"Le dépaysement - Voyages en France" de Jean-Christophe Bailly est un livre majeur ; par certains égards
difficile, mais qui trouvera certainement son public (je me risque car je n'ai pas vérifié les ventes). J'espère qu'il s'imposera comme une référence.
Une vraie aventure de lecture. Il n'est pas si long en somme (413 pages), mais tellement dense, riche, pesé, profond, que l'on ne "l'avalera" certainement pas. On s'y coulera, certes avec l'effort que demande une lecture exigeante, à certains moments absconse.
En de brefs passages, je n'hésite pas à le dire - et je ne connaissais nullement Jean Christophe Bailly, homme difficile à circonscrire dans un profil évident - ce livre touche véritablement au génie. Comme lorsqu'il s'agit de parler de la dialectique entre le Sud et le Nord.
De quoi s'agit-il dans ce projet tellement dépaysant justement, alors qu'il s'agit de notre pays ?
Un jour à New York JC Bailly a vu "la Règle du jeu", film de Jean Renoir qui se déroule en Sologne. Et il s'est senti ému, parce qu'il a perçu une empreinte indiscutablement française. Un air de pays qui était le sien.
Cela on le comprend aisément Quand on est à l'étranger, on se sent facilement français. Ce qui ne signifie pas "fier d'être français", expression qui au final ne veut pas dire grand chose (devrait-on alors avoir "honte" d'être bulgare ?). Mais français simplement.
Donc, JC Bailly s'est demandé : Y a t-il une réalité tangible qu'on peut appeler France, approcher par les mots? Sans doute pas définir mais au moins cerner ?
Et le choix qui est le sien pour y répondre, ce n'est pas de rédiger un essai théorique, c'est d'aller y voir. De s'imprégner, de décrire, de se laisser gagner par la réalité brute du "national", s'il existe.
Ce qui anime l'auteur aussi dans cette recherche, c'est la révolte intime mêlée de dégoût devant le concept d'"identité nationale" tel qu'il a été porté officiellement ces dernières années, c'est à dire comme une entité figée et assiégée, prétendûment menacée par l'étranger.
S'il y a "identité nationale", elle est au contraire dans une "multiplicité de chemins de fuite" et dans l'empilement de strates, qui jamais ne disparaissent vraiment, restent perceptibles, affleurent. Le pays s'invente dans une perspective héraclitéenne pourrait-on dire (la fameuse phrase : "on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve"). En France, si l'on prend le temps de contempler, on croise les Romains, les Eduens, les hommes de Lascaux aussi. Et le Portugal en même temps, ou encore deux chauffeurs qui se croisent et se disent bonjour en arabe, puis passent à autre chose, sans qu'on ait besoin de s'en offusquer.
De plus, le problème, on le comprend chemin faisant, n'est pas la menace d'une identité par l'extérieur, mais justement que certains lieux en France, et ils sont nombreux, n'ont pas ou plus aucune identité, laminés qu'ils sont par le modèle marchand. Ce sont des "trous" véritables, désespérants comme la plainte de l'inévitable moto cross, qui écume la rue principale, laissant dans son sillage une impression de désolation. Et l'identité mythique que l'on voudrait vendre pour des raisons d'opportunité politique est alors un artifice, un mensonge qui empêche les gens de percevoir ce qui les menace vraiment. L'un des thèmes de ce livre, c'est d'ailleurs la disparition d'une certaine France républicaine, à l'imagerie rousseauiste (la fête autour de l'arbre de la liberté), que l'on retrouve ça et là dans le patrimoine. Qui était encore familière il y a quelques décennies.
Pour trouver cette France, Bailly a choisi le voyage. Rien de systématique. Se laisser guider un peu par le hasard. Attraper ici où là des bribes de souvenir d'Histoire, pour bifurquer. Longer un fleuve. Le livre rend compte de ces voyages, à travers de longues méditations, des digressions qui sont autant de rêveries.
Le plus frappant, dans ce livre, c'est l'invention d'un genre littéraire. Car il s'agit de littérature philosophico-géographique, ou encore de géographie littéraire, à la lisière de la prose poétique. Genre peu rencontré. Je ne me souviens pour ma part que de Julien Gracq, dans "La forme d'une ville" (Nantes) ou "Les carnets du grand chemin".
Mais le livre n'est pas une série de portraits de villes ou de régions. C'est une exploration arbitraire du territoire, à travers des lieux hétérogènes. Les deux premiers m'ont frappé d'emblée, il est vrai, car je les ai très précisément habités : la grosse cloche à Bordeaux et le Bazacle (la passe à poissons en particulier) à Toulouse. Le lecteur sillonne la France et visite ses sédimentations. En passant parfois par des lieux emblématiques (le Pont du Gard) et fondamentaux dans l'Histoire : Douaumont et les champs de bataille de la Grande Guerre. Mais aussi une entrée dans Paris à pied, la rivière de la Loue, Baugency et Vendôme, une rue à Lorient, Nîmes, une île minuscule sur la Bidassoa entre Hendaye et Irun. Et tant d'autres destinations. Comme par exemple le familistère de Guise, Bailly ayant une tendresse pour les utopistes.
On s'enfonce dans cette profusion de France, tenant la main d'un Stendhal parfois, rencontrant Rimbaud, Gustave Courbet. Et tant de personnages de notre pays. Essayant de confronter leurs impressions et les nôtres.
Le "National", au bout du compte, c'est une somme d'expériences accumulées, oubliées mais malgré tout présentes, des correspondances connues de tous, des associations qui existent dans nos esprits (par exemple la vision d'une station essence d'autoroute sous la pluie). Une tension entre l'unique et le centrifuge. Rien de commun entre un coin de rue désolé dans le Nord et la croisette. Et pourtant si : la France c'est justement cette tension.
Au bout de ce livre, il n'y a pas de réponse. On a en réalité éprouvé la France chemin faisant dans les chapitres. Et pour ma part j'ai communié avec cette prose et cet art de la description. Bailly ne se risque pas à enfermer la France dans une définition, mais la déploie dans ses pages. Ce qui est déjà une prouesse.
On pourrait, à la marge, reprocher à Bailly d'avoir sous-estimé certaines réalités majoritaires : le fait urbain, le poids périurbain, la banlieue aussi (même si les quelques pages à son propos visent tellement justes qu'elle se suffisent).
Reste cette hypohèse en fin de livre, qui est à la fois ce qu'il tire de mieux de son voyage, et son souhait. Il appelle cette impression le "Bariol" : un condensé du "barrio" - c'est à dire le quartier populaire- et du bariolé. Ce concept essaie de nommer ce qu'il a éprouvé un soir à Marseille, en descendant du quartier du Panier. Au contact d'une population hétérogène et à l'aise. Certaine d'elle-même.
Des moments de grâce, que chacun connaît. Pour moi ce serait le public heureux d'un match de rugby, ou un repas collectif où chacun trouve naturel d'être là, avec l'autre, si différent, lointain et parfois antagoniste. Et pourtant concitoyen.