emblée, dans le monde anglo-saxon : Françoise Choay le définit comme "culturaliste". Des penseurs comme Ruskin, Morris, Howard (l'inventeur de l'idée de cité-jardin)  réflechissent à la ville comme un groupement humain. Pour être harmonieux, ce groupement doit être bien circonscrit (au contraire des progressistes, ils tiennent à la séparation ville/campagne et prévoient déjà des réserves naturelles). Les culturalistes expriment une nostalgie du modèle médiéval, d'une petite cité sereine et idéalisée. Dans ce songe, l'esthétique est plus déterminante que l'hygiène. Le défaut de la ville moderne, ce n'est pas son manque d'organisation, c'est sa pauvreté culturelle.

 

Dès cette époque évidemment, un courant de pensée franchement nostalgique s'exprime, en réaction à l'industrie. Particulièrement aux Etats-Unis, où des écrivains anti urbains s'expriment, comme Thoreau.

 

Le génie de Marx : la ville comme théâtre des rapports de production

 

Enfin, le dix-neuvième siècle, c'est l'émergence de la pensée marxiste. Et de son caractère inédit. Marx et Engels ont beaucoup décrit la ville, mais pour eux elle n'est qu'un aspect particulier du système capitaliste. Ils n'entretiennent ainsi aucune illusion sur la possibilité de changer la ville sans révolutionner le mode de production. Engels le dit brutalement : "pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social". L'organisation de la ville industrielle répond aux besoins de l'ordre capitaliste et elle changera avec la révolution. Il est ainsi absurde, comme s'y adonnent les socialistes utopiques, d'édifier des plans grandioses. La ville socialiste découlera de la nouvelle organisation économique et sociale et il faudra l'inventer à partir des conditions concrètes de l'époque.

 

Françoise Choay salue la prescience d'Engels... et il me semble qu'elle a raison. Des décennies d'acharnement "humaniste" autour de la ville n'ont pas résolu, loin s'en faut, les problèmes qui se posent pour le citadin : ségrégation sociale, pollution, sentiment d'insécurité, stigmatisation de quartiers, dégâts de la spéculation, mal logement, ilôts insalubres, friches industrielles... Des décennies d'aménagement du territoire, de travaux d'architectes, et le vote de tant de projets de lois instaurant des outils de planification urbaine n'ont pas non plus empêché l'étalement urbain et ses sévices, et n'ont pas protégé des millions de citoyens de passer quatre heures par jour dans des transports...

 

Pourquoi cet échec de l'urbanisme ? C'est que la ville est d'abord le fruit de rapports économiques fondamentaux. La ville est le théâtre de la production. Ainsi, on se demande souvent pourquoi habitat et emploi sont-ils absurdément éloignés, et pourquoi nos édiles ne contrent-ils pas cette logique ? Et bien tout simplement parce que l'organisation de l'économie capitaliste mondialisée a besoin des logiques de concentration de l'argent et du pouvoir. Et que s'y opposer n'est pas véritablement possible dans le cadre de ce système. On ne peut qu'en freiner les désagréments. Comment penser aussi qu'il serait véritablement possible d'en finir avec la  ségrégation géographique, alors que le système économique a besoin de l'exclusion sociale pour trouver son équilibre ?

 

En fait, le réformisme urbain se retrouve dans la même situation que le projet social démocrate face au capitalisme. Il atteint forcément ses  limites : la redistribution des richesses, dans le cadre capitaliste, devient rapidement intenable : car l'investissement repose sur l'appétit de profit. Et bien il en est de même pour le réformisme urbain : une ville véritablement humaine chasserait l'investissement économique privé, et s'appauvrirait.

 

En disant cela, je ne veux pas dire bien entendu que l'urbanisme ne sert à rien. Ce serait absurde et délirant. Mais revenir aux passages de Marx et Engels cités par Françoise Choay nous désigne les étaux dans lesquels l'action sur la ville doit difficilement se mouvoir.

 

La reformulation des courants de pensée

sur la ville à l'époque de l'urbanisme

 

A cette première époque succède l'ère des spécialistes : l'autonomisation de l'urbanisme, porté par les architectes.

 

Les courants rencontrés : progressisme, culturalisme, naturalisme... Vont se pérpétuer, mais avec d'autres arguments.

 

Le courant progressiste trouve son plus grand porte-parole avec Le Corbusier et la Charte d'Athènes. Les architectes progressistes vont intégrer à la conception de la cité les méhodes de standardisation du monde industriel.

 

La raison aux commandes, c'est définir des classifications. Les besoins de l'individu, comme chez les aînés utopistes, sont simples et définis a priori : habiter / travailler / circuler / se cultiver le corps et l'esprit. Ces fonctions différentes sont différenciées dans la ville.

 

Du passé, il est fait table rase. Peu importe la topographie : on peut raisonner à partir d'un même schéma au Brésil, à Budapest ou en Région Parisienne pour édifier une ville nouvelle.

 

Les préoccupations hygéniques restent centrales. Il faut de l'air et du soleil : l'ennemie c'est la densité ; la faute à ne pas commettre, c'est la rue.

 

Comme chez les prédécesseurs, tel Fourier, la géométrie c'est "le point de rencontre entre le beau et le vrai". Les matériaux modernes, comme le béton armé, les technologies (l'ascenseur) permettent à ces songes d'aboutir enfin.

 

D'autres architectes, comme l'autrichien Camillo Sitte, opposent à ce courant un néo-culturalisme qui demeurera fécond. Quitte à être qualifiés de "troubadours" par leurs concurrents progressistes, ces acteurs continuent de regretter l'esprit de la ville médiévale. La rue joue un rôle fondamental, l'espace reste imprévisible, la ville permet la multiplicité des relations et crée l'imprévu (j'avoue, j'y suis sensible).

 

L'essor des technologies va permettre à un courant néo naturaliste de se réaffirmer, fidèle à cette idée très américaine, nostalgique du far ouest, selon laquelle l'homme doit organiser ses retrouvailles avec la nature. Il doit vivre dans des petites unités dispersées. Cela est rendu possible par la télévision, la voiture, l'avion, les autoroutes... On voit là les ferments de la rurbanisation. Par un paradoxe dont raffole l'Histoire, ce sont ces amoureux de la nature qui vont contribuer à la détériorer à travers le règne de l'automobile.

 

Mais très vite, la notion de modèle est contestée par un aménagement plus empirique, dit "humaniste". Ces architectes vont insister sur la nécessité de l'enquête préalable, sur le mariage entre urbanistes et sociologues. La fameuse "démocratie participative" est déjà là. Dans le même temps se développe tout un discours autour de l'hygiène mentale liée à la ville, celle-ci déterminant un "climat existentiel". Ce point de vue psychologique requiert qu'on ne mette pas le citadin face à un modèle de ville trop imposé, et qu'on respecte son autonomie et son imagination. C'est donc un humanisme nouveau qui s'affirme contre celui, très péremptoire, de la Charte d'Athènes. Un maître mot revient dans leurs textes, celui de "continuité" des espaces urbains.... (pas une réunion consacrée à l'urbanisme où ce terme n'est pas évoqué de nos jours).

 

Les grands modèles urbains ont  donc vécu. Ils ont été entraînés dans le reflux des idéologies. La crise des grands ensembles modernistes et la prise de conscience des aspects mortifères des banlieues étalées leur ont porté des coups fatals. Le modèle culturaliste semble obsolète dans le cadre de la massification urbaine. Aujourd'hui, l'urbanisme se veut plus modeste, plus circonstancié. Peut-être est-ce dommage d'ailleurs ?

 

Il n'empêche que les architectes de notre temps puisent sans cesse dans la boîte à outils théorique que l'on vient de visiter. les arguments culturalistes sont invoqués quand il s'agit d'utiliser théâtres et salles de concert pour réenchanter la cité, et si une politique fait consensus, c'est bien celle de la valorisation du patrimoine. Le retour des rues est devenu un passage obligé de tout projet urbain. Quant à l'urbanisme moderniste, s'il est fortement critiqué à travers la crise des quartiers populaires, il continue à influencer la vie urbaine car on n'a jamais renoncé à la spécialisation des fonctions et aux logiques de zonage. L'idée d'un logement standard n'a pas vraiment disparu.

 

On a souvent l'impression, comme l'avaient prédit Marx et Engels, que le génie créateur a cédé devant le puissant roulis du marché. Pouvait-il en être autrement, la ville étant une superstructure ? On parle aujourd'hui de réindustrialisation, et c'est peut-être cette évolution là (ou au contraire la disparition de l'industrie en Europe) qui déterminera les formes de la ville de demain, plus que des documents urbains.

 

Qui veut vraiment changer les villes doit sans doute aujourd'hui comme hier modifier le régime économique des hommes.

 

 

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18 janvier 2012 3 18 /01 /janvier /2012 07:00

 

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" Personne ne vous donnera la liberté. Personne ne vous donnera l'égalité ou la justice, ou quoi que ce soit. Si vous êtes un Homme, vous vous en emparez".   Malcom X

 

 Je viens de lire l'Essai "La Force de l'ordre" de Didier Fassin, travail anthropologique sur la Police dans les quartiers dits en difficulté (je n'aime pas cette expression, car ce sont les gens et non les quartiers qui sont en difficulté, et cette nuance a des effets pratiques. Les autres expressions sont encore pire ceci étant dit.... ).

 

Didier Fassin s'est glissé pendant plusieurs mois dans des Commissariats de banlieue, et plus particulièrement dans des unités de la BAC (Brigade Anti Criminalité). Il enseigne désormais aux Etats-Unis et dispose ainsi d'une capacité de mise en perspective des évolutions de la sécurité.

 

Il en tire un essai écrit volontairement avec simplicité pour toucher un public plus large que les habituels lecteurs des sciences sociales, évitant le jargon, qui décrit longuement cette expérience, en précise les tenants méthodologiques, et propose une analyse de la manière dont on "police" ces quartiers et leurs habitants aujourd'hui.

 

Pour tous ceux qui ont pris un peu le Métro parisien ou qui sont curieux de la vie urbaine (ou qui ont été jeunes en ville, dans un milieu populaire...), la teneur du témoignage ne sera pas étonnante. Par contre la radicalité de l'expérience racontée le sera. C'est un livre noir, pessimiste, quelquefois angoissant et asphyxiant, malgré sa froideur et l'effort de distanciation du chercheur (ou peut être grâce à elle). C'est au final un livre extrêmement sévère avec notre Police et surtout avec la politique dite de sécurité qui règne dans ce pays. Les tendances préoccupantes d'il y a quelques années, aspirées par le tournant de la stratégie Sarkozy fondée sur le clivage du pays et sur l'obsession sécuritaire, se sont emballées.

 

Je peux avoir deux façons de parler de ce livre : en ancien étudiant de sociologie politique ou en citoyen curieux. Je choisis ici le deuxième terme. Laissons donc de côté la réflexion sur la méthode, néanmoins intéressante.

 

Didier Fassin l'affirme clairement : la manière dont on gère la sécurité dans les "quartiers" est non seulement improductive,  (parfois jusqu'à la caricature risible, il en donne plusieurs exemples ), injuste et immorale, et en plus elle attise la colère et la violence de la jeunesse de ces quartiers.

 

Le fossé s'est tant creusé entre les Policiers, en particulier de ces unités de choc que sont la BAC, et les jeunes puis progressivement les autres générations de ces quartiers (y compris les travailleurs sociaux qui ne comprennent plus l'attitude des policiers), qu'un état de guerre larvé s'est instauré. De plus en plus le vocabulaire de la guerre est utilisé, et on agit, comme dans un conflit armé, à travers des logiques de sanction collective, de vengeance, d'exemple, de représailles.

 

Didier Fassin casse un certain nombre d'idées reçues. L'insécurité n'est pas plus importante dans ces quartiers qu'ailleurs, elle est même plus contenue parfois. Ceci étant dit, le système statistique existant, et surtout ce qu'il induit dans la pratique policière (la chasse à la boulette de shit, la traque des étrangers en situation irrégulière, la provocation pour déclencher des outrages, le désintérêt pour les atteintes aux biens car on a peu de chances d'élucider les faits) faussent entièrement le débat sur l'insécurité.

 

Didier Fassin déconstruit le mythe des banlieues "zones de non droit" dangereuses. L'insécurité n'est pas en expansion : elle est réelle, mais sa prétendue explosion est une construction politique. Comme l'est sa concentration symbolique dans les cités ségréguées.

 

La gestion sécuritaire des problèmes sociaux a fortement influé sur "l'économie morale" de notre Police. Poussée à l'inefficacité par une stratégie absurde - celle des BAC, ces unités de costauds en civil condamnées à arriver toujours trop tard, à s'occuper de questions sans intérêt-, elle se réfugie dans une attitude de forteresse assiégée, dans le ressentiment et la haine englobant la population des quartiers, sa jeunesse en particulier : on ne les appelle plus que "les bâtârds".

 

Tourner dans une voiture pour faire des flagrants délits, c'est agir comme un pompier qui irait au hasard dans les rues pour trouver un feu... Didier Fassin décrit le paradoxe des BAC : elles se sentent sous pression, mais en réalité le plus clair de leur temps elles s'"ennuient", s'occupent en roulant, parfois à vive allure (motif majeur de bavures et d'accidents), et surtout en systématisant des contrôles d'identité facilités depuis l'ère Pasqua,  mais la plupart du temps en marge de la légalité. 

 

Les appels sont rares, on se rue dessus à plusieurs véhicules, souvent trop tard et pour rien, et on agit de manière de plus en plus indifférenciée. Un harcèlement systématique de la jeunesse populaire est à l'oeuvre, comme une stratégie d'intimidation préventive. Les brimades, l'expression raciste, la violence inutile et disproportionnée, la discrimination, sont devenus le lot commun. Les jeunes ont intériorisé le rapport de forces, et contrairement à ce que l'on affirme, ils ne sont pas dans la surenchère (à moins d'être en groupe). Ils ne portent presque jamais plainte, et lorsque c'est le cas, le classement est de rigueur. Les condamnations de policiers sont rares, certains passent en commissions de discipline à maintes reprises sans aucune conséquence, et même dans les cas les plus graves les condamnations sont rares et la circonstance atténuante joue considérablement.

 

A l'intérieur de la Police, les attitudes dissidentes par rapport aux logiques d'abus de pouvoir dirigées contre des groupes particuliers sont devenues minoritaires, et ceux qui se sentent mal à l'aise essaient de muter ou de travailler de jour... Mais les contrepoisons internes sont bien faibles. Au contraire le discours politique, qui désigne à la vindicte les jeunes et les étrangers, stimule et légitime les penchants les plus déviants. Fassin considère même que dans les BAC la déviance est devenue la norme, et l'on ne se cache plus pour arborer des affiches du F.N dans certains bureaux et pour se promener avec des tee shirts invoquant des messages d'extrême droite. La BAC a tendance d'ailleurs à fonctionner comme un système de recrutement par affinité, où l'on retrouve des profils de policiers particulièrement problématiques. La hiérarchie le sait et le reconnaît, mais elle cherche des compromis dans un contexte où le vent souffle dans ce sens....

 

Le  problème fondamental reste le décalage sociologique entre les quartiers et leur Police. Si les Policiers sont issus de milieux populaires eux aussi, ils ne viennent pas de ces quartiers. Ils ne les connaissent que par les médias quand ils arrivent et en ont une image apocalyptique. D'après Fassin, l'introduction d'un peu de diversité sociologique dans une BAC change tout de suite la teneur du travail, rétablit un équilibre en tout cas entre différentes postures.

 

L'Essai anticipe les critiques en nous confrontant à de nombreux exemples. Cependant il ne donne pas assez de place, me semble t-il à l'empathie envers le policier. C'est un individu pris dans un contexte, et il est bien difficile pour lui de ne pas sombrer dans cette caricature de guerre civile. J'imagine volontiers pour ma part la situation comme un cercle vicieux, et les jeunes et les policiers comme des gladiateurs jetés dans une arène à fin de démonstration politique, et obligés de s'affronter. Les gladiateurs en viennent à se haïr car la situation l'exige.

 

Didier Fassin attire donc notre attention sur les effets pervers d'une Police organisée au plan national, qui contrairement à ce que l'on pense à gauche, ne favorise pas le respect des valeurs républicaines. La Police ne rend compte qu'au Ministre et lui sert d'instrument. Ce n'est pas la Police de la population. Certes elle est à l'abri des tentatives clientélistes, mais elle est coupée de son environnement et elle n'a pas de compte à lui rendre. Elle le ressent avec amertume (hostilité envers les élus, les magistrats, les travailleurs sociaux). La Police est instrumentalisée politiquement, dans la désignation des responsables des problèmes du pays : les pauvres et les immigrés.

 

L'auteur attire aussi notre attention sur des changements récents : depuis 2005, la Police devient toujours moins transparente, elle se ferme aux chercheurs en particulier (Fassin a du interrompre ses recherches). Et surtout les policiers sont de plus en plus présentés comme des victimes, par une sorte de retournement.

 

Certes, la politique du chiffre exaspère, les syndicats la contestent. Mais à ce jour, la prise de conscience globale de l'impasse dans laquelle on les plonge n'est pas avérée chez les policiers. Le problème n'est pas encore identifié véritablement à leurs yeux comme une mauvaise définition de l'action policière, mais prend le visage de "l'altérité radicale" : le jeune des quartiers.

 

Didier Fassin en conclut que la vraie fonction de l'action policière, telle que voulue par le pouvoir politique, est le rappel de l'ordre social plutôt que la défense de l'ordre public. On dit finalement à cette population souffrant des inégalités : "tiens toi à ta place". Fassin parle aussi de système colonial, les références à cette époque et en particulier à la guerre d'Algérie saturant le discours des policiers.

 

Et c'est là que j'ai des difficultés à suivre. Didier Fassin oublie une chose : le colonialisme était un système d'exploitation. Le problème de la population de ces quartiers, c'est justement qu'ils ne sont pas exploités - ce qui leur confèrererait une grande force à travers la production de la richesse - mais qu'ils sont exclus, ce qui les affaiblit considérablement. Les jeunes des quartiers, aujourd'hui, ne représentent une menace politique pour personne, et c'est bien le problème. Il leur reste l'auto organisation et leurs droits politiques. Ils ne s'en sont pas emparé pour l'instant.

 

Telle est sans doute la seule solution : prendre le pouvoir et ainsi imposer le respect aux institutions.

 

Alain Badiou disait à peu près il y a quelques mois dans l'excellente émission quotidienne supprimée - "Ce soir ou jamais"- : la seule richesse des dominés, c'est leur discipline. On en revient là...

 

 

 

 

 

 

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9 novembre 2011 3 09 /11 /novembre /2011 08:32

 

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" Ils sont vraiment retors et chafouins ces intellos chrétiens"...

 

... Telle fut ma première pensée en refermant ce qui fut le premier essai de l'anthropologue et philosophe René Girard : "Mensonge romantique et vérité romanesque".

 

(Oui, je sais René Girard est aussi entraîneur de l'équipe de foot de Montpellier. Mais je ne crois pas que ce soit le même.)

 

350 pages, aujourd'hui éditées en poche (l'essai date de 1961) où sous prétexte de critiquer la théorie romantique, qui fait de la passion individuelle la source de toute authenticité, l'auteur essaie de nous mettre dans la tête que décidément, ne pas croire en Dieu, c'est vraiment la galère...

 

La théorie littéraire sert donc à tout, y compris à nous resservir les vieux sermons sous de nouveaux attraits .

 

René Girard part de la question : qu'est ce qu'un grand roman moderne ? Qu'est ce qui lui confère sa portée si lointaine ? Qu'est ce qui fonde l'unité de ces oeuvres au dessus du lot ? Qu'est ce que "le romanesque", à différencier du "romantique" vulgaire ?

 

En analysant, croisant, comparant, les oeuvres de Cervantès, Stendhal,  Proust, Dostoïevski,  et à moindre mesure de Flaubert, de Balzac ; l'auteur insiste sur une qualité commune : ils ont compris la nature triangulaire du Désir... Ce que le romantisme loupe carrément.

 

Le Désir humain, dans le monde moderne, et donc dans le roman qui naît avec lui, est toujours triangulaire. Il met en relation un Sujet, un Objet, et un Médiateur. Il n'est jamais direct.

 

Chez Don Quichotte, le Médiateur du Désir c'est son modèle, Amadis, personnage des romans de chevalerie. Emma Bovary, quant à elle, désire à travers les héroïnes romantiques. Julien Sorel, dans le Rouge et le Noir, imite Napoléon. Désir et Mimétique sont inséparables.

 

Les sentiments modernes, pour René Girard (et disons tout de suite que cela me paraît fort réducteur), sont l'envie, la jalousie, la haine impuissante. Le roman moderne est ainsi un roman où éclate "la vanité" du héros qui poursuit son désir de l'Autre, à qui il veut ressembler. "Toute analyse psychologique est analyse de la vanité". Le phénomène du snobisme, particulièrement présent chez Proust, souligne ce caractère imitatif et vaniteux.

 

Mais pourquoi le Désir a t-il ce contenu ? Et là, le chrétien sort habilement de son ermitage...

 

Dieu est Mort, Girard en convient.  C'est donc à l'Homme de prendre sa place. Mais c'est chose bien difficile, impossible même. Et cette mort qui devait libérer l'Homme le menace : "tous les individus découvrent dans la solitude de leur conscience que la promesse est un mensonge". Les hommes sont exposés à l'angoisse, car il n' y a plus de Dieu (ni son lieutenant sur Terre en la personne du Roi), pour les relier à l'universel. C'est donc pour échapper au sentiment effrayant du particulier que l'Homme désire selon l'Autre. Il crée une nouvelle Divinité, chez autrui. Le Désir doit donc être compris comme une métaphysique. L'Autre est un véhicule vers le Sacré.

 

L'Autre est donc dans le roman moderne, comme dans la vraie vie, un Dieu de rechange. On ne peut pas renoncer à l'Infini, mon gars... Et oui... On vous l'avait bien dit le Dimanche matin.

Et ce n'est pas un hasard si les objets de l'être désiré sont traités, dans la prose d'un Proust ou d'un Stendhal, comme des reliques sacrées.

 

Le Désir entre deux êtres n'est donc qu'une illusion : "Tout est faux, en effet, dans le Désir, tout est théâtral et artificiel excepté la faim immense du sacré". Illusion, car lorsqu'on possède l'objet désiré, tout s'effondre. L'objet est désacralisé. Swann est déçu de ce Salon des Verdurin qu'il ambitionnait de fréquenter, Julien Sorel se dit "ce n'est que cela !" lorsqu'il possède Mathilde de La Mole. Emma Bovary vogue d'amant en amant. Le héros moderne court vers sa destruction, car l'objet de son Désir n'est qu'un mirage. Il recherche désespérément, l'obstacle qui va lui résister et le détruire, tel le Napoléon de Tolstoï jamais apaisé par ses triomphes.

 

Partant de ces romans, Girard n'hésite pas à transposer sa théorie à la politique. Ainsi, Girard se reconnaît dans la critique que Tocqueville adresse à la modernité démocratique : "ils ont détruit les privilèges de quelques uns de leurs semblables, ils rencontreront la concurrence de tous". Dans un univers moderne, où s'effacent les différences entre les hommes devenus égaux en droits, l'envie s'aiguise car l'Autre se rapproche, et l'insatisfaction produit la haine, la guerre, le fanatisme et le totalitarisme... La mort de Dieu conduit tout droit à Hitler. CQFD.

 

Certes, les héros du roman contemporain, comme Meursault (l'étranger de Camus), Roquentin (la nausée de Sartre), ou encore les clochards de Beckett ne désirent rien... Mais René Girard n'y va pas par quatre chemins : ces héros sont "faux". Ils sont de nouveaux mensonges romantiques destinés à "prolonger les rêves prométhéens auquel le monde moderne s'accroche désespérément" alors qu'il serait plus simple de s'en remettre à Dieu...

 

Mais les grands romanciers sont géniaux... Et leurs oeuvres culminent toujours dans la "renonciation au désir" et dans la réconciliation du héros avec lui-même. Julien Sorel accepte son sort et cesse de se mentir. Don Quichotte répudie ses mirages, et le titre du dernier volume de Proust - "le temps retrouvé"- signifie l'harmonie retrouvée. Le héros renonce à l'orgueil et aux fausses divinités, et se délivre ainsi de l'esclavage du désir.

 

Et Kafka alors dans tout ça ?... C'est un romancier négligeable sans doute ? Et bien non, Girard ne l'a pas oublié : Kafka c'est la littérature de l'interminable, l'impossibilité de conclure, et donc de se délivrer. Tout entre dans les cases grâce à René Girard.

 

En réalité, même quand ils ne sont pas croyants, les grands romanciers concèdent que Dieu est nécessaire : la renonciation à envier l'Autre, à la jalousie et à l'orgueil, appellent "irrésistiblement les symboles de la transcendance verticale, que le romancier soit chrétien ou non"...

 

Dans cette dernière citation, on saisit bien la tendance irrémédiable de la religion au totalitarisme (quand une saine laïcité ne la contraint pas à se cantonner à la sphère privée). En effet, pour un tel penseur chrétien, même quand on n'est pas croyant, on cherche Dieu sans le savoir, et on prône la Foi "à l'insu de son plein gré" ! La religion a cette facheuse tendance à vous forcer à regarder du côté de sa conception du bonheur...

 

Il me semble que la théorie du Désir triangulaire et mimétique, sur laquelle repose toute la construction de l'Essai, est déjà contestable en soi. Quels sont les moteurs du Désir ? Sans doute l'imitation joue t-elle un rôle, même un Pierre Bourdieu le dirait ("la distinction"). Mais d'autres puissants facteurs sont sans doute à l'oeuvre : ceux que la psychanalyse dévoile par exemple. De plus, l'Autre n'est pas une toile blanche, mais un acteur économique et social. Et les sociologues ont beaucoup à nous dire sur les logiques sociales des affinités. Comme les psychologues ont beaucoup à dire sur l'ajustement des désirs au sein des couples.

 

Que le Désir soit toujours insatisfait, c'est une conclusion bien hâtive ce me semble...

 

Et que l'incroyance condamne à l'angoisse , à l'envie, à la haine et au malheur reste à démontrer. La Religion, ce me semble, ne garantit ni l'apaisement du désir, ni la sérénité intérieure. Si Girard trouve chez Dostoïevski les nihilistes et leur appétit de destruction apocalyptique, il pourrait aussi tourner ses yeux vers le fanatisme religieux. On peut aussi considérer, avec Freud, la religion comme une névrose qui nuit à l'épanouissement de l'Homme et à l'édification d'une société meilleure. Sans parler de sa fonction d'Opium.

 

Mais l'habile construction de René Girard, qui prend à témoin les grands noms de la littérature européenne pour déplorer la Mort de Dieu, me semble surtout fragile pour la raison suivante, qui est souvent le talon d'achille des chrétiens dans toute discussion :

 

Si on le suit, c'est parce que vivre sans sacré serait douloureux qu'il faudrait en revenir à Dieu.

 

Dieu est donc nécessaire car il guérit. Il apaise. On en vient à une vision utilitariste de Dieu. Thérapeutique même.

 

Mais qu'est ce donc que cet argument ? La seule question qui compte, c'est la Vérité. On se contrefout de savoir si Dieu fait du bien ou pas. S'il existe, alors c'est un évènement considérable. S'il n'existe pas, tirons en les conclusions.

 

On voit donc comment un croyant se fourvoie quand il essaie de convaincre de la nécessité de la Foi par la démonstration rationnelle. Il fait de Dieu un moyen d'être heureux. Et il le rabaisse au niveau du yoga ou du jogging du matin.

 

N'est pas Blaise Pascal qui veut.

 

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6 septembre 2011 2 06 /09 /septembre /2011 21:22

 

societedesegaux.jpg Pierre Rosanvallon est une figure clé du débat intellectuel français. La sortie de son dernier essai est célébrée par des louanges appuyées : Libération y consacre plusieurs pages, ce qui est très rare pour un livre... Un politique comme Vincent Peillon signe une tribune euphorique dans le Monde pour dire en substance "enfin, voila le livre que nous attendions". Le livre est présenté comme la percée attendue pour que se déploie un nouveau projet progressiste. Alors, s'agit-il d'un nouveau Manifeste du parti communiste au sens où il ouvrirait une nouvelle phase idéologique, ou d'un effet de complaisance envers un penseur influent, en particulier dans l'édition... ?

C"était à voir...

 

Le titre en lui-même promet : "la société des égaux". Carrément. On dirait le titre d'un grand texte utopique du 19ème, ou une réminiscence de Gracchus Baboeuf.

 

Le chantre de la deuxième gauche rocardienne qu'est Rosanvallon ne parle plus d'équité, concept rabougri, mais d'égalité. C'est déjà une secousse. La crise réveille.

 

Le point de départ est que l'égalité est en crise. On l'invoque encore sur les podiums, mais son contenu s'étiole dans l'esprit même de ceux qui déplorent "les inégalités". Celles-ci se creusent, indiscutablement. Mais pourtant on admet peu ou prou ces inégalités et leur expansion, on s'en accomode. Les outils de redistribution, comme l'impôt  et la dépense publique qui en découle, sont contestés. Et l'idée d'une communauté de citoyens égaux recule : en témoigne l'écroulement sans résistance de la carte scolaire. La "lutte contre les inégalités" s'avère imprécise et ambigue. Elle se résume de plus en plus comme une attention au sort des plus pauvres des pauvres, et non comme un projet global de société. 

 

Les pathologies sociales  comme le nationalisme, le racisme, qui reformulent la notion d'égalité de manière perverse, sont à l'offensive.

 

Rosanvallon, à la recherche d'un chemin pour redonner vie à l'égalité, revisite longuement l'Histoire de cette idée depuis les révolutions française et américaine (un intérêt du livre est d'ailleurs de se pencher plus que de coutume sur cette dernière, sans doute méconnue dans notre pays. Malgré Tocqueville).

 

L'auteur souligne que ces révolutions n'ont pas franchement insisté sur l'aspect distributif de l'égalité. Leur projet visait d'abord à édifier une société de semblables. Derrière le terme d'"aristocrate" inventé par la Révolution, il y a le privilégié, le sang bleu, celui qui se considère au dessus du lot, de par la naissance, et qui l'inscrit dans le marbre du droit.

 

L'égalité est politique avant tout, c'est une égalité de corps et une égalité-relation. Et ce qui est en cause dans l'ancien régime, c'est la dépendance et la soumission. L'égalité est conçue comme indissociable de la liberté. Une citation de Rousseau résume cette idée : "que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre". 

 

Aux Etats-Unis post révolutionnaires, cette notion de société de semblables s'appuira sur la réalité sociale : c'est au départ une société de travailleurs indépendants, d'artisans et exploitants individuels. La "communalité" y a un sens fort. Le marché est encadré par les liens communautaires. Ainsi la distinction est  mal vue, chacun est appelé "lady" ou "gentleman".

 

L'idée d'une société de semblables va de pair avec une certaine modération des écarts, une valorisation de la frugalité et de la "vertu". La fraternité républicaine (le tutoiement sera imposé en 92 en France) ne peut en effet se déployer dans une société trop marquée par les différences de richesse et de mode de vie. Les comportements de mépris, de distance marquée, sont à oublier. 

 

Le suffrage universel, et le principe "un homme-une voix", vont manifester le mieux possible cette idée de l'égalité politique et de la société de semblables. C'est pourquoi ce mot d'ordre cristallisera la conflictualité dans la première partie du 19ème. Et son obtention en 1848 soulèvera un immense espoir. Rosanvallon ne le cite pas à ce sujet précis, mais Marx avait compris cela, et jugeait que l'obtention du suffrage universel avait été la conquête la plus révolutionnaire qui soit. Celle qui ouvrait une brêche. Jaurès dira plus tard au parlement aux républicains bourgeois pris au piège de leurs réalisations : ' c'est la République le grand agitateur, traduisez la devant vos tribunaux !'.

 

La Révolution industrielle change la donne. Elle fracture brutalement la société. Le développement de la classe ouvrière suscite une grande peur dans la bourgeoisie triomphante. Aussi, la notion d'égalité s'en trouve renversée. La destruction des privilèges aurait, selon les conservateurs, permis de laisser s'exprimer les vraies inégalités naturelles. De donner place à l'inégalité des talents et à la responsabilité individuelle.

 

L'inégalité est présentée comme une sanction du comportement individuel, puisqu'il n'existe plus de priviléges de naissance ... Oui l'ouvrier vit dans la misère la plus sordide, mais il le doit à son goût pour l'alcool, à son désintérêt pour l'épargne, à sa paresse...

 

Par un autre retournement, l'égalité est désormais présentée comme une menace pour la liberté. Alors que sous la Révolution les deux notions étaient inséparables. L'égalité menaçerait l'expression des talents et de l'innovation. Ainsi l'éducation doit rester proportionnée, car il ne s'agit pas de donner des rêves de grandeur à n'importe qui...

 

Alors qu'au 18ème siècle la pensée bourgeoise trouvait dans la nature les fondements de l'égalité, et théorisait le droit naturel, le siècle suivant voit dans la nature la justification de l'inégalité.

On secrète les idées dont on a besoin à un moment donné...

 

Face à cette offensive, le socialisme va s'élever. D'abord dans sa version utopique, celle-ci intéressant particulièrement Rosanvallon car elle reprendra l'idée de l'égalité comme monde de semblables. Idée qu'elle radicalisera. Rosanvallon montre qu'au delà de la rupture qu'introduit Marx avec ses prédecesseurs utopistes, il s'inscrit à leur suite dans cette idée d'un corps social réconcilié. Lorsque Marx dit : "A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités' il ne vise pas la définition de droits individuels, il envisage la société comme un organisme, dont il définit le métabolisme. C'est cela le communisme et la société sans classes.

L'impasse selon Rosanvallon, c'est que ce monde est anti politique, il ne peut fonctionner que sur l'unanimisme. Ainsi dans les communautés expérimentées, il ne peut pas y avoir de minoritaire. On ne peut qu'être totalement intégré ou bien exclu. Le socialisme naissant a assimilé la société à une famille, ce qui trouve rapidement ses limites dans une société complexe.

 

Le livre devient particulièrement intéressant quand il aborde la fin du 19ème (omettant cependant la Commune de 1871, ce qui dans une Histoire de l'égalité depuis la Révolution est difficile à envisager) : le moment de la première mondialisation. L'analogie avec notre temps est frappante. L'égalité va être reformulée, au sein de la Nation, par opposition à l'étranger. Le protectionnisme y pourvoiera, au nom de la solidarité entre patron et salarié français. Le colonialisme le prolongera. Et déjà, le travailleur immigré servira de cible contre laquelle on reconstruit une identité-égalité factice. Ainsi doit-on se rappeler du massacre des italiens à Aigue Morte en 1893.

La gauche ouvrière mettra quelque temps à comprendre ce qui se joue, et certains se fourvoieront dans le boulangisme puis l'antisémitisme en croyant continuer leur combat pour l'égalité.  On doit notamment à Jaurès d'avoir opposé à cette vision de la Nation un projet où le citoyen pleinement émancipé s'affirme contre le sinistre dessein d'une identité raciale, guerrière, excluante, et pacte de dupes. La Nation peut ainsi être comprise comme un point d'appui vers la société sans classes. Elle est selon le dirigeant socialiste Otto Bauer '"l'expérience commune d'un même sort".

 

Evidemment, ce "racisme constituant" trouvera son expression la plus nette aux Etats-Unis. A l'esclavage succède la ségrégation. Elle sera un puissant facteur de lutte contre le socialisme et plus largement contre toute politique d'égalité (ce qui explique la faiblesse de l'Etat-providence américain). En excluant les noirs du vote on empêchera le rassemblement populaire et la représentation globale des enjeux de l'égalité. En excluant le noir on donnera le sentiment d'une distinction au pauvre blanc et on le liera à la classe dominante.

 

La peur de la Révolution rouge, après 48, 71, puis après 17 et 45, persuade cependant les dirigeants de reformuler la question de l'égalité. Les deux guerres mondiales, par leurs conséquences niveleuses, y ont poussé. Une rupture décisive est la naissance de la redistribution, à travers l'impôt sur le revenu. Et Rosanvallon rappelle qu'en 1940, le taux plafond aux Etats Unis atteint 94 % sans que l'on s'en offusque. Les assurances sociales traduisent une conception sociale renouvelée, où l'on appréhende le risque comme un fait social et non un aléa individuel . L'individu n'est plus séparé du corps social comme sous la révolution industrielle. Après 1945, les inégalités se réduisent comme jamais, et on commence à envisager l'entreprise comme un individu collectif (l'ère des organisateurs). L'élimination du nazisme, qui fut une tentative d'exaspération à outrance de racialisation de l'égalité, a ouvert la voie à un approfondissement des initiatives égalitaires, commencées sous Bismarck et Napoléon III, avec le but avoué de couper l'herbe au socialisme.

 

Rosanvallon décrit l'évolution idéologique qui accompagne cette évolution majeure. Elle passe par la naissance de la sociologie qui explique les comportements par des causalités sociales, la pensée solidariste qui appréhende la société à travers la notion de division du travail social. Ce n'est plus la responsabilité individuelle qui explique la richesse mais bien l'interdépendance, il est donc nécessaire de redistribuer la richesse dont la répartition primaire ne reflète pas la réalité du fonctionnement social.  Le projet républicain en sera refondé.

 

Une cause évoqué par le livre  l'a été rarement : le rôle de la révolution pasteurienne. Pasteur a illustré par ses découvertes le caractère absolument indivisible du corps social, chacun dépendant des autres. L'Homme seul n'existe pas.

 

Le tournant libéral des années 1980 se traduit par un remaniement encore une fois complet de la notion d'égalité. Le chômage de masse a changé le sens de la protection sociale et érode sa légitimité. En effet, la socialisation des risques repose sur ce que John Rawls ("Théorie de la Justice") appelle "le voile d'ignorance" : on ne sait pas qui pourra être touché par un aléa, on cotise donc tous. A partir du moment où le chômage enlise des populations, se reproduit, exclut durablement des quartiers,  le voile d'ignorance est déchiré car on sait à qui s'adresse la protection sociale, où on croit le savoir. Les adversaires de la protection sociale peuvent donc hurler au scandale de l'assistanat... Et les politiques de baisse de l'impôt se sont imposées partout, conduisant à la situation que nous connaissons.

 

(C'est intéressant de voir un intellectuel de la deuxième gauche, ce courant qui a créé le RMI, et qui a défendu la fiscalisation de la sécurité sociale (la CSG) prendre conscience des conséquences fâcheuses du remplacement de la couverture d'un risque social par des politiques d'assistance accordées par l'Etat...)

 

Nous vivons aujourd'hui dans une "société de concurrence généralisée". C'est sous le signe de la concurrence que la notion d'égalité a été remaniée.

 

La figure clé de ce nouveau modèle est le consommateur, qui remplace le concitoyen. Assurer l'égalité, c'est donc supprimer les barrières à la concurrence : l'action de la commission européenne en est le parangon. Tout le monde doit avoir accès à la meilleure offre de telecom supposée... Donc il faut casser les monopoles, les rentes...

 

La faiblesse de cette société de marché selon Rosanvallon, c'est qu'elle ne parvient pas à proposer un modèle de justice. Car en vérité, les gigantesques écarts de richesse ne sont justifiés par rien. Le gagnant prend tout : "the winner take all society".

 

Les transformations du mode de production capitaliste ont suscité une "singularisation" des individus. Le capitalisme est devenu "cognitif", la notion de compétence a effacé celle de qualification. Les caractéristiques individuelles sont scrutées par les employeurs. L'identification du salarié à une classe, alors que les qualités individuelles sont désormais ce qui compte, devient plus difficile. Chacun aspire d'ailleurs à être reconnu dans sa singularité... comme en témoigne le phénomène des blogs... dont celui-ci.

 

Au passage, Rosanvallon donne une explication de la fonction du sport, spectacle premier dans notre société. L'intérprétation classique du sport par la sociologie est la "civilisation des moeurs", à savoir le fait de donner un débouché contrôlé aux antagonismes sociaux et à la part de violence qui s'exprime en nous. Rosanvallon pense pour sa part que le sport a une fonction de "théâtre de l'égalité des chances". Il éduque le peuple aux valeurs de la société de marché : tout le monde est supposé être sur la même ligne de départ au début du match, à armes égales. Et à la fin il y a des gagnants et des perdants et c'est bien ainsi, il n'y a rien à redire. D'ailleurs en coupe de France, le club amateur Calais peut aller en finale...

 

Comment dans ce contexte, concevoir une politique de l'égalité ?

 

Il est nécessaire selon l'auteur de se réapproprier l'idée de l'égalité comme une notion politique et non seulement économique. Les inégalités affectent toute la société, elles la déstabilisent. c'était l'idée de Rousseau et on doit la remettre à l'ordre du jour.

 

Le défi est de redonner sens à l'égalité dans un monde nouveau : celui de l'individualisme, de la "singularité".

 

Rosanvallon revient alors à Marx pour rappeler que la société sans classes imaginée était d'abord un idéal d'émancipation individuelle, à travers un nouveau rapport à la société. Et l'auteur a été frappé par la lecture du passage consacré à Barcelone dans "Hommage à la Catalogne" de Georges Orwell. Celui-ci y témoigne du climat particulier qui règne dans la ville mobilisée contre le putsch franquiste.  On y respire "l'air de l'égalité", la réciprocité, le sentiment d'être parmi des semblables. Climat qui disparaîtra d'ailleurs dans le courant de la guerre.

 

Une idée fondamentale à défendre en toute occasion, c'est que la singularité, l'émancipation de chacun, n'est possible que dans la réciprocité, dans la relation à autrui. L'enjeu de civilisation est de faire comprendre que "chacun est pareillement unique".

 

A cet égard, le communautarisme est un obstacle et s'avère le complément parfait de la discrimination, car l'enjeu est bien, dans une société des égaux, des semblables, de redevenir "quelconque" et non défini par avance dans une différence.

 

Pour que la réciprocité soit possible, il est indispensable de casser les logiques de méfiance entre les gens. Ainsi, les politiques de transparence de l'action publique ne sont pas simplement morales, elles sont politiques. Elles restaurent la confiance dans les institutions, et ouvrent la voie à l'égalité en tant que relation.

 

Autre concept clé : la "communalité". La société des égaux suppose un monde commun. Celui-ci est menacé par des logiques de sécession géographique et politique. Elles sont initiées par les plus riches mais contaminent tout le corps social comme le montre les logiques d'arrangement autour de la carte scolaire. Il est donc essentiel de conduire les gens à vivre ensemble. La politique culturelle, à cet égard, n'est pas un supplément d'âme ou un luxe pour une société.

 

Le recul de la "communalité", c'est aussi la dépolitisation de certains champs de la vie locale. Par exemple la multiplication des établissements publics locaux pour gérer des questions d'intérêt général essentielles. La démocratie reflue. Rosanvallon le le cite pas, mais il est effarant de voir qu'un enjeu comme l'hôpital public est géré par une petite cellule de spécialistes, sans doute compétents, mais échappant à tout contrôle des élus locaux, sans débat public local. Comment concrétiser l'idée d'un monde commun si la citoyenneté est vidée de son sens ?

 

Une société des égaux suppose de la redistribution, comme on l'a compris au cours du siècle précédent. Donc toute politique d'égalité passera par la reconquête de biens publics qui ont été marchandisés. Le rocardien Rosanvallon sort du "ni-ni"...

 

La conviction de l'auteur - et je dis tout de suite que je ne la partage pas - c'est que l'égalité-relation est un préalable à l'égalité-redistribution. On ne pourra remettre en chantier des mécanismes de redistribution que si on redonne vigueur à l'idée d'un collectif de semblables.

 

J'en arrive alors à mes réticences sur ce livre...

 

Rosanvallon, en honorable héritier du christianisme de gauche, rêve d'une société de frères. Il voudrait que chacun admette que l'autre est son frère. L'idéal est le consensus, le consentement. D'où la nécessité d'expliquer aux riches que les inégalités ne leur profitent pas vraiment...

 

... Pas sûr qu'ils partagent ce joli point de vue, cependant. Sans doute le chemin vers la réduction des inégalités sera t-il plus heurté.

  

Rosanvallon ne veut pas vraiment voir que la société est divisée par des intérêts qui se percutent. Les inégalités ne sont pas fortuites, et il y a des gagnants qui sont satisfaits de leur sort. On ne peut pas réfléchir à une autre société si on oublie cela, me paraît-il.  

 

Ainsi l'égalité est-elle abordée comme un concept, mais manque de substance dans ce livre. Où sont les lignes de fracture premières ? Quelles forces sociales pour porter le projet d'une société des égaux ? Ces questions sont éludées.

 

On ne s'en sortira pas avec le pieux slogan "aimez vous les uns les autres". Il est sympathique mais n'a jamais fonctionné pour changer la société à vrai dire. Et l'épopée historique de l'égalité telle que proposée par le livre le montre d'ailleurs : ce qui consolide l'Etat-providence en 1945, c'est la concurrence avec le bloc soviétique. Et si Napoléon III autorise les syndicats, c'est parce qu'il constate que les massacres de juin 48 et de son accession au pouvoir n'ont pas suffi à freiner le développement du mouvement ouvrier. Le conflit social et politique est inévitable dans une société où l'injustice est érigée en principe d'organisation.

 

C'est pourquoi la fraternité, si belle soit-elle, ne peut pas vraiment être un préalable. Elle ne peut pas s'instaurer de manière décisive dans une société aussi déséquilibrée. Il me semble qu'il est nécessaire d'opposer, de cliver la société, de pointer ses failles béantes, si l'on veut ensuite la rassembler.

 

Enfin, dans son analyse de la crise contemporaine de l'égalité, l'auteur me semble insister sur des causes endogènes à notre système social, cédant peu ou prou aux arguments des ennemis de l'Etat, et négligeant d'autres causes. Si la citoyenneté recule, avec la notion d'égalité qui lui est consubstantielle, c'est aussi parce que le politique est impuissant, s'étant dépouillé de ses moyens d'agir. Les agences de notation dictent leur politique à nos gouvernants, et même nos révisions constitutionnelles comme le montre la "règle d'or". La consolidation d'une oligarchie où la Finance occupe le siège du premier administrateur est le principal obstacle à la société des égaux. A quoi sert d'être citoyen dans ce contexte ? Le repli sur la sphère privée, sur les intérêts personnels, est une tentation puissante.

 

En outre, l'auteur mésestime me semble t-il les effets de la société de consommation et des puissants relais culturels qu'elle utilise : le matraquage publicitaire en premier lieu. Si l'on veut que le citoyen reprenne un peu le pas sur le consommateur, il faut déserrer cette étreinte. Il faut protéger le corps social de ces besoins artificiels sans cesse renouvelés, de la frustration qui en ressort et qui oppose les citoyens entre eux par des logiques d'envie, de jalousie, de distinction.

 

Ce livre est tout de même intéressant, ne serait-ce que parce qu'il montre qu'un courant de pensée important en France (il dirige la CFDT, est très influent au Parti Socialiste, il anime des institutions culturelles majeures) est actuellement en train de se remettre en cause sous la violence de la crise du système économique.

 

Comprenant que la modération de principe et l'ajustement à la marge ne sont plus tenables (Michel Rocard avait défini la politique en la comparant à la culture des Bonzaï...), ce courant cherche à se ressourcer en relisant les Anciens. Du moins ce doute est-il créateur, et laisse espérer une fécondité et de nouvelles synthèses intellectuelles. Chez Rosanvallon, autrefois animateur de la Fondation St-Simon, très sociale-libérale, des phrases surprennent : "le temps du combat pour la démocratie intégrale est venu"...

 

Le retour à l'idée de Nation au sens où Jaurès l'entendait, c'est à dire l'espace des citoyens égaux (la République sociale, Rosanvallon ne va pas jusqu'à utiliser le terme), est aussi une évolution pour ce courant de pensée très porté sur la mondialisation heureuse et l'européisme un peu béat (Pascal Lamy, le chef de l'OMC, vient de là). L'expression de "renationalisation des démocraties" apparaît, ce qui est inhabituel chez les auteurs de ces contrées.

 

On peut être déçu par le décalage entre la promesse du livre, référencée à l'utopisme, et la prudence extrême des propositions, très générales. Parler de "société des égaux" et suggérer d'organiser des repas de quartier pour que les gens se connaissent mieux... c'est un peu abandonner son programme en route... Ce courant philosophique se remet en question, mais ça prend du temps.

 

La longue partie qui dessine une histoire de l'égalité est stimulante, même si elle n'a rien d'une relecture radicale. Rosanvallon est allé chercher des sources peu connues et assez édifiantes quant à l'esprit des temps concernés. On verra utilement que la philosophie politique est souple, qu'elle se réajuste au gré des intérêts... Les bonnes idées naissent dans le ventre disait l'autre...

 

Ce livre est donc le signe d'une évolution embryonnaire dans un secteur important de la pensée dite progressiste. En ce sens il a un statut particulier et constitue un tournant à confirmer. Donc, pour répondre à notre question première (vrai livre clé ou effet de manche...), c'est un texte qui demande à être connu (à mon avis on va demander aux étudiants de sciences po de s'en gaver, compte tenu de la culture dominante dans ces lieux). Mais il ne m'est pas apparu comme la percée philosophique que l'on salue dans les publications, et reste au milieu du gué par rapport à son ambition initiale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 septembre 2011 6 03 /09 /septembre /2011 10:09

 

diamond.jpg "De l'inégalité parmi les sociétés" de Jared Diamond est un livre-monde. Un livre qui prend à bras le corps l'Histoire de l'Humanité, avec une ambition sans équivalent aujourd'hui. Une ampleur de vues impressionnante, tirant parti au mieux du croisement des savoirs. Et fondée sur une solide réflexion épistémologique, ce qui ne gâche rien.

 

J'avais déjà lu "Effondrement", livre tout aussi épatant ( Lisez Bio ). Il approchait la disparition des sociétés, afin de nous avertir pour l'avenir. "De l'inégalité..." (merci au couple d'amis qui me l'ont offert) se penche plutôt sur les "success story", sur les mécanismes qui expliquent pourquoi certaines civilisations ont prospéré et pris le dessus sur les autres, jusqu'à les éliminer souvent.

 

" De l'inégalité..." est aussi une machine de guerre explicite contre le racisme biologique et culturel. Car il démontre que les peuples ne diffèrent pas par leurs capacités. Ils s'adaptent à leur environnement, mettant en oeuvre partout où ils sont leurs compétences de compréhension et d'innovation. Ils démontrent tous les grandes compétences des êtres humains, venus d'une même lignée. Et différents parce que capables d'évoluer pour survivre dans des contextes très différents : du cercle arctique au désert australien.

 

Jared Diamond nous propose une explication ultra matérialiste de l'Histoire. Les déterminants les plus fermes, "les causes ultimes" des inégalités entre nations, se trouvent dans l'environnement, au sens naturel du terme. La géographie est la base de tout. Et l'essai est très convainquant en ce sens.

 

Partisan depuis longtemps d'une lecture tout aussi matérialiste de l'Histoire, et pensant que l'Homme est un être de nécessité qui en "dernière instance" se réalise et construit son destin collectif dans son rapport à la matière, à la survie,  à la gestion de la rareté bref à l'économie (jusqu'à ce que nous ayons résolu ce problème de la rareté, ce qui n'est pas pour demain), et non à partir d'une substance préexistante qui trouverait son chemin, je ne pouvais qu'adhérer à ce propos.

 

Ainsi, ce n'est pas une supériorité quelconque de l'Homme Blanc qui explique que 200 Conquistadors sont parvenus à conquérir un pays Inca défendu par 80 000 soldats. Ce n'est pas non plus la raison de la supposée arriération des aborigènes, ou de la prédominance des populations issues des Bantous sur les autres populations qui peuplaient l'Afrique.

 

Et Jared Diamond va consacrer 641 pages absolument limpides à nous le démontrer.

 

(Ces essayistes anglo-saxons, pour la plupart, sont tout de même très plaisants à lire. Ils ne se "paient pas de mots". Leur style est appréhendé seulement comme un moyen vers la clarté. Ainsi leur pédagogie est-elle naturelle, jamais forcée. On pourrait dire que le style fleuri, baroque, de l'essayiste français permet certes d'exprimer un au delà du signifié, comme la poésie. C'est vrai mais c'est bien rare. La plupart du temps, c'est tout de même, convenons-en, de la pure affectation... Lisez par exemple les petits essais d'un Régis Debray (intellectuel par ailleurs respectable et intéressant)... Ou encore beaucoup plus caricatural, Philippe Sollers.)

 

Comme Jared Diamond est en outre ouvert à une belle palette de savoirs (de la linguistique à la biologie, en passant par la génétique et l'agronomie), il n'a jamais recours à quelque jargon. Il est simplement un homme de science, au sens le plus direct, qui cherche à comprendre et à expliquer. Il nous propose ainsi une oeuvre déconcertante de simplicité et absolument abordable, et pourtant tellement dense d'informations et de réflexions.

 

La formule clé de la prédominance acquise par certaines sociétés (et par l'Eurasie à l'échelle mondiale) se résume en une formule : "des germes, des fusils, et de l'acier". C'est par l'épidémie (tuant jusqu'à 95 % de certains peuples indiens) que les européens ont établi leur suprématie sur les amériques. Et c'est le paludisme et la malaria qui les ont longtemps empêché de s'établir en Afrique tropicale. C'est la supériorité technologique qui a permis aux européens de supplanter facilement les sociétés qu'ils accostaient.

 

Mais remontant plus encore, Diamond montre que le principal facteur de réussite, c'est la production alimentaire autonome. C'est elle qui permet la densification de la population, décisive. C'est elle qui permet de libérer du temps pour des spécialistes : des scribes, des soldats, des inventeurs, des politiciens et des bureaucrates. C'est donc la production alimentaire, dont le livre va explorer les conditions d'apparition dans le monde entier, qui est à la source d'un "processus catalytique" : un cercle vertueux qui accélère de manière autonome.

 

Et la production alimentaire est étroitement liée à deux facteurs environnementaux :

-la possibilité de domestiquer des espèces animales adaptées et présentes sur un territoire,

-et la possibilité de cultiver des espèces végétales domestiquées.

Ces deux facteurs, quand ils ouvrent la voie à un "surplus" suffisant, déclenchent le développement, donnant ensuite des longueurs d'avance décisives à certaines sociétés.

 

C'est aussi la fréquentation des animaux domestiqués qui va créer les épidémies transmissibles, et immuniser des populations. Une fois mises en relation avec d'autres peuples non exposés, elles vont déclencher des processus de réduction massive d'autres sociétés.

 

La question de la production alimentaire par l'Homme, sortant de son état de chasseur-cueilleur, est donc un aspect prédominant de l'Histoire.

Mais cela ne signifie pas que l'agriculteur est plus "dégourdi" que le chasseur-cueilleur. Les différentes populations se sont adaptées à leur environnement, voila tout. Et d'ailleurs, certains peuples, qui ont essaimé, par exemple dans les îles du pacifique, et se sont ensuite retrouvés isolées ou confrontées à d'autres conditions naturelles, ont changé radicalement de mode de vie, abandonnant parfois des technologies et ne les redécouvrant que plusieurs siècles plus tard à l'occasion d'une rencontre avec l'extérieur. Certains peuples ont ainsi abandonné l'agriculture ou l'élevage pour redevenir chasseurs-cueilleurs.

 

A la source, la diversité des espèces végétales et animales est donc le critère le plus décisif.

 

D'autres facteurs géographiques s'ajoutent à ce tableau : la configuration des continents notamment. L'Eurasie est constituée d'une manière qui a favorisé la circulation des technologies, des langues, la diffusion des connaissances. La production de certaines cultures agricoles a pu être transposée car on se situait sur des latitudes proches. Les continents africain et américain, étendus du nord au sud, ont donné lieu à des difficultés de communication qui ont considérablement ralenti le développement. Quand les civilisations se sont rencontrées, les écarts étaient considérables. L'Eurasie était aussi un terrain propice à la constitution de sociétés de masse, dirigées par des Etats puissants, capables de diriger le développement. Certes, au delà d'une certaine taille, la centralisation devient un défaut... Et c'est ainsi que la Chine a étouffé l'innovation qui suppose le dissensus, et perdu l'avance considérable qu'elle avait acquise. L'Europe a au contraire profité de l'articulation entre des Etats puissants et une réelle diversité, les frontières naturelles ayant empêché ou considérablement affaibli toute chance d'unification politique par la force.

 

Le relief est un élément important, à différentes échelles. En Nouvelle-Guinée (exemple que Jared Diamond connaît très bien et utilise beaucoup) le relief heurté explique l'éclatement politique et inguistique. L'isolement est évidemment un point fondamental : c'est un élément de conservation d'une société, mais aussi de stagnation, et de grande fragilisation potentielle une fois que l'étranger débarque.

 

Jared Diamond prend soin de ne pas assimiler "développement" et "bonheur". Il ne juge pas des valeurs des civilisations mais de leur niveau de production et de leur capacité à s'imposer et à se perpétuer.

 

Ces évolutions ayant eu cours dans les 40 000 ans écoulés ont dessiné notre monde contemporain. Si les premiers américains avaient disposé d'espèces animales plus diversifiées et domesticables sur leur terre (ils n'on découvert les chevaux qu'à l'approche des conquistadors) peut-être un Indien aurait-il débarqué en France à la tête d'une immense armée ? Le monde en aurait été considérablement changé.

 

Chemin faisant dans ce livre fleuve qui étaye sa thèse par une exploration de nombreuses régions du monde, par des analyses comparatives de développements, par l'élucidation de faits qui de prime abord contredisent la thèse, on découvre, comme dans "Effondrement" des contrées historiques laissées de côté : la conquête de l'Indonésie et de l'Australie par l'Homme, le singulier destin de Madagascar où vit une population venue d'Indonésie, les dynamiques de population anciennes en Afrique, ou encore les patrimoines naturels disparus en Amérique, en Australie.

 

C'est une lecture passionnante et dépaysante, même s'il faut accepter de rentrer patiemment dans de longs chapitres sur les légumes, les échec dans la domestication du zèbre ou la valeur nutritive des différents gibiers... Mais ça en vaut la peine.

 

Les développements de Jared Diamond ne révolutionnent pas la connaissance humaine. Il s'agit avant tout de rassembler des savoirs et de leur donner du sens. Mais c'est un travail salutaire qui pourrait être exploité, à travers l'éducation, pour lutter contre les préjugés absurdes, qu'une approche superficielle de l'Histoire, et sans doute trop évènementielle peut conforter (même si l'évènement en lui-même peut être source d'ouverture sur la profondeur de vues, comme le montre par exemple une formidable collection comme "les journées qui ont fait la France") .

 

Enfin, il flotte sur ce livre, et plus largement sur l'oeuvre de Jared Diamond, l'esprit vivifiant de Darwin. Si vous n'avez pas lu "l'origine des espèces", je ne peux que vous conseiller de le prévoir. Ce que j'ai aimé pour ma part dans Darwin, c'est cette fausse candeur... En parlant de manière candide de canards et d'abeilles, il fracasse simplement les visions théologiques de l'histoire du monde. Sans forcer, juste en exposant des faits, sans jamais pousser son avantage par des slogans ou des imprécations. C'est assez succulent.

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16 août 2011 2 16 /08 /août /2011 09:00

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Annie Lebrun, essayiste et poète, proche tardive d'André Breton, tient solidement sa position de surréaliste et d'anarchiste viscérale.

 

Dans "Du trop de réalité", essai superbement écrit en 2000, elle exprime une révolte totale contre le monde contemporain et en particulier contre ses productions culturelles. Coupables de tuer l'imaginaire, le rêve. Tout ce qui donne une valeur à la vie humaine et ouvre la possibilité de la liberté et d'avenirs multiples. Elle nomme cettte colonisation de notre for intérieur , le "trop de réalité", ce qui est une belle trouvaille.

 

Cet Essai a pu m'agacer. Car il n'est certes que déploration, et on a l'impression que tout le présent est à rejeter comme un bloc. Même si Annie Lebrun se tient à distance des penseurs réactionnaires, qui critiquent la modernité d'un point de vue "latéral" et erroné selon elle, il n'empêche que parfois elle frôle leurs rives où se régurgite une haine rance de la démocratie. Par exemple lorsqu'elle cède à évoquer, tarte à la crême de la pensée mélancolique, les "hordes" ou la "piétaille" qui participe aux grands évènements culturels.

 

Et puis il y a cette furie à vouloir tout transformer en symptômes, en faisant elle-même ce qu'elle reproche à l'époque: tout mettre au même niveau. Ainsi la philosophie de la "déconstruction" (dont Derrida est la figure de proue), à qui elle impute bien des tares, est-elle jugée aussi déplorable que Disneyland, ou la réhabilitation contestable du Patrimoine. Le "Printemps des poètes", dont elle éreinte avec persuasion et humour acide certains choix, est décrit comme une manoeuvre d'anéantissement intellectuel comparable aux propagandes totalitaires du siècle dernier... C'est tout de même un peu grandiloquent, Mme Lebrun...

 

Ecoeurée par l'époque, Annie Lebrun n'a plus l'envie de chercher ce qui, aujourd'hui même, résiste aux logiques dominantes. Elle se tourne vers un passé glorieux. Vers Baudelaire, Breton, Jarry, Sade surtout.

 

Il reste que par cette expression - "trop de réalité"-, elle touche à une idée qui vise juste. Et ses analogies apportent parfois de l'eau au moulin comme quand elle constate la simultanéïté frappante entre les destructions de la Nature et du monde imaginaire, deux processus qui n'en font qu'un. Il devient impossible de rêver à une aventure dans la campagne car elle n'existe plus, il n'y a plus que des "espaces" aménagés, thématisés, résolus d'avance. A l'appauvrissement écologique correspond celui du sensible. Ce rapprochement n'est pas le moindre mérite de ce livre.

 

Ce présent qui nous mutile, c'est "la réalité excessive que la surabondance, l'accumulation d'informations gavent d'évènements dans un carambolage d'excès de temps et d'excès d'espace".

Sous ce déferlement il nous devient impossible de nous tenir à distance de ce qui est (elle ne le souligne pas, mais c'est sans doute ce qui explique aussi l'explosion du stress et de ses pathologies liées).

 

Annie Lebrun en veut aux intellectuels, philosophes, romanciers, linguistes, psychanalystes, en particulier tous ceux qui "expliquent" sans cesse. Car ils se sont rendus complices, depuis le structuralisme, de la destruction des "réserves d'irréalité", des "poches d'obscurité" (où le surréalisme voyait la clé d'une vie nouvelle) et finalement de la sensibilité. Ainsi en est-il de cette littérature crue anatomique, qui s'est déployée au nom de la liberté, alors qu'elle est la négation même de la singularité du désir.

 

Complices de ce coup de force, les artistes le sont aussi.

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, jamais l'art n'a été autant au service du pouvoir.  La subversion a été habilement intégrée, institutionnalisée. L'artiste a été reconverti en fabriquant civique de "lien social" et la culture transformée en animation socio-culturelle. Imagine t-on Rimbaud et Van Gogh en "animateurs" ?

 

Le "trop de réalité", cette invasion des esprits, qu'il rend incapables d'échappées, mais aussi de compréhension globale et de critique radicale, passe aussi par la destruction du langage (Lebrun est ici Orwellienne, ou plutôt confirme la prophétie de l'auteur de 1984 qu'étrangement elle ne cite pas). C'est un passage très convaincant du livre.  

 

Dans ce vacarme d'informations, de communication, les mots se démonétisent, se transforment en stéréotypes. "Alors, au lieu d'aider la pensée à devenir, la langue la freine". Lebrun fournit de nombreux exemples de cette évolution du langage, de l'usage des euphémismes systématiques ("frappes chirurgicales") ou au contraire de la brutalité ("bébés éprouvettes"), des faux euphémismes aussi, traduisant le recul du sensible ("SDF") et le mépris de l'individu fondu dans la catégorie. Cet appauvrissement du langage en annihile aussi l'énergie poétique.

 

Ainsi Lebrun est-elle pertinente quand elle analyse la prolifération du terme "Espaces" (loisirs, santé...) pour tout désigner. Il s'agit d'en finir avec "l'indétermination", donc avec la liberté.

 

A travers cette réalité qui nous bombarde sans cesse, ce sont des modèles de comportement et de pensée qui s'imposent. Les officines de management diffusent leurs valeurs dans toute la société. Ainsi, l'homme "connecté", "adaptable", a t-il été prôné par les manuels de management qui clamaient : "l'adaptabilité est bien la clef d'accès à l'esprit réseau".

On ne s'étonne plus ainsi des incohérences des figures publiques, de ce qu'autrefois on tançait comme des "retournements de veste". Aujourd'hui c'est un comportement normal et presque valorisé dans ses pires excès (et il est vrai qu'un Eric Besson, un Kouchner, un Hisch, une Amara, n'ont pas laissé filtrer le moindre sentiment de honte et ont été largement épargnés par les médias et l'opinion). Dans le domaine intellectuel, un Philippe Sollers raconte avec un sourire malicieux les innombrables changements de pied qu'il commit, conformes à ce "libertinage" qu'il célèbre. Annie Lebrun définit ce phénomène comme "la rationalité de l'incohérence" (ou de l'inconséquence) désormais proposée en modèle de vie.

 

La lutte contre ce qui est irréductible en chacun de nous passe aussi par l'affiliation forcée à une communauté, à une ressemblance. Avec toujours la complicité de pensées qui se disent critiques ("le politiquement correct" inspiré de la déconstruction). Ainsi la portée libératrice de certaines oeuvres est-elle balayée au profit d'une lecture purement identitaire. Il en est par exemple d'un certain féminisme : l'Olympia de Manet devient non plus une expression du désir et de son caractère obscur, mais un tableau méprisant car il rabaisse la Femme... Et Toulouse-Lautrec assimile les femmes à des prostituées... Et l'on va reprocher à Aimé Césaire, du point de vue de la "Créolité", le fait que son oeuvre puisse inspirer tous les peuples.

 

Partout "le trop de réalité" comble les vides où pourrait se déployer la liberté. Les corps sont colonisés, uniformisés. Le passé, dans lequel les rêves pourraient se ressourcer, est lui aussi assailli. On a ainsi sérieusement songé à construire un château du Graal en forêt de brocéliande et à aménager Auvers Sur Oise en spectacle sons et images permanent pour faire sentir la présence des impressionnistes... La réhabilitation du Patrimoine, au lieu de laisser le temps faire son oeuvre, réinterprète "librement" mais à notre place. L'art se doit d'être brutal, comme par exemple les Installations qui envahissent les musées.

 

Le meilleur exemple de ce "trop de réalité" est la subsitution de Disneyland aux contes de fées, évènement que l'auteur juge "catastrophe comparable à la dévastation des grands ensembles forestiers".

 

Au terme de cette réflexion sans doute émaillée d'exagérations, d'analogies contestables, de réductions injustes, Annie Lebrun a tout de même mis le doigt sur une lame de fond qui menace aujourd'hui les plus précieuses spécificités de l'âme humaine.

 

Significative est sa conclusion, qui tombe brutalement. Elle ne verse guère dans l'espoir. La solution est individuelle, et Annie Lebrun la choisit toute seule, sans même nous la conseiller : "En attendant, qu'on ne me demande pas de reconnaître quoi que ce soit à un monde où je ne cherche plus que des traces de vie insoumise.". Elle ose tout de même, l'anarchisme étant collectiviste, une petite phrase d'ouverture à un avenir ensemble : "D'autres, j'en suis sûre ont cette passion (de l'insoumission)".

 

Il s'agit pour chacun de nous de protéger et de reconquérir "sauvagement" notre liberté intérieure. Appel, qui dépouillé de ses démesures, mérite d'être entendu.

 


 

 

 


 


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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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