Hypathie d’Alexandrie, figure émouvante qui a traversé les âges, a été projetée aux yeux d’un grand public par le film « Agora » d’Alejandro Amenabar, qui s’est cherché un chemin entre réalité historique et surinterprétation didactique. Là où dans l’Histoire il y a des « blancs », Amenabar laisse aller son imaginaire, et voit carrément la philosophe greco égyptienne comme une Galilée qui aurait été ensevelie par l’obscurantisme naissant. Je trouve qu’Agora est un très joli film (je suis un fan de Rachel Weisz de toute manière et je veux bien tout lui pardonner), mais ces jeux de manipulation ne m’ont jamais plu. Autant on se fiche de l’exactitude historique en fiction, lorsqu’il s’agit de détail ou de modifier la forme pour mieux restituer le sens (par exemple dans la série Chernobyl, la communauté scientifique est personnifiée par un personnage), autant changer le sens d’une œuvre, d’une existence, est tout de même critiquable. Amenabar pourrait arguer du fait que son hypothèse est tout à fait envisageable. Oui, mais voilà, entre l’envisageable et la réalité objectivée, le spectateur, lui, ne peut pas distinguer. Il est donc « manipulé ». Certes, on va au cinéma pour être manipulé, cela fonctionne comme une hypnose qui nous fait tenir pour réel ce qui ne l’est pas, et nous jouons le jeu, mais au fond nous savons bien que nous voyons de la fiction. On butte souvent sur ce type de souci avec les films historiques, car ils ne reposent que rarement sur une réflexion approfondie sur le concept d’Histoire, malheureusement. Ceci étant, le film d’Amenabar oscille, et a aussi réussi à faire comprendre les enjeux de cette époque, où le christianisme, autorisé, puis religion officielle, écrase le paganisme.
D’où l’utilité, si vous revoyez ce film, touchant (et la vie d’Hypathie est touchante) formellement très bien réalisé (« on s’y croirait » comme on dit), de lire la petite biographie, « Hypathie, étoile d’Alexandrie », que consacre Olivier Gaudrefoy à la philosophe néoplatonicienne, pour s’y retrouver un peu. Gaudefroy n’est pas historien à ma connaissance (peut-être a-t-il suivi des études d’histoire ? je ne sais pas), mais il a écrit des romans policiers dont l’enquêtrice est Hypathie. On l’a donc poussé à réaliser une biographie, et malgré la faiblesse des sources, ne s’est pas dérobé. Ce que l’on peut savoir d’Hypathie nous vient de très peu d’éléments. Principalement les sept lettres admiratives et dévouées qu’un de ses élèves, devenu évêque, lui adressa. Mais aussi les commentaires à son propos d’un autre néo platonicien, d’Athènes, écœuré par sa disparition. On trouve une référence dans une encyclopédie antique, aussi.
D’abord précisons quelques repères : en 313, le christianisme est autorisé, après la conversion de Constantin. Quelques décennies plus tard, vers 380 Théodose lance une campagne contre la destruction des temples païens et le christianisme devient la religion officielle de l’Empire romain. Douze ans plus tard, le paganisme est carrément interdit en tant que culte. En 415 Hypatie est assassinée, dans des circonstances à l’évidence horribles.
Alexandrie, la ville du fameux « phare », est une création grecque en Egypte, décidée par Alexandre le grand lui-même, quatre siècles avant JC. Les descendants d’Alexandre, les Ptolémée, en font la ville de l’esprit, construisant la fameuse bibliothèque universelle et un lieu d’accueil plein de prodigalité pour les gens de savoir, en résidence comme on dit aujourd’hui. La ville accueillera Eratosthène, qui mesura la circonférence exacte de la terre, Aristarque de Samos, qui comprit que la terre tournait autour du soleil (Amenabar fait d’Hypatie sa continuatrice, qui parvient à le prouver empiriquement, juste avant de mourir, ce qui n’a aucun fondement historique). Il y a aussi Euclide, qu’on ne présente pas, la première école de médecine, et le Ptolémée du « système de Ptolémée », conception astronomique erronée (mais utile et fondée sur l’observation) qui met la Terre au centre, qui resta en vigueur jusqu’à l’âge moderne, et dont la remise en cause suscite bien des ennuis pour Galilée, après Copernic et Keppler. Le père d’Hypatie a commenté Ptolémée, avec l’aide de sa fille. A l’époque où elle vit, la grande bibliothèque a été endommagée par l’Histoire des conflits entre Empires, et l’essentiel du savoir « non chrétien » est conservé dans la bibliothèque du temple de Sérapis. que les chrétiens saccagent donc, en 391. Hypathie a vécu ces moments de destruction, sans doute avec une infinie tristesse.
Après le fameux épisode de la mort de Cléopâtre, ce sont les romains qui dominent. On sait que les romains se considèrent comme héritiers du monde grec, ils continuent donc de travailler à la grandeur d’Alexandrie. Les chrétiens y sont présents dès la fin du premier siècle. A la fin du 4eme siècle, l’Empire Romain étant trop grand, on sépare l’Orient de l’Occident. Alexandrie se retrouve sous la tutelle de Constantinople, mais c’est la seconde ville de l’Empire d’Orient, où siège le Préfet d’Egypte.
Après la conversion de Constantin, les frictions apparaissent entre autorité ecclésiastique et pouvoir politique. Le premier voulant soumettre le second, encore sensible au paganisme d’une partie des élites. Mais les chrétiens sont tout de même très occupés par leurs propres querelles, entre arianistes et nicéens. Les disciples d’Arius pensent que Dieu et son fils n’ont pas la même substance. S’ensuit une très longue controverse, et les ariens disparaîtront, non sans avoir été dominants à certaines périodes (l’Empire Wisigoth était arien par exemple). Mais en 380 Théodose a tout de même marqué une étape décisive, en désignant le catholicisme, christianisme nicéen, comme religion officielle. C’est ainsi que la vindicte chrétienne va se tourner contre leurs anciens bourreaux, les païens. A Alexandrie, en 391, forts du soutien qu’ils ressentent chez Théodose, ils envahissent, après une querelle prétexte, le temple de Sérapis, dieu de la Cité. Ils détruisent au passage un nombre important de manuscrits précieux. Théodose protège les païens contre l’extermination, mais leur reprend le temple. C’est un coup mortel.
On ne sait pas trop quel âge avait Hypathie quand elle est morte. Il y a plusieurs hypothèses. La fille de Théon le mathématicien vit au milieu des écrits, elle s’affirme ainsi philosophe, astronome, mathématicienne. Une exception pour l’époque, où l’on compte sur les doigts de la main les femmes qui parviennent à échapper à la relégation dans la sphère privée. Elle fonde sa propre école, financée sur fonds publics, où elle enseigne la philosophie, commente Platon et Aristote, les stoïciens. Aucun de ses écrits n’a survécu mais on sait qu’elle a rédigé des traités scientifiques. C’était une philosophe à l’ancienne, vêtue du drap enroulé, se promenant dans Alexandrie et ne refusant pas d’improviser un commentaire de philosophie à qui l’interpellait. Alexandrie est aussi un foyer d’innovation technique, où l’on a travaillé sur l’air comprimé par exemple, dès cette époque. Hypathie, qui était empiriste, a elle-même fabriqué un astrolabe ou encore un système de mesure de la densité d’un liquide.
Mais qu’est-ce-que le néo platonisme de ce temps ? Ce n’est pas une philosophie qui a ma faveur, mais « la philosophie » a ma faveur sur les dogmes. Le platonisme a influencé des minorités chrétiennes, comme les gnostiques, combattus par l’Eglise. Mais il a aussi donné lieu à des réinterprétations philosophiques. Au temps d’Hypathie, des principales branches de la philosophie grecque (platon Aristote, les stoïciens, les épicuriens), seul le Platonisme survit. Il se divise en deux polarités (plutôt que tendances, ces gens ne s’affrontant pas), l’une mystique, qui veut accéder aux « idées éternelles » par la magie, l’autre plus rationnelle, plus marquée par Aristote. La scientifique Hypathie est de ce côté. Elle va vers Platon, celui qui a dit à ses élèves « nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». La sagesse c’est d’abord le sens de la juste proportion. On doit mentionner le rôle majeur de Plotin. Qui au troisième siècle dirigea une école philosophique à Rome même. Les relations entre platonisme et christianisme sont complexes, il n’y a qu’à lire St Augustin pour s’en convaincre. Certains (à commencer par Nietzsche pour qui Socrate est le premier chrétien) considèrent que le platonisme est un ingrédient essentiel de la pensée de Jésus. Il est vrai que les rapports sont étroits.
On sait que Platon propose une philosophie fondée sur une hiérarchie. Au sommet, il y a l’Esprit, et plus on va vers le matériel, plus c’est la déchéance. Les manichéismes s’en sont inspirés. Le but du philosophe est de se rapprocher de l’Unicité de l’Esprit, comme le but des chrétiens est de sa rapprocher de Dieu. Les passions étant choses corporelles, elles doivent être repoussées au profit de l’activité de l’esprit, qui occupait totalement la chaste Hypathie. Il y a cet épisode où pour calmer l’amour pour elle d’un de ses élèves (elle était très belle), elle lui donna un foulard maculé de son sang menstruel, en lui disant « voila ce que tu trouves beau ». Dénoncer cette haine du corps sera la lutte impitoyable de Nietzsche contre les idéalistes, ces gens qui détestent le corps et donc la vie réelle, qu’ils qualifient de « nihilistes ».
Hypathie est d’Alexandrie et non d’Athènes. Son approche est philosophique, et elle ne donne pas dans le mysticisme. Aucune référence à un quelconque paganisme de type rituel ne lui est attachée. Elle ne semblait pas prendre part aux querelles religieuses. Dans son école, chrétiens et païens étudiaient ensemble, la philosophie était censée transcender ces différences. En cela, elle est émouvante, car elle est des derniers qui tentèrent de faire survivre l’esprit d’une pensée séculière, alors que le miracle athénien avait dépéri et que le traditionnel « je m’en foutisme » païen sur les croyances d’autrui était balayé par le monothéïsme.
Pourtant Hypatie n’est pas véritablement tuée au nom de ses options, mais au nom de la politique. Comme souvent nous voyons que les conflits religieux ne cachent que des chocs de pouvoir. Alors que le paganisme a été marginalisé, déjà, par la destruction du temple de Sérapis, l’évêque d’Alexandrie, Cyrille, un dur, est en conflit avec les juifs. Cela finit mal pour eux. Mais il y a un obstacle à la toute-puissance de l’évêque, c’est le Préfet certes baptisé, mais tolérant, équilibré, et très à l’écoute d’Hypathie dont il suit l’enseignement et à laquelle il demande conseil. Cyrille tend un guet-apens au Préfet, lui demandant de s’agenouiller devant les évangiles après avoir lu des passages évoquant l’interdiction aux femmes de commander ou d’enseigner. Le Préfet refuse, la scène tourne à l’émeute, le Préfet est blessé par un moine fanatique, qu’il fait exécuter, et que Cyrille déclare Saint. Hypathie est devenue le symbole d’un monde qui résiste encore à l’Eglise. Après une campagne de diffamation, elle est agressée, et sauvagement tuée, dans des circonstances qui varient selon les récits, mais qui semble affreuses. On crie au scandale, mais l’Empire chrétien efface l’ardoise.
La postérité utilisera Hypathie en fonction de ses propres intérêts. Des artistes protestants s’y identifièrent. Le romantisme, nostalgique de l’hellénisme, y fit allusion. Cas intéressant, le catholicisme essaya de créer une Sainte Catherine d’Alexandrie, très populaire, pour recouvrir son souvenir, mais elle n’a aucune réalité historique, et reprend les traits d’Hypathie. On la trouve chez Umberto Ecco (« Baudolino »), chez Corto Maltese, dans la bande dessinée. Le féminisme la célèbre comme femme émancipée (oubliant son puritanisme et le fait qu’elle n’était nullement entourée de femmes).
Après Hypathie, il y eut certes des Christine de Pisan, des femmes de lettres, comme Mme de Lafayette (qui ne signait pas, toutefois), mais pour retrouver des femmes audacieuses comme elles en matière de prétention à un savoir universel, on doit chercher chez certaines souveraines, ou aller jusqu’aux Lumières, chez Emilie du Châtelet, dont l’ami Voltaire rendit hommage à Hypatie d’ailleurs.
Pour terminer, citons un poème de Leconte de Lisle, certes pompeux qui lui est consacré :
« Les dieux sont en poussière et la terre est muette ;
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté
Dors ! Mais vivante en lui, chante au cœur du poète
L’hymne mélodieux de sa Sainte beauté ».