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2 septembre 2017 6 02 /09 /septembre /2017 10:54
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero
L'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François MasperoL'artiste peut transformer les défaites en victoires - "L'ombre d'une photographe, Gerda Taro" - François Maspero

Je voulais en savoir un peu plus sur la figure de Gerda Taro, Gerta Pororylle de son vrai nom de juive allemande exilée en France, grande photographe de guerre pendant le conflit espagnol, auprès de son compagnon Robert Capa (André Friedmann). 

 

Leur courte aventure amoureuse et artistique est fondatrice du reportage photo, elle est féconde en réflexions sur le rapport de la politique à l'image, à l'art plus largement. La belle Gerda Taro, femme libre s'il en fut, est morte à vingt sept ans. Sans ses photos et celles de Capa, qui longtemps furent mélangées,  la guerre d'Espagne n'aurait sans doute pas marqué autant l'opinion de son temps, suscité une grande solidarité internationale, et occupé une place aussi importante dans les imaginaires plus tard. La place de l'écrit déclinant, ce qui n'a pas son image tend à disparaître, purement et simplement. Certes, l'image est parfois une caricature, une ombre vide, comme un tatouage de che guevara sur une épaule d'un motard, mais elle peut aussi être le lien authentique vers les trésors du passé.

 

J'ai constaté que François Maspero, dont le rôle d'éditeur fut proprement historique en France, et à ce titre compta vraiment dans l'histoire des idées de notre pays, 'auteur de très belles mémoires que j'ai aimés, avait consacré un portrait à Gerda Taro.

 

"L'ombre d'une photographe, Gerda Taro", est bien un portrait et non une biographie. Maspero aurait rêvé de pouvoir rencontrer Gerda vieillie, si elle n'avait pas été écrasée absurdement par une perte de contrôle d'un char républicain lors de l'échec de la contre offensive de Brunete, pour désenclaver Madrid, alors qu'elle avait évité les balles sur le front, où elle était au plus près des guerilleros. Avant de mourir, elle aura réussi à rendre compte d'une victoire républicaine, certes éphémère, dans une bataille. Elle meurt en 1937, s'épargnant la déconfiture, et peut-être les camps français, où elle aurait été internée en tant qu'allemande antifasciste et peut-être livrée aux allemands.

 

Longtemps Gerda Taro sera subsumée par l'oeuvre de Capa, l'exilé hongrois, non pas une "recup" de sa part, mais parce qu'à l'époque ils ne s'obsédaient pas des droits d'auteur mais défendaient une cause. Plus tard, Capa, qui meurt en Indochine, en suivant un conflit qui devait le dégoûter, donnera bien des gages de son admiration pour celle qu'il aima passionnément. Nombre de photos étaient signées Capa et Taro, sans qu'on sache qui les avaient prises. Mais après sa mort, la signature de Gerda a été enterrée sous la catégorie "agence Capa".

 

Avant de défendre, appareil photo à la main, l'Espagne républicaine, Gerda Taro avait résisté en Allemagne nazie, distribuant des tracts, incarcérée.  Elle s'en sort grâce à un passeport polonais, et part pour la France où elle rejoint toute l'intelligentsia progressiste allemande, alors appuyée par leurs confrères français. C'est Clara Malraux, à l'époque soutien indéfectible des exilés, qui a aidé Gerda Taro à s'installer.

 

Elle va rencontrer Capa-Friedmann, hongrois déjà connu pour le premier photo reportage sur Trotsky (contre son gré).  Deux ans d'amour commencent, loyaux mais pas forcément fidèles, des deux côtés. Ces gens tiennent avant tout à leur liberté, chacun en pense ce qu'il veut. 

 

Taro a une idée de com' ultra moderne : créer une légende autour d'un fameux " Robert Capa", photographe américain censé être très célèbre. L'idée, qui tient du bluff total, booste l'activité de son compagnon. Gerda, elle, devient le pivot d'une agence. Elle s'initie à la photo et apprend très vite.

 

Ils filent en Espagne dès le début de la guerre civile, et deviennent les principaux fournisseurs de clichés qui font le tour du monde, aussi bien des photos de la population civile que du front. Capa prend la photo la plus célèbre de la guerre, celle d'un républicain fauché en plein assaut, sortant d'une tranchée. Ils sont choyés par la presse communiste française ("Regards", "Ce soir"), influencée par l'agent argenté du Komintern que fut le redoutable Willy Muzenberg, qu'ils ne semblaient pas connaître (mais ils fréquentaient Koestler, un de ses principaux collaborateurs). Mais les photos circulent dans le monde entier, et les deux photographes nouent des relations élargies.

 

Les staliniens essaieront de récupérer la figure de Taro, martyre. Mais rien ne prouve qu'elle ait véritablement frayé avec eux. Elle a plutôt suivi leurs ennemis de la gauche non communiste pendant un temps sur le front (les anarchistes, le POUM). Certes, elle s'adapte et continue de soutenir les républicains quand les communistes prennent la direction des opérations et épurent l'armée.

 

Mais il était presque impossible, à cette époque, de ne pas frayer avec les communistes d'une manière ou d'une autre en Espagne, et dans le milieu antifasciste européen. Rien n'indique que Taro et Capa aient été affiliés à l'Internationale Communiste, ni à quelque autre mouvement d'ailleurs. Ils étaient de gauche, c'est certain. Mais libres. Leur manière d'agir était de rendre compte par le geste photographique, de la souffrance du peuple en guerre, de l'engagement des soldats. Leur présence sur le front était d'ailleurs fort appréciée par les troupes. La qualité des photos qu'ils ont produites, insiste Maspero, n'aurait pas été possible sans un préalable de confiance nouée.

 

On peut douter du fait que Gerda Taro, libre, séductrice, animée par le gout du jeu, ait été attirée par l'odeur de rond de cuir dégagée par les agents staliniens.  Elle qui admirait par dessus tout John Dos Passos, dégoûté, rompant avec Heminghway le suiviste, de la ligne des communistes en Espagne.

 

L'oeuvre de Taro, celle de Capa, sont à la base d'une utilisation nouvelle, "choc", de la photo dans la presse, pour le pire et le meilleur. Les petits appareils comme le Leica le permettent. C'est l'époque d'un enthousiasme autour de la vérité censée être offerte aux masses par la photo. Comme en témoigne notamment les écrits de Walter Benjamin. La critique viendra plus tard (de l'optimisme de Benjamin à la dureté de Susan Sontag quelques  décennies plus tard -voir dans ce blog, pour les deux-, on mesure un immense fossé). Les possibilités manipulatrices de la photo n'ont pas encore été décelées, sauf par certains magnats blancs ou rouges. On insiste plutôt sur l'intérêt du témoignage direct, qui impressionne. Bientôt, à Iwo jima comme à Berlin on montera de toutes pièces des scènes de photographie lyriques (les drapeaux hissés).

 

A cette époque, les photos de Taro et Capa n'échappent pas à un certain lyrisme, qui fleure le "réalisme socialiste". Mais il serait anachronique de leur reprocher, alors que ces dérives n'ont pas encore adopté leur forme systématique. On ne peut présager de l'évolution d'une oeuvre qui n'a pas pu se poursuivre. D'autres artistes ont su se remettre en cause, eux aussi enthousiasmés naïvement.

 

Les républicains ont perdu la guerre. Leurs squelettes, par dizaines de milliers, dorment sous la terre d'Espagne. On les déterre et on polémique sur le passé, pour oublier parfois, comme le dit l'écrivain Molina, l'indigence politique du présent. Qui nous a légué la mémoire de ces hommes et de ces femmes ? Qu'est -ce qui fait que des jeunes femmes kurdes se battent contre Daesh en évoquant l'exemple de leurs ancêtres d'Espagne ? Les artistes. Et ce qui a survécu des artistes, c'est ce qui était proprement artistique, c'est-à-dire irrémédiablement libre. Les oeuvres bureaucratiques édifiantes n'ont pas survécu. C'est pourquoi Taro survivra dans ses photographies. Avec le temps, les défaites les plus lourdes, les plus terribles, contre les chemises noires, contre la terreur moscovite, se mettent parfois à ressembler à des victoires. Contre toute attente. Il faut croire, même quand on est matérialiste philosophiquement, aux forces de l'Esprit.

 

 

 

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14 août 2017 1 14 /08 /août /2017 19:22
L'arme historique de la lucidité - "Souvenirs d'un allemand (1914-1933), Sebastian Haffner

L'une des plus grandes stupéfactions du XXème siècle est la soumission volontaire, puis plus tard enthousiaste, du peuple allemand, considéré comme le plus "philosophe" du monde, à la psychopathologie nazie.

 

On a beaucoup écrit à ce sujet, et parfois le débat s'est malheureusement résumé à l'alternative "coupable/non coupable", qui empêche de cerner la complexité de la situation et l'hétérogénéïté d'un peuple.

 

Mais ce n'est qu'en l'an 2000 qu'on découvre un manuscrit fondamental chez un journaliste décédé allemand, Sebastian Haffner. Ce manuscrit a été écrit juste avant la guerre mondiale, en Angleterre, où Haffner parvient à s'exiler en 1938 et à vivre dans la pauvreté.

 

Ces "Souvenirs d'un allemand ", un grand livre, clair comme l'eau de la plus pure source, comme tout grand livre, narrent du point de vue de leur auteur les premiers mois de l'hitlérisme au pouvoir. En entrant dans la chair même du quotidien allemand, il ouvre notre connaissance à des processus de transformation de ce peuple, difficilement perceptibles à travers la seule théorie. Les anecdotes d'Haffner en rendent le sens terriblement intelligible.

 

Le jeune Sebastian Haffner, quand Hitler arrive au pouvoir, est en passe de devenir magistrat. Il n'est pas encarté dans un parti, mais il se décrit comme un bourgeois libéral (au sens ancien du terme) relativement conservateur, mais marqué par l'esprit des lumières, celui de Goethe. Il assiste à la décomposition morale de son pays, et se sent lui aussi à certains moments légèrement échauffé par la maladie, à laquelle il ne cède pas.

 

Il saisit très vite ce qu'est le coeur du nazisme. Il ne croit pas par exemple que l'antisémitisme soit une question annexe. Le projet d'extermination (il parle bien d'extermination en 1938, ce qui rappelle que tout était sur la table, sauf les modalités) des juifs était une expression de ce qui animait vraiment les nazis : semer la mort de l'Autre. Ca ne se serait pas arrêté là comme le développe Jonathan Littell dans "les bienveillantes". On aurait toujours trouvé d'autres "sous hommes" à exterminer.

 

En cela, comme en rien d'ailleurs, il ne se trompe pas. Rappelons-nous que même dans les pires difficultés militaires de l'année 1944, les trains de déportation avaient la priorité absolue sur tout autre transport, dans le fonctionnement allemand de l'époque. L'extermination n'était pas une diversion mais une motivation centrale, obscure. La mort est recherchée pour la mort. Une interprétation trop matérialiste et mécanique du nazisme serait ainsi dans l'erreur, sans doute.

 

Rapidement Haffner a compris que le succès d'Hitler devait conduire à un réexamen de l'Histoire, de la culture allemandes. Ce ne sont pas seulement les moments clés, comme la défaite, la crise de 23, la crise économique qui préparent l'avènement d'Hitler. Ces moments importants doivent d'ailleurs être analysés dans ce qu'ils ancrent profondément, notamment la crise inflationniste, qui reste un moment révolutionnaire passionnant pour certains (à revivre), et un facteur de déshumanisation, autant que le déclencheur d'un goût pour la tricherie et le mensonge. C'est toute une culture qui est en cause, dans son évolution, et sa décomposition.

 

Dès le début, la république de Weimar installe les germes du nazisme, en s'en remettant aux corps-francs pour liquider les révolutionnaires spartakistes. La social démocratie allemande a ainsi une immense responsabilité dans ce qui s'est passé ensuite. Mais personne n'est exempt dans le propos de Sebastian Haffner. La passivité a été générale. Le seul politicien qui lui paraît un peu digne dans tout cela, est Walter Rathenau, assassiné quand il était aux responsabilités.

 

L'auteur, qui se sent on ne peut plus allemand, et reviendra en allemagne, jette sur son pays un regard très dur. Il ne cède pas un instant sur son devoir de lucidité, ce qui donne au livre sa puissance. On ne recule pas devant ce qui fait mal. Ce ne sont pas seulement les élites qui sont visées, mais tout un chacun dans son incapacité à dire non et sa capacité à s'aveugler.

 

Il change aussi notre regard sur certains phénomènes, comme la première guerre. Pour lui, c'est moins la défaite allemande qui a compté que la nostalgie, paradoxalement... de la guerre, pour la génération dont il est issu, vécue de loin (elle était en territoire français), filtrée par la propagande, présentée comme une geste héroïque.  

 

Faut-il suivre Haffner quand il prétend que l'hitlérisme est le fruit d'un certain ennui allemand, de l'inaptitude au bonheur individuel dans ce peuple, son besoin de fusion, de camaraderie soldatesque, d'aventurisme politique ? En tout cas, il nous offre un troublant témoignage sur la manière dont son peuple s'est laissé entraîner dans ce cauchemar, sans réagir.

 

Le nazisme, phénomène révolutionnaire, a su activer de nombreuses dimensions existantes dans la culture allemande, partagées par les oppositions d'ailleurs. Les jeunesses hitlériennes ont repris bien des aspects des groupes de jeunesse existant dans le pays depuis les années 20. Les hitlériens et les staliniens avaient beaucoup en partage, et cela a été utile pour rallier une partie de la classe ouvrière. Et puis il y a la discipline allemande, la volonté de bien faire, même, à partir du moment où il y a une règle du jeu.

 

Haffner lui même, emmené de force dans un camp où les jeunes aspirants magistrats sont regroupés pour être initiés à la camaraderie guerrière, nouvelle valeur centrale du peuple allemand, se surprend à jouer le jeu des marches et des rites, en attendant que ça passe. Pendant un moment il s'étonne à ne plus dire "je".

 

Ce livre est un plaidoyer pour un individualisme positif. Il démontre tout ce qu'il y a de pernicieux dans une camaraderie dissolvante, qui permet de dissimuler la notion de responsabilité. Il nous met en garde contre l'ivresse collective.

 

Mais Haffner est subtil. Il est aussi conscient des vertus du peuple allemand. C'est précisément parce que le nazisme frappe au bon endroit, que toute la morale d'un peuple s'écroule. En saccageant l'esprit international allemand, réel, en manipulant sa générosité pour la grandeur, les nazis coupent les allemands de leurs ressources les meilleures.

 

Les oppositions à l'hitlérisme étaient surarmées, semblaient disposées à la guerre civile, et elles étaient même encore majoritaires, dispersées certes, aux élections qui sont organisées après le début de la répression politique. Le peuple allemand s'est jeté dans les bras d'Hitler parce qu'il n'y avait finalement plus que cette option, les autres voies se fermant une à une, d'elles-mêmes. La droite a joué avec une marionnette qui lui a mangé la main, les communistes ont été cyniques et disposés à l'exil à Moscou pour leurs chefs, les sociaux démocrates ont tout fait pour disparaître après avoir durablement failli.

 

Ce qui est terrible est qu'Haffner, comme les autres émigrés allemands, voit se décliner au niveau des relations internationales le même processus qu'ils ont vu se déployer dans le pays. La même passivité, la même naïveté, la même tentation de jouer avec le feu, de se croire plus malin qu'Hitler, la sous estimation, les calculs abracadabrants. Cela mènera à l'Anschluss, à Munich, au réarmement de l'Allemagne en toute sérénité. Puis à l'invasion de la Pologne et même à la drôle de guerre stupidement défensive pendant un an. Les émigrés allemands parleront dans le désert à leurs accueillants. Ceux-ci parfois les rendront aux nazis ensuite, comme l'URSS et Vichy.

 

Plus profonde encore est sa réflexion, très arendtienne, sur le totalitarisme comme colonisation politique de la vie privée. Cette asphyxie là est narrée à travers de nombreux exemples vécus.

 

La désagrégation de la vie amicale du jeune Haffner en est le résultat. Il était impossible de vivre le nazisme comme un fait politique que vous pouviez fuir en fermant le journal. On essayait pourtant, et Haffner rappelle que jamais on n'a autant publié de bluettes, de poésies sur les amourettes et les paquerettes. Mais comme le nazisme était une action de mobilisation totale des individus, il était impossible de dire "allez, on ne parle pas de politique au repas".

 

Le totalitarisme n'est pas simplement la dictature. Dans une dictature politique on peut essayer, difficilement, de s'occuper d'autre chose, de ne pas voir, de dire "je ne fais pas de politique moi". C'est impossible sous le totalitarisme, car cette abstention est déjà une raison d'aller en camp de concentration pour comportement antisocial. Un fondement de la liberté réelle est ainsi la défense des limites de la politique.

 

Trop de politisation ne libère pas, mais expose. La défense des barrières entre les sphères de l'intime et de l'agora est une condition vitale de la civilisation humaine. On devrait méditer sur ce point d'Histoire avant de s'engager dans certaines causes, qui au nom de l'empire du Bien, visent à décider ce qui est bon pour chacun derrière la porte de l'appartement.

 

La narration est trempée dans l'auto dérision, le sarcasme, l'humour railleur et les formules vengeresses au vitriol. Les crétins et brutes des Sections d'Assaut, encore au centre du dispositif hitlérien, avant la Nuit des longs couteaux, sont montrés dans leur aspect grotesque. Le discours hitlérien est décrit dans son efficacité mais aussi ridiculisé dans son absurdité. C'est ce recul qui a permis à l'auteur, sans doute, de conserver sa santé mentale dans ce pays qui devient dément. Son témoignage met d'ailleurs en avant, par exemple dans le cas de son propre père, les cas, silencieux, d'hécatombe psychique de grande ampleur qui touche les allemands à cette époque, et d'autres. On songe aux suicides de Walter Benjamin ou de Stefan Zweig.

 

Le regard acide et la capacité à transformer l'expérience la plus démoralisante en récit cohérent et lucide, ont permis de survivre, et de léguer.

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11 juin 2017 7 11 /06 /juin /2017 16:44
L'interminable bras de fer avec Dieu - "Histoire du libertinage" - Didier Foucault

Rassurons tout le monde immédiatement. 

 

Par "libertinage" on entendra ici, comme dans le livre dont il est question, la désobéissance aux dogmes et aux prescriptions du christianisme. Et non la compréhension post moderne.  Le mot "libertinus" vient de très loin, il désigne les esclaves affranchis. On en retrouve l'usage au cours du Moyen Age avec un double sens. Mauvais penseur. Mauvais chrétien de par ses croyances et ses actes. Ce double sens a duré jusqu'au 18ème siècle. Alors on distinguera "les philosophes" des libertins, même si ces mondes ne seront pas si distincts dans la réalité et dans le cœur des hommes et des femmes.

 

C'est sur le double front de la liberté des mœurs et de la liberté de penser, et de penser sans Dieu, sans un Dieu même, que le libertinage a lutté. Son Histoire, joliment synthétisée dans cette "Histoire du libertinage" de Didier Foucault ne débute pas, comme on pourrait le croire, avec les Lumières.

 

Car la liberté chemine depuis très longtemps. Elle n'a jamais cessé de s'exprimer face à la prétention monothéiste et aucune horreur ne l'a étouffée. Un des aspects les plus intéressants du livre est d'ailleurs de la débusquer au cœur d'un Moyen Age qu'on dépeint à l'excès tel un Soulages.

 

A ceux qui essentialiseraient les civilisations, il serait utile de constater qu'Averroès a eu un rôle très important, et que sans doute nous lui devons beaucoup, nous qui bénéficions d'un univers laïcisé, ou tout ou moins sécularisé. Cette histoire n'est pas, n'en déplaise à un progressisme mécaniste, ni un long fleuve serein, ni une montée en humanité libérée, absolument irrésistible. La Renaissance sera en particulier un moment dialectique très particulier, où culmineront à la fois les fanatismes et où l'on verra semées les graines les plus vivaces de la liberté. A cet égard, la Renaissance nous ressemble peut-être. Un mélange d'apocalyptique et d'espoir fol de renouveau.

 

Le libertinage n'est pas une hérésie. Là où l'hérésie veut corriger, réorienter, ou revenir aux sources, le libertinage, lui, rompt.

 

Dès le 12 siècle, les étudiants des cités médiévales, jouent les "goliards" et se moquent des injonctions religieuses, exaltant la ripaille et la luxure. Leurs chansons se réfèrent aux veilles figures païennes, jamais totalement éclipsées, comme Vénus et Bacchus. Tout au long des siècles de domination censée être absolue de l'Eglise, cette dissidence de fait vivra, réunissant des fils de la noblesse et des éléments populaires. Dans les cabarets, les fêtes traditionnelles mal christianisées, ou les carnavals.

 

L'Eglise , longtemps, aura du mal à discipliner les chrétiens, et à imposer les dogmes affichés. C'est tardivement, pour des raisons économiques et sociales (discipline de la force de travail mobilisée par le capitalisme naissant) et liées au schisme avec le protestantisme, qu'elle passera à l'offensive. Raisons notamment analysées dans l'excellent livre de Sylvia Federici, "Caliban et la sorcière".

 

C'est un reproche que l'on peut adresser à la synthèse de Didier Foucault. Il présente une histoire des idées de liberté qui d'une certaine manière roule sur elle-même, s'inspire elle-même continuellement. Sans doute, oui, les idées ont leur vie autonome. Les gens se lisent. Mais pour autant on ne peut déconnecter la question de la liberté de l'ensemble du contexte politique, économique, social, dans lequel elle s'aborde. La liberté, sous certaines formes, est parfois utile à certains pouvoirs. Dans d'autres contextes elle doit être repoussée. Didier Foucault n'ignore pas ces soubassements. Il sait que la période de croissance médiévale, par exemple, vers l'an mil, a été l'occasion de dégager des surplus qui ont financé de l'activité intellectuelle, et donc favorisé "la raison". Mais enfin, il présente tout de même une Histoire des idées qui semble très, par trop, indépendante des dynamiques globales des sociétés.

 

C'est d'abord sur le plan des mœurs que la liberté, de fait, résiste. Avant de s'exprimer dans les idées et les arts.

 

Le clergé lui-même ne donne pas l'exemple. Avignon fut comparée à Babylone. 

 

Le 14ème siècle verra même l'institutionnalisation de la prostitution sous l'égide des élites politiques et de l'Eglise. De véritables délégations de service publics sont développées pour organiser la prostitution dans les cités. L'Eglise a souvent composé, jusqu'à vouloir contrôler les péchés mortels et en tirer bénéfice.

 

Sur le plan des idées, et c'est en ce domaine que le livre est le plus intéressant sans doute, le christianisme est traversé par deux rapports différents à la raison. Un courant, paulinien pour résumer, repousse l'usage de la raison en tant que telle. Un autre courant lui, cherche à concilier raison et foi, à nier leur opposition. 

 

C'est à l'université que les premières failles s'ouvrent. Si on conduit les hommes à exercer leur raison, ils s'en servent. Elles mûrissent dans certaines lectures d'Aristote, qui n'a pas été jeté au bûcher par un certain nombre de théologiens, considérant que les philosophes antiques qui n'avaient pas connu Jésus ne sont pas impotents pour autant, et de manière plus surprenante d'Averroès.

 

On retrouve au cœur du Moyen Age des traces d'interprétation radicale d'Aristote, conduisant à des impiétés, telle que l'opposition de l'idée d'éternité du monde au texte de la genèse. Evidemment, il n'est pas bon d'être attrapé à écrire de telles choses.

 

Les secousses sociales qui agitent la société médiévale vont favoriser la dilution du message de l'Eglise et sa capacité de contrôle. La grande Peste, la guerre de cent ans, les famines, le schisme occidental... Autant de phénomènes qui fracturent la société et laissent de côté, hors d'atteinte de la papauté, des catégories importantes de la population. 

 

Mais l'Histoire aime les détours. Et c'est aussi par le mysticisme que l'édifice catholique se fragilisera. Certaines sectes se radicaliseront et déborderont dans des pratiques impies. Dans l'idée du retour à une humanité originelle.

 

Les archives de l'Inquisition attestent, dès le 14ème siècle, de manifestations d'un  matérialisme empirique, de propos relevant d'un athéisme fondé sur l'observation simple du monde. Par exemple un simple artisan qui constate que les morts sont bien morts et donc ne croit pas à l'âme.

 

A la Renaissance l'apparition de l'imprimerie va jouer un rôle majeur, évidemment, dans la diffusion des idées transgressives. Aristote sert encore de tuteur à l'expression d'une pensée neuve. A Padoue, protégée par la République vénitienne, dont l'identité commerciale ne cadre pas avec l'intolérance (nos mondialistes heureux d'aujourd'hui affichent aussi une tolérance affable) on commence à dire franchement que la philosophie est supérieure à la théologie. Dès le 15ème siècle Padoue donne naissance à des essayistes très audacieux, comme d'Albano, Pomponnazi, certains finissant sur les bûchers. On se moque des miracles. On conteste l'immortalité de l'âme. On refuse que la foi dicte la pensée. Padoue resplendit. Etienne Dolet, qui sera exécuté à Paris pour athéisme, sera passé par Padoue.

 

Au delà d'Aristote, toute la pensée antique est remise à l'honneur par la "république des lettres" en expansion, mise à profit pour autonomiser la pensée de la théologie. Platon lui-même, pourtant souvent cité par les théologiens comme un secours. Mais aussi Epicure, que n'avaient pas oublié nos étudiants médiévaux agités. Lucrèce a sauvé de l'oubli le penseur du Jardin. Le scepticisme, le stoïcisme, reviennent à l'honneur. Et même les cyniques. Cicéron est beaucoup utilisé, lui qui déjà passait pour un fieffé athée pour les pères de l'Eglise. 

 

Avec la Réforme, les libertins vont devoir, quand ils ne font pas le choix de vivre leur pensée en toute discrétion et de ne pas contester publiquement une religion, qu'ils peuvent d'ailleurs parfois trouver utile pour le bon peuple, affronter à la fois le puritanisme calviniste et la papauté.

 

Pour autant, le protestantisme a un caractère contradictoire. En lui-même, il est une contestation radicale de la discipline religieuse. A cet égard, ce retour aux sources a signé la défaite de la toute puissance du divin. Les premiers protestants ont été des dupes de l'Histoire. Les formes extrêmes du protestantisme ont d'ailleurs pu, comme pour le mysticisme, s'apparenter aux débordements libertins.

 

Une des forces du libertinage est sa diversité. Il prend les formes du déisme ou du panthéisme, de l'incroyance, du matérialisme naturaliste ou de bon sens, de la science aussi, avec la rupture galiléenne. Mais aussi de la tentation pour la magie. L'association de ces tendances a un effet puissamment dissolvant. Au milieu du 16ème siècle, le terme "athée" est fréquemment employé, actant du parcours effectué.

 

La pensée de Machiavel, par sa hauteur, porte un coup rude à la religion, sans jamais l'attaquer de front, en bon... machiavélien. C'est la fortune qui remplace la providence. La religion y est décrite comme un pur moyen politique et non une fin, en aucune façon. Pour Machiavel, la religion, c'est un fait, et non une spéculation, découle du politique. Celui-ci est amoral, ce qui est contraire à tout ce que la chrétienté a enseigné. Sans jamais prôner quoi que ce soit de répréhensible, Machiavel sape la pensée théologique en sa base. La mise à l'index du "Prince", comme de la plupart des livres des personnages que nous citons ici, n'empêche pas leur diffusion. Machiavel est lu, très vite, en France, puis dans toute l'Europe.

 

Le diable est italien, et les guerres en Italie vont contaminer notre pays des idées neuves. Plus tard, c'est la France qui sera la terre glorieuse du libertinage.

 

Au 17ème siècle, les penseurs libertins français se déploient en effet sur le fond d'une culture imprégnée par un épicurisme qui laisse derrière lui l'hystérie des guerres de religion. A la suite de Montaigne, le scepticisme s'exprime, avec Charron. 

 

Pourtant chaque vague libertine est suivie du retour de la répression. La grande contre-offensive catholique du concile de trente finit par pénétrer en France. On exécute Vanini, le précurseur de Darwin, à Toulouse. 

 

Le feu croisé du puritanisme et de la contre réforme parvient encore à contenir, par la violence, les élans de la liberté. C'est ainsi que périt Giordano Bruno, c'est ainsi que Galilée dut en rabattre. Partout la répression s'est renforcée.

 

Malgré elle le travail de pensée continue, et il laisse des acquis aux conséquences irréversibles. Deux penseurs majeurs surnagent. Descartes, qui ne comptant pas du tout lutter contre la société religieuse, le réalise pourtant, en propageant le doute. Et son adversaire Spinoza, chantre du matérialisme philosophique le plus subtil.

Parallèlement, la liberté de la science va déstabiliser les dogmes. Avec Galilée, Copernic, Newton.

 

La noblesse, classe dominante, elle-même, a toujours été sensible au libertinage. L'idée de ne répondre à aucune injonction fait écho à ses valeurs. Aussi le libertinage est une tendance inter classiste, à tous les moments de son développement. Mais quand l'Eglise réprime, les nobles sont ceux qui peuvent le plus aisément résister à la riposte. Le libertinage va donc, alors qu'on approche du siècle des lumières, s'exprimer le plus aisément dans l'aristocratie. Le Dom Juan de Molière en est la trace. Les femmes de la noblesse ne sont pas les dernières à s''émanciper, telle Ninon de Lenclos qui tiendra un salon libertin, à tous égards.  Il y a plus au nord, cette vie folle de Christine de Suède, la fameuse correspondante de Descartes, libertine échevelée.

 

Les dévots remportent bien des victoires sous le règle d'un Louis XIV qui en vieillissant devient de plus en plus strict. La censure se renforce, la littérature est encadrée par l'Académisme. Mais sa mort signe, dans cette France dominante en Europe, le début d'une période faste et décisive pour le libertinage. "Que la fête commence !" est le titre du superbe film de Tavernier sur la Régence. A la tête de l'Etat se retrouve un souverain de transition qui est un parfait lubrique, et passe son temps en orgies, tout en favorisant les idées libérales dans le pays. La préparation d'artillerie idéologique l'a certes précédé, avec l'athéisme proclamé du curé Meslier, la dignité offerte aux athées par Pierre Bayle.

Louis XV sera tout aussi libertin que le régent qui l'a précédé. 

 

C'est alors pour le libertinage français une apothéose. 

Les grands penseurs du siècle vont venir. Ceux-ci, comme Diderot, peuvent à la fois donner dans les deux aspects du libertinage : la lutte philosophique, et la libération de la chair.Tout mouvement a son extrémité. Elle sera manifestée par Sade qui dans son oeuvre essaiera de porter jusqu'au bout l'expérience de désamarrage de la morale chrétienne. Mais la censure essaiera, jusqu'au bout, de résister, participant du dénouement violent de 1789.

 

Et puis, l'on dira, à la tête d'un nouvel Etat, après une incroyable clameur lancée au monde, que le bonheur est une idée neuve.

 

Alors une autre histoire s'écrit.

 

Quel parcours incroyable, à travers le sang et les flammes !

On dit que les grandes idées ne meurent jamais. Mais la liberté n'est pas d'abord une idée. Elle est l'expression même de la vie. Elle est une force matérielle. Celle de la vie qui cherche à ne pas asphyxier.  C'est pourquoi l'Inquisition la plus forcenée était vouée à l'échec. C'est pourquoi la philosophie de la liberté ne peut pas être exterminée, renaissant avec chaque génération.

 

 

 

 

 

 

 

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29 mai 2017 1 29 /05 /mai /2017 17:58
Si loin ils parlent aussi de nous – «  La plus vieille religion », Jean Bottéro

 

Nous pensions que Dieu était mort. Mais il s’agite sacrément. Peut-être sous des formes zombies, c’est à discuter. Son « reboot » est peut-être un dernier sursaut de réaction face à la modernisation qui finira par avoir raison d’elle. Peut-être qu’elle ne pourra plus rien féconder en termes de civilisation. Qu’elle ne pourra seulement, par des élans fanatiques réactifs, que détruire. A cet égard on voit que l’élan révolutionnaire iranien, tout radical qu’il ait été, semble ne pas résister, fondamentalement, à une érosion sans spectaculaire mais bien réelle, comme sapée dans le cœur même de la société.

 

Il n’est donc pas inutile d’aller vers le passé, d’interroger, ici et là, ce qui rend si puissant le besoin de religion. C’est ainsi que j’ai eu la curiosité de lire Jean Bottéro, et son livre « La plus vieille religion », portant sur le premier système religieux historique, c’est-à dire nous offrant un témoignage écrit – puisqu’il prend forme dans la société même qui invente l’écriture. La religion mésopotamienne, née sur cette terre aujourd’hui on ne peut plus meurtrie et dévastée, depuis quinze ans, l’Irak. L’observer en dit long sur les caractéristiques de toute religion.

 

La religion mésopotamienne est comme toute religion un phénomène sociologique. Elle vient nouer des liens sociaux. Mais l’Historien a le soin de ne pas opposer social et individuel. La religion s’ancre aussi dans la foi de chacun, dans les pratiques individuelles. Il convient donc de distinguer les structures apparentes d’une religion et « le sentiment religieux ». Toute religion se lit aussi à travers des récits, dont s’emparent ensemble les croyants : des mythologies.

 

Nous sommes 4000 ans avant notre ère… Tout de même. C’est par la rencontre, n’en déplaise à nos identitaires, que se produit l’évènement. La Mésopotamie, si elle connait des « ennemis », ne connaît pas du tout le racisme. Ce qui au passage nous dit que ce n’est pas une fatalité. Le croisement des sumériens et des akkadiens qui vivaient déjà là, sémites , sera décisif. A ce carrefour culturel s’ajoute la découverte de l’irrigation artificielle, qui conduit les cités Etats à se confédérer. La religion apparaît ainsi à la fois comme superstructure du politique et donc de l’économique, on le verra, elle est clairement un outil de fortification du pouvoir royal, et un résultat de dynamiques culturelles qui créent du nouveau.

 

Parler de religion, c’est donc parler de fonctionnement du social, et parler d’énergie du politique. Même si la sphère religieuse a sa vie, autonome, propre, elle est d’abord un reflet. C’est ce que l’étude dépassionnée d’une religion ancienne, sans enjeu présent, démontre.

 

Le grand nouveau, c’est l’écriture, qu’on pense inventée vers l’an 3200. Elle naît elle aussi comme superstructure, puisqu’elle est au départ une « auxiliaire de la comptabilité ». Sans doute inventée par les sumériens, elle aura un bel avenir… mais pas les sumériens, dont on ne trouve plus trace spécifique, après le troisième millénaire. Merci et adieu. Très vite les hommes sortent l’écriture de la comptabilité cependant, et se mettent à utiliser les glissements de sens, bref à faire de la poésie, qu’ils mettront grandement au service de leur travail inlassable de séduction des dieux. C’est d’abord le cunéiforme qui s’installe, l’alphabet, venant de Syrie, apparaissant vers 1500. Les phénomènes se superposent, comme on a gardé un peu le minitel… Le dernier document cunéiforme trouvé date tout de même du premier siècle après JC.

 

On dispose de nombreuses sources, mais en même temps elles ne couvrent pas toute la vie sociale. Ce qui apparaît nettement c’est que la religion est omniprésente. C’est une société très différente de la nôtre. J’ai songé au « Médée » de Pasolini, et à la rencontre ente Jason et la société archaïque où il va dérober la toison d’or. Le sentiment d’étrangeté qui règne dans le film. Ces gens si loin dans le temps paraissent parfois si intelligents, si fins, si proches de nous aussi (bien que nous ne soyons pas toujours très brillants…), mais on ne doit pas mésestimer le fait qu’ils vivent dans une cosmologie très différente. La transcendance n’est pas pour eux un vain mot. L’Historien doit donc garder en tête « l’énorme hiatus » entre eux et nous tout en nous permettant de les comprendre.

 

Ce n’est pas une religion mystique, mais qui reconnaît l’omnipotence des dieux, avant tout. Dans l’épopée de Gilgamesh, on lit « Aucun dieu n’est passé près de moi ? Alors pourquoi suis-je pris de panique ? ». Les dieux sont puissants, on doit louer leur autorité. Mais ils sont aussi indulgents envers les hommes (sinon la vie serait désespérante). L’idée est absente, d’une divinité intérieure à l’Homme. Cela viendra plus tard dans l’histoire de l’humanité. Pour le moment les dieux sont quelque part dans le ciel, ils sont des Seigneurs surpuissants. C’est une religion anthropomorphique (pas de symboles animaux). Les dieux ont des corps. Ils se marient et ont des enfants, fondent des dynasties (le modèle dynastique est ainsi naturalisé). Ces dieux ressemblent bien souvent aux dirigeants politiques…

 

Cette religion frappe par son pragmatisme. Elle est quasiment « hénothéïste ». Cela signifie que dans le cadre polythéïste, chacun a son ou ses dieux de prédilection, qui renferment de fait toute la divinité. Cette religion accumule les dieux. Quand de nouveaux dieux arrivent, portés par exemple de l’extérieur, elle les agrège. Si un Dieu devient plus puissant, on ne supprime pas l’ancien dominant, on « cumule ». La mésopotamie a ainsi créé un immense panthéon où l’on a plus décompté jusqu’à deux mille noms, mais les versions varient. Les dieux mésopotamiens sont dieux de tous les hommes. Mais les panthéons étrangers ne sont pas illégitimes. Les étrangers ont leurs dieux, c’est un fait, et on le reconnaît aisément. Tout se passe comme s’il y avait des fonctions divines, le changement de nom n’est pas un drame du tout.

 

Ce panthéon est, comme la société, hiérarchisé strictement (et ainsi légitime la hiérarchie terrestre, dont il est la projection évidente). Il y a évidemment les dieux les plus importants, comme Anu, Enlil, Marduk. Ce dernier, au fil du temps, deviendra le plus important, mais sans porter atteinte à Anu.

 

Ces dieux sont immortels… Sauf qu’ils peuvent mourir si c’est une histoire entre dieux qui les font mourir.

 

Il y a des démons, mais pour ne pas salir les dieux, ce qui est trop anxiogène, on les caractérise comme une catégorie intermédiaire entre les dieux et les hommes. Ils réclament des exorcismes.

 

Comme plus tard, dans les mythologies grecque et romaine, les dieux sont faillibles. Ils ressemblent de ce point de vue aux humains. Ils jouent de mauvais tours, ils ont des envies, etc… Ainsi en est-il de cette déesse qui a sans doute influencé Aphrodite, « Istar », déesse de l’amour libre. Séductrice incorrigible.

 

Où sont les dieux ? Les mésopotamiens semblent conscients de cette difficulté à les localiser. Alors ils sont pragmatiques encore, et souples. Les dieux sont au ciel, dans les temples aussi, on les rattache à un secteur de l’existence (l’agriculture par exemple) ou plus tard à des étoiles et des constellations.

 

Ces dieux, qui ont décidé de créer l’homme, pour les honorer et travailler pour eux, sont très interventionnistes dans le monde. Ils conçoivent des plans, que l’on peut essayer d’interpréter (d’où la fonction des devins, qui permettent de lutter contre l’angoisse de l’incertitude face à ces planifications de l’avenir). La religion semble bien s’ancrer dans la condition humaine tissée d’angoisse, car devant se coltiner une conscience du passé et de l’avenir. Il y a la divination inspirée, les dieux choisissant un vecteur pour annoncer. Par exemple un délire verbal, et la divination déductive, d’étude, qui met en relation des événements passés et ce qu’ils ont annoncé, et qui tient lieu ainsi d’immense jurisprudence. On consulte ainsi des spécialistes de cette divination qui établissent aussi d’immenses listes. Apparaîtra ainsi l’astrologie. Les souverains en feront grand usage.

 

Ces dieux ont un prix. Il faut s’occuper d’eux. On leur voue des temples considérables, telle la fameuse tour de Babel à Babylone. Qui magnifient les villes. On leur offre des victuailles, des chars…. (qui disparaissent, les prêtres ne disant pas ce qu’ils deviennent). Il y a une prêtrise, mixte d’ailleurs, mais pas tour à fait professionnelle à cent pour cent. Il y a un calendrier liturgique fourni, notamment par les mariages divins. Ces fêtes sont d’étonnantes célébrations de l’amour, assez éloignées du caractère puritain des religions contemporaines. Voici un extrait d’un chant de mariage divin :

«  Je voudrais, mon lion que tu m’emportes en ta chambre !

Laisse-moi te donner mes caresses, ô mon chéri

Mon doux chéri, je voudrais être abluée de ton miel

Dans la chambrette, emplie de suavité

Jouissons de ta beauté merveilleuse »

 

La religion mésopotamienne n’impose pas de morale. C’est une invention de Moïse. La morale de chacun s’inscrit dans un entrelacs d’obligations sociales qui ne sont pas connectées à un dogme religieux. La morale s’appuie plutôt sur la prudence, sur des valeurs, disons, d’un peuple de commerce.

 

Cette religion s’appauvrira, le nombre des dieux se restreignant. Et puis, au fil des conquêtes politiques, de la marginalisation de Babylone, des arrivées des perses, d’Alexandre, elle disparaîtra. La langue qui portait cette civilisation, l’araméen, reculera. Elle aura influencé, sans nul doute, le judaïsme le plus ancien, par la circulation des populations sémites. Dans la bible, la création du monde découle, comme chez les mésopotamiens, d’un combat avec la mer. Le Dieu unique, non anthropomorphe (il y a bien des différences fondamentales entre la religion mésopotamienne et le judaïsme) créera aussi l’homme à partir de l’argile, comme Marduk. L’astrologie constituera un héritage durable de la religion mésopotamienne.

 

La chute de la civilisation qui inventa l’écriture et nous parle, par écrit, d’une religion qui inaugure l’Histoire, mais qui puise dans un passé dont on ne sait pas vraiment les origines, sinon à travers des traces archéologiques bien moins parlantes, suscitera une véritable explosion religieuse, pendant longtemps. Jusqu’à ce que les monothéismes, lentement, reconstituent un paysage plus homogène. Pas certain qu’ils aient jusqu’ici été aussi « ouvertes et raisonnables » que ce polythéisme mésopotamien ancien, qui comme plus tard celui des romains, aura évolué peu à peu vers une teneur plus consciemment mythologique. Donc, allégorique, peu ou prou. Tout près de la liberté.

 

 

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5 mai 2017 5 05 /05 /mai /2017 08:19
De la précieuse dialectique anti identitaire de Franz Fanon - retour sur " Peau noire, masque blanc"

« Celui qui cherche dans mes yeux autre chose qu'une interrogation perpétuelle devra perdre la vue ; ni reconnaissance ni haine » .

 

Les œuvres de Fanon sont nerveuses, électriques. La révolte jaillit dans une prose pressée, dense, ballottée ; trop parfois, jusqu'à l’hétérogénéité à la lisière de l'anachronisme. Bien qu'il s'agisse d'Essais qui n'esquivent pas les détours théoriques les plus subtils, et dont la cohérence ne s'évapore pas.

 

Un homme pressé, Fanon, ce qui ressort de son style, comme s'il avait prescience de sa rapide disparition de ce monde, son temps compté. Le nazisme a été vaincu, l'oppression abjecte, multiforme, doit suivre dans le ravin des mauvais souvenirs historiques. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud. Les chants de liberté qui résonnent sur les cités libérées doivent bondir d'écho en écho pour apaiser le monde de ses souffrances morales.

 

Cette intuition selon laquelle la boîte de Pandore a été ouverte est si juste. La décolonisation va venir, et ce n'est pas à cause de cette génération des pionniers qu'elle décevra. Leur combat était juste, car le bilan de la colonisation ne tient pas à sa comptabilité mais à son sens, même, qui est la subordination fondée sur la proclamation de la supériorité occidentale. Fanon va être un des théoriciens les plus affûtés de l'épopée libératrice.

 

Cette nervosité de la syntaxe chez Fanon signifie aussi peu de temps pour écrire, sans doute, quand on est homme d'action, un thérapeute d'abord. On prend des notes, on les remanie certainement avant de les publier, avec un sentiment d'urgence qui transparaît. L'écriture est un moment dans la lutte.

 

On retrouve le même jaillissement de révolte transformée en pensée, dans la prose théorique de Fanon, dans la poésie charnelle de Césaire, œuvre dont il assume la pleine influence. C'est une matière inflammable, qu'il faut manifestement ne pas conserver par devers soi.

 

J'aime les idiosyncrasies. J'aime son idiosyncrasie. Ce chantre de la négritude, psychiatre, militant révolutionnaire, qui cite sans cesse Freud et Sartre, fut engagé dans les FFL où il eut une conduite héroïque. Un Martiniquais impliqué, jusqu'à l'expulsion, jusqu'à renier sa nationalité française, dans la lutte pour l'indépendance algérienne. Jamais à sa place ce Fanon. Ou plutôt toujours à la sienne. Là où on combat l'injustice.

 

Les identitaires qui le citent en se drapant dans la toge rouge de la victime éternelle ne méritent pas une seconde le titre d'épigone. Que les admirateurs du sinistre Dieudonné, par exemple, lisent Fanon, quand il dit :

 

« L'antisémitisme me touche en pleine chair, je m'émeus, une contestation effroyable m'anémie, on me refuse la possibilité d'être un homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère ».

 

Le ton unique, articulant la radicalité de la négritude et l'ambition de la plus large fraternité, est donné dans ce « Peau noire, masques blancs » ou il s'adresse aussi durement aux noirs qu'aux blancs :

 

« Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre ».

Et plus loin dans le livre, sous le patronage de la pensée hégélienne, qu'il synthétise à sa sauce unique avec le freudisme :

 

« le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité se comportent tous deux selon une ligne d'orientation névrotique ».

 

Dès les années cinquante, donc, les identitaires sont renvoyés dos à dos par la pensée de la négritude telle que la prolonge Fanon, et certainement pas au profit d'une approche pacifiste bêlante, c'est le moins que l'on puisse dire. Car Fanon, engagé auprès du FLN écrira « les damnés de la terre » aussi, âpre livre où la libération est au bout du fusil. Il faudra affronter l'autre, s'entre tuer, pour ouvrir un nouveau chemin de fraternité plus élevée.

 

Ce drame, Fanon en sera tout à fait conscient. En lecteur de Hegel et de Marx, il considère, avec ce qu'on pourrait appeler un fatalisme, mais qui s'est avéré lucide, que l'économie de la tragédie ne saurait s'envisager. L'Histoire doit se franchir.

 

Il entretiendra pourtant, malgré les appels à la lutte la plus implacable, cette dialectique rare entre le plus grand esprit de révolte contre l'oppresseur et l'affirmation de la solidarité d'une espèce humaine unifiée. Ces éléments, dans son esprit, ne se déliaient jamais.

 

La difficulté, nous la connaissons depuis, c'est de refermer les plaies du combat libérateur, surtout quand de part et d'autre certains n'ont aucun intérêt à les cicatriser mais à y enliser la pensée.

 

Et pour être plus clair encore Fanon ajoute:

« nous estimons qu'un individu doit tendre à assumer l'universalisme inhérent à la condition humaine ».

 

Le psychiatre antillais nommé en Algérie française, qui a pris des mains de l'oppresseur les outils de la critique, réalise donc très vite intellectuellement, dès « Peau noire, masques blancs », en 1952 (il a vingt sept ans à peine! Mais il mourra avant la quarantaine), ce que Malcom X, finira par considérer en cheminant dans une existence malheureusement toute aussi courte que Fanon.

 

Là où il y a domination, c'est par le détour de la rupture que l'on peut revenir à l'universel. On ne rompt pas pour devenir raciste soi-même. Mais il y a, à l'égard d'une domination, une étape où l'on ramasse ses propres forces.

On doit ainsi abandonner la honte d'être noir, tout en conservant à l'esprit que « l'âme noire est une construction du blanc ».

 

Oui, il y a « complexe » noir. Mais il n'est pas une quelconque essence du noir. Il s'enracine dans la domination historique. Et il peut être dénoué. Fanon ferraille avec les analyses chafouines d'un Octave Mannoni, qui déplore la larme à l'oeil les méfaits de la colonisation et de l'esclavage, mais ajoute que celui qui a été dominé ne l'a pas été pour rien. D'une certaine manière tout en lui aspirait à cette domination.

 

Le noir est tenaillé. Comme dans l'ascension sociale, d'ailleurs (le transfuge est bien au social ce que l'exil est à la géographie. Et Fanon, lui, combine exil social et exil chez le Blanc), quand un antillais revient au pays natal, il est dans une double impasse. S'il « singe » l'européen, on le réprouve, s'il s'enferme dans le « patois » pour prouver qu'il est toujours d'ici, alors il nie son devenir, ce qu'il a du apprendre pour s'ouvrir les portes, et confirme son essence. Ces tiraillements font dire à Fanon que les amitiés antillaises ne durent pas souvent à la métropole, de son temps.

 

Mais le chemin de l'universel est long. Il importe d'abord de briser la domination et la honte. Que le noir cesse de vouloir être reconnu comme Blanc. Cette maladie que Fanon analyse, à travers des cas cliniques ou l'analyse de romans d'amour en échec entre noirs et blancs.

 

S'il veut être reconnu par le Blanc, comme le plus proche du Blanc possible (ainsi le racisme s'étale, envers le « plus noir » pour le « moins noir »), c'est que l'étant Noir a été sali, détruit, ravagé. Le Noir est un non être. Il ne peut vouloir se définir que par le Blanc. Il aimerait parfois disparaître, comme le héros de « La tâche » de Philip Roth, qui tente de profiter, bien que noir, de sa blancheur de peau exceptionnelle, ce qui se retournera – c'est un comble – contre lui quand on l'accusera de discrimination anti minorités à l'université.

 

L'universel en passe ainsi par un détour de reconstitution d'un Soi. Fanon écrit ce très beau passage, d'inspiration intime, lui qui a vécu l'exil parisien :

« Je voulais simplement être un homme parmi d'autres hommes. J'aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble l'édifier (…) D'aucuns me reliaient aux ancêtres miens, esclavagisés, lynchés : je décidai d'assumer ». Quelle fulgurance dans la synthèse ! C'est tout le parcours possible, encore incertain, contradictoire, d'un mouvement de libération, que Fanon déroule en une seule phrase.

 

Mais avec un réalisme cru, il est conscient de la nécessité d'une étape de repli, avant le rebond vers l'universel. Le tout est de ne pas s'y enliser. Mais le devenir psychique comme le devenir politique ne peuvent pas sauter, n'importe comment, par pur idéalisme, certaines étapes. C'est dans le processus de lutte que la conscience s'éclaircit. MLK évolue vers Malcom, Malcom évolue vers MLK. Au terme des expériences douloureuses.

Et sans doute le temps est venu aujourd'hui de rebondir.

« J'ai à peine ouvert les yeux qu'on avait bâillonnés, et déjà l'on veut me noyer dans l'universel (…) j'ai besoin de me perdre dans ma négritude.De voir les cendres, les ségrégations, les répressions ».

 

L'analyse de Fanon est magistrale en ce qu'elle montre l' « identité » du nègre comme le fruit des projections du Blanc. De ses projections sexuelles d'abord. Le Noir est son étayage. Donc le Nègre par cet effet, est « comparaison ». « Les Antillais n'ont pas de valeur propre ».

 

Reste que le vœu de Fanon, sans aucune ambiguïté c'est d'en finir. C'est de :

« survoler ce drame absurde ».

Le verbe survoler a toute son importance.

Au-delà du conflit, donc. Même s'il est nécessaire d'en passer par le conflit, notamment face à la colonisation.

 

La lutte contre l'oppression des noirs, ou de quiconque, s'intègre ainsi dans la perspective de l'universel. « Je suis un homme et c'est tout le passé du monde que j'ai à reprendre »

Et Fanon d'aller plus loin. De ne se réclamer d'aucune créance. « Il n'y a pas de mission nègre. Il n'y a pas de fardeau blanc ». Il scandaliserait aujourd'hui (on est toujours plus tolérant avec les statues et les mythes, désireux de se les approprier pour en recevoir l'onction), en déclarant qu'il n'a ni droit ni devoir de réparation. En existentialiste aimanté par Sartre, il assume la liberté. L'avenir. L'existence, comme être dans le monde, parmi les hommes. Et non confite dans la matrice du passé.

Forward, a dit un autre homme noir.

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26 janvier 2017 4 26 /01 /janvier /2017 21:08
Les acrobaties d'un croyant philosophe surdoué - « Les confessions » , St Augustin

Je préfère le dire tout de suite pour éviter des déceptions: je propose ici une lecture de St Augustin, par un athée. Pas un athée agressif, fermé, ni même « prosélyte » dans son athéisme, j'espère, car sinon je ne lirais pas les textes comme celui dont on va parler. Un athée simplement, qui sans doute préférerait être croyant – il y a des avantages indéniables-, mais qui ne peut pas y parvenir, voyant trop nettement la création d'une entité divine comme un anthropomorphisme qui tombe à pic.

 

La curiosité, ici, implique un certain respect, ou en tout cas une prise au sérieux de ce phénomène qu'on appelle « le sacré ». La religion est certes un opium du peuple ( et parfois elle ne l'est pas, comme le montre la théologie de la libération), mais c'est d'abord la forme privilégiée de réponse aux tourments métaphysiques de l'humanité. Sachant cela, on ne peut pas aborder les phénomènes religieux avec mépris, ce qui serait d'une certaine manière insulter l'angoisse humaine.

 

Au terme du parcours de ces « Confessions », je n'ai pas été gagné au Salut par la Foi par la prose poétique ample et fluide d'Augustin, certes parfois répétitive comme une longue prière. Mais quelle lecture passionnante, qui en dit long sur le catholicisme. St Augustin, qui vécut juste après les pères de l'Eglise, à la jonction entre quatrième et cinquième siècle, alors que l'Empire est devenu officiellement chrétien – St Augustin, vénéré de son vivant, est consulté par les empereurs lui-même-, a eu une influence déterminante sur la théologie catholique. C'est sans conteste un des esprits les plus brillants qu'ait accueillis l'Eglise, peut-être le plus doué après Paul de Tarse. C'est peut-être le seul membre éminent du clergé qui soit admis sans réticences dans la communauté des philosophes de premier plan. Hannah Arendt a par exemple réalisé sa thèse de philosophie à son sujet. Il a notamment contribué à la doctrine politique de l'Eglise, en théorisant la distinction entre cité de Dieu et cité des hommes (ce n'est pas abordé dans « les confessions », qui ne donnent pas grande place non plus à la charité).

 

Talonné par la raison

 

Par ces confessions, Augustin parle à Dieu, et non à Jésus Christ, dont il parle peu d'ailleurs (ce qui m'étonne un peu, car on est en pleine querelle de l'arianisme, et Augustin est du côté de ceux qui défendent le caractère divin de Jésus). Il ne cache rien de ses « pêchés », de sa sensualité, de ses tentations passées et présentes. Evidemment c'est aussi à ses frères et sœurs de Foi qu'il parle, et aux autres qu'il veut convertir.

 

Ce qui m'a particulièrement intéressé c'est de lire un esprit aussi élevé, qui prône une autre voie que celle de la raison, tout en ne pouvant s'empêcher d'en user sans cesse, de sa propre capacité rationnelle. Il doit sans cesse trouver un équilibre entre le logos et le mystique. A mon sens il ne le trouve pas. Il doit se débattre dans les mêmes difficultés que le Pascal des « Pensées », plus tard, dans un autre contexte. Mais la filiation des deux œuvres est tout à fait frappante.

 

On dit souvent que la Renaissance est la redécouverte de la pensée antique, qui aurait été enterrée par le catholicisme médiéval. Sans doute faut-il nuancer ce constat. Si l'on s'est mis à relire les anciens païens (et à les illustrer dans l'art), via les intellectuels arabes, on n'avait pas non plus brûlé les manuscrits. Augustin en est le témoin. Car il explique que son catholicisme s'inscrit, non pas dans une rupture franche, mais dans une continuité surmontée avec le platonisme. Ce qui est d'ailleurs la conviction de Nietzsche, qui confond Platon et le christianisme dans la même pensée nihiliste. Pour Augustin, il manque aux Académiciens la considération de l'incarnation du Christ. Par contre, l'ennemi, c'est Aristote et ses catégories qui disloquent Dieu, dont Augustin voit les dangers. Aristote est le père d'une tradition qui s'affirmera empirique, plus tard sociologique. Donc d'un matérialisme qui est déjà l'ennemi, dans l'esprit subtil de l'Evêque d'Hippone. Ce que le catholicisme ne peut pas admettre dans le paganisme  c'est le fait d'attribuer aux dieux des pêchés, Homère est ainsi détestable pour Augustin qui regrette d'avoir apprécié, jeune, ces fictions avilissantes.

 

Mais Augustin est parfaitement conscient des accointances entre le platonisme et la pensée chrétienne (que la gnose essaiera de pousser dans ses conséquences). Chez Platon il y a cette idée, dit-il qu'au commencement était le Verbe ( le logos), et le Verbe était Dieu. L'idéalisme radical leur est en partage. St Augustin est, on l'a dit, doté d'une capacité rationnelle remarquable. Il ne peut que respecter ces philosophes qu'il a croisés à Rome, et leur « doute », qu'il présente comme humilité devant Dieu, mais qui est aussi une propriété du philosophe. La pensée augustinienne, qui n'est pas exempte de contradictions, exalte à la fois l'unique Vérité, et le doute. Descartes fera un pas décisif de plus, en partant du doute, sans écarter Dieu.

 

 

L'ennemi intime, ceux qui voient le Mal ici bas

 

Une des grandes affaires de la vie d'Augustin, narrée dans « les confessions », qui sont un outil de lutte à cet égard, c'est l'action résolue contre le manichéisme, école de pensée sacrément tenace, qu'il a fréquentée longtemps, notamment au compagnonnage d'un certain Faustus (coïncidence cocasse que ce nom, de celui qui corrompt). Les manichéens, dont la pensée renaîtra avec le catharisme, pensent depuis Zoroastre que le monde sensible est le royaume du mal. Pendant longtemps Augustin a cru cela. Puis il a été convaincu de la bonté de toute la création, et a vu le mal dans le pêché. Mais cependant, en le lisant, on voit, comme Nietzsche, que le cousinage entre chrétiens et manichéens n'est pas si éloigné. Certaines formulations d'Augustin, pourtant si sévère avec ces « charlatans », tirent le monde sensible vers le mal, le remède étant de s'en remettre au Saint Esprit. On lit ainsi (même si le monde est beau, et donne lieu à des descriptions magnifiques, émerveillées) :

 

«  L'homme, part médiocre de votre création ».

«  la glu de l'amour sensible »

«  la faiblesse du corps est innocente chez l'enfant, mais non pas son âme »

« J'ai interrogé la terre et elle m'a dit : je ne suis pas Dieu ».

« devant vous je me méprise et me regarde comme cendre et poussière » (où l'on décèle un masochisme qui fera florès).

« Je retombe en ce bas monde dont le poids m'accable ».

 

Le malaise de posséder un corps, d'être tiraillé par le désir et la frustration, de se sentir aliéné comme le Roquentin de Sartre regardant son bras étranger, se résout dans la religion. Le Saint Esprit apparaît comme l'apaisement possible. La citation suivante d'Augustin, mérite bien l'accusation de nihilisme que les catholiques reçoivent dans « le crépuscule des idoles » :

 

«  J'avais appris de la bouche de la vérité elle-même qu'il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes mutilés pour gagner le royaume des cieux ».

 

Les cathares auront beau jeu d'expliquer qu'ils sont la vraie Eglise.

 

La voie unique vers le Salut

 

Autre grande préoccupation des « Confessions », c'est de témoigner de la guérison d'Augustin, ancien « débauché »(il a eu un enfant illégitime) et voleur de pommes (un passage où il se flagelle violemment pour un banal vol de fruits m'a tiré des sourires). Le professeur de rhétorique inspiré par Cicéron (qu'il respecte, car il combat les manipulations par la parole et prône la sagesse), s'est tiré de ses tourments grâce à la Foi. Il est convaincu d'être sorti de la maladie et de la dépression consécutive à la perte d'un ami grâce à la découverte de Dieu, et d'ailleurs il n'envisage pas d'autre voie possible pour l'humanité. C'est Dieu, et puis c'est tout. Augustin ne sera ni le premier ni le dernier à s'apaiser en plongeant dans la Foi, et en se donnant une colonne vertébrale solide avec ce moyen efficace. C'est pourquoi Dieu n'est pas mort.

 

Cette guérison est donc le viatique universel, et non une possibilité parmi d'autres. Voila la grande différence avec le polythéisme. Sol invictus. Un Dieu, une parole, une Foi, un peuple de croyants. Ce qui vaut pour Augustin vaut pour tout un chacun. Ca ne se discute pas, car on ne discute pas l'Etre immuable, à partir du moment où on choisit d'y croire. Ce n'est pas incohérent.

 

«  de quelque côté que se tourne l'être humain ; c'est pour souffrir qu'elle s'établit ailleurs qu'en vous » dit-il à Dieu.

 

Les Inquisitions n'oublieront pas ces arguments, disant que « c'est pour ton bien » qu'on extirpe tes erreurs...

 

Il reste que longtemps, Augustin aura été tenté par le plaisir de la chair. Ce qui a été décisif, c'est la peur et la promesse de l'immortalité. Deux éléments qu'Epicure a négligés, perdant ainsi un possible disciple.

 

Ceux qui nous expliquent que l'islam serait « par nature » incompatible avec la laïcité, devraient lire St Augustin. Il n'y a pas d'ouverture quelconque à la laïcité dans ces textes (« Je hais violemment les ennemis (de vos Ecritures ) », ce qui montre que l'évolution vers l'acceptation laïque est un processus d'adaptation historique à coups de chocs exogènes, et certainement pas le fruit d'un process endogène à la religion. Le catholicisme a du se plier à la laïcité, et de temps en temps il la conteste ou la contourne. Il n'y a aucune raison de voir l'Islam y échapper.

 

Chez cet esprit rationnel la prévention contre la science indépendante de la foi est néanmoins totale.

 

« Malheureux qui a en lui la science totale et vous ignore »

«  Vaine connaissance qui se couvre du nom de connaissance et de science ».

 

La place du doute, et donc de la philosophie

 

Néanmoins, Augustin est un esprit fort.

Et c'est là que les subtilités du texte m'ont intéressé. Il n'est pas un prédicateur vulgaire. Il ne peut pas s'empêcher de s'interroger. Il pose ainsi des questions à Dieu, tout en nous disant que c'est quand on loue Dieu qu'il se révèle à vous. S'il ne se révèle pas, c'est à vous de vous remettre en cause.

 

Par exemple, on sait qu'une des grandes affaires d'Augustin, c'est l'interrogation philosophique sur le temps, qui d'ailleurs, Etienne Klein le souligne, est très proche de notre conception contemporaine, qui a des difficultés à intégrer les avancées de la science. Augustin aimerait que Dieu lui en dise plus :

 

«  puisque l'éternité est votre lot, ignorez-vous ce que je vous dis, on voyez-vous dans le temps ce qui se passe dans le temps? ».

 

Augustin observe le temps en vrai rationaliste. Se rapprochant des présentéistes actuels (scientifiques qui considèrent que la réalité se recrée à chaque instant, opposés aux relativistes qui voient l'espace temps comme un bloc), ou de Bergson, en insistant sur la notion d'instant. « La longueur du temps n'est forte que de la succession d'une multitude d'instants ».

 

On a beau s'en remettre totalement à Dieu, quand on est intelligent, on ne peut pas s'empêcher de réfléchir sur ses observations et les apories du langage quand il parle du temps.. « Nous disons un temps long, un temps court (…) Mais comment peut-on dire long ou court ce qui n'est pas. Le passé n'est plus et l'avenir pas encore », « il n'est donc pas vrai de dire que l'année soit présente car une année c'est douze mois ». Déjà, même, le temps est apprécié comme un phénomène temporel puisque Augustin dit à Dieu « ce n'est pas dans le temps que vous précédez le temps ». Et Augustin a même une intuition sur la spatialisation du temps qui découlera des découvertes d'Einstein (notion d'Espace-temps) : « le temps est une espèce de distension ».

 

L'homme de raison, de foi, mais de raison sans pouvoir s'en empêcher... doute, s'interroge, sait qu'il ne sait pas tout, et le confesse à Dieu en osant lui poser des questions plutôt que de choisir une ignorance béate. Quand il dit « Hélas ! J'ignore même ce que j'ignore », c'est le signe d'une humilité envers Dieu mais aussi l'héritage des préceptes socratiques.

 

« Que vous êtes mystérieux, vous qui habitez le ciel dans le silence ».

 

Le silence, c'est un problème que ne surmontera jamais la religion. Elle s'en tirera souvent en expliquant que ce silence, paradoxalement, est bien un signe du divin.

 

Et si Augustin est intolérant envers ceux qui ne reconnaissent pas la Vérité dans la Foi chrétienne, désignés comme des bandits, plus ou moins excusés selon le degré d'erreur, il sait que l'on doit interpréter les écritures, puisqu'il s'interroge lui-même sur les textes et doute sur ce qu'il faut en comprendre. Ainsi, le pluralisme est possible, dans la limite de la soumission préalable à la Foi catholique. Des germes de tolérance surnagent :

 

« vous nous avez accordé la faculté, le pouvoir de formuler de bien des façons une idée unique »

 

«  Que me fait, dis-je, qu'un autre comprenne le texte de Moïse autrement que je ne le comprends ? Nous tous qui lisons, nous nous appliquons à trouver, à saisir ce qu'a voulu dire celui que nous lisons ».

 

Cette tentation libérale timide se retrouve dans la description que l'auteur fait de son éducation : « la libre curiosité a plus de force pour instruire qu'une contrainte menaçante ».

 

C'est en retournant à la foi de son enfance, portée par sa mère Monique, qui a une place de choix dans « les confessions », que St Augustin trouvera sa place dans le monde et exprimera ses talents au mieux. Il pourrait ainsi relativiser son mépris des « coutumes », puisqu'en définitive, il y est revenu.

 

Augustin est bien trop intelligent pour vendre explicitement la religion comme un médicament miraculeux contre les tourments de la condition humaine. A aucun moment il ne tombe dans cette ornière, qui serait trop visible. Mais au fond, c'est bien ce qu'il illustre., en présentant son parcours, Il a trouvé Dieu pour Dieu. Mais il prend bien soin de nous décrire les immenses bienfaits qu'il en a ressentis. St Augustin est un excellent militant. Il s'inscrit, en cette fin de l'Empire romain (le sac de Rome a lieu à la fin de sa vie), dans une déjà longue tradition de militants hyper efficaces de la cause. Ils partirent à douze et leur foi devint monopolistique en occident. Qui a rivalisé avec ces gens ? Peut-être les communistes, et leur messianisme renversé. Ils usèrent du même universalisme sans hésitation, et d'un usage subtil des contradictions internes à leur discours. Contradictions, qui un jour, remontent inéluctablement à la surface.

 

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2 janvier 2017 1 02 /01 /janvier /2017 21:58
De notre pandémie identaire - "Vers la guerre des identités ?" - Collectif.  Article paru dans la Quinzaine littéraire

«  Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale ». Sous la dir. De Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Dominic Thomas

« Ni culpabilité, ni haine de soi »

 

Les éditions de la Découverte rassemblent une série de contributions qui éclairent, alertent, sur le développement tous azimuts de la peste identitaire, vindicative et glacée, dans les représentations politiques de notre pays.

 

De ces contributions, à la teinte pessimiste comme la couverture noire du livre (Alec Hargreaves parle des émeutes de 2005 comme de « la dernière chance » manquée « pour sauver la cohésion sociale »), d’un pessimisme certes décidé à tenir bon sur des principes universalistes et égalitaires, comme si malgré l’impuissance des intellectuels fidèles à ces étoiles, ce qui devait être dit est ici écrit ; il ressort que la France est un pays qui n’a pas dépassé une situation « post coloniale ».

 

Par cette expression, les auteurs de « Vers la guerre des identités ? » n’entendent pas, loin s’en faut, que la France serait dans un « continuum colonial », comme le prétendent par exemple les « indigènes de la République », identitaires en miroir des néo fascisants, qui sont pour les auteurs symptômes de la dérive paranoïaque transformant le monde en champ de bataille entre dites ethnies. On signifie plutôt par ce concept de « post colonial » que les uns et les autres n’ont pas su solder ce passé, s’enfonçant dans des obsessions qui mènent à un affrontement général dont le djihadisme local et la progression du Front National sont deux manifestations ; le livre montrant, tristement, que cette vision identitaire de la société s’ancre au plus profond dans l’opinion. Des décennies après « la revanche de Dreyfus » déplorée par Maurras à la fin de son procès de collaboration, nous pourrions bien assister à une troisième bataille frontale où pour l’instant les forces antiracistes semblent comme stérilisées par la violence de l’assaut.

 

 

Une contribution rappelle que près de sept millions d’électeurs ont voté aux dernières régionales pour une ligne politique assumant qu’une partie du corps social – des millions d’habitants – n’ont pas leur place dans le pays ! Et ils ne partagent pas l’exclusivité de cette conviction. La stratégie de Daesh, qui souffle dans le même sens que les identitaires franco nationalistes, est d’enflammer cette tentation de « polarisation » entre deux pays, « eux » et « nous » , en attisant par le meurtre la haine des musulmans, en agitant les références à l’humiliation que fut la colonisation, amalgamée avec les guerres aux Moyen Orient, réactivant l’antisémitisme par instrumentalisation de la cause palestinienne.

 

 

Nous sommes pris sous le feu croisé de ces deux catégories de Croisés qui ont en beaucoup en partage. Entre d’un côté le discours décliniste des identitaires de la dite « souche » mythique, qui ne se résument plus aux seuls groupes d’extrême droite, en particulier depuis la grande opération réussie par Patrick Buisson pour convertir un Président au discours Maurassien, et de l’autre la simplification manichéenne des tenants de l’identité victimaire des minorités, il y a certes une « ligne de crête » à défendre coûte que coûte.

 

 

Les auteurs proclament, parmi les solutions contre l’embrasement, la nécessité de regarder en face l’histoire coloniale. Histoire transformée en amertume revancharde d’un côté, et en névrose obsessionnelle de l’autre. Nous devons avancer vers un «  métarécit humaniste » (Fouad Laroui), donnant sa place à la complexité de l’Histoire, reconnaissant les méfaits incommensurables de la colonisation, sans en éluder les nuances et les contextes. Autour de ce récit nouveau, qui n’a pas son musée en France alors que fleurissent désormais les monuments d’hommage imbécile aux tueurs de l’OAS, nous pouvons éviter de transformer les souffrances d’hier en héritages conflictuels obérant d’autres lectures du présent. Les ghettos, nous dit-on dans ce livre, sont aussi bien des fractures mentales que sociales.

 

 

Le livre revient sur la vaste offensive de réhabilitation du colonialisme lancée depuis 2007, dont le discours présidentiel de Dakar a été l’apogée, n’hésitant pas à comparer l’homme africain à un enfant. En flattant les angoisses déclinistes d’une ancienne grande puissance, craintive sur le vide laissé par sa déchristianisation (le livre converge ici avec les essais d’Emmanuel Todd), et en provoquant le réflexe identitaire des minorités venues du sud, ce discours eut un effet délétère. Mais il s’inscrit tristement dans une perspective durable qui renforce les tentations discriminatoires, elles-mêmes conduisant parfois le discriminé à endosser fièrement la caricature qu’on dresse de lui.

 

 

Le drame est que face à ce déferlement, qui certes a abandonné la notion biologique de « race », quoique le livre rappelle sa réapparition (par exemple dans une célèbre saillie de Nadine Morano), pour la remplacer par un racisme culturaliste échappant plus aisément aux lois antiracistes, bilan positif fragile d’un antiracisme qui semble en échec, sur institutionnalisé, nous ne voyons rien émerger.

 

 

La notion d’intégration a été abandonnée. On ne parle plus que de religion, par la défensive, d’Islam tout court, démonisé. Et revient cette notion agressive d’assimilation, alliée à la dénonciation floue du « communautarisme », toujours celui de l’Autre. Le nationalisme français est d’ailleurs une idéologie floue, un « populisme liquide » selon Raphaël Logier, dans la mesure où elle se fonde sur la peur de l’ « Autre » comme viatique illusoire à la crainte plus profonde d’une dissolution de ce « nous » égaré. Cet Autre s’incarne d’abord dans le musulman, « Janus Bicéphale », cible idéale à qui l’on reproche d’être l’antique ennemi du christianisme mais en même temps de s’opposer à la modernité, toujours perdant. Mais il prend forme aussi dans d’autres figures comme les roms, et peu importe la faiblesse numérique ou sociale de cet « Autre ». Quant au vieil antisémitisme, il n’a pas disparu. Il s’est reconfiguré, mais persiste aussi dans ses vieux stéréotypes.

 

 

Dans une France déboussolée, la haine identitaire devient un liant. Et qui propose un autre ciment hormis la psalmodie abstraite des « valeurs de la République » impalpables, cette évanescence menaçant tout l’édifice philosophique d’une Lumière qui incendia en son temps le monde ?

 

 

Devant ces courants dont on saisit la nature irrationnelle, combien pèsent les analyses ici brillantes d’un Laurent Mucchielli opposant sa déconstruction des statistiques sécuritaires, démontrant les biais qui surévaluent les délits commis par des étrangers, face à un « Français ou voyou, il faut choisir ! » lapidaire, et aux injonctions incitant, au plus haut niveau de l’Etat, à cesser de comprendre, car comprendre serait excuser ? Les auteurs rappellent que comprendre n’a rien de moral en soi, mais que c’est tenter de s’épargner l’aveuglement des futurs perdants de l’Histoire.

 

 

Face au tsunami identitaire, la bataille culturelle ne peut qu’être totale et multiforme. Sur le terrain de l’Histoire, oui. Mais nous avons besoin d’autres imaginaires et d’autres émotions, concurrents des olifants de croisade. Finalement, et c’est là où le livre cesse son incursion, l’identitaire n’a t-il pas une fonction culturelle évidente ? Atrophier l’émergence d’autres lectures des difficultés du monde, sans doute. Comment dans une société qui a profondément changé, donner corps à d’autres représentations, fondements,manières de donner sens aux existences ?

 

j BONNEMAISON
 

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3 novembre 2016 4 03 /11 /novembre /2016 21:11
Le procès de cette horreur qui vient -  " L'affaire Maurras" - Jean-Marc Fédida

L'identitaire. Cette horreur. En "Bloc", certes, mais surtout en cancer généralisé qui si l'on passait la France et l'Europe au Petscan, cette machine d'imagerie de la maladie, très impressionnante, éclaterait en tâches morbides dans tout le corps social.

L'identitaire, cette paranoïa grégaire qui semble envahir tous les discours. Y compris désormais des discours dits antiracistes. Jusqu'aux débats sur les noms des Conseils régionaux.

L'identité ou le statique. L'identitaire ou la passion totalitaire de l'identique.

 

Le fantasme d'un non mélange, d'une pseudo pureté qui n'a jamais existé. Nous ne sommes pas plus gaulois que romains, wisigoths, nous utilisons les mathématiques arabes. Nous sommes grecs, nous sommes polonais, espagnols, italiens, juifs, nous sommes le fruit du chaos du monde. Nous sommes aussi ce que nous voulons, ce que notre désir produit, et ce que nous faisons. Nous sommes singuliers et arlequins. Que sais-je ce que nous sommes ?

 

L'identitaire ou ce petit point de vue egotique de celui qui voit le monde depuis son nombril, s'effraie des cercles concentriques comme autant de barbacanes, alors que le monde commence là-bas, loin là bas et qu'il me rejoint, moi, petit point dans l'univers; et que la vie ne s'enchante que quand, comme le disait un allemand - l'on "préfère son lointain à son prochain".

 

Cette terreur du devenir. Ce "Je suis" qui règle tout alors qu'on n'en a rien fait.

 

Ce " je suis" créancier, victimaire, qui sent son petit chien agressif car peureux. Peur de l'autre mais aussi peur du présent. De s'avancer sans l'armure d'un héritage agressif.

Cette mort sociale programmée, car l'identitaire est programmation vulgaire d'appellation contrôlée.

Cet enfermement. Ce déni de l'agir et du vouloir au profit de la soumission à l'appartenance, c'est- à dire toujours à du pouvoir, à de l'institution.

Ce faux fuyant du faible incapable d'être lui-même sans se soumettre à une essence aveugle à sa nature imaginaire.

Cette diversion perverse qui veut masquer les vraies divisions, celles instaurées par les rapports sociaux, au profit de pseudos étanchéités culturelles, voire génétiques, qu'un simple regard sur l'Histoire, comme le montra en son temps Levi Strauss dans une belle conférence - "race et Histoire", ne tient pas une seconde à l'examen.

Cette démence, finalement.

 

Démence que Jean-Marc Fédida, en retraçant le procès du grand chantre français du nationalisme identitaire, détecte en relatant son procès dans l'"Affaire Maurras". Ce nationalisme identitaire a conduit la France à ses pires heures. Et c'est lui que l'on voit flétrir la culture, déborder des plateaux télés, modifier le langage de ceux qui, même, disent le combattre. Ce procès, malheureusement, n'a pas été mené jusqu'au bout, sacrifié sur l'autel de la restauration républicaine, mais il a eu lieu tout de même quand le gourou de l'Action Française, en janvier 1945, a du répondre d'intelligence avec l'ennemi, de trahison.

 

Les minutes de ce procès en disent long sur la psychologie des nationalistes identitaires. De ces nationalistes bien peu nationaux d'ailleurs. Malgré les horreurs, l'orgueilleux nationaliste, incapable de secouer un peu cette démence à traduction politique qui le justifiait monstrueusement dans son existence de gloire académicienne, est venu à la barre en arborant la francisque, alors que les camps d'extermination étaient tout juste libérés.

 

De son discours ressort un rapport totalement fantasmé à la France, sexualisée, érotisée, comparée à une femme que seul le théoricien nationaliste comprend.

 

Maurras, académicien, censé être un grand intellectuel, n'a rien compris à son propre procès. Et on peut être pessimiste sur la possibilité de faire douter ces gens, tellement leur délire reflète des pulsions fortement ancrées en eux.

 

Pathétique, il aura provoqué le tribunal sans cesse, pour obtenir le châtiment suprême, se sachant condamné au pire. Il recevra l'indignité nationale et sera 'condamné à mourir d'ennui", malgré le réquisitoire pour la mort du commissaire public.

 

Au prononcé du jugement, Maurras, père des complotistes qui polluent notre espace public, confirmera son immense narcissisme, sa paranoïa, son refus des évidences, en s'écriant :

 

" C'est la vengeance de Dreyfus".

Qui fut condamné lui aussi à l'indignité nationale... et pour trahison auprès des allemands, mais innocent pour sa part.

 

Le nationaliste identitaire est grégaire car il est lâche. Il fuit avec les allemands, d'"un château l'autre", ou comme Maurras ose saluer, à Lyon, l'arrivée des alliés dans la ville en plantant un drapeau devant les locaux de son journal criminel. Avant de se cacher cependant. Avant de revenir, trahi par son orgueil, dans la mémoire des vainqueurs, en donnant un interview, flatté, à des américains pour se justifier de ses actes. Ce qui le conduit à la case prison.

 

Durant ce procès, il mentira sans cesse, et continuera, comme dans son mémoire de défense grandiloquent, à tenir les juifs comme le mal du monde, les responsables de la défaite française en 1940. Il ira jusqu'à parler d'influence juive sur la mentalité allemande, comme source de l'hitlérisme ! Jusqu'à ce comble là ! Il mentira, oui, en plus de perpétrer ces délires, en tissant la légende d'un Pétainisme exempt de toute tâche, dissocié artificiellement de la clique de Laval, des Déat et Doriot. Bref restant englué dans des querelles misérables au sein de l'extrême droite française, alors que le moment est historique. Il continuera à user de ce relativisme infect, cynisme d'extrême droite, en mettant à équivalence les bombardements en Normandie et l'occupation allemande, déjà négationniste, en renvoyant Gestapo et résistants gaullistes dos à dos comme semeurs de désordre.

 

Face à lui, il a des magistrats qui ne veulent pas, à juste titre, entrer dans des polémiques politiques et suivre son discours dément, et s'en tiennent aux faits. Maurras a, par sa plume, tout au long de la guerre, salué la politique de collaboration, appelé à la répression la plus violente contre les juifs et les résistants, appuyé le STO et "la relève", c'est- à -dire l'esclavagisme hitlérien imposé aux français. Il aura dénoncé publiquement, dans les pages du journal, des juifs et des résistants et même réglé des comptes personnels en diffamant, faisant risquer des vies. Il aura proposé de liquider des otages, en particulier les familles des gaullistes en représailles de la résistance. Il aura soutenu la création de la Milice, auxiliaire pétainiste des pires exactions des troupes d'occupation.

 

Pendant son procès, lorsqu'on lui expose les faits, il revient à son discours politique, et qualifie ces exactions, déjà, et peut-être Jean-Marie Le Pen, cultivé, qui sait, y pensait.... de "détails".

 

A aucun moment il n'aura exprimé un regret, enfermé dans sa logique identitaire sans failles. Il n'avait pas reconnu l'innocence de Dreyfus, car un juif ne peut pas dans son esprit être innocent, il ne reconnaîtra pas les crimes pétainistes et sa propre responsabilité, pas seulement morale, pas seulement idéologique, mais active.

 

Le sort de Maurras est un écho aux regrets qu'on peut avoir au sujet du nationalisme. Il n'a pas été déconstruit, on a isolé les cas. On l'a laissé se cacher. Tirer parti de la guerre d'Algérie ensuite, conserver une présence dans les plis de la politique française pour resurgir avec le FN et profiter de la fin de la parenthèse gaulliste dans la droite française. La vengeance de Maurras, c'est l'influence d'un Patrick Buisson sur les discours d'un Président. C'est le mainstream des éditorialistes identitaires et le retour de dits intellectuels qui tiennent un discours maurrassien d'une nette fidélité au Maître.

 

Maurras écrira quatre livres en prison avant sa libération pour raisons de santé en 1952 puis son décès. L'Action Française renaîtra, et il y écrira sous un pseudonyme, sous le nom "Aspects de la France". Aujourd'hui "Valeurs actuelles" en a repris le flambeau "philosophique". L'anti communisme a protégé la flamme. Celle qui brûlait dans les vasques de Nuremberg ou des pseudos Nuremberg des collabos français appelant à une nouvelle Europe, expurgée des "nuisibles" et à la révolution nationale théorisée par Maurras. Jean-Marc Fédida résume en une phrase leur obsession anti égalitaire, leur opposition aux principes fondamentaux des droits de l'Homme :

 

" Nul ne saurait exister en dehors de ses origines".

 

 

Cette logique d'enfermement, de déterminisme plaqué, tatoué par "nous" contre "eux", de division par l'ethnie construite mais mythifiée, de guerre civile, de propagation de haine, est redevenue puissante, comme aux plus beaux temps de la revue de Maurras qui prospérait depuis l'affaire Dreyfus.

 

Il est nécessaire de parler de ces gens, criminels de papier. De la congruence entre leur discours, ce même discours qui nous empuantit et intimide, qui s'infiltre comme préjugés, comme "doxa" même, dans le discours journalistique, qui précise bien souvent, par exemple, la couleur de peau ou l'origine d'un auteur de crime de droit commun dans un fait divers... Oui de la congruence entre ce champ lexical, ces théories, et la violence déchaînée qui a détruit l'Europe il y a quelques décennies.

 

Il y a des théories criminelles parce qu'elles débouchent sur le crime, nécessairement, si elles inspirent les gens en capacité d'agir. Il y a des théories qui logiquement, ne peuvent que déboucher sur la violence la plus barbare. Il n'y a pas de nationalisme identitaire "sympa", "moderne", ou purement folklorique, désuet, qui mériterait qu'on rigole de son archaïsme. Les mots ont un sens. Les signifiants s'accordent à des signifiés. Les signifiés à des réalités, auxquelles on se cogne. Il se pourrait bien, et c'est déjà le cas pour des discriminés, et pour ce que nous coûte à tous le boomerang des stigmates racistes, que notre monde se cogne brutalement à la réalité nationaliste xénophobe dont le procès mérite d'être constamment renouvelé.

 

 

 

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29 septembre 2016 4 29 /09 /septembre /2016 19:24
Dans la flasque du soldat, le reflet de la France, « L’ivresse du soldat », Charles Ridel, paru dans la Quinzaine littéraire

L’essai historique que consacre Charles Ridel à « l’ivresse du soldat », c’est-à-dire à la place de l’alcool dans la première guerre mondiale, fouillée, pourrait passer pour caprice d’érudition. Ce n’est nullement le cas. En ouvrant ce dossier, en explorant tous les détails, les carnets de guerre, débats parlementaires, les décisions des conseils de guerre, la doctrine médicale en cours, c’est la France d’hier mais aussi d’aujourd’hui qui montre une partie de son visage. En tirant le vin l’auteur tire un fil profond qui brasse les profondeurs anthropologiques du pays.

 

L’alcool a joué un grand rôle dans le conflit. La manière dont il fut utilisé et géré nous en dit long sur le management guerrier, la vie d’un soldat dans les pires des conditions, sur bien des caractéristiques de notre pays, toujours de mise : ses structures de fonctionnement politiques anciennes, ou encore la bonne vieille tendance de notre pays à l’ambivalence et aux paradoxes. Notre approche des addictions repose sur les mêmes fondements encore aujourd’hui.

 

Pétain, qui en hypocrisie est hors concours, a pu combattre explicitement l’alcool en 1917, puis quelques années plus tard saluer son rôle dans la victoire.

 

A l’orée du conflit, la France est déjà un alambic géant. Elle produit une diversité effarante d’alcools. 35 % de sa population active est liée directement ou indirectement à cette production, et il faut bien qu’on la boive. Les français consomment 150 litres de vin par habitant, par an, en comptant les enfants !

 

Tout un versant de l’étude de Charles Ridel décrit une « union sacrée contre l’alcool », qui eut sa part de vérité. Les antialcooliques, d’abord des Médecins, avaient commencé l’offensive après 1870, imputant à ce « poison » la stagnation démographique du pays. Ils conçurent de grands espoirs en 1914, et obtinrent quelques victoires. Pour perdre finalement. Dans un premier temps, le patriotisme appelle à la sobriété, à l’avant comme à l’arrière. On interdit l’absinthe, malgré les résistances des puissants réseaux économiques du secteur. Les bouilleurs de cru vont perdre leur privilège fiscal. Les débits de boissons sont règlementés et leur nombre va baisser de moins 150 000. Des horaires de fréquentation des débits et de certains types de boissons sont institués, pour les soldats… Et les femmes restées à l’arrière et assurant désormais la production. La vente à crédit est interdite. Les campagnes de prévention sont déployées, avec des messages forts comme « Eau de vie-Eau de mort ».

 

Mais « se pose », comme souvent dans notre pays du magistère verbal, où la politique est discursive et littéraire, et où de nos jours on pond des lois de circonstance comme des tracts, « la question essentielle de la valeur performative de ce discours ».

 

C’est que l’armée, tout au long du conflit, est saisie dans un dilemme, qu’elle tente de surmonter avec réalisme, non sans habileté.

 

L’alcool a bien des avantages pour l’Etat- Major mais reste une pratique incontrôlable qui peut miner la chair à canon et la rendre indisciplinée. Il combattra l’alcool, tout en assurant avec célérité sa distribution et son approvisionnement, d’une complexité effroyable. Sans toujours parvenir à assurer sa qualité, les poilus se plaignant souvent du goût infect du breuvage arrivé à destination, au bout d’une chaîne infernale. L’armée punira les abus d’alcool quand ils menaceront l’ordre, mais avec clémence dans les conseils de guerre qui sont majoritairement saisis pour des infractions impliquant l’ivresse. Les officiers de contact, eux-mêmes alcoolisés, négocieront avec les soldats, sachant les motifs de l’alcoolisation, les avantages réels qu’elle comporte pour la lutte contre le fameux « cafard », le courage qu’il peut apporter aux hommes , son effet anxiolytique indispensable et monopoliste, ses vertus pour l’oubli. Et jusqu’à sa portée symbolique, aussi bien patriotique que vitaliste dans ce contexte morbide.

 

Mais l’armée est aussi débordée par les alcoolisations massives, ce qu’on n’appelle pas encore les delirium tremens. Elle doit subir les rixes, l’image atteinte de l’armée, les tirs imprécis des soldats, leur désorientation, la désobéissance du soldat aviné, jusqu’aux mutineries où l’alcool a son rôle déclencheur ou stimulant.

 

La consommation d’alcool par les poilus, qui rivalisent d’audace pour s’approvisionner, maintiennent des liens avec l’arrière par ce truchement, est massive et généralisée. Les quantités sont difficiles à évaluer mais de nombreux exemples sont simplement effarants. Le « pinard » est selon une enquête la seconde préoccupation du soldat, après la relève.

 

Les officiers savent tout cela, les politiques aussi, qui malgré leurs initiatives antialcooliques, laissent des failles dans la législation tout en gardant un œil constant sur ce sujet stratégique, par exemple sur la question des prix. Les Préfets, quant à eux, adoucissent les règles dans leur application. Et les contrôles sont laxistes. De toute façon, qui pourrait contrôler un tel capharnaüm ?

 

Sans même songer au sort des millions de français engagés dans ce conflit, et dont la bouteille est le premier secours, la prohibition est une utopie dans un pays qui compte quatre à cinq millions d’actifs dans le domaine lié à l’alcool et où l’Etat perçoit 500 millions d’impôts relevant de cette production, qui finance aussi les communes.

 

Pendant la guerre, on distribuera de l’alcool, en réquisitionnant et en important (alors que la France est première productrice mondiale, mais affectée par l’effort de guerre et l’occupation de régions viticoles). D’abord, « le quart » de vin accompagné d’une ration de gnôle, puis on montera jusqu’à un demi litre, voire un litre selon l’interprétation. Mais ces rations ne sont qu’une partie de l’alcool ingurgité. Les soldats touchent des soldes, et l’armée leur permet d’accéder à des camions bazars et à des coopératives.

 

La grande affaire, afin de trouver une doctrine acceptable, sera de transformer l’alcoolisme en « vinisme ». L’alcool est dangereux ? La solution est d’ériger le vin « patriotique », opposé à la bière allemande, en boisson qui n’est pas considérée comme alcool. C’est même une « boisson hygiénique ». L’auteur détaille toutes les étapes et les moyens de cette bataille, le rôle des acteurs, des lobbies, des discours médicaux.

 

Les débats – nous sommes en guerre- sont violents, et instrumentalisent le conflit. Qui est pro allemand ? Celui qui défend le vin, élément du « génie français », ou celui qui affaiblit les troupes en les saoulant. On va jusqu’à s’accuser d’intelligence auprès de l’ennemi.

 

Le « pinard », expression qui l’emporte de loin chez les poilus, reçoit le statut de bienfait. Jusqu’à une limite de deux litres par jour. Après avoir inspiré les poèmes, à foison, venus du front, il deviendra un symbole de la victoire.

 

Les anti alcooliques ont perdu. La France en paix s’inonde de vin, et si l’absinthe est défunte, ses succédanés font fortune et Paul Ricard va lancer une épopée. Les débits de boissons augmentent à nouveau, jusqu’à dépasser les 500 000. Les poilus, dépendants à l’alcool, reviennent et consomment. Leurs épouses aussi. Les divorces explosent en nombre. Le discours anti alcoolique ne disparaît pas. On s’inquiète de la déferlante des psychoses alcooliques léguées par le conflit.

 

Mais sur le front, les sous-officiers pragmatiques, attachant un soldat ivre à un arbre le temps du dégrisement, le subodoraient : c’est « la guerre qui rend fou ». L’alcool n’est que « la béquille » de l’humain. Et encore plus du soldat et de la société en perdition.

 

Comment ne pas être frappé de nos constantes politiques ? L’hypocrisie est toujours de mise. L’Etat ne voit pas « In vino veritas », appliquant la Loi Evin mais laissant à l’alcool une place interdite à d’autres substances dont les dangers sanitaires sont équivalents voire inférieurs. Il ferme les yeux sur les réalités économiques, sociales, d’usage, du cannabis, s’accrochant à des lois que tous les informés savent inapplicables.

 

Autre leçon que je tire, plus personnellement encore de cette lecture : le parlementarisme, comme le montre le livre en décrivant la densité des joutes parlementaires, survit à tout dans ce pays ! Et la « république » s’accommode tout à fait de l’absence de démocratie tant que les Sénateurs et Députés sont au rendez-vous. Si pendant le conflit on a suspendu bien des libertés publiques, une déclaration pacifiste menant en prison, si les élections ont été repoussées jusqu’à la fin de la guerre, la vie parlementaire a prospéré. Les batailles de détail sur le vin, les manœuvres d’hémicycle, les discussions incessantes avec les lobbies, n’ont pas faibli. Cette conception de la démocratie n’est-elle pas, plus que jamais, à l’ordre du jour ? Le théâtre parlementaire fonctionne, et il importe peu si les lois n’ont de valeur que d’ombre sur les pratiques, comme il en fut avec la boisson du soldat.

 

Jérôme Bonnemaison

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25 juillet 2016 1 25 /07 /juillet /2016 12:12
Nuits fauves tricolores - "Les nuits révolutionnaires", restif de la bretonne

Pour tous ceux qui s'intéressent à la révolution française, "les nuits révolutionnaires" de restif de la bretonne est un angle très particulier sur les événements, qu'il est utile de consulter. Etonnant écrivain, très prolixe et oublié, restif est un homme ambigu. C'est peut-être cette capacité à l’ambiguïté prolixe qui lui permet de survivre aux différentes purges révolutionnaires. C'est un intellectuel mais aussi un homme du peuple, longtemps ouvrier typographe. Il est ainsi à son aise aussi bien dans les rues, les cafés que dans les discussions avec tous.

 

Quand survient la révolution française, il est âgé mais continue de passer ses soirées dehors, dans ce vieux Paris dont il est amoureux; Il aime particulièrement l'Ile Saint-Louis mais il ne peut plus y aller, on l''y a menacé. Il nous décrit une ville insécure, lointaine annonciatrice de la capitale d'Eugène Sue, où chaque soir il manque de se faire trucider, assiste aux méfaits des canailles et des délateurs qui pullulent et essaient de profiter du climat de tension pour régler des comptes. La vie des petites gens continue malgré les événements dantesques. Les provocateurs et les espions sont là, et on imagine de surcroît qu'ils sont partout. Paris est une chaudron bouillant qui risque d'exploser à tout moment, attaquant la Bastille, déclenchant les massacres de septembre, allant chercher la famille royale pour la ramener à Paris, ou obligeant la Convention à réprimer les Girondins. Ca circule sans cesse car l'information, ou la désinformation, ont énormément d'influence politique.

 

La révolution depuis le pavé, dans l'entrelacs des affaires intimes et des moments historiques, est son point de vue. C'est une perspective parisienne, et échappent à sa plume nombre de faits majeurs qu'il ne prend pas soin de commenter. Cependant on en apprend beaucoup sur l'ambiance très particulière qui règne sur les îles parisiennes, au palais royal ou aux tuileries. Son livre tient à la fois de l'autobiographie - il nous raconte avec complaisance ses propres ennuis, par exemple avec un ex gendre pervers-, de la chronique politique, de la rubrique d'échotier. Cet homme, qui fut censuré puis autorisé, devait jouer un rôle particulier auprès de la Police, avant même la révolution. C'est un voyeur et il passe son temps à relier les micro événements qui émaillent les rues de Paris.

 

Son évolution propre semble parlante sur celle de l'opinion publique du peuple de Paris, dont on sait l'immense importance dans la dynamique révolutionnaire. Il accueille la révolution avec enthousiasme et peur devant l’abîme, las des privilèges d'une noblesse qui ne sert plus à rien, des abus du système judiciaire. Au début, il n'a rien contre le roi, comme tout le monde ou presque, il penche pour l'alliance du monarque et de la Nation, à l'anglaise, puis il se durcit au fur et à mesure, allant jusqu'à la haine contre les traîtres girondins et un républicanisme radical. Opportunisme ? Pas sûr, pas tout à fait, car il n'hésite pas à être critique en des moments où ce n'est pas si évident. Il n'aime pas le sang en tout cas, tout en étant fataliste sur les heurts d'une révolution. Notre auteur est conscient sur l'importance incommensurable des événements qu'il vit. Il pense, à un moment, aux français ... de 1992, et il décrit avec une extrême pertinence le regard que nous porterons sur la période révolutionnaire.

 

Son livre rappelle, par ce cheminement d'histoire en histoire au gré des rencontres, les "mille et une nuits", qu'il pourrait avoir lues, je ne sais pas si c'était déjà lisible en France. Il entremêle sans cesse les notations sur les événements politiques et des histoires de mœurs qu'on lui narre, ou qu'il invente, censées être récoltées dans ses traversées incessantes du paris révolutionnaire en tumulte.

 

On peut se demander s'il n'est pas mythomane cependant, et s'il parvient encore à distinguer la réalité de la fiction. On a l'impression qu'il se permet de pénétrer dans ses propres fictions. Il se retrouve tout le temps, à plusieurs reprises dans la nuit, dans des situations où sa présence, sous fausse modestie, vient chasser un maraud qui menaçait une pure jeune fille.

 

Il aime faire peur avec la figure du libertin, loup garou qui écume les vieilles ruelles parisiennes, et qui se confond un peu avec le contre révolutionnaire. restif a semble t-il un rapport, là aussi, fort ambivalent au libertinage. Il déteste Sade, dont il semble, comme ceux qui le lirent de son vivant, ne rien comprendre, seule la perspective historique permettant de saisir le sens de l'oeuvre du Marquis, qui n'est pas "sadique". Il écrira ainsi un anti justine, mais il a aussi commis des textes érotiques et déteste les prêtres par dessus tout. Il est fasciné par le vice, puisqu'il le scrute et le chronique, avec de fausses pudeurs, tout en paraissant lui-même d'une conduite irréprochable. Il n'empêche que son voyeurisme est évident, justifié par l'édification des lecteurs sur "ce qui se passe vraiment dans cette ville". Il nous gratifie de plusieurs histoires d'amour qui flirtent avec l'inceste, et qu'il entrevoit avec un regard positif, histoires qui sont nettement fictives et montent en puissance.

 

Clairement il est du côté de l'anti conformisme et de la liberté,, mais il s’effraie du déchaînement de cette liberté. Ceci est tout aussi vrai pour le politique que pour les moeurs. Il ne supporte pas la violence, en toutes choses, et qu'on s'en prenne aux innocents. Les femmes le fascinent, c'est pourquoi il en parle constamment et les aborde dans les rues pour entendre leurs histoires, ce qui n'est pas sans intérêt sociologique. On voit leur dépendance à l'égard des hommes dans les villes, leur "entretien". On voit aussi qu'elles se sont mêlées de la révolution de bout en bout, même si on ne retient aucun nom aujourd'hui, même pas celui de Mme Rolland. Il nous permet d'entendre ce délicieux langage populaire d'autrefois, baroque, construit, précautionneux.

 

Les textes de première main comme "les nuits parisiennes" sont des documents précieux, indispensables à compléter la lecture des historiens, malgré leurs dimensions manipulatrices. C'est le filtre d'une subjectivité directe qui nous offre le goût d'une époque. Ce qui a compté au moment des événements n'est pas ce qui nous semble déterminant aujourd'hui, évidemment, et ce décalage est riche de leçons philosophiques. La trahison d'un général de la république, qui passe à l'ennemi, nous ne nous en souvenons pas. Mais pour le peuple de Paris c'est un événement primordial qui déclenche des étapes de la révolution. Nous nous souvenons plus aisément des serments d'assemblée, des grandes proclamations, des lois. Pour le peuple parisien d'alors les basculements juridiques sont souvent des conséquences de moments beaucoup plus marquants humainement. Cela nous arrive aussi, en ce moment même, sans doute. Des attentats que nous subissons, que restera t-il dans la postérité ? Peut-être les conséquences politiques, le souvenir de l'utilisation prolongée d'un état d'urgence qui à la vérité n'affecte pas beaucoup nos vies, bousculées par le traumatisme des attentats que les historiens auront du mal à répercuter. C'est pourquoi la littérature, dans sa fonction de subjectivisation, a aussi une grande valeur historique.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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