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2 avril 2016 6 02 /04 /avril /2016 11:13
Graine de bourreau - Didier Epelbaum, « Des hommes vraiment ordinaires ? – les bourreaux génocidaires », paru dans la Quinzaine littéraire

Elle est souvent citée cette fulgurance d’Hannah Arendt : « le mal n’est jamais radical, seul le bien est radical ». Elle est indissociable de sa théorie de «la banalité du mal ». Le criminel de papier c’est celui qui a renoncé à penser et se vit comme courroie de transmission dotée de rationalité instrumentale. Le criminel de papier n’est pas radical comme le Juste, sans concession, tel Nelson Mandela. C’est plutôt un « mister nothing ». Mais Arendt s’est penchée sur les criminels de bureau. C’est Christopher Browning, dans son célèbre « Des hommes ordinaires » qui appliquera cette notion de banalité aux hommes d’exécution, à travers l’étude d’une troupe allemande chargée des liquidations à l’Est. Ceux qui tiennent la machette ou le fusil.

 

Pour Didier Epelbaum, qui se concentre lui aussi sur celui qui en bout de ligne, on a surenchéri sur ce thème de la banalité du bourreau, au risque de dédouaner les tueurs, ou plutôt de les dé singulariser (concept moins moral, plus heuristique), victimes de techniques d’embrigadement et de « circonstances exceptionnelles ». Or dit Epelbaum, prudent et respectueux des théories qu’il critique, il est essentiel de séparer les victimes des bourreaux, même s’il existe une « zone grise » (exemple de certains kapos ou de rwandais qui ont à la fois protégé des tutsis et participé au massacre).

 

En revenant sur le génocide des arméniens, la Shoah, le Cambodge de Pol Pot, le Rwanda du Hutu Power, et à travers des exemples en ex Yougoslavie, Didier Epelbaum, qui ne cache pas son souhait de se rassurer si possible sur l’humanité (sincérité de l’Historien qui n’en est pas moins un individu), conteste la théorie du bourreau vu comme une « page blanche » dont les manipulateurs réécrivent le contenu. Ces réflexions peuvent s’appliquer aussi à ce qui se passe en Syrie et en Irak.

 

C’est bien au terme d’un processus de sélection, articulé au dressage certes, que le bourreau devient bourreau. On ne saurait donc les qualifier d’hommes ordinaires. Nous ne pouvons pas tous devenir des bourreaux. Ni d’ailleurs des Archanges de la Justice.

 

Un génocide est toujours dirigé par une « élite » génocidaire. Celle-ci n’a rien de banale. Hitler ne l’est pas. Les chefs génocidaires deviennent ce qu’ils sont au terme d’une vaste préparation idéologique. Les chefs hutus ont mûri leur projet dans l’influence de la société coloniale, très tôt. Au « sommet de la pyramide », on trouve plutôt de l’ « extraordinaire ». Les génocides ont été pilotés par des cercles restreints, à la tête de ce qu’Epelbaum nomme une « cidocratie », c’est-à dire un système ad hoc tourné vers le projet génocidaire, reposant sur une idéologie fanatisée. La direction des Jeunes Turcs, à l’origine du génocide arménien, est un groupe d’une quarantaine de membres. Au Cambodge, neuf personnes ont autorité absolue.

 

De 300 à 400 000 personnes ont directement participé à l’extermination des juifs européens. Au Cambodge, on évalue les génocidaires à 150 000 personnes. Mais ces chiffres sont sujets à caution.

 

Les mentors s’appuient sur des « viviers génocidaires », seconde strate très marquée idéologiquement. Là aussi, on ne trouve pas des hommes « ordinaires », comme le montrent les portraits. Ces chefs créent des troupes de choc. Leur première caractéristique est la masculinité, sauf cas minoritaires.

 

Les bourreaux sont-ils nombreux ? En valeur absolue il me semble que oui, mais Epelbaum parle en pourcentage de la population, et relativise cet aspect massif. Il souligne que pour tuer des civils, nul n’est besoin de masses de tueurs. C’est une clé importante, car s’il suffit de peu d’assassins, alors on peut s’appuyer sur les volontaires.

 

Il a été maintes fois constaté que pendant la Shoah des soldats reculaient devant le travail de massacre. On les remplaçait et on ne les sanctionnait pas. C’était admis comme un travail pénible. Aussi ceux qui l’effectuaient étaient surtout les volontaires, oscillant entre le sadisme et l’indifférence à la tâche. En réalité il n’y avait pas grand risque pour un soldat ou un SS allemand à demander une réaffectation. Les officiers étaient compréhensifs. Dans d’autres contextes ce fut différent, comme au Cambodge où l’absence de zèle coûtait la vie. Mais les massacreurs créent toujours leur pointe avancée.

 

Les bourreaux sont jeunes. C’est une constante. Parfois très jeunes. Ils sont sélectionnés sur leur aptitude à la violence qu’on teste très vite en leur donnant des armes. La capacité à exercer la violence doit aller de pair avec la faculté d’obéissance absolue et l’esprit de sacrifice. Le génocide avance par une sorte d’auto-sélection. Le viol est une composante essentielle du génocide, dans sa dimension de « purification ethnique ». Ce n’est pas un « à côté » du génocide mais un outil de destruction de la communauté visée. Le goût du viol est-il si ordinaire ?

 

Les bourreaux sont cependant différents dans leur absence de banalité. Ils sont parfois sélectionnés, dans la SS, comme élite. Au Cambodge on place des illettrés à des postes de commandement. Les projets génocidaires ont aussi eu usage des tueurs qu’on exfiltra de prison : ce fut le cas en Turquie, au Rwanda.

 

Le massacre est planifié. Même dans le cas du Rwanda, Epelbaum ne croit pas à un génocide populaire spontané. Si les hutus ont été fortement mobilisés, magnétisés par la promesse des terres et des biens des tutsis, beaucoup se sont contentés de « boucler » les territoires, sans tuer. Les massacreurs étaient là aussi, volontaires.

 

Psychologiquement les différents procès montrent des points communs entre les tueurs, qui ne relèvent pas de psychoses – mais manifestent une incapacité à l’empathie, et même à ressentir la souffrance, y compris la sienne. Ils ont une propension au simplisme (« nous et les autres »), dénotent par leur absence de remords, et instaurent des clivages de personnalité. Le tueur d’enfants cruel est possiblement un excellent papa. Un point clé est la mono appartenance. Le danger réside dans l’identité exclusive, clôturée.

 

Si les bourreaux étaient ordinaires, alors pourquoi les « justes » sont-ils si nombreux ? Car ils le sont. Si une partie conséquente des juifs d’Europe a survécu c’est grâce à la solidarité des peuples, par exemple en Pologne, pourtant caractérisé comme le pays antisémite par excellence. L’empathie a même conduit des antisémites à protéger des juifs (J’ai souvenir de ce film, « le vieil homme et l’enfant », avec Michel Simon). Et si les gens bienveillants étaient finalement plus ordinaires que les bourreaux ? Le peuple arménien a pu échapper à l’extermination totale en trouvant refuge dans d’autres communautés.

 

Au terme de ce livre qui s’interroge beaucoup devant le mystère de la violence extrême, inimaginable, comme le cannibalisme au Cambodge, on se dit que l’humain porte en lui un éventail inouï. Hitler et Martin Luther King sont de la même époque. Chaque être humain est sans doute d’une grande plasticité. Mais nous ne sommes pas égaux devant la cruauté. Beaucoup savent au fond d’eux, sans aucune espèce de doute, qu’ils ne pourraient simplement pas commettre certaines exactions en restant vivant. Le talent sinistre des génocideurs est de dénicher les personnalités aptes à glisser dans leur projet, et à utiliser les leviers pour les radicaliser. A ces compétences odieuses la civilisation doit opposer le désir, tout autant possible, d’éduquer des humains tournés vers la vie, la beauté, la solidarité. Cette lutte est indécise. Car au sein même des phases génocidaires les plus intenses, les exemples montrent que la bienveillance survit. Elle est donc indestructible.

 

In fine, on en revient à un souci de définition du sujet posé. Qu’est-ce qu’un homme ordinaire ? L’humain, en tout cas, cet être conscient de lui-même, capable de massacrer ses semblables au nom d’ « idées » ou de besoins secondaires, n’a rien de banal. Aucun de nous, sans doute, n’est ordinaire. Ni les saints, ni les bourreaux, ni le Monsieur William de Léo Ferré, employé modèle qui un jour se détourne de sa route pour son malheur. C’est la condition humaine qui nous rend, dans un sens non normatif « extraordinaires ». Indécis, paradoxaux. Imprévisibles.

 

Jérôme Bonnemaison

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13 janvier 2016 3 13 /01 /janvier /2016 19:10
Palmyre, c’est fini

Paul Veyne considère dans son petit essai d’adieu sur « Palmyre, l’irremplaçable trésor » que les troupes de Daesh détruisent les ruines antiques, non pas par haine particulière du paganisme, mais parce que l’occident admire l’art antique. C’est une interprétation politique qui s’entend, mais elle ne m’a pas convaincu.

 

Il me semble surtout que ces gens, dont le slogan est – en prend on la dimension ? – est « nous aimons la mort autant que vous aimez la vie », écho funeste du « viva la muerte » des phalangistes espagnols d’antan, détestent tout ce qui n’est pas conforme à ce plein qui vient combler leur vide : tout ce qui vit en dehors de cette version aboutie, totalitaire, non négociable ni amendable, non ouverte à quelque doute, de la vie définie comme obéissance totale à un Dieu et l’interprétation la plus rigide de ce qui est censé être sa « lettre ». Tout ce qui est Autre.

 

Et la culture vit, voilà ce qui était insupportable à Palmyre, en plus du fait que toute occasion leur est bonne à saisir pour démolir. L’art et l’architecture antiques vivent, en fécondant c’est cela qui justifie l’énergie et les munitions dépensées par ces fanatiques à tout détruire. La beauté, aussi, leur est manifestement insupportable, à partir du moment où elle se partage. On ne peut pas voiler des ruines, alors on les détruit. D’une certaine manière, le soin pris par ces gens à démolir est preuve de la valeur de la culture. Leur haine provoque en écho ce petit message rassurant ; la culture n’est pas morte, n’est pas neutre, n’est pas impuissante. Ce que l’on s’acharne à détruire n’est pas indolore. Les Historiens doivent se sentir non pas déprimés mais raffermis par ces destructions, car elles sont un aveu de ce qui dérange celui qui par folie totalitaire veut faire table rase. L’Histoire en particulier. La liberté de l’Histoire.

 

Il est vrai que la lointaine Palmyre, qui se pensait à son apogée du troisième siècle comme au cœur de l’Empire – notre mondialisation n’est pas la première- incarnait tout ce que les fascistes islamisés détestent et que l’Empereur Hadrien dans ses faux mémoires si véridiques écrits par Mme Yourcenar, allait chercher aux confins de l’Empire pour s’enivrer. Palmyre, Paul Veyne l’explique élégamment de son style classique, c’est l’inédit d’un mélange, aux limites du monde romain, tout près du puissant Perse, teinté fortement de culture arabe (nomade). C’est ce qui imprègne le site antique, avant que Palmyre ne décline. Palmyre c’est aussi un système politique complexe, pragmatique et fondé sur l’équilibre et le pluralisme, les tribus y trouvant leur compte.

 

Rome meurt, Palmyre décline. L’islam vient. Il ne s’est pas préoccupé de fouiller partout pour tout détruire du passé. Ces gens qui se réclament du moyen- âge ne connaissent même pas leur moyen-âge. Savent-ils que la civilisation qu’ils disent défendre n’a pas eu besoin de Renaissance parce qu’elle n’a pas sombré dans l’obscurantisme, justement ?

 

Palmyre n’est pas tout à fait morte. Il reste des Paul Veyne.

 

De Palmyre en Syrie, et c’est ce qui la condamna, surgit le rêve d’une femme, Zénobie, qui voulut conquérir tout l’Empire au Troisième siècle et fut stoppée par Aurélien. Une femme. Les djihadistes le savaient-ils ? On ne sait pas. Je ne crois pas que ça les intéresse plus que cela, leur détestation doit être instinctive et à ce titre assez sûre. Redécouverte à l’époque de l’archéologie naissante, activité contemporaine, elle fut conservée dans son écrin. Mais la haine dans sa version post-moderne aura eu raison d’elle alors que tant de siècles l’ont laissée tranquille, sous le sable.

 

La haine de la beauté, cette maladie du nihilisme au sens nietzschéen, la haine du passé trop vivant pour être acceptable, la haine totale. La forme que prend la pulsion de mort dans l’Histoire. Comment penser qu’elle puisse être indifférente à cette cité bigarrée, cité de caravaniers et de marchands, étape fondamentale sur la route de la Soie, totalement ignorante de l’intolérance religieuse, des dizaines de divinités peuplant les œuvres d’art que l’on y a retrouvées. A Palmyre il y avait un culte officiel comme dans l’Empire, mais c’était juste l’officiel, il n’était pas obligatoire comme il n’est pas obligatoire d’aller en costume du dimanche au défilé du 14 juillet, et tout Dieu était légitime à partir du moment où il était le dieu de quelqu’un. Il ne prétendait pas à grand-chose, d’ailleurs, le dieu. Il comblait les déserts d’ignorance de l’humanité et lui servait d’anxiolytique. Heureusement il reste de Palmyre ce qui a été importé par le pillage muséal occidental. Ironie de l’Histoire.

 
Se tourner vers ces siècles là, confrontés eux aussi à une forme de mondialisation et de cohabitation de croyances luxuriantes, est plus nécessaire que jamais. C'est pourquoi on doit sans doute aborder avec le plus grand sérieux la pérennité des "humanités" dans nos écoles et nos universités.
 
 

 

 

 

 

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1 décembre 2015 2 01 /12 /décembre /2015 15:06
Du clair- obscur surgissent les monstres, "Des monstres et prodiges", Ambroise Paré- paru dans la Quinzaine Littéraire

Il est étrange et plaisant de lire un ouvrage éclos dans un autre paradigme que celui qui encadre globalement notre époque. Le paradigmes des paradigmes, l'"episteme" selon Foucault. On y goûte ce détonnant mélange d'antipode et de voisinage, puisque venue du passé transcendé, cet héritage nous précède. Il en est ainsi avec " Des monstres et prodiges" de l'honorable chirurgien des souverains du siècle des guerres de religion que fut Ambroise Paré. Il écrit longtemps avant Darwin, quand la biologie s'en réfère encore d'autorité aux textes antiques, parce qu'un grand nom "a dit ".

 

Ce praticien admirable - il inventa par exemple les ligatures de vaisseaux sanguins, apaisant bien des blessés de guerre - est un homme culturellement ancré dans son époque, nullement avant-gardiste, et dont les écrits ont valeur documentaire sur la Renaissance tardive. C'est en lisant Paré qu'on comprend aussi, par contraste, le génie pionnier de Montaigne, définitivement passé dans l'ère du séculier.

 

Ambroise Paré, gloire de son temps, nous propose un cabinet de curiosités que le plus galvaudé de nos forains jugerait dépassé, dont certaines sont d'ailleurs collectionnées par ses soins. Une litanie de monstres et prodiges. Et il illustre par là un moment particulier de la science : elle se réveille et se risque vers l'indépendance, le systématisme et la découverte de lois naturelles, l'expérimentation, car Colomb a conduit à s'y résoudre : l'humain peut et doit investir le monde. Mais cette science, qui gonfle le torse, et Paré affirme la noblesse de la médecine, n'est pas encore émancipée de la pensée religieuse qui l'enchâsse solidement. Elle n'est pas affranchie de l'enchantement qui filtre le regard médiéval.

 

Lire Paré, prolifique auteur autant qu'amputeur sur les champs de bataille, c'est entrer avec délice et dépaysement dans ce clair-obscur d'une Renaissance française, indécise, hésitante devant les soubresauts que la Réforme a déclenchés, ravageant le pays pendant des décennies. De ce clair- obscur, pour reprendre la fameuse phrase de Gramsci à propos des crises, surgissent les monstres. Ils sont, et Paré le confirme, des annonciateurs du malheur, et la France d'alors, stupéfaite par une Saint-Barthélemy, aime se doter de signaux d'alarme.

 

L'auteur a une difficulté à définir le monstre. C'est nous dit-il un phénomène "contre le cours de la nature". Mais en même temps, rien n'échappe à Dieu. Aussi, le monstre est partie de la création, même si le démon y a sa part. Paré justifie ainsi sa fascination pour le monstrueux. En définitive, le livre se développe peu à peu comme une exposition des prouesses de la nature, où le médecin, au départ soucieux de classer et d'expliquer, en vient à sortir ses gravures de plus en plus vite, comme enivré de ses trouvailles, à l'instar d'un enfant qui veut partager ses émerveillements devant le monde. Il en vient d'ailleurs à nous montrer une girafe, un crocodile, une autruche, un caméléon.

 

D'où vient le monstre ? C'est ici qu'on saisit où en est le savoir, en pleine transition pré- galiléenne. Le monstre peut manifester gloire ou colère de Dieu, acte du démon. Mais il peut aussi surgir du prosaïque : la chute d'une femme enceinte, "les maladies héréditaires", ou l'étroitesse du bassin de la parturiente. Quant à la surabondance ou au manque de semence, on les emprunte aux Anciens. Même la somatisation a sa place, puisque le monstre peut provenir de l'imagination, et il en est ainsi avec un enfant-grenouille, joliment illustré (et drôle), né monstrueux car on rencontra un batracien pendant la conception. Le Médecin s'avance, mais point trop, il ménage l'inquisiteur.

 

Pour ceux qui auront lu à grand profit l'essai de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, où elle étudie la grande chasse aux sorcières qui accompagne la naissance du capitalisme à cette époque, indissociable d'une discipline de fer et de feu sur les femmes, les écrits d'Ambroise Paré feront office de document édifiant. Les femmes sont souvent pointées comme responsables des dérapages de la nature, elles créent des monstres en concevant "pendant leurs fleurs", elles sont citées abondamment quand on parle de sorcellerie, elles ont facheuse tendance à vagabonder et à se faire passer pour monstres afin d'échapper au travail. Un chapitre s'intitule ainsi "d'une grosse garce de Normandie, qui feignait avoir un serpent dans le ventre"... Un serpent, cela tombe à pic... Ambroise Paré est un misogyne violent de son temps, qui proclame que si la femme peut se transformer en homme, jamais la réciproque n'est constatable, "parce que nature tend toujours à ce qui est le plus parfait".

 

Paré relate nombre de procès et ici on se souvient de Foucault et de son grand renfermement, car le coupable est celui qui mendie pour ne pas travailler, se déguisant en bossu ou en "ladre". Le Médecin de ce temps est auxiliaire de police. Paré parle du côté du pouvoir.

 

Tout le propos oscille entre l'avenir de la raison et le passé de l'enchanté. Les deux se mêlent. Par exemple quand l'auteur exprime sa grande sévérité envers les pseudos médecins qui prétendent que les démons peuvent engendrer des naissances humaines. Il le les attaque pas sur le fait de mêler le diable à la médecine, mais sur le fait que les démons étant des esprits ils n'ont pas de semence. Le rationnel et l'empirisme s'expriment ainsi à l'intérieur même d'une gangue qui éclatera avec Galilée, mais Paré en est un annonciateur parmi tant d'autres lorsqu'il affirme que l'on doit "rejeter toutes telles sotteries et s'ârrêter à ce qui est nature". Le superbe livre La possession de Loudun, de Michel de Certeaux, qui évoque des évènements un peu postérieurs à Paré, met en scène le même type de schizo médecine.

 

Mais parcourir cet ouvrage c'est aussi prendre plaisir devant la naïveté attendrissante de ces pionniers de notre science, et en particulier ces nombreux dessins aux légendes devenues d'un comique surréaliste : " Figure d'un monstre fort hideux, ayant les mains et les pieds de boeuf et autres choses fort monstreuses". On trouvera un "monstre-chien à tête de volaille", un "enfant demi-chien", un "demi-homme et demi-pourceau"... Les barrières des espèces sont alègrement sautées, car elles n'existent pas encore. Les règles de l'empirisme n'ont pas été posées. Aussi parfois l'auteur nous affirme qu'il l'a vu de ses yeux, parfois il cite simplement un témoignage d'un ami, ou un texte d'autorité, et puis il n'hésite pas à user des formes impersonnelles : "on a vu un homme, en cette ville de Paris, du ventre duquel sortait une autre tête".

 

Ambroise Paré voulait-il "faire le buzz" ? Sans doute. Mais cette vocation pour l'étrange semble tellement passionnée qu'elle est signifiante. Paré semble en appeler à l'avenir de la science : elle a tellement à explorer, et d''ailleurs il y a ces prodiges du Nouveau Monde, ou ce ciel où l'on pourrait s'aventurer. Il semble enfin se passionner pour la vie, pour l'imagination infinie de la nature. Paré s'est consacré à soigner des blessés sur des champs de bataille, il a inventé des extracteurs de balle, des prothèses. Nous touchons là sans doute à la vocation initiale du médecin, émouvante. Il est du côté de la vie. Et nous, qu'y voyons-nous en ces monstres ? Sans doute la même chose que l'on aime regarder, toujours chez les forains, dans les miroirs déformants. C'est à dire : nous. Soumis au glissement, à la métaphore. Un autre nous que nous qui dit des choses sur nous ? Monstre moi qui je suis.

 

rôme Bonnemaison

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4 novembre 2015 3 04 /11 /novembre /2015 14:32
Mendès ou la dignité - texte paru dans la Quinzaine littéraire
Mendès ou la dignité - texte paru dans la Quinzaine littéraire

L'excellente "Quinzaine littéraire" m'a fait l'honneur, en lien avec la famille de Pierre Mendès France, de me confier la chronique de la réédition des mémoires de guerre de PMF, dont j'avais évoqué une ancienne édition sur ce blog, qui leur avait plu au cours de leurs recherches. Belle rencontre qui m'a permis de renouer contact avec Mme Joan Mendès France dont je fus l'étudiant il y a deux décennies, et son mari Michel, fils de PMF, ceux-ci se consacrant à faire connaitre l'action de l'ancien Président du Conseil.. Sans doute - je dis cela pour mes quelques lecteurs réguliers- me retrouverez- vous périodiquement dans cette revue de référence, sans concession autre qu'à l'amour de l'art, à laquelle je ne peux que vous inciter à vous abonner. La presse critique authentique a besoin de soutien, pour qu'une autre parole que celle du marketing existe dans notre domaine de passion.

 

Voici donc l'article signé de ma part, paru le 1e novembre 2015 dans la "QL"

 

Mendès ou la dignité

Liberté, liberté chérie, Pierre Mendès France. Ed Démopolis.

 

Nul n'est tenu d'être modéré en politique. Mais toutefois de reconnaître qu'en des moments tragiques, certains "modérés" manifestent au plus haut point une radicalité admirable. Sans doute est-ce une certaine sagesse qui les incline à la nuance et leur offre simultanément le secours d'une lucidité implacable quand sonne l'heure du combat. Jean Moulin était un modéré. Pierre Mendès France aussi. Il arrive qu'on se réclame de "PMF" pour prôner le refus de la rupture comme une essence indépassable politiquement. On ne lui rend pas justice en ce cas.

 

La lecture de ses mémoires de début de guerre, intitulées "Liberté, liberté chérie ", salubrement rééditées en une édition de référence richement documentée, par la maison démopolis avec le concours de la fondation Jean Jaurès, de l'Institut PMF et la contribution active de la famille, offre une image différente de celle d'un "grand homme" canonisé parfois par des élites pas forcément à la hauteur de leurs admirations.

 

Le Président du Conseil qui exfiltra intelligemment la France de la nasse indochinoise fut pendant la deuxième guerre mondiale un exemple de témérité, de probité ; et en refermant ces étonnants mémoires de lutte , on méditera sur les profonds courants souterrains qui ont creusé le gouffre entre ce type de "politique" et celui qui domine en notre temps. Même si ce sont sans doute les moments exceptionnels qui révèlent les trempes admirables et que notre génération de dirigeants n'a connu de drame historique que le vote d'un pourcentage de TVA. Nous vivons bien des tragédies, mais à bas bruit étouffé par l'édredon consumériste, pas des guerres de mouvement impliquant toute la nation.

 

Il y a une parenté étrange et fortuite entre Mendès, le député incarcéré à Casablanca, et Victor Laszlo, le personnage du résistant dans le film... "Casablanca", tourné à la même époque. Le même dévouement total à la liberté.

 

"Liberté, liberté chérie" est certes un livre à finalité politique, marqué par les circonstances, qui cherche avant tout à favoriser la légitimité de la France Libre gaullienne. Il parait aux Etats-Unis en 1942. Mais c'est un livre très personnel aussi. Pour ceux qui ont vu "Le chagrin et la pitié" d'Ophuls, où Mendès témoigne sur cette même période, ils retrouveront la même élégante hauteur de vues, cette noble modestie, cette distance parfois ironique mais jamais haineuse.

 

Pendant cette guerre, qui commença si difficilement pour lui et le mena ministre dans le gouvernement provisoire de libération, Mendès fut héroïque et sans hésitations. Il confie avec dignité la mélancolie qui le submergea pendant ses trois cents jours de prison , victime d'un mensonge d'Etat ignoble et de l'antisémitisme institutionnel, mais il tient debout. Pourquoi donc ?

 

Sans doute c'est ici qu'on reconnaît les êtres d'exception. En eux il n'y a pas de dilemme douloureux entre les principes et l'intérêt personnel, car leur élévation spirituelle a fusionné ces deux dimensions. C'est là où se ressource une honnêteté déconcertante pour un politique, par exemple quand il concède dans une post face avoir sans doute forcé le trait sur la rupture précoce entre français et Vichy , car son objectif est de légitimer la résistance aux yeux des alliés.

 

Certes, dans cette épreuve- et il se moque de lui-même à ce propos-, il pêche par naïveté et légalisme face à l'oppresseur, en se laissant incarcérer par souci de s'expliquer. Il attend le jugement de la cour de cassation pour s'évader... Mais dès le premier jour de la débâcle, il n'hésite pas. Pilote dans l'Armée de l'Air, il veut se battre les armes à la main. Il affronte sans ciller les magistrats chargés de l'habiller en traître juif, surmontant sa peur pour mener la bataille politique, et les humilie. Il a un comportement admirable en prison, parvient à s'évader en échafaudant un plan minutieux et brillant. Puis avant de rallier Londres, via la Suisse, l'Espagne et Lisbonne, prend le temps de mener une enquête fouillée à grande valeur historique sur la France occupée. Il s'engage ensuite dans une unité de combat, et ce député risque lourdement sa vie dans des missions de bombardement.

 

Quand Mendès écrit, lors d'une escale aux Etats Unis début 1942, le sort de la guerre est indécis. Mais il a déjà compris, comme de Gaulle, que la défaite des nazis est inévitable. Il avait aussi anticipé le succès des soviétiques.

 

C'est un document précieux sur la vie quotidienne en Afrique du Nord et en France en 40-41. Mendès expose longuement, avec force détails, les conditions de vie, dans les villes, les campagnes, les prisons. Il évoque même l'homosexualité pénitentiaire, sans préjugés et avec empathie pour les hommes qu'on sépare... rare attitude sans doute en cette époque. Mendès, grimé, observe la France incognito durant sa "cavale". Et on perçoit les souffrances majeures imposées par l'occupant et Vichy. il parvient, tout en étant traqué, à repérer les premières formes de la Résistance.

 

Parmi les multiples intérêts du livre, on soulignera les portraits acérés des magistrats pathétiques et cruels chargés de la répression. Ils montrent l'acuité psychologique de l'auteur... on sait depuis "Le Prince" que c'est la première vertu du politique.

 

Autre signe d'un esprit hors du commun : la perception immédiate de ce qui s'abat sur les juifs. Mendès, par ses origines et sa foi y est certes sensible. Mais il décrit le processus tout à fait clairement, soulignant que Vichy a surabondé par rapport aux lois allemandes. S'il ne sait pas que le projet d'extermination a commencé, il attire l'attention sur les déportations vers l'Europe de l'Est. Son intuition vise juste.

 

L'ouvrage dessine la cohérence d'un patriotisme de gauche, républicain, dans sa différence irréconciliable avec le nationalisme. Un patriotisme comme une évidence : un peuple sous occupation n'est plus libre d'exercer sa souveraineté : l'unité de tous pour la liberté doit s'imposer. La Nation est un espace démocratique indissociable de la souveraineté populaire. D'où le ralliement immédiat de cet homme à la France Libre. Tout de suite, Mendès embarque sur le "Massilia" parti de Gironde avec de nombreux politiques, militaires, fonctionnaires, pour aller continuer la lutte en Afrique du Nord, tombant dans un guet-apens cynique , les collaborateurs transformant cette traversée en désertion.

 

Oui, Mendès fut un modéré. Mais un modéré capable de dire des vérités cinglantes aux juges infâmes chargés par Vichy de le condamner. Capable de s'enfuir pour combattre, prenant le temps de récolter une information précieuse au péril de sa vie. Capable d'entrer en lutte sans la moindre tergiversation, alors qu'il est inquiet pour sa famille. Cette catégorie là de modéré, rare, préfère certainement, et le titre du livre nous en informe, la liberté à l'égalité. C'est que la liberté, sauvée, laisse ouvert le champ du possible, et permet toujours de se mouvoir vers l'égalité. Ce qui devient impossible dans une société pénitentiaire. A cet égard Pierre Mendès France, par son exemple et ici sa plume, prend place auprès des grandes voix de son siècle face au totalitarisme. Aux côtés d'Orwell, Koestler ou Arendt à d'autres titres.

 

Il était donc temps de voir resurgir "liberté, liberté chérie" en nos librairies. En un euphémisme dans l'esprit de Mendès, on pourrait dire que les exemples de dignité faite homme, en nos temps nihilistes, ne sont jamais de trop.

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25 août 2015 2 25 /08 /août /2015 18:23
La signification de Gramsci au prisme de l'enquête de Police - "Les deux prisons de Gramsci", Franco Lo Piparo
La signification de Gramsci au prisme de l'enquête de Police - "Les deux prisons de Gramsci", Franco Lo Piparo

Je suis de ceux qui considèrent que la culture est le politique. Si l’on s’en tient à ce qu’Hannah Arendt définit comme le politique : ce qu’il y a entre les gens. Cet espace-là. Ce qu’il y a de plus politique sont les raisons d’agir et donc les représentations du monde. Gramsci est donc à mes yeux un grand penseur décisif. Lui qui a saisi, le premier, que la guerre de mouvement, soit la politique comme conquête de l’appareil d’Etat, était dépassée parce que le pouvoir n’est plus concentré en son sein, et que le monde contemporain était dédié à une guerre de position, de tranchées, jusqu’aux micro sillons de Michel Foucault.

 

Le cas de la Grèce d’Alexis Tsipras ne fait que souligner la pertinence des intuitions lointaines d’Antonio Gramsci depuis sa prison. Il est tout de même effarant de voir le retard pratique de la gauche par rapport à la richesse intellectuelle qu’on lui a léguée. Par exemple, puisqu’on parle ici d’un des principaux théoriciens de la praxis, on entend encore fréquemment et peut-être de plus en plus de gens de gauche opposer « le terrain » et « les idées », et donner dans l’anti intellectualisme le plus primaire, alors qu’un Gramsci après Marx,a démontré toute la nécessité de dépasser ce clivage.

 

Si on lit Gramsci on est immédiatement frappé par un paradoxe : cet auteur-là, dont l’hétérodoxie par rapport à un marxisme sous influence soviétique, c’est-à-dire vulgairement mécanique, est criante, a toujours été considéré comme un pilier de la pensée communiste.  Il n’a jamais été ostracisé. Jusqu’à présent je m’étais dit que cela s’expliquait par son emprisonnement par les fascistes. Il n’a pas eu l’occasion d’être tué à Moscou. Certes, mais l’affaire est bien plus complexe encore ; et c’est ce qu’à travers une véritable enquête policière, littéraire, graphologique, Franco Lo Piparo développe dans « Les deux prisons de Gramsci ». Ces deux prisons, c’est la geôle fasciste, mais aussi son confinement dans une tradition du mouvement communiste international avec laquelle il avait très certainement rompu de son vivant. Il y avait des liens anciens entre Gramsci et Trotsky qui correspondaient au sujet des questions culturelles notamment. Imaginons la portée qu’aurait eue leur jonction.

 

Le personnage clé qui bâtira une seconde prison autour de Gramsci est son ancien ami,  un homme « rusé comme Ulysse », Palmiro Togliatti, le successeur de Gramsci à la tête des communistes italiens, exilé et dépendant des soviétiques staliniens. Il deviendra l’homme fort du grand PC italien d’après-guerre, éditera Gramsci, se juchera sur son prestige. Et pourtant…

 

Pourtant s’est livrée une bataille souterraine que Gramsci ne pouvait pas remporter, lui qui ne faisait plus confiance à Togliatti et à sa petite garde rapprochée, depuis sa prison.  Sa correspondance, qu’il sait lue par les polices italienne,  anglaise, et par les appareils communistes italiens et soviétiques, recèle comme son œuvre de prison de ruptures évidentes avec le cours du communisme international sur lequel il est bien informé. Il doit laisser des traces pour l’avenir, car il sait – lui le philologue-  qu’il sera analysé plus tard et que son message sera entendu, mais sans menacer les siens qui vivent en URSS, tout en ménageant sa propre possibilité de sortir de prison.

 

Il va donc adopter un « langage ésopien », métaphorique, codé, pour dire ce qu’il doit tout de même dire, après avoir signifié assez clairement que de grandes transformations ont affecté sa pensée, et qu’il a été tenaillé par des conflits intérieurs allant jusqu’à fortement dégrader sa santé. Lo Piparo en analyse en détail nombre d’extraits, et il est émouvant de voir ce penseur emprisonné devoir naviguer entre son devoir de vérité, la douleur de sa rupture avec le mouvement auquel il a donné sa vie, et les limites qu’il ne peut pas franchir. Togliatti, lui, comprend ce qui se joue. Il sait qu’une rupture franche avec Gramsci, renvoyé au « trotskysme renégat » serait dangereuse, car susceptible de susciter une purge chez les italiens, dont il pourrait être victime à une époque ou Staline coupe des têtes comme on fauche les blés. Togliatti va donc devoir annexer Gramsci, rassurer les soviétiques, empêcher la famille de Gramsci de trop en dire, ce qui suppose de prendre le contrôle des manuscrits aux bons moments, et discrètement. Une grande partie des staliniens étaient des gens qui optaient pour la survie en attendant mieux et pas nécessairement des criminels zélés. Kroutchev au premier chef.

 

La biographie officielle de Gramsci, elle aussi propagée par Togliatti, à laquelle je croyais, indique qu’il est mort en prison. Lo Piparo montre que non. Il a manifestement passé deux ans en liberté surveillée en clinique, et allait être libéré. Pendant ce temps, étrangement il n’aurait presque pas écrit, et pas de politique, alors qu’il a passé son temps à produire en prison, ce qui nous léguera une trentaine de cahiers et une correspondance denses. Fouillant inlassablement dans les manuscrits, les archives, les emballages même, Lo Piparo affirme que l’œuvre, que Togliatti a réussi à intercepter, à subtiliser aux bons moments à la fois à la famille, contre les souhaits de Gramsci, et aux soviétiques, a été expurgée. Sans doute de ses attaques finales frontales contre le stalinisme.

 

Mais quand Gramsci est en prison, il parsème ses cahiers, sous le masque de références historiques indolores, d’attaques contre la bureaucratie et les comportements dictatoriaux, et de défense de la liberté de pensée, à travers l’éloge d’un certain libéralisme politique. Et ceci restera dans son œuvre, sous une forme « ésopienne » brillante. Gramsci a su en partie contourner la censure.

 

C’est au prix d’admirables tours de passe-passe que Toglatti parvient à « digérer » les œuvres de Gramsci, à les publier, à se jucher sur leur prestige, en prise avec d’autres protagonistes jouant aussi leur propre jeu, ambivalent, comme la belle-sœur de Gramsci, Tatiana, la première à sauver et défendre l’œuvre, mais agent soviétique, ou encore l’étonnant universitaire de Cambridge, proche de Gramsci, et émissaire de Togliatti, Piero Sraffa. Mais c’est Togliatti qui a les ficelles en main et parvient à ses fins, présentant le penseur comme un véritable militant stalinien, ce qui est proprement une escroquerie.

 

La lutte a commencé très tôt. Lorsque Gramsci est arrêté, au milieu des années 20 la glaciation stalinienne commence. Le livre montre que les communistes italiens dans la clandestinité ont joué un rôle trouble. Qui a sans doute contribué, à dessein pour les chefs, à prolonger et endurcir parfois la détention de leur leader. Ainsi c’est un courrier « bêtement » envoyé par un communiste qui fait savoir aux juges la véritable importance primordiale de Gramsci dans l’organisation communiste… Plus tard, alors que la liberté conditionnelle de Gramsci était à portée de main, les communistes italiens ont réalisé une campagne extrêmement bruyante pour la réclamer, ce qui ne pouvait que la compromettre définitivement, les fascistes ne pouvant bien entendu pas céder à ce mouvement d’opinion. Belle leçon au passage, sur la manière dont on peut obtenir en politique le contraire de ce que l’on prétend.

 

Nous aurons donc été sans doute privés d’une analyse directe du stalinisme par Gramsci. Les traces d’un cahier manquant, qui aurait été écrit en clinique, existent, mais rien ne dit qu’il n’ait pas été détruit et qu’on le retrouvera un jour dans les archives russes.  Gramsci est resté longtemps associé à une tradition politique décriée par l’Histoire, injustement.

 

Un aspect du livre étonnant est encore le rôle de Mussolini. Il a emprisonné Gramsci tout en le protégeant. Gramsci a pu écrire une œuvre immense en prison, dans une cellule solitaire. Avec le matériel pour cela et l’accès aux livres. Mussolini se faisait sans doute copier ses productions déposées au greffe. Pourquoi une telle indulgence ? On sait que le Duce a connu Gramsci dans ses années socialistes. Peut-être l’admirait-il ? Peut-être pensait-il pouvoir tirer lui aussi profit de sa pensée ? Et l’on sait que l’extrême droite cite Gramsci et qu’elle suit une stratégie très claire de conquête de l’hégémonie culturelle. Et puis Mussolini savait qu’un personnage d’une telle stature, en voie de rupture avec le Komintern, aurait suscité des divisions chez les rouges. Peut-être a t-il voulu favoriser cela. On ne le saura jamais, mais en tout cas Mussolini a ménagé Gramsci, et donné raison à ses recours contre certaines décisions répressives de l’administration pénitentiaire. Mussolini était plus rusé que son image de brute ne le laisse paraître.

 

Au final, après avoir lu ce polar politique complexe, parfois très technique – on s’y perd même, dans les numérotations de manuscrit, les histoires d’étiquetage, etc- on se demande tout de même si tout ce déchiffrement de mystères est vraiment nécessaire, sauf si on aime le travail de fouille et d’enquête.  Il y a un côté trip à Rennes-le château dans ce livre. Ne suffit-il pas de lire Gramsci pour saisir, immédiatement, qu’il n’a rien de commun avec les productions insipides et odieuses du stalinisme international ? Ne suffit-il pas de le lire pour voir qu’il est un esprit créateur, libre, sincère ? Et donc pour comprendre qu’il n’appartient pas à ceux qui ont voulu le monopoliser. Il y a tout de même un côté un peu désuet dans cette bataille d’experts à laquelle se dévoue Lo Piparo. Il en vit, il en publie, ici le CNRS le traduit. Mais cela tient un peu, malgré l’aspect policier qui peut aussi passionner certains, de la bataille de chiffonniers entre experts. Ceux-ci fétichisant aussi des manuscrits, et des détails qui ont finalement une importance relative. Car, et cela Lo Piparo le dit lui-même à un moment de son livre, même expurgée, même contrôlée dans son interprétation et son organisation, l’œuvre de Gramsci conserve une puissance subversive immense. Et quand je parle de subversion, c’est à l’égard de tous ceux qui prétendent abaisser la pensée.

 

Nous ne sommes pas à un paradoxe près. Togliatti aura émasculé Gramsci tout en assurant tout de même sa portée, puisque sa glorification initiale, utile au PCI, a requis l’édition de son œuvre.

 

Il reste à le lire et à en mesurer toute la portée. La notion d’hégémonie culturelle qu’il a conceptualisée ne doit pas être abordée avec superficialité, et il importe aussi de saisir sa dimension encore différente, et accentuée, dans une société de communication et de spectacle permanents. Pasolini aimait Gramsci, et lui a dédié des poèmes (« cendres de Gramsci »). Les grands esprits d’anticipation se reconnaissent.

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1 mars 2015 7 01 /03 /mars /2015 00:21
Notre monde est juché sur le bûcher des sorcières (" Caliban et la sorcière",Silvia Federici)
Notre monde est juché sur le bûcher des sorcières (" Caliban et la sorcière",Silvia Federici)

En plus de rétablir la mémoire d'une infamie oubliée, Silvia Federici enrichit la compréhension de notre Histoire, et de la violence intrinsèque à notre monde moderne, avec "Caliban et la sorcière (femmes , corps et accumulation primitive)", un bel essai impitoyable, riche, fouillé, solidement documenté, sans fioritures, d'une féministe radicale (italo américaine), sur les violences caractéristiques de la naissance du capitalisme, et en particulier la grande chasse aux sorcières qui liquida des centaines de milliers de femmes.

 

Caliban - esclave rebelle - et la sorcière sont des personnages shakespeariens. L'auteure va nous montrer en quoi leur asservissement est lié dans l'apparition du monde dans lequel nous vivons encore.

 

Notre monde, celui de l'accumulation privée, du travailleur séparé de son outil de travail, des rapports monétaires, est né sur la violence, la dépossession, les tortures, les meurtres, les bûchers. Il a fallu créer le travailleur capitaliste, l'arracher au monde médiéval pétri de coutumes et encore de magie, grâce aux forceps d'une violence inouie. Si Marx a très bien saisi ce caractère de viol que fut ce qu'on appelle "la transition au capitalisme" (quel euphémisme), il en avait oublié la dimension d'une guerre contre les femmes, destinée à leur imprimer un nouveau rôle, tout en divisant le salariat pour longtemps.

 

Ce n'est ni le mérite, ni la prétendue égalité des chances, ni le goût du risque qui nous ont légué ce monde divisé entre le capital et ceux qui en dépendent. C'est l'hyper violence contre les femmes, les esclaves, les biens communs, les colonies, les paysans, les minoritaires. Raison de plus que de penser qu'il n'a rien de naturel, ce système là. Et qu'il ne tombe pas du ciel de la Logique. Raison de plus, aussi, de regarder sa violence fondamentale en face.

 

Une contre révolution

 

La naissance du capitalisme à l'âge moderne a fait la guerre au femmes car elle a nécessité une nouvelle division sexuelle du travail, la fonction dédiée aux femmes étant de reproduire la force de travail. Donc de rester à la maison et d'enfanter. "Le corps a été pour les femmes ce que l'usine a été pour les travailleurs", et la gent féminine a été pliée au prix de leur diabolisation et de l'exécution pure et simple des récalcitrantes.

 

Un aspect important de ce livre est de montrer que l'avènement du capitalisme ne vient pas après une période stable, sans lutte. Bien au contraire, il s'affirme comme une contre révolution. La lutte entre les classes sociales a été très explicite et intense au moyen âge, contrairement à l'idée préconçue d'un paysan abruti et discipliné. C'est par une alliance nouvelle entre une bourgeoisie montante et l'artistocratie, utilisant l'Etat fort, que le nouveau système de production s'impose.

 

Vers la fin du 14 eme siècle, les révoltes populaires deviennent endémiques. Lutte contre les corvées, contre l'impôt, contre l'enrôlement dans l'armée. Les classes dominantes reculent, en renonçant au sevrage, et par la commutation de la corvée en versement d'argent. Ceci se retournera cependant contre le peuple en le divisant, au fur et à mesure de l'extension des rapports d'argent. L'exode rural qui s'ensuit pousse dans les villes un nouveau prolétariat rudement exploité, dont beaucoup de femmes. Ces prolétaires vont nourrir les mouvements millénaristes hautement révolutionnaires (voir dans ce blog la biographie de Thomas Munzer, par Ernst Bloch).

 

Plus généralement, les révoltes populaires médiévales ont endossé des formes religieuses, les seules à leur disposition : l'hérésie organisée (cathares, vaudois, dolciniens, certains courants internes à l'Eglise refusant le travail aussi), et le millénarisme plus ponctuel. Sans cesse la société a été secouée par ces mouvements qui contestaient l'inégalité et d'abord l'enrichissement de l'Eglise alliée à l'Etat. "Le mouvement hérétique fut la première internationale prolétarienne". Les femmes, on le sait dans ma région pour le catharisme, ont joué un grand rôle dans ces courants.

 

La grande Peste noire du 14eme siècle, qui a tué 40 % de la population européenne, a renversé les rapports de forces en faveur des prolétaires. Car alors il y a de la terre à profusion, on peut partir, on refuse de payer, et une grande crise du travail frappe l'Europe. Les travailleurs vont arracher des conditions de vie plus favorables. Le mode de production médiéval entre en crise. Il aurait pu déboucher sur le communisme, comme en cette "nouvelle jerusalem" que fut la ville de Munster en 1535. Il a débouché sur la contre révolution capitaliste, réorganisant le monde, de l'Europe en amérique.

 

Cette contre révolution se fait par la conquête, l'asservissement et le travail forcé dans les mines américaines, le vol, le meutre, la traite des noirs, la soumission accrue des femmes, la transformation du corps en machine, l'enfermement des vagabonds (Michel Foucault), la privatisation des terres, la destruction de communautés rurales en Europe et de peuples entiers en amérique. Les enclosures qui détruisent les "communs" ouverts aux paysans poussent à la ville les sans terre, et servent de force de pression pour affaiblir les guildes. La Réforme religieuse, au départ contestataire, sert rapidement d'alliée idéologique et pratique aux dominants (par exemple en annulant les jours fériés, ou en légitimant la confiscation de terres aux catholiques qui viendront s'accumuler). Le salaire, au début progrès par rapport au servage, devient alors le moyen d'asservissement universel.

 

Luther, au départ un rebelle, entre vite dans l'ordre aux côtés des puissances économiques : on voit par exemple dans Michael Kholass, ce beau film d'Arnaud des Pallières (adapté de Kleist), comment il explique l'illégitimité de la rebellion à un homme du peuple spolié, qui brule des châteaux.

 

Toute cette histoire est émaillée de luttes incessantes. D'une rébellion écossaise où une armée de travailleurs se forme et bat l'armée régulière, aux fuites des femmes indiennes dans les montagnes ou elles sauvent leurs savoirs.

 

Les femmes, ressource naturelle se substituant aux communaux privatisés

 

Les femmes voient leur place dévalorisée. Elles sont cantonnées à un travail de reproduction de l'homme marchandise, placées sous la dépendance des hommes. Le capitalisme, habile, a volé les communaux aux salariés, mais il leur a donné en échange, divisant le peuple, une autre ressource naturelle : les femmes. Elles sont les nouveaux communaux. La prostitution en est le paroxysme (l'expression "femme publique" est à cet égard éclairante). Dans un premier temps, elle sera fortement encouragée d'ailleurs, avant d'être ultra réprimée lorsque commence la chasse aux sorcières, comme étape durcie de la guerre aux femmes.

 

Le peuple subit une défaite historique, se divise, pour les femmes la chute est encore plus forte. L'inflation, liée à l'afflux de l'or, écrase le pouvoir d'achat. La viande disparait des régimes alimentaires pour longtemps.

 

Au 16eme siècle on voit une nouvelle baisse démographique en Europe, qui coincide avec la destruction presque générale de la population indigène en amérique (jusqu'à 90 % dans certaines régions).  L'Etat va alors accentuer sa politique sexuelle, et prendre le relais d'une Eglise qui avait peu à peu intensifié ses pressions, son contrôle sur la démographie. Celle-ci devient une administration. 

 

La guerre aux femmes s'intensifie, on établit un contrôle strict des femmes et particulièrement de leurs grossesses.  La chasse aux sorcières va alors envahir l'Europe et l'amérique. Les sages femmes sont diabolisées, pour éliminer les contraceptions traditionnelles. On dévalorise les femmes, on verra certaines "mégères" promenées muselées dans les rues. L'homosexualité est combattue (l'insulte "faggot" encore d'usage, signifie que les homosexuels sont du fagot à bûcher de sorcière). Les tribunaux laïcs prennent le relais de l'inquisition. La guerre aux femmes et au peuple devient une affaire politique centrale.

 

Ce n'est pas la science, la raison, qui va expliquer cette chasse aux sorcières, mais bien une nécessité économique. Car c'est au nom de supersititions, et de l'omniprésence du diable, que l'on brûlera, et non d'un triomphe de la science éclairée. Quant à l'alchimie par exemple, quand elle est pratiquée par les riches, on a tendance à la tolérer.  De même, ce ne sont pas non plus les lumières qui stopperont la chasse aux sorcières, mais le constat de la victoire contre ces courants populaires qu'il fallait briser, contre l'indépendance des cultures populaires dont les femmes étaient des vecteurs essentiels de transmission. Alors, la folie meurtrière agitée par la logique d'accumulation pourra trouver d'autres occasions de s'exprimer.

 

Criminalisation du peuple pauvre

 

Le diable va aussi servir à réprimer le peuple dans sa capacité collective. En dressant les hommes contre les femmes, mais aussi en assimilant tous les regroupements populaires à des sabbats susceptibles de répression. La lutte contre les sorcières est aussi une expression toute simple de la lutte contre les pauvres : l'accusation de sorcellerie frappe celle qui a refusé de payer, ou qui a chapardé. On l'accuse d'avoir jeté un sort. La diabolisation des femmes du peuple va de pair avec la criminalisation des vagabonds. Mais c'est dans les régions les plus soumises aux enclosures, à la "modernisation" capitaliste, que les chasses aux sorcières vont être le plus impitoyable. Car ces cercles de socialbilité souvent assumés par les femmes, ces coutumes qu'elles transmettent, comme la médecine naturelle, doivent être détruits pour laisser place à la raison capitaliste.

 

Les femmes sont contingentées à la reproduction des travailleurs. Ce n'est d'abord par le cas pour les esclaves, que l'on consomme jusqu'à l'épuisement rapide pour les remplacer. Puis lorsqu'on arrête la traite, vers 1800, et que l'on passe à un esclavage d'élevage, alors la femme noire elle aussi est recentrée vers la reproduction.

 

Corps -machines

 

Le capitalisme, dont l'éthique est la production comme fin et non comme moyen, va discipliner les corps des hommes et des femmes. Le corps devient idéologiquement une machine, comme chez Descartes et Hobbes, la nature aussi. La destination du corps est le travail. La vision magique, animiste, populaire du Moyen age, doit être supplantée. Elle s'oppose à la rationalisation capitaliste. La magie, qui par exemple limite l'intensification du travail, en parlant d'ubiquité, en parlant de jours favorables à la culture par exemple, est inacceptable. Les prophéties, qui servaient de moyen pour fédérer la contestation, sont rejetées. " Le corps humain, et non la machine à vapeur, ni même l'horloge, fut la première machine développée par le capitalisme".

 

En même temps que le "corps fut politisé", le capital va créer la notion d'individu. Doté d'une identité, séparée de son corps, réalité distincte que l'on peu évaluer en tant que telle. On rejoint ici Norbert Elias qui montre comment se développe une civilisation des moeurs : apparition des couverts, de "manières", accentuation du dégoût pour les déchets. Le dualisme entre l'âme et le corps est réaffirmé par la philosophie, l'idéologie générale, permettant de faire apparaitre le corps pour ce qu'il doit être : un outil. L'humain ressemble au monde social : l'Etat (l'esprit) conçoit, le corps (le peuple) exécute.

 

L'histoire de la chasse aux sorcières a été refoulée, ignorée par l'Histoire, y compris l'Histoire populaire. S. Federici lui rend justice. Elle nous rappelle que notre système inégalitaire a de fortes tendances à produire de l'intolérance, de la stigmatisation, de la violence ciblée contre des populations. Car il faut bien expliquer l'inégalité. Et la meilleure manière est de la "naturaliser". Comme la présence du diable dans les corps des femmes légitimait leur soumission qui a réclamé des décennies de bûchers. Marquant pour longtemps dans leur inconscient, nos soeurs, soumises à l'idée de l'infériorité, de la saleté, du négatif. Comme l'ont déconstruit les féministes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 18:26

c0b0a5247dd25087191b0be72e2d0a64.jpg Mircea Eliade était un sale type, qui a appartenu à la garde de fer roumaine (ce qui fut longtemps caché), une sorte d'aile droite de l'extrême droite, c'est dire... (dans son livre sur le procès Eichman Arendt rappelle comment les collabos roumains ont été les plus zélés de tous, ajoutant la plus grande cruauté au sadisme nazi) Il a ensuite été proche de la "nouvelle droite" française qui n'a pas hésité à revitaliser les thèses les plus radicales de l'extrême droite (influençant par exemple un Patrick Buisson, le conseiller politique de Nicolas Sarkozy... Oui ça fout les jetons).

 

 

Mais il est aussi un grand historien des mythes et des religions, et a écrit ce qui est considéré comme le premier livre global sur le chamanisme, que je me suis donc risqué à lire. Car je voulais en savoir plus, ma connaissance se résumant au visionnage de "Frère des ours" 1 et 2 une centaine de fois avec mes enfants.

 

 

En ouvrant "Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase" de Mircea Eliade, j'ai résolu d'être très vigilant sur d'éventuels sous entendus racialistes, et autres délires sur les indo européens. Certaines notices biographiques disent que Mircea Eliade se serait amendé avec le temps, s'intéressant à l'humanisme de la Renaissance en particulier. A la lecture de cet ouvrage, c'est en tout cas une pensée universaliste qui ressort, en toute clarté, plutôt qu'un quelconque délire sur des racines particularistes et clôturées des peuples. Eliade était il schizophrène (il écrit ce livre dans les années 50) ? Ou simplement incohérent entre ses conceptions politiques et son travail d'historien ? Je ne sais pas. C'est en tout cas lui qui écrit dans ce livre :

 

" On n'en est plus à identifier l'humanisme avec la tradition occidentale, si grandiose et fertile qu'elle soit". L'humain est partout.

 

 

Ce qui est à retenir de ce livre justement, c'est la profonde unité de la condition humaine, qui s'exprime à travers la religion, dont le chamanisme, qui porte sans doute le plus lointain témoignage de la recherche de sens dans l'humanité. Une humanité qui dotée de conscience s'est retrouvée dans un monde hostile et surtout silencieux et a eu besoin de constituer des réponses. Les chamanes ont ainsi, comme le dit Eliade, été les défenseurs de l'"intégrité psychique" des premiers humains.

 

Le "samane" est par excellence un phénomène central et nord asiatique, et sibérien. Mais on retrouve des équivalents partout : en Australie, en océanie, en Amérique du Nord et du Sud, en Indonésie. Au delà de ces phénomènes proprement chamaniques, on peut aussi dire que cette manifestation première du religieux retrouve des échos dans toutes les religions. Aucune religion n'est vraiment nouvelle, toute croyance recycle, et on ne sait pas quand le fait religieux a été inauguré. Sans doute ce sentiment est il concomitant avec l'apparition de la conscience, et à cet égard l'expérience chamanique est passionnante car elle garde sans doute trace de ces premiers moments.

 

 

C'est une technique marquée par l'expérience extatique. Appuyée ou pas par des substances. Et qui se caractérise par une cosmologie particulière, par la référence au monde des esprits, que le chamane contrôle (il n'est pas "possédé"). Le chamanisme est lié étroitement à la possibilité du "vol magique" vers l'au-delà.

 

Qu'il soit héritier ou de vocation individuelle, le chamane se sépare de sa société par l'intermédiaire d'une crise première, surmontée par une guérison. Il y a toujours une crise inaugurale. Ce qui a valu aux chamanes d'être taxés de malades mentaux. Eliade conteste cette vision du détraqué à quoi on aurait donné un rôle, mais il reste que l'on en passe par un moment extatique qui s'apparente à une mort, puis à une renaissance (qui peut ressembler à l'épilepsie parfois). L'expérience d'une mort rituelle mène le chamane à apprendre un langage secret permettant de communiquer avec les esprits, langage qui est souvent celui des animaux, plus particulièrement des oiseaux.

 

L'expérience extatique est un vol, un voyage, vers l'au delà, le chamane initiant ainsi sa première expérience de circulation au sein d'un univers tripartite : le ciel, la terre, l'enfer. Structure que nous connaissons bien.

 

Le chamane a su restaurer la situation originelle. Avant la "chute". Avant l'incarnation. Quand les hommes fréquentaient les dieux, n'étaient pas séparés des animaux, qu'ils n'étaient pas condamnés au travail. Le chamane parvient à abolir la condition humaine.

 

Sur son chemin il rencontre une épouse céleste, une fée, une dame des eaux ou des bois, qui le protège. Eliade émet l'hypothèse d'une mémoire d'un moment matriarcal lointain (avant comme le dit Françoise Héritier que le masculin s'empare du pouvoir pour compenser sa frustration de ne pas contrôler la reproduction). Le chamane va apprivoiser les Esprits, et aller sur la montagne magique ou l'Arbre de la vie et rencontrer le Dieu, qui l'initiera et lui remettra le bois dont il fabriquera son tambour de chamane. Le tambour est le "cheval du chamane" qui lui permet de voyager. On ne voit pas le voyage, il se passe dans le rêve... Mais les sociétés utilisant le chamanisme croient à la décadence du chamanisme, convaincues que les anciens chamanes pouvaient être vus en train de voler dans les airs. Ils étaient beaucoup plus puissants. Bref... comme on dit toujours, c'était mieux avant...

 

Le cinéma d'art martial asiatique ne garde t-il pas toutes ces traces anciennes ?

 

Pendant ce temps, le corps du chamane est dépecé, et recréé complètement. A son réveil, le chamane est né à nouveau.

 

Mais une deuxième phase l'attend, après cette expérience extatique qu'il renouvellera pour le bien de la communauté à chaque fois que ce sera nécessaire. La seconde étape, c'est l'instruction, réalisée par les anciens chamanes. Elle est dure, violente. Chez les mandchous il est nécessaire, pour prouver sa chaleur psychique, de franchir en nageant neuf trous dans la glace (j'avoue, je ne serai jamais chamane...). Puis vient l'apprentissage de techniques.

 

Le costume du chamane est en lui même un nouveau corps, référencé au monde animal que le chamane désormais sait cotoyer.

 

Le chamane est un guérisseur, par sa maîtrise des esprits responsables de la maladie. Il a un pouvoir de divination, par ses capacités psychopompes. Il ajoute à son lien avec l'au delà la possibilité de descentes infernales (d'où la division parfois entre chamanes blancs et noirs). Le voyage à l'Enfer comporte aussi nombre d'éléments que nous connaissons bien : le gardien des portes et son chien... Le chamanisme inaugure toute une mythologie épique de voyage aux enfers (on a parlé de l'Eneide de Virgile dans ce blog).

 

Si le chamanisme en tant que phénomène circonscrit se retrouve en de nombreuses zones du monde, la culture humaine en reprend nombre de traits. Le mythe d'Orphée est très nettement chamanique : Orphée va chercher l'âme d'Eurydice en enfer, il a un don de clairvoyance.. Quant au vol magique, on le retrouve dans toutes les mystiques.

 

Cette découverte du chamanisme est émouvante. Elle nous offre le visage d'une humanité éloignée, affleurant d'une profonde coupe dans les strates de l'histoire humaine. De la recherche de sens liée à l'humaine condition, dont on trouve les témoignages dans les peintures paléolithiques. Mais sans doute ne sont ce que les premières traces disponibles. Ces expériences extatiques ont du être constitutives, immédiates, pour l'humain apprenant à s'apprivoiser lui même.  Le chamane défend la vie, la santé, la fécondité. Il est rassurant de savoir que dans le clan il y en a un des nôtres qui sait communiquer avec l'invisible. Au delà de cette nuit froide qui nous enveloppe et dont nous ne savons rien. Mais on doit, pour ne pas succomber à la terreur, expliquer. Les humains ont besoin de croire qu'ils ne sont pas seuls, qu'ils peuvent recevoir du soutien.

 

Il est frappant de constater que la conscience des hommes garde une trace de son prédécesseur, l'avant de l'humain, l'étape précédant Sapiens. Sous forme d'une sorte de paradis perdu, le paradis correspondant à l'absence d'aliénation liée à la conscience. L'importance de l'animal dans le chamanisme est à cet égard parlant : les hommes ont donc su, peu ou prou, qu'ils étaient issus du monde animal. Ce qu'un créationniste américain ignore.... 

 

Nous venons tous de ces premiers hommes. Nos premiers chamanes ont essaimé, d'autres vagues d'hommes ont rejoint les premiers arrivés dans certaines terres, superposant les traditions. Puis est venu le temps du désenchantement, après celui des clergés et de leurs alliances avec les dominants.

 

Je suis athée. Mais je ne crois pas que les premiers chamanes aient été des filous désireux de s'épargner la chasse en ayant recours à des ficelles. Le chamane ne tire pas toujours, selon les sociétés, un grand profit de sa spécificité. Sinon sur le plan symbolique. Les premiers chamanes ont sans doute été des êtres sensibles et ouverts au symbolique, pourvus d'une grande conscience sociale, désireux de rassurer les leurs en leur donnant le sentiment de compter dans la nature. Malgré leur conscience malheureuse.

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6 février 2014 4 06 /02 /février /2014 08:09

    Lenine-208x300 A l'instar de Mme Rita di Léo, ancienne soviétologue, dans cet essai très interessant (et sombre), "l'expérience profane" (du capitalisme au socialisme, et vice-versa), comment ne pas être frappé par le refoulement de l'immense histoire soviétique ? 

  

Quand j'étais adolescent, notre vie était surplombée, encore, par la peur du conflit nucléaire entre les deux blocs. Sting chantait "i hope the russians love their children too" et Rocky Balboa affrontait un immense boxeur communiste, bénéficiant de superbes installations de préparation et exaltant la puissance de son camp. Tout cela s'est évaporé, et on s'est empressé de faire comme si ça n'avait jamais été. Et pourtant....

 

 

...Pourtant une grande partie du globe se référait à l'expérience et se plaçait sous sa tutelle ou protection, les partis communistes étaient partout puissants, et à certains moments on a pensé que le "camp" rouge avait ses chances de victoire. Il y eut cette crise de 1929 où l'URSS était épargnée et inspirait. Il y eut Stalingrad. Il y eut Gagarine.

 

 

Pourtant il y a tant à apprendre de ce drame, et pour ma part je pense même que c'est sans doute la première faute de la gauche du XXI eme siècle de ne pas mener cet effort de compréhension, ne pas produire d'analyse de cet échec. De cet écroulement non prévu, stupéfiant, sans résistance. De cette aventure inouie de 1917. De cette expérience politique qui tourne à la famine et au carnage puis qui parvient à vaincre Hitler et à écraser son armée pour aller jusqu'à Berlin. De ce curieux pays où des ouvriers comme Kroutchev et Brejnev se retrouvent au pouvoir suprême.

 

 

Est ce un modèle politique qui a failli ? Ou l'idée même de l'égalité ? La démocratie aurait elle pu sauver l'expérience ? Le ver était il dans le fruit sous Lénine, ou est-ce la nécessité de la survie qui a suscité la dérive ? Est ce la planification (dont Marx n'a jamais fait un alpha et oméga) qui a conduit à l'impasse ? Est elle vouée à l'échec ou est sa gestion qui est en cause ? L'échec de l'URSS est il imputable à l'absence de réussite communiste dans les pays occidentaux développés ? Pourquoi le système est il mort sans savoir se réformer ? 

 

 

On ne veut pas reparler de tout ça, en réalité. C'est gênant, comme le dit Rita di Léo. C'est gênant parce qu'on s'est permis d'enlever sur une immense partie du territoire mondial son pouvoir à la classe dominante, et qu'elle porte cette honte. C'est gênant parce que si on fouille on trouvera des choses dangereuses. Donc on se tait. On n'épilogue pas sur les raisons des réussites puis des échecs. On efface. François Furet, ancien croyant rouge devenut renégat, paya sa dette en expliquant que tout cela ne fut qu''illusion", et que tout est fini. On n'y revient pas.

 

 

L'interprétation dominante, non discutée, sur la chute du bloc soviétique, c'est celle, ironiquement, inspirée du maître de Marx : Hegel. La victoire capitaliste serait la grande synthèse finale. Le point final. Le marché (confondu alègrement avec le capital) a triomphé pour toujours. Sa supériorité indiscutable a été validée sur les ruines de l'expérience soviétique.

 

 

L'autre interprétation, minoritaire, mais existante, est celle de la "révolution trahie". C'est parce qu'on a trahi que les espérances n'ont pas été justifiées. Le souci de cette vision qui date de la décision par Léon Trotsky de créer une opposition de gauche contre Staline, c'est qu'il y a toujours et partout des traîtres. Si la révolution est partout et toujours trahie, alors c'est qu'elle le sera toujours. Pourquoi trahit on toujours et partout dans les expériences communistes ? Là est une question difficile. Serait ce que tout ne serait pas soluble dans la trahison pour expliquer l'échec ? Serait-ce qu'il y a une histoire plus singulière ?

 

 

Rita di Léo propose sa propre vision de l'expérience. Originale, stimulante et discutable. Loin de l'explication libérale téléologique de la révélation par l'Histoire de la supériorité du marché, mais aussi à distance de la doctrine trotskyste et apparentée de la contre révolution thermidorienne, qui aurait vu une nouvelle bourgeoisie -la bureaucratie- s'emparer du pouvoir et réprimer les aspirations révolutionnaires.

 

   

Rita di Léo fut soviétologue, mais c'est aussi une ancienne militante marxiste, qui appartenait à un courant italien appelé opéraïsme. Très ouvriériste, et axé sur le mot d'ordre d'abolition du salariat. Ceci explique sans doute sa capacité à ne pas réfléchir dans l'épure libérale habituelle, mais peut être (c'est une hypothèse) ont peut voir dans ce passé la source d'une certaine amertume envers la classe ouvrière. Amertume qui ressort assez franchement du livre et de l'interprétation de cette histoire produite par Mme Di Léo. A contre courant, et en s'affirmant très léniniste, Di Léo voit dans "l'ouvriérisme" stalinien l'erreur majeure qui a conduit à l'échec. L'ouvriérisme, oui, et non la contre révolution anti ouvrière stigmatisée par les trotskystes.

 

 

Pour elle, l'URSS était devenue un Etat ouvrier, indiscutablement. Et l'histoire de l'URSS est avant tout celle d'un conflit entre deux couches sociales : les ouvriers manuels, et la strate intellectuelle, technicienne ou "pure". Les intellectuels ont d'abord dominé, puis furent écrasés. Ils s'éloignèrent alors, et quand le capitalisme fut de retour, la classe ouvrière fut laminée, et les intellectuels relégués dans des sanctuaires anonymes ou recyclés par la finance.

 

Elle ne manque pas d'arguments en ce sens.

 

 

La révolution russe est en effet le fruit de l'audace inouie de philosophes rois, groupés autour de Lénine, petit groupement de professionnels politiques, très formés, hautement cultivés, lecteurs de Marx et de ses principaux continuateurs. Ces intellectuels ont su parler opportunément au moment opportun ("la paix et la terre") et s'approprier la représentation politique des travailleurs dépendants. Ils la garderont, au prix d'un Etat d'exception qui restera le fondement de l'expérience durant toutes ces décennies.

 

   

La révolution russe, c'est donc l'apogée de la politique comme pur projet, de la politique comme dessein intellectuel, produite par les intellectuels. C'est le triomphe du philosophe roi.

  

Le tournant c'est Staline et sa fameuse "conscription ouvrière" de 1924. Les "nouveaux ouvriers" entrent massivement dans les appareils soviétiques. Ils ont prouvé leurs compétence dans le Parti et vont tout diriger. Les intellectuels, auparavant regardés avec ambiguité, sont mis sous surveillance brutale. La génération des intellectuels bolchéviques, et de la vieille garde ouvrière éduquée est liquidée impitoyablement. Le cours abrégé du PC tient lieu de culture. Staline s'appuie sur les ouvriers, les oppose brutalement à la paysannerie. L'industrialisation est la priorité, car il faut plus d'ouvriers. La haine entre Staline et Trotsky s'insère dans ce clivage entre l'ouvriérisme et la politique projet.

 

Lénine n'aurait jamais voulu cela, car pour lui la conscience spontanée des ouvriers était au maximum syndicaliste, trade unioniste. Seul un parti d'avant garde éclairée pouvait conduire la classe ouvrière à dépasser les revendications économiques pour changer la société dans son ensemble.

 

Une génération d'ouvriers s'empare donc du pouvoir, et y fait carrière. Kroutchev est un ancien ouvrier, comme Brejnev. Ils sont les fils de Staline de ce point de vue.  Après Staline, cette génération va commettre plusieurs erreurs, qui sont selon l'auteur imputables à sa nature de classe.

 

L'essentiel sera pour elle de préserver à tout prix le pouvoir de la classe ouvrière en se défendant de l'extérieur. Aussi des moyens dantesques sont alloués à la course stratégique contre les Etats Unis, alors que les aspirations ouvrières à une vie plus confortable sont oubliées. Brejnev aura une occasion en or d'améliorer le sort des soviétiques avec la cagnotte du choc pétrolier, il la dilapidera dans l'armement puis en Afghanistan.

 

Paradoxalement, l'expérience soviétique aura conduit les pays capitalistes à ouvrir la consommation au salariat par peur de la contagion, et bloqué la consommation au sein des pays communistes.

 

Ces erreurs seront fatales. Car les intellectuels méprisés ne sont plus là pour soutenir le régime, ni l'aider à s'amender. Et en même temps les ouvriers se détachent de l'expérience qui ne leur apporte pas les satisfactions attendues en termes de conditions de vie. Le PC réagit en relâchant la pression sur les ouvriers.

 

Se met en place un système ou les anciens ouvriers devenus hauts dirigeants font semblant de voir que le plan officiel n'est plus appliqué, que l'informel est la vraie vie du pays. Une forme de gestion ouvrière se met en place dans les usines, les travailleurs négociant avec leurs chefs directs les objectifs de productivité, et empêchant toute logique qui les soumettrait à des changements périlleux. L'appareil productif soviétique devient obsolète, excepté dans le secteur militaire. On préfère construire de nouvelles usines vides que de moderniser le travail. Les ouvriers du rang et leurs chefs préservent ce qu'ils ont. Le pouvoir flatte l'ouvriérisme jusqu'au bout. En 1983, un décret soumet les thèmes de recherche dans les instituts à un vote de tous les travailleurs de l'institut, y compris les manutentionnaires. Les intelligents fuient les responsabilités, sont dans l'évitement.

 

Il aurait donc fallu selon l'auteur, que les ouvriers au pouvoir secouent les ouvriers du rang, et s'appuient sur les intellectuels, avec qui elle est d'ailleurs sévère car ils n'ont rien fait pour essayer de changer le pays.

 

Le PC chinois ne réalisera pas les mêmes erreurs. Il s'en réfèrera à la NEP de Lénine à la fin des années 70. Ici aussi, on fait comme si le marché avait triomphé un point c'est tout. Et pourtant on oublie que le développement chinois est conduit par le parti communiste, qui ne cède rien de son monopole politique. Les étapes suivantes en Chine ne sont pas écrites d'avance, et le parti évolue vers l'idée d'un tournant fortement redistributeur.

 

 

Là ou le livre me semble pêcher, c'est sur le point qui fait des anciens ouvriers parvenus au sommet des représentants quasi purs de la classe ouvrière, portant les intérêts trade unionistes des ouvriers du rang. Sans doute en endossaient ils certaines caractéristiques, oui. Dont la méfiance envers les intellectuels. Mais Rita di léo fait fi de la transformation induite par ces trajectoires et mésestime la formation d'une immense bureaucratie, devenue autonome, consciente de ses intérêts propres.

 

 

On pourrait donc lire dans cet essai la déception d'une intellectuelle ouvriériste qui a fait, comme le disait André Gorz, ses "adieux au prolétariat". Nous avons tant aimé la classe ouvrière semble t-elle dire au fond... Et elle ne nous a pas rendu cet amour là. Elle semble dire au prolétariat : je m'étais bien trompé à ton sujet mon Amour.

 

 

Un tel essai ne peut que susciter de vastes débats, qui ont d'ailleurs eu lieu intensément autrefois. L'URSS était il un Etat ouvrier déformé, dégénéré ? Un Etat faussement ouvrier ? Un Etat dirigé par une nouvelle classe, la bureaucratie ? D'une certaine manière, l'interprétation de Rita di Léo n'est pas tout à fait contradictoire avec l'interprétation trotskyste, même si elle a pour sa part tendance à souligner l'origine ouvrière des apparatchiks. Mais ils resten des hommes d'appareil poursuivant leurs propres intérêts.

 

Il me semble que l'auteur oublie un certain nombre de considérations économiques aussi. La planification à grande échelle ne pouvait que difficilement fonctionner, nous dit elle, car elle suppose la fluidité dans l'application des normes qui sont données au niveau central. Cela ne me semble pas suffisant. Sans doute devrait on ajouter cette idée simple : le planificateur n'est pas un génie omniscient. Il ne peut pas agréger à lui seul toute l'information nécessaire pour produire une économie performante : toutes les données sur la production, la consommation. Il est condamné à se tromper, alors que dans une économie plus décentralisée, plus pluraliste, certains se trompent certes, mais d'autres non.  

 

Et puis, Rita di Léo frôle l'interrogation : comment concilier innovation et planification ? Elle met le doigt dessus quand elle constate les faibles gains de productivité dans l'industrie soviétique une fois qu'on est sorti des périodes des volontaires de fer. Quel aiguillon sans marché ?

 

Rita di Léo n'avait pas pour ambition de parler de l'avenir. Mais ces élements sont très importants. A mon sens, la distinction entre le capitalisme comme système d'exploitation de la force de travail, et le marché comme domaine de rencontre entre une offre et une demande est très importante. Fernand Braudel avait montré que ces deux réalités ne sont pas simultanées. Le capitalisme est un phénomène de l'âge moderne, pas le marché qui est là depuis très longtemps. Dissocier les deux est possible. Il y a des acteurs de marché non capitalistes. Se passer complètement d'un système de marché ou vont se confronter une offre et une demande (incluant une liberté de consommation devenue difficilement réversible) parait très sujet à caution après l'expérience du XX eme siècle. Se passer de la démocratie dans la vie économique parait aussi tout à fait illusoire pour remédier aux maux de ce monde dévoré par l'appétit d'accumulation privée sans limites.

 

Ce qui est primordial au final dans cet Essai, c'est l'idée de la pensée libre comme condition de toute réussite. Ce que disait déjà ardemment Rosa Luxembourg à Lénine, qui répondit en haussant les épaules. Sans pensée libre, sans respect de la pensée, sans stimulation de la fonction intellectuelle, de la créativité et de l'imagination dont la liberté est toujours la condition, la sclérose est inévitable. Dans n'importe quel processus institutionnel ou politique. Voila sans doute la grande leçon de l'écroulement soviétique, qui s'est avant tout joué sur l'incapacité des dirigeants à trouver une issue. Rien ne dit que ce sort était joué d'avance. Et rien ne dit que tout est fini dans l'Histoire.

 

 

Le mépris et la marginalisation des intellectuels n'augurent en tout cas rien de bon. Et pourtant c'est bien ce qui est pratiqué largement aujourd'hui. Leur soumission ou leur oubli. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 août 2013 2 13 /08 /août /2013 22:53

tumblr_m9rwmrjbL61qg1kqyo1_500.pngThomas Munzer, le leader de la première grande révolte explicitement communiste, au seizième siècle, a été oublié dans le panthéon révolutionnaire. Ainsi cet été j'ai vu des tatouages et une serviette du bain figurant le portrait du Che, mais pas trace de Munzer.... 

 

Ce n'est pas uniquement question d'éloignement dans le temps, car Spartacus, bien plus lointain, a acquis une force symbolique immense. Ce n'est pas seulement parce que le Cuba des années 50 est quand même plus attirant que l'allemagne paysanne de la Renaissance... A la fête de l'Huma le stand Mojito est quand même plus approprié que l'ascétisme évangélique de Munzer. 

 

A mon avis, on doit cet oubli (aucune oeuvre fictive d'importance n'a traité de cette grande révolte des paysans) au fait que Munzer fut un prêcheur luthérien en dissidence, qu'il avait enchâssé son discours ultra révolutionnaire dans une démarche religieuse, millénariste, apocalyptique ; la seule capable à l'époque d'entrainer les masses, les humanistes pré laiques  étant certes des lumières glorieuses, mais seulement annonciatrices et isolées (voir un autre livre de Bloch que nous avons chroniqué). Or, le socialisme moderne, dans ses multiples formes, a émergé en rupture (excepté en Amérique Latine) avec la religion, identifiée à l'ordre établi. Munzer est ainsi une figure étrange, un complice perdu chez l'ennemi héréditaire. Mais on oublie que le camp laïque ne s'était pas alors dégagé, on oublie le caractère ambivalent du christianisme, qui en son temps unique idéologie possible, contenait tout et son contraire. Il reste que les sentiments comptent plus que tout dans la ferveur révolutionnaire ; le théologien Munzer reste sans charisme auprès de nos contemporains enfiévrés. 

 

 

Ernst Bloch écrit son livre sur Munzer en 1921. Alors qu'il a vu dans Karl Liebkniecht un nouveau martyre de l'idée communiste enfin resurgie du Moyen Age allemand. Alors qu'il pense que la révolution russe, dont on n'entrevoit pas encore la dérive, est la réalisation de la promesse de 1525. 

 

Son livre - celui d'un grand Historien- est ainsi saisi d'un enthousiasme frénétique, d'une grandiloquence déchaînée. Bloch s'identifie complètement à Munzer, se glisse dans la peau des anabaptistes et autres millénaristes, pense en leurs termes, parle avec leur langage exalté, nous replonge dans l'époque. Cela donne un étonnant mélange de mysticisme et d'histoire marxiste.

 

Thomas Munzer est un éclaireur. Un de ceux que l'on peut regarder de notre époque tardive avec émotion car il prend la parole en une époque où il est obligé de périr vaincu. Les conditions ne sont pas réunies pour qu'il réussisse. Il n'a aucune chance. Mais sa conscience est en avance sur le développement économique, social, culturel de la civilisation. 

 

Il est lui-même un enfant quasi abandonné, ayant vécu dans la plus grande misère. Dans cette Allemagne ou la réforme protestante apparaît, comme une révolte dont il lui appartiendra de proposer l'approfondissement, d'en tirer les conclusions pleinement révolutionnaires, alors que Luther, partant d'un geste d'insoumission face à la corruption de l'Eglise, avait ensuite remis son prestige dans les mains des puissants.

 

Il a vingt ans et il prêche dans cette Allemagne qu'il parcourt.  Il est manifestement influencé par la lecture du millénariste Joachim de Flore, mais c'est son expérience propre qui parle, et lui inspire une vision particulièrement incisive et novatrice de l'Evangile. Pour lui, le temps est venu de réaliser le Royaume de Dieu, ici et maintenant. Rien de moins.

 

Au début, Luther lui fait confiance et l'adoube. Mais il commence à se faire connaître comme agitateur. En Bohême, il lance un Appel grandiose : contre les Prêtres, contre les seigneurs. 

 

"La pure et virginale Eglise est devenue une putain".

"J'aiguise ma faucille pour couper la récolte".

" C'est ici que prendra commencement l'Eglise rénovée des Apotres et c'est d'ici qu'elle s'étendra au monde entier".

 

Munzer est menacé et doit trouver refuge chez l'Electeur de Saxe. Il met en place une Ligue Secréte (La ligue d'Allstedt) aux objectifs clairement communistres. Elle compte quelques centaines de personnes absolument dédiées à la cause. La Ligue ne doute pas un instant d'être soutenue par la main de Dieu et trouve son sens rapidement dans l'Apocalypse.

 

Peut-être pour la première fois, ils s'en prennent, non pas à un tyran. Mais à un système, ou plutôt au monde lui-même. En janvier 1524 Munzer fait paraître sa Proclamation la plus importante, depuis Allstedt. Il rompt avec un Luther avec qui pour l'instant les rapports étaient ambivalents. Non, le devoir du Chrétien n'est pas de s'en remettre à la simple Ecriture, il est de vivre en Chrétien et de transformer le monde en conséquence, tout de suite. Munzer prêche en Allemand, dans l'objectif déclaré de soulever le peuple.

 

Les Seigneurs de cette Allemagne éclatée et tenue par les puissants locaux s'effraient de cet homme écouté, qui ne prend aucun gant et demande "que ne soit épargné sur cette terre aucun de ceux qui font obstacle à la Parole de Dieu". Munzer dévoile l'alliance fatale entre les écclésiastiques et les Junkers, et désigne la cible : c'est bien le pouvoir des riches, laïques et serviteurs prétendus de Dieu, ensemble stigmatisés, qu'on doit renverser :

 

"On voit bien maintenant comment forniquent ensemble, dans leur entassement,  anguilles et serpents. Les Prêtres et tous les mauvais hommes d'Eglise sont des serpents (...) les seigneurs et potentats de ce monde sont des anguilles (...) Ah chers seigneurs, comme le Seigneur va joliment fracasser les vieux pots avec une verge de fer !".

 

Des troubles surgissent un peu partout, chez les paysans, les mineurs. On décèle la main de Munzer derrière eux. On commence à le censurer. Mais on hésite à aller plus loin par peur d'un soulèvement général. Munzer continue, et appelle sans ambages à l'insurrection.

 

Une révolte éclate en ville, à Muhlhausen, où la population se rend maître de la ville, et Munzer la rejoint. On essaie de rassembler autour de ce foyer. Bien évidemment, son radicalisme ne cesse de distinguer le grain révolutionnaire de l'ivraie capitularde. Et pour cause, quand on le lit :

 

" il faut que les puissants, les égoïstes, les incrédules, soient renversés de leurs trônes".

"Dieu, dans sa fureur, a donné au monde les seigneurs et les princes, et dans sa fureur il lui enlèvera".

 

Il suscite ainsi la révolte et l'animosité en même temps, obligé de fuir de place en place.  Depuis Nuremberg il fait paraître un texte où il attaque directement Luther comme complice des puissants, qui s'en prend aux petits curés et à leurs indulgences, mais pas aux Seigneurs à qui il a confié la hiérarchie suprême de l'Eglise . Les Seigneurs ont pu grâce à son action de sape contre le catholicisme romain s'emparer des biens de l'Eglise.

 Il est temps de dépasser cette étape, il est temps pour la Réforme de se muer en révolution totale. Munzer est la deuxième phase d'un processus de révolution permanente.

 

"Pourquoi les appelles tu Sérénissimes Princes ? Ce titre n'est pas à eux. Il n'appartient qu'au Christ."

 

La tâche de la révolution à venir, c'est d'en finir avec les souffrances des pauvres.

 

 "La plus grande infâmie ici-bas est que personne ne veuille prendre sur soi la famine des nécessiteux, les grands de ce monde font ce qui leur plaît (...) Voyez donc, le comble de l'usure, du vol et du brigandage, voila nos seigneurs et nos princes. Ils s'approprient toute créature (...) Il faut que tout leur appartienne. Ensuite ils notifient aux pauvres le commandement de Dieu disant : Dieu l'a prescrit, tu ne dois point voler ! Mais , pour leur compte, ils ne se croient pas tenus d'obéir à ce précepte (...) Ils se refusent à supprimer ce qui provoque la révolte ; comment les choses, à la longue, iraient-elles mieux ? Mais, si je parle de la sorte, on me traite de séditieux, allons donc !".

 

On croirait ici entendre parler un socialiste du 19eme siècle. 

Spartacus avait soulevé les esclaves. Des chrétiens avaient prêché la pauvreté. Mais Spartacus voulait libérer les esclaves et partir fonder un monde nouveau pour eux. Les chrétiens allèrent vivre leurs expériences communautaires ou singulières de pauvreté. Avec Munzer, c'est différent. Munzer veut accomplir la révolution, il veut arracher le monde à ses dominants. 

 

L'agitation s'accentue. Les anabaptistes suisses se joignent à Munzer. Les tracts communistes fleurissent dans le pays. Les mineurs saxons se révoltent, on brûle des châteaux. Des camps paysans se constituent.

 

Les appels de Munzer enflamment une paysannerie qui paie le prix fort en ce temps là, surtout en Allemagne ou elle est sous l'emprise des Seigneurs locaux. Les révoltes se multiplient, depuis la jaquerie française du siècle précédent. A l'appel du ventre creux, vient s'ajouter celui du millénarisme, qui est l'autre face de la Renaissance humaniste. L'affaissement du vieux monde ordonné médiéval produit de multiples hérésies, la fuite en avant millénariste, l'espoir de la nouvelle Jerusalem et de la Parousie. Si le destin des hommes est désormais en leurs mains, alors ils peuvent devenir des Dieux. Munzer prend racine dans ce contexte. Il revient aux hommes de prendre leurs responsabilités, et d'agir pour créer le Royaume. Ce message parle aux paysans attirés par l'idée de l'Eglise primitive, qui évoque une paysannerie ancienne, libre. Avec le retour des idées antiques, ce n'est pas seulement Aristote qui a resurgi, mais le Platon communiste que Munzer cite.

 

Munzer et les siens appellent désormais directement au soulèvement : "A l'oeuvre ! Mettez-vous en besogne ! Soulevez villages et villes. Frappez tant que le fer est chaud".

 

Une troupe de milliers de paysans, rejointes par des urbains se regroupe à Frankenhausen.  C'est là, en campagne, que la paysannerie insurgée sera écrasée par les colonnes seigneuriales. Faute d'un chef de guerre.  Faute d'une capacité de coordination et de cohésion que l'époque était incapable d'offrir. Lâchement, les Seigneurs entament des négociations avec les révoltés et attaquent par surprise pendant les tractations. C'est un massacre de 5000 paysans, Munzer est arrêté en ville. Il sera torturé et exécuté, sans se dédire. On essaiera de le salir.

 

La révolte survit. Elle se transfère en ville. Jusqu'à Strasbourg.  Devant la répression, des colonies paysannes partent en Moravie pour établir des communautés, qui dureront longtemps. Les baptistes sont traqués. En instaurant le baptème adulte, comme le voulait aussi Munzer, revenant aux pratiques de Jesus, ils introduisent un élément de grande subversion, puisqu'ainsi c'est la vie que l'on mène qui donne le droit au titre de chrétien... Ils fuiront aux Etats Unis, et porteront un mélange d'idée communautaire et de réaction conservatrice, ce dernier penchant l'emportant...

 

Le pic de la révolte est à Munster, qui tente de fonder une nouvelle Jerusalem, sous l'influence de proches de Munzer, dont Melchior Rink (donnant son nom aux melchiorites). La nouvelle Jerusalem, qui aura donné les plus grandes preuves d'exaltation, est écrasée militairement avec une violence sans limites.

 

Le christiannisme révolutionnaire va mourir là. Son héritage, celui du droit naturel absolu, renaitra chez les Camisards cévenols, dans la révolution anglaise, en particulier chez les nivelers, puis dans la révolution française.

 

Engels reprochera presque à Munzer d'avoir été trop hâtif. Ernst Bloch, tout enthousiasmé par la révolution russe, ne le suit pas. Il pense encore que Lénine a démontré que le socialisme est possible dans des conditions d'arriération. Ce qui sera démenti par les faits. Lénine et Trotski le savaient d'ailleurs, et conditionnaient clairement la réussite de leur révolution à la contagion allemande.

 

Faut-il pour autant considérer Munzer comme un Quichotte ? Non pas certes. Quichotte était nostalgique d'un monde perdu, rêvé. Munzer voyait la nécessité en gestation dans le présent, en se référant certes à un passé mythique. Comme le qualifie Boch, Munzer est un "héros tragique" et non un personnage tragi comique.

 

L'échec de la guerre des paysans fait éclater, très vite, alors que Luther est encore vivant, qu'il a un comportement honteux dans cette affaire, allant jusqu'à appeler les Seigneurs à massacrer les insurgés, le caractère immédiatement contre révolutionnaire de la Réforme. Ernst Bloch est très sévère envers Luther et s'attaque à toute sa doctrine comme ciment de l'oppression continuée. 

 

Si le protestantisme a permis la sécularisation, et ainsi exprimé la montée en puissance de la bourgeoisie, il reste que l'apparition de Munzer montre de suite ses failles. Le protestantisme, plutôt que de devenir sublime dans le communisme, donnera cours au calvinisme dont Max Weber a montré le rôle dans le capitalisme décomplexé. Toutes les frontières morales contenues par le christianisme y seront abolies, à travers l'idée de la Predéstination qui justifie tout. Luther lui-même produit une idéologie de résignation, décrivant l'homme comme mauvais et toujours entâché par le Pêché originel quoi qu'il fasse, s'en remettant à l'ordre établi. C'est une idéologie si pessimiste que les hommes ne doivent même pas s'en vouloir de pêcher. Belle entreprise de justification aussi... La foi luhérienne est inactive, elle est sans conséquence. Elle déculpabilise l'oppresseur. La "justification par la seule Foi" est la voie qui mène à un monde sec.

 

Combien était plus féconde l'exaltation munzerienne ! Laissons lui le dernier mot :

 

" Avec l'avènement de la foi, c'est à nous tous qu'il adviendra qu'hommes charnels nous devenions des dieux grâce à l'incarnation du Christ (....) que dis-je ? bien plutôt complètement transformés, pour que la vie terrestre se métamorphose en ciel"

 

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4 février 2013 1 04 /02 /février /2013 20:35

imagesCAZ2NXF9.jpg Il y a quelque temps dans ce blog, je parlais de Christine de Pisan ( Enième petite pause poétique avec Christine de Pisan ), m'étonnais de la proximité de ses tristes sentiments avec la mélancolie de notre temps, et me proposais de chercher une Histoire de la tristesse. Je l'ai trouvée, et bien trouvée, en l'oeuvre de l'historien Georges Minois, "Histoire du mal de vivre". Un excellent parcours paru en 2003, décloisonnant les sciences humaines.

 

Le risque d'une Histoire de la culture, c'est qu'elle a souvent tendance à  regarder là où y a de la lumière, à savoir dans les écrits, les oeuvres artistiques. Ce sont certes des reflets certains d'une civilisation dans son ensemble, mais aussi les productions de couches sociales particulières. Christine de Pisan, ce n'était pas la gardienne des cochons dans la ferme du coin... Donc les histoires culturelles pêchent souvent par ethnocentrisme intellectuel. Georges Minois est assez subtil pour s'en référer, quand c'est possible, à d'autres sources, comme les statistiques de suicide, le courrier des lecteurs au 19eme siècle.

 

Le mal de vivre, comme le chantait Barbara, "ça vient de loin".... On peut considérer que la tristesse surgit dès que la contradiction surgit entre les forces vitales de la survie et la conscience de la difficulté d'être au monde. Il y a 4000 ans, un egyptien écrivait déjà sur un papyrus : "la mort est aujourd'hui mon seul espoir".

 

La philosophie naît comme antidote au mal de vivre

 

Le monde antique est plein d'expression de mélancolie. Elle est alors liée à un sentiment de fatalité, d'être enchaîné à un destin décidé par les Dieux. Tout le contraire de l'angoisse existentialiste contemporaine. Les philosophies antiques : stoïcisme, épicurisme, pythagoricisme, cynisme.... ne sont finalement que des tentatives de réponse au mal de vivre. Très vite, l'humanité sait établir une nosologie de la dépression, décrire ses manifestations, et cherche des remèdes de tous ordres.    

Aristote, comme souvent, marque un changement en faisant de la mélancolie l'apanage du génie. Elle est liée à la lucidité. Platon et Socrate étaient eux-mêmes déprimés... Le mal de vivre serait lié à une surabondance d'humanité. La question de la mort volontaire reste de mise à cette époque. Lucrèce l'épicurien se supprime à 43 ans.  Les lois romaines ne stigmatisent pas vraiment le suicide. Le stoïcisme, un temps triomphant, le présente comme une issue parmi d'autres : si tu n'es pas content, tu peux sortir du jeu.... Dans les classes populaires, le suicide est cependant lié à des craintes et superstitions.

 

La période impériale change la donne car "le moral des ménages" devient une préoccupation du souverain. Et on commence à transformer la dépression en perversion. Dans le même temps, la décadence voit surgir le burlesque, le grotesque, l'humour grinçant, symptômes de l'angoisse qui saisit le monde romain. Petrone écrit son Satiricon.

 

 

La souffrance médiévale, une insulte à l'Eglise

 

 

L'ère médiévale parle de l'"acedia". Le christianisme assimile ce sentiment à un vice inspiré par le diable. L'Eglise veut le monopole du salut, et qu'on puisse lui refuser est impensable. Certes, il y a une influence gnostique chez les premiers chrétiens, qui voient le monde comme un mal, mais cette tradition est vite supplantée et écrasée à chaque fois qu'elle resurgit.

 

Cependant, dans la vie monastique et chez les ermites, le mal de vivre sévit. Et on y cultive ce qui le favorise : l'abstinence, la vie intellectuelle, l'isolement... . Le suicide frappe le clergé et il est interdit par les conciles du 6eme siècle. Les succès dans la noblesse du Roman de la Rose qui évoque "Dame tristesse" et des fabliaux qui présentent le monde comme peuplé de fous montre que les sentiments déprimants sont partagés.

L'oisiveté est pour l'Eglise, en particulier pour Saint-François, la cause de la mélancolie

 

Au 13 eme siècle, la confession devient obligatoire. Elle est l'ancêtre de la thérapie au fond. Mais en diabolisant la tristesse, l'âge médiéval n'a fait que la souligner.

 

Le fin du Moyen Age est une ère malheureuse, marquée par la grande Peste noire qui élimine plus d'un quart de la population européenne, les famines et guerres civiles. La chrétienté se déchire de schismes en hérésies. Les flagellants déferlent.  La peur agite l'occident.

 

Un problème nouveau vient nourrir la mélancolie : le sentiment du temps. Avant la fin du moyen âge, le temps était flou, les saisons rythmaient la vie paysanne avec les fêtes. Mais avec le développement du commerce, le temps prend forme, avec la notion de délais notamment. L'horloge apparaît sur des cathédrales anglaise ou italienne.

 

Petrarque annonce la mélancolie moderne par une oeuvre tournée vers l'introspection : "qui dira mon dégoût et mon ennui quotidien...". Parmi les grandes figures de l'époque, les caractères "saturniens" sont communs : Laurent de Médicis, Philippe de Bourgogne....

 

Renaître n'est pas de tout repos pour le moral

 

La Renaissance, si nous la voyons aujourd'hui comme une sortie des ténèbres, est un moment où la mélancolie s'exprime plus que jamais. L'être humain se retrouve dans un monde bouleversé, immense voire infini (Giordano Bruno). Le trouble règne sur le plan religieux, avec la fêlure ouverte par la réforme qui éloigne Dieu de soi. Tous éléments qui favorisent l'anxiété. Les oeuvres d'Erasme, les tableaux de Bruegel, l'univers rabelaisien témoignent d'un monde devenu agité, et les prophètes de malheur, tel nostradamus, ne manquent pas. Les intellectuels qui se lancent à l'assaut du savoir universel échouent évidemment. La sécularisation de la culture s'exprime par un regard porté en soi-même : l'autoportrait fleurit en peinture. Montaigne plonge en son for intérieur. Le monde vit de grands bouleversements en tous domaines et les âmes en souffrent nécessairement, alors que cohabitent les intuitions modernes et la réaction de la contre réforme.

 

Qui mieux que Shakespeare témoigne de cette vision du monde chaotique ? Hamlet est le prince des mélancoliques. Les pièces de William S. mettent en scène 52 suicides. Robert Burton, en 1577, écrit une "anatomie de la mélancolie" de 2000 pages.... L'idée renaît, depuis le néo platonisme d'un Marcile Ficin, d'une mélancolie liée à l'intelligence et à la lucidité.

 

 

Douter, s'ennuyer, s'inquiéter: trilogie moderne

 

Le 17eme siècle va voir apparaître l'ennui, ainsi que le pessimisme chrétien. L'humanisme de la renaissance a paru échouer, les guerres de religion ont ensanglanté l'Europe. Le contrecoup est une vague pessimiste qui trouve sa forme aboutie dans le jansénisme.  Le pêché originel redevient un problème central. Au même moment, les libertins apparaissent. Ils sont aux antipodes du jansénisme mais partagent au fond un même pessimisme et une conscience des impasses de la Raison humaniste. Si Descartes se refuse à incriminer la raison, et voit dans la tristesse un problème physiologique, le pessimisme triomphe. La pensée de Hobbes fait de l'homme un loup pour l'homme.

 

Le doute s'est emparé de la religion comme le montre la querelle entre Fénelon et son idée de dépouillement de soi, et Bossuet qui veut au contraire préserver la notion de salut divin.

 

Enfin, l'ennui est une notion en vogue (c'est extrêmement bien montré, me souviens je, dans un film où Isabelle Huppert joue Mme de Maintenon). Pascal parle d'un vide au fond de soi, au lieu du Dieu que l'on espèrerait trouver.  La monarchie absolue va de pair avec une codification de la culture, la promotion de la géométrie (qui s'oppose au grotesque baroque qui témoigne aussi d'un certain malaise).

 

Viennent les Lumières, qu'on ne saurait limiter à la notion d'optimisme, loin s'en faut.  L'inquiétude y est très présente. C'est un moteur de l'innovation et du capitalisme, car on se résout à l'action pour transcender le malaise existentiel.

 

Le très noir dix neuvième

 

L'optimisme d'un Leibniz est en réalité minoritaire, et l'esprit du temps est mieux représenté par le Candide de Voltaire.  Le recul religieux ouvre sur l'inconnu et la vieille société se dissout. A la fin du siècle, le Werther de Goethe, histoire d'un suicide, est un succès immense. Nombreux sont les penseurs des lumières qui ressentent un immense vide qu'ils essaient de combler comme ils le peuvent. Mme du Deffand, l'amie de Voltaire, parle du "vide affreux de l'existence". Mme de Stael ( Mme de Staël, ou les pérégrinations de la grande bourgeoisie à l'orée de son règne) , en proie au spleen, sera de cette génération qui réalisera la jonction entre les rêveries mélancoliques inspirées par Rousseau et la première génération romantique.

 

Avant la révolution, la jeunesse s'ennuyait dans un monde en délâbrement, après elle on lui a volé tout espoir comme le dit le mieux possible Alfred de Musset ( Musset face au mirage de l'amour comme absolu (Confession d'un enfant du siècle) ). Le 19eme siècle est celui de la tristesse, marquée par le romantisme sombre. Il prend un caractère de plus en plus aigu au cours du siècle, dans un monde désenchanté par la révolution industrielle, les désillusions politiques brutales, le scientisme.  Les grandes figures littéraires sont marquées par le pessimisme ou le spleen. Flaubert, Baudelaire, plus tard Verlaine ou Mallarmé qui soupire son ennui...  Le dandysme est, selon le mot d'Albert Camus, un "cri de l'ennui" et Oscar Wilde en est le chantre qui ne trouve plus de sens à rien en ce monde. Ces tendances s'expriment en toutes classes, dans les correspondances privées. Georges Sand parle de la souffrance de toute une race.

 

Le 19eme siècle voit surgir les systèmes philosophiques et politiques du désespoir. Schopenhauer en est l'étoile noire. Lui qui ne voit dans la vie que misère et issue que dans l'ascétisme. Le nihilisme, sous ses formes diverses, s'exprime radicalement chez Stirner, pour qui tout est faux sauf le Moi radical. Mais il prend aussi le chemin d'un anarchisme viscéral déterminé à tout détruire pour que le monde renaisse de rien.

Dostoïevski, Maupassant, Mark Twain seront porteurs de cette vision nihiliste fondée sur un désespoir profond.

Kierkegaard prépare le siècle suivant en faisant de l'angoisse la trame de la vie humaine et le désespoir en surplomb la seule attitude possible.

 

La philosophie Nietzschéenne est une tentative de sursaut contre cette civilisation du mal de vivre, où les forces vitales s'étiolent. Mais en appeler au sursaut n'empêche pas l'auteur lui-même (qui juge la pensée comme le produit de la santé de celui qui tient la plume....) de sombrer lui aussi dans le mal être.

 

Malgré cette tristesse qui envahit tout, le  mal de vivre est encore considéré comme une folie. Durkheim fait du suicide un objet sociologique au tournant du siècle, renouvellant profondément l'approche. Le mal être aura sa science : la psychanalyse, qui l'analysera comme le résultat d'un sentiment de perte.... aux vastes conséquences.

 

 

L'angoisse face au vide, l'angoisse face au trop plein

 

 

Le XXeme siècle n'arrange rien.... Et le malaise s'approfondit dans un monde en proie aux désastres dantesques, provoqués par les humains. Le "cri" de Munch symbolise ce siècle que les expressionnistes ont vite compris.  Le nihilisme gagne l'art. Le théâtre de l'absurde (Jarry, Ionesco, plus tard Beckett...), Kafka, la nausée sartienne, Fitzgerald et son sentiment que tout n'est que destruction.... Les oeuvres suintent le malaise. Camus, dépressif et anxieux, cherche à conjurer le phénomène avec la figure de Sisyphe. Il n'y parvient pas pour lui-même en tout cas... Alors que l'angoisse antique relevait de l'enfermement dans la fatalité, celle du 20eme siècle découle d'un sentiment de liberté sans repère.

 

Le sentiment de malaise se radicalise, comme avec Wittgenstein qui prône le silence face à l'obscurité du monde, avec cette phrase terrible : "de ce dont on ne peut parler il faut le taire". Et puis il y a Cioran, qui parle de l'inconvénient d'être né (ce qui est suspect dans son dégoût de la vie cependant, c'est qu'il vient au secours de ses fautes et de sa complicité avec le fascisme roumain, le pire sans doute).

 

A la fin du 20eme siècle il apparaît clairement que le mal de vivre n'est pas le fruit d'une folie mais plutôt d'une conscience aigue.  Les chanteurs qui la poétisent ne sont pas stigmatisés mais admirés.

 

Les psychologues s'accordent à voir dans la naissance un traumatisme, qui dans le meilleur des cas se régule grâce à la combinaison du narcissisme et de la réaction en défense aux agressions extérieures. Le mélancolique n'arrive pas, pour différentes raisons, à trouver cet équilibre fragile.

 

On sait aussi que le mal de vivre a une dimension biologique, comme le montre la relative efficacité médicamenteuse.  

 

La conscience des facteurs sociaux du mal de vivre est de mieux en mieux partagée, et a progressé depuis Durkheim. Les valeurs d'autonomie individuelle non contrebalançée par la solidarité favorisent l'angoisse, le consumérisme produit de la frustration permanente, l'injonction au bonheur culpabilise, le relativisme plonge chacun dans le doute. Le mépris de soi a remplacé l'ancienne culpabilité chrétienne. Les humains ne peuvent plus se rattacher à quelque projet qui les dépasse, à quelque espérance à long terme. La contre révolution libérale a déclenché une guerre de tous contre tous.

 

La société secrète des gens qui vont mal, et  les stigmatise ensuite. C'est qu'ils sont la mauvaise conscience de l'hédonisme marchand. En cela ils dénotent, ils troublent le jeu. En cela ils sont insupportables.

 

Le mal de vivre déborde. La dépression devient un facteur de mortalité très important. Une pandémie. On émet l'hypothèse, qui me semble personnellement crédible, d'un cerveau humain profondément heurté par la complexité du monde, d'une psyché déstabilisée par tous ces dispositifs auxquels on ne comprend rien et pourtant indispensables, d'un être humain éclaté, sur sollicité. D'où l'engouement grandissant pour tout ce qui propose un recentrage, comme la méditation.

 

Ce qui est certain, c'est que le mal de vivre est né avec la conscience réflexive. Il est donc, dans ses différentes formes et ses degrés de gravité, consubstantiel à l'Humain, animal doté de la conscience de soi. 

 

Il nous reste, comme nous le conseille Georges Minois, à essayer d'être grands dans notre malheur. Et si nous n'y parvenons pas, eh bien vaille que vivre....

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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