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13 décembre 2012 4 13 /12 /décembre /2012 00:48

 

1606122_7_4c1b_amen-costa-gavras-2002.jpg En cas de doute sur le potentiel de bonheur collectif dont l'humanité est capable, je connais un très bon antidote à effet immédiat : ouvrir un livre qui évoque la Résistance allemande pendant la deuxième guerre mondiale.

 

Que cette résistance, très minoritaire mais substantielle, ait pu avoir lieu, est d'une importance fondamentale à mes yeux. C'est une lumière hautement réconfortante. Elle signifie que des humains ont pu, dans des circonstances effroyables, être capables d'une noblesse confondante. D'un esprit de sacrifice inoui, d'une absence de mesquinerie totale. L'exemple de ces allemands vient à lui seul, car il a été possible, et donc reproductible, fracasser la vision pessimiste qui organise notre vie économique : l'idée vulgaire et pourtant dominante de l'homo economicus calculateur et en recherche de la défense rationnelle de son intérêt. Non, bien d'autres mobiles agitent l'homme, dont une immense capacité d'empathie et un sens de la justice d'une puissance insoupçonnable. L'Humain est tout et son contraire.

 

Ces gens savaient qu'ils seraient arrêtés, torturés, abattus, sans grand espoir de résultat quelconque. Mais ne rien dire, ne rien faire contre l'horreur, leur était plus insupportable que tout. Pour un matérialiste comme je le suis, ce dont un Humain est capable ne vient pas du ciel. Donc ce qui a été fait montre l'étendue de ce qui est possible, extensible, généralisable. Le simple fait de distribuer un tract, de saboter une pièce d'artillerie, de transmettre un message, de protéger un persécuté, dans de telles circonstances, est un cadeau légué à l'humanité pour l'avenir.

 

Donc il m'est arrivé à plusieurs reprises de me plonger dans ce passé là. Comme dans celui de la résistance en France, d'ailleurs. J'ai par exemple lu "Seul dans Berlin", le roman extraordinaire d'Hans Fallada, le témoignage poignant de la soeur de Sophie Scholl sur la Rose blanche ou ce livre incroyable et singulier qu'est "Hammerstein ou l'intransigeance" d'Enzensbeger ( Si on n'avait du lire que trois livres parus en 2010... ), sur l'attitude têtue et rebelle du général hammerstein, snobant incroyablement Hitler, et dont les filles furent des résistantes intrépides. J'ai aussi découvert la résistance au sein même des camps, notamment dans "Les jours de notre mort" de David Rousset. Je me souviens très précisément de passages de "l'Orchestre rouge" de Gilles Perrault ou de "Sans patrie ni frontière" de Jan Valtin, qui évoquent la résistance rouge allemande.

 

Je viens de lire "Ces allemands qui défièrent Hitler" du précieux Gilbert Badia. Je n'y ai pas appris beaucoup car je connaissais l'essentiel, mais c'est une excellentissime synthèse du sujet, rassemblant des données éparses, et j'ai quand même découvert quelques figures magnifiques et certains aspects méconnus.

 

"Les" résistances allemandes ont bel et bien été substantielles. 8000 condamnations aboutissent à des exécutions en 43-44. On estime à des centaines de milliers les allemands qui ont participé à des actions contre le nazisme.

 

On glorifie souvent les officiers qui ont tenté d'abattre Hitler (Tom Cruise a même joué Stauffenberg dans un film), mais c'est le mouvement ouvrier qui a constitué le bastion principal de la résistance. Et c'est lui qui a résisté en premier, alors que les officiers se ralliaient à Hitler. Ce n'est qu'après la chute du mur que ces résistances sont considérées d'un point de vue global en Allemagne. En RDA, seul le parti communiste (KPD) était considéré, avec l'Orchestre rouge. En RFA, les officiers convertis à l'opposition tardive furent présentés, non seulement comme la seule résistance mais aussi comme les précurseurs de l'allemagne démocratique.

 

Le premier attentat contre Hitler, et son auteur, Georg Elser, un simple ouvrier, électeur communiste, sont méconnus. Il a passé une trentaine de nuits à fabriquer un dispositif explosif en s'introduisant la nuit dans la brasserie munichoise où Hitler venait chaque année fêter son putsch de 23. La bombe a explosé, et le hasard a  épargné le tyran, à 8 minutes près. Elser a fait en sorte de ne compromettre personne et a pleinement assumé son geste une fois arrêté. Les nazis l'emprisonnèrent et essayèrent de le faire passer pour un agent anglais. Ils finirent par le tuer.

 

Les communistes, les socialistes, les syndicalistes, ont payé le prix de leurs lourdes erreurs. Ils auraient peut-être empêché la victoire nazie s'ils n'avaient usé leurs forces à s'affronter depuis les années 20, refusant toute logique de front unique contre le fascisme. Ils ne parvinrent pas à comprendre ce qui les attendait et se référaient à des expériences anciennes : bismarck, les gouvernements ultra conservateurs.... Les communistes ont même pensé que le nazisme était la dernière étape avant le grand soir.

 

Les communistes tentèrent bien de résister. Ils subirent une répression gigantesque dès la nomination d'Hitler comme chancelier. Une des premières mesures hitlériennes fut de déchaîner une phobie contre l'idée d'un coup dEtat communiste en préparation. L'incendie du Reichstag servit de prétexte. Le KPD continua pendant des mois, contre tout bon sens, à demander à ses militants (plus de 300 000) de lutter publiquement alors que les nazis avaient choisi de déchaîne toutes leurs méthodes répressives. La Direction, décapitée, dut émigrer en France, et prendre des décisions déconnectées de la situation. Les arrestations se comptaient par milliers par mois et remplissaient les premiers camps de concentration. La théorie du social fascisme resta de mise... jusqu'en 1935... empêchant toute coordination entre les deux partis qui se haïssaient.

 

Le pacte germano soviétique mit un coup d'arrêt brutal à la résistance communiste, traquée et en plus déboussolée.  Cependant, des initiatives plus spontanées continuèrent. Le groupe Herbert Baum, constitué de juifs communistes, mena un attentat contre une exposition de propagande. Wilhem Knochel parvint à monter un mensuel titré "le combattant de la paix", en pleine année 42, appelant au sabotage. La gestapo soldait ces actions par l'arrestation des réseaux constitués par quelques centaines de personnes.

 

La contre offensive soviétique réveilla les communistes restés sur la réserve : d'où une opération de répression massive appelée opération "orage" à l'été 44.  Thalman, le chef communiste, interné depuis onze ans, est exécuté pour inaugurer la vague répressive.

 

Chez les sociaux démocrates, ce sont surtout les petites organisations dissidentes qui résistèrent. L'aile droite du parti, retombant dans ses pires errements de 1919, se déshonora en essayant de traiter avec Hitler, qui les accueillait pour mieux les briser ensuite. 60 députés approuvèrent la déclaration de politique générale du chancelier Hitler....  Le Parti scissionna et ceux qui ne se rallièrent pas à Hitler fondèrent le SOPADE établi à prague. En Allemagne, ce furent surtout de petites formations, qui avaient rompu avec le parti avant la prise de pouvoir nazie, qui s'organisèrent pour résister. Des groupes comme "Nouveau départ", "les socialistes révolutionnaires", "front socialiste". On doit citer aussi des scissions du parti communiste, comme le KDDO ou le SAP (dont Willy Brandt était membre). La Gestapo met deux à trois ans pour les éliminer.

 

Les syndicats sont absorbés par les nazis, et leurs militants ne résisteront qu'à titre individuel.

 

La résistance allemande s'incarna fortement à l'étranger, à travers de grandes voix comme Thomas ou Heinrich Mann, Brecht. Singulièrement en France. Nombre d'oeuvres marquantes montrèrent le vrai visage des nazis, comme "la septième croix" d'Anna Seghers. Le travail des communistes fut très efficace, dans les premières années, surtout grâce à l'inventif Willy Munzenberg qui porta des coups réels aux nazis avec le livre brun du nazisme.... parvenant même à obtenir des acquittements au procès du Reichstag... La plus belle victoire de la résistance allemande. Munzenberg sera plus tard liquidé par les staliniens.... Les communistes allemands en France parvinrent à entraîner de nombreux intellectuels dans leur stratégie d'unité contre le fascisme : c'était le temps des "comités".

 

Les émigrés allemands s'engagèrent nombreux dans les brigades internationales en Espagne où ils payèrent un lourd tribut.

 

A partir de 1938 leur situation en France devient de plus en plus précaire : on les parque, avant que Vichy ne les livre à Hitler.  Ils seront nombreux dans les maquis de la résistance. Les trajectoires de ces traqués de tous côtés sont effarantes, et certains comme Walter Benjamin, en vinrent à se suicider.

 

Le grand échec des émigrés allemands reste le référendum de la Sarre, où hitler remporta une victoire massive sur le rattachement à l'Allemagne, malgré la campagne des opposants.

 

Un autre secteur de la résistance fut la jeunesse. L'histoire de la Rose Blanche est très connue, et fut diffusée en Europe immédiatement par les alliés. Hans Scoll et Alexander Schmorell en furent les deux premiers leaders, inspirés par les valeurs chrétiennes. Ils diffusèrent deux séries de tracts dans les universités, d'abord à munich, d'un contenu absolument radical, appelant à abattre le nazisme. La répression fut sauvage, médiévale.  Un idéalisme suicidaire ressort de cette histoire tragique. La Rose Blanche reste une lumière sauvant un peu l'honneur du peuple allemand, payée atrocément par ces jeunes. C'est grâce à ces héros que nous pouvons considérer que le problème était le nazisme, et pas l'Allemagne. L'Europe doit beaucoup à leurs simples gestes.

D'autres initatives fleurirent dans les universités. On doit aussi mentionner le cas des "Pirates de l'Edelweiss", jeunes refusant l'embrigadement, fans de jazz... Ils provoquaient avant tout mais parfois collaient des papillons antinazis.... Ils ne furent pas épargnés.

 

Le réseau européen Orchestre rouge est connu (le livre de Gilles Perrault est vraiment un souvenir inoubliable), mais on l'assimile totalement à la dimension d'espionnage lié aux soviétiques. En Allemagne, c'était avant tout un réseau de résistance très original, composé de manière hétéroclite. On y trouvait des membres de tous les milieux. Ils se dédiaient en particulier à la récolte d'informations stratégiques, avec un grand succès. Staline n'écouta pas les avertissements d'une invasion imminente de l'URSS. Deux fonctionnaires, Schulze Boyzer et Harnack en furent les pionniers, à partir de deux cercles de discussion qu'ils unifièrent. En 1942, le réseau fut démantelé après l'interception de messages radio.

 

Le Cercle de Kreisau; animé par deux juristes, Moltke et Yorck, réfléchit à une nouvelle Allemagne. Il  se lie à des sociaux démocrates, eux-mêmes en contact avec des communistes. C'est un embryon de contact entre les résistances allemandes. Le Cercle nouera aussi des liens avec les officiers conjurés.

 

L'attentat du 20 juillet 1944 est l'épisode le plus connu de la résistance allemande et Stauffenberg sa figure célèbre. Cet attentat est le résultat d'une longue évolution mâturée depuis 1938 dans certains secteurs de l'armée allemande. Certains officiers, pour des raisons strictement nationales, et non par désaccord foncier avec le nazisme, finirent par se convaincre de la nécessité de débarrasser l'allemagne d'Hitler. La plupart de ces officiers collaborèrent aux atrocités du régime. Ils eurent l'illusion d'une possibilité de paix séparée avec les alliés de l'ouest, qui sauverait l'Allemagne. Certains d'entre eux n'avaient aucune intention de rétablir une démocratie dans le pays. Si ces officiers eurent du courage et purent être admirables, les présenter comme des militants démocrates est erroné.

 

Les Eglises n'ont pas manifesté de résistance. Elles ont, malgré des tensions récurrentes, car le régime empiétait sur leur terrain en revendiquant l'exclusivité idéologique, coopéré très largement avec les nazis. Hitler a signé un concordat avec le Pape, et les proclamations de soumission et de soutien au régime sont légion. L'Eglise protestante fut encore plus zélée dans son soutien au nazisme. Certaines dissidences sont cependant à souligner, comme celle de Martin Niemeller et de son Eglise confessante. 6000 pasteurs s'y seraient ralliés. Côté catholique, l'evêque de Munster a dénoncé en chaire les liquidations physiques de personnes handicapées.  Ce n'est d'ailleurs qu'à cette occasion que les Eglises protestèrent, sans le rendre public. Mais on doit tout de même souligner que nombre de chrétiens réalisèrent des actes de résistance, cachèrent des juifs.  Sans aucun soutien des bureaucraties religieuses qui firent leur hypocrite mea culpa après guerre, achetant de l'Indulgence selon une méthode bien éprouvée.

 

Le cas de Kurt Gerstein, qui inspira le film de Costa Gavras ("Amen") est extraordinaire. Ce chrétien se retrouve à travailler sur des procédés chimiques nécessaires à l'extermination. Il assiste à une séance de gazage et essaie ensuite d'en parler à des centaines de personnes, d'avertir le Vatican. En pure perte.

 

Une autre forme de résistance, qui donne lieu à polémique en Allemagne, est celle des prisonniers de guerre qui se mirent au service des alliés, signant des tracts antinazis ou parlant à la radio. Les soviétiques en usèrent beaucoup, sans grand succès semble t-il. Ces polémiques démontrent que l'Allemagne n'a pas tout réglé avec son passé, malgré tout.

 

On doit souligner la participation des femmes qui représentent 20 % des arrestations de la Gestapo. Elles jouèrent un rôle essentiel, comme en France, dans le secteur stratégique des liaisons notamment.

 

Cette résistance allemande était désunie. Elle devait affronter un système répressif extraordinairement développé. Mais son principal souci était le suivant : la popularité d'hitler, considéré comme un génie depuis ses victoires vengeant l'Allemagne du traité de Versailles, et assurant, par la militarisation puis le pillage de l'Europe et le vol des juifs, un niveau de vie convenable pendant plusieurs années. Une part très conséquente des arrestations de la Gestapo se réalisait sur la base de dénonciations. La jeunesse, qui aurait pu constituer un force vive pour la résistance, était très encadrée par les jeunesses hitlériennes. Bref, comme Jan Valtin le dit dans ce récit incroyable et tellement marquant qu'est "Sans patrie ni frontière", aller en Allemagne pour résister ou militer c'était du pur suicide.

 

Il est réconfortant de penser à ces gens. Mais est douloureux de penser à toute l'angoisse qu'ils devaient subir, aux méthodes qu'on utilisait pour les faire parler et aux chantâges abjects qu'ils subissaient (parler ou accepter l'élimination de toute une famille par exemple). Il est aussi douloureux de se souvenir de l'après guerre : très peu survécurent. Et ceux là virent les anciens nazis recrutés ici ou là, laissés tranquilles, continuant à exercer des responsabilités. Dans certaines villes allemandes, les résistants sortirent de chez eux pour aider les alliés envahissant l'Allemagne, créant des comités de l'Allemagne libre.... On les écarta pour placer des notables compromis.

 

Le passé est toujours là. Il vit dans le présent. Et le futur peut être sauvé, nous en avons la preuve. Grâce à eux.

 

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2 décembre 2012 7 02 /12 /décembre /2012 01:49

ANAX.jpgNos temps sont obscurs. Il n'est donc pas inutile de se demander comment une époque lumineuse apparaît. Pas pour y chercher une quelconque recette qui n'existe pas, mais peut-être pour se rassurer, trouver des raisons d'espérer... Car parfois, souvent sans doute, on ne voit pas le meilleur arriver... Il est le résultat de tendances profondes qui se rencontrent à un carrefour historique inattendu. Et puis se produit la nouveauté, comme une résurgence de rivière perce les roches. Après tout, la Renaissance européenne surgit après quelques épisodes parmi les plus noirs de l'histoire du continent (peste noire, guerre de cent ans...).

 

Jean-Pierre Vernant, dont un livre a déjà été évoqué ici ( Petite croisière mythologique en méditerranée, avec JP Vernant en guide de luxe ), s'est attelé à saisir l'apparition d'un moment clé pour l'humanité : la naissance de la philosophie. Ce n'est pas rien.

 

Les idéalistes ont vu un miracle dans cet avènement. Ou un hasard. Pas Vernant, qui en sain matérialiste, y débusque des origines très ancrées dans la vie économique et politique des grecs de ce temps là (6eme siècle avant JC). A la source de la philosophie, il y a la Polis.

 

Mais attention : l'hélléniste n'est pas un idéologue stalinien vulgaire quand il écrit "Les origines de la pensée grecque" en 1962 : il sait que si la force de l'économie, de ce qui nous permet de survivre et nous structure, est déterminante, il n'en reste pas moins que les constructions politiques et idéologiques ne sont pas des simples reflets : elles jouent elles-mêmes un rôle décisif. Le substrat matériel est là, mais les édifices culturels, institutionnels, vivent leur vie. Et Vernant est capable de disséquer le processus complexe menant à ce fameux "miracle" grec qui n'en est pas un, puisqu'on peut l'inscrire dans une causalité historique.

 

Six ou sept siècles avant le début de notre ère chrétienne, se constituent une pensée rompant avec le religieux, une vision du cosmos appuyée sur la raison et la géométrie. C'est la Sagesse grecque. Le début de la philosophie. Au même moment, l'humanité connaît des bouleversements religieux intenses : le bouddhisme s'affirme, le zoroastrisme aussi, le prophétisme juif bat son plein... Mais ce qui se passe en Grèce est unique en sa rupture.

 

Pourquoi ici et à ce moment ? Est-elle tombée du ciel comme un don ? La devons nous au hasard qui a semé sur terre, à cet endroit, quelques têtes géniales ? "Non", nous dit Vernant. Les causes peuvent en être observées, même s'il y aura toujours un élément mystérieux et insaisissable dans la dynamique des inventions humaines. La société n'étant pas un laboratoire où l'on peut reproduire des schémas expérimentaux.

 

La tâche de Vernant n'est pas aisée. Il se trouve que l'époque immédiatement antérieure à l'émergence de la philosophie est très méconnue, l'écriture ayant disparu dans cete région. Ce sont les "siècles obscurs" que l'on doit approcher avec beaucoup d'habileté. Heureusement, on dispose de documents encore antérieurs (l'époque mycénienne) qui permettent une mise en perspective essentielle.

 

En deux mille ans avant JC la civilisation mycénienne règne en Grèce. Elle est centrée autour du palais du Roi qui concentre les pouvoirs religieux, politique, militaire, économique, accompagné d'une classe de scribes fermée et fonctionnant à l'hérédité, reproduisant les mêmes méthodes depuis très longtemps. C'est une royauté bureaucratique. Le Roi (anax) est divin, il est magicien, maître du temps... C'est un sacré cumulard.... Il règne sans partage sur une société belliqueuse, avec autour de lui une aristocratie militaire : "les hommes des chars". Les communautés rurales les nourissent. L'économie agraire est déconcentrée, mais le pouvoir est très centralisé.

 

L'expansion dite dorienne vient balayer ce modèle. Elle coupe les liens avec l'Orient, la Grèce se retrouve isolée. C'est un moment fondamental. L'écriture disparait, la centralisation aussi. Au Roi bureaucratique se substituent des petits roitelets locaux : les basileus. C'est dans cette époque obscure, paradoxalement, que se dessine ce qui va surgir et éclairer le monde....

 

Au 9eme siècle, l'écriture revient en Grèce, via la fréquentation des phéniciens. Avec une nouvelle fonction : servir de vecteur à une culture commune et non d'instrument à un corps fermé et centralisé. Se produisent des mutations matérielles importantes : le fer remplace le bronze en particulier. Des changements culturels sont perceptibles dans une civilisation qui s'ouvre à nouveau : les motifs géométriques apparaissent sur la céramique, et surtout on se met à incinérer les morts. S'ouvre ainsi un nouveau rapport au passé, aux anciens, dont on se détache, comme on se déprend de l'au-delà. C'est dans cet espace qu'une pensée distincte du religieux pourra naître.

 

La disparition du Roi ouvre une interrogation politique : comment concilier les antagonismes dans la société ? Le palais royal autour duquel tout s'organisait a cédé la place à la notion de cité (Polis) qui devient un cadre commun.

 

La rencontre de ce cadre commun avec l'égalité consubstantielle à la vie militaire, vient poser la question de l'égalité dans la cité. La notion de "semblables" et d'"égaux" fait son apparition dans ce contexte. L"Isonomia" signifie l'égale participation à la vie de la cité. Elle trouve ses racines dans les modifications technologiques de la vie militaire : au héros et à ses prouesses individuelles a succédé l'hoplite, le soldat lourdement armé, avançant en formations serrée, unité interchangeable dans le combat. Sa qualité majeure est celle du citoyen, c'est "la philia", l'esprit de communauté, et non la distinction individuelle comme chez le vieil Homère.

 

La Sagesse naît en critiquant l'Hubris, la démesure, l'ostentation. Une nécessité dans la vie militaire omniprésente pour que survive la Polis, cité tentée par les inégalités car les métaux précieux circulent, le commerce s'étend. Le monnayage est apparu.

 

L'écriture va épouser cette évolution égalitaire. Ce qui écrit devient public. La cité a partie liée avec la "publicité" des actes et des discours. La persuasion, le discours, sont érigées au rang de divinité (Peitho).

 

La philosophie naît dans une certaine ambivalence certes, entre la tentation du mystère et de la fermeture et celle de la politique. D'un côté la secte des pythagoriciens, de l'autre les stoïciens en somme. Mais la politique est plus forte : Solon marque une rupture décisive en insistant sur la loi écrite, et en décrétant que le tort fait à un individu concerne toute la cité. Un pas est franchi.  Le procès marque une laïcisation irréversible de la cité et du raisonnement.

 

Solon est un dirigeant appuyé sur la classe moyenne. Les notions d'isonomie, d'équilibre, de juste mesure, défendues par Solon qui se pose en médiateur, reflètent les intérêts de la classe moyenne, qui refuse les extrêmes. Entre les aristocrates et le parti populaire il y a une force d'équilibre qui parvient à faire prévaloir un nouveau modèle de société. Celui de la Polis des citoyens soumis à la loi. Clisthène fonde même dix tribus pour mélanger les trois classes de la société mycénienne.

L'idée d'une société géométrique, équilibrée, proportionnée, triomphe. Le pouvoir est partagé, et l'on se succède aux responsabilités. C'est cette idée, née dans la politique, qui va s'exprimer dans la pensée grecque.

 

Au 6eme siècle, des penseurs vont rompre avec la vision mythologique du cosmos. Il s'agit de Thalès, d'Anaximandre, d'Anaximède. Leurs avancées sont le fruit d'une évolution sociale qui encadre leur manière d'être au monde. Le savoir se désacralise, comme la vie sociale se rationalise. Et ces penseurs vont projeter sur l'univers tout entier la conception ordonnée de la Cité grecque. On retrouvera cette vocation jusqu'à Platon qui inscriva au fronton de son Académie la fameuse phrase "nul n'entre ici s'il n'est géomètre".

 

Alors que le Mythe correspondait au temps de la Royauté, de l'anax, et décrivait un jeu de puissances divines, un monde institué par un Dieu, la pensée nouvelle identifie un univers géométrique. Au monde hiérarchisé, à étages, succède une vision où la terre est immobile au centre de l'univers (Anaximandre). C'est une révolution, mais on voit qu'elle ne tombe pas du ciel....

 

Quand Aristote dit plus tard que l'homme est un "animal politique", il faut le prendre très au sérieux. Oui, la raison est née en politique. C'est dans l'organisation de la cité, afin d'en stabiliser le fonctionnement, de définir une coexistence entre les classes, et en s'inspirant du modèle de vie militaire, que la raison a été conçue. Ce n'est pas en regardant le monde simplement, en s'en imprégnant, que les grecs ont inventé la pensée philosophique, dissociée du rituel et de la religion. C'est en s'inspirant des règles qu'ils avaient trouvées pour vivre entre eux. La raison est politique. La politique est sociale et économique. La philosophie n'est pas tombée du ciel, n'en déplaise aux idéalistes.

 

Vernant nous offre, en plus d'une belle interprétation de l'apparition de la Raison philosophique émancipée du religieux, une leçon fondamentale de méthode de pensée, étayant une philosophie de l'Histoire dont les pieds sont bien ancrés dans le sol des réalités humaines. L'Histoire n'est pas une somme d'idée venues des cieux qui en courberaient le destin. L'Histoire est celle des êtres humains travaillant, faisant société pour survivre, s'affrontant et trouvant des formules pour vivre ensemble. Et produisant des idées à cet effet qui vont profondément guider leur rapport à l'ensemble de l'univers.

 

Ce qui creuse sous le capharnaüm de notre époque sombre à maints égards est peut-être l'inouï. Le pire ou le meilleur. L'imprévisible. L'Histoire nous apprend beaucoup, nous alerte, nous rend plus prudents, plus avisés. Mais elle n'a pas de force prédictive. La seule chose que nous pouvons prédire, c'est qu'elle est imprévisible. Ce qui est stationnaire ne n'est pas souvent resté.... ce qui était obscur a été illuminé. Ce qui a été beau a souvent sombré. Chaos et lutte, créations et disparitions. Résurgences et émergences.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 octobre 2012 5 12 /10 /octobre /2012 08:52

Jesus_Christ_superstar.jpg Le monde est fou, fou, fou, voyez-vous... chantait Pauline Ester, une diva de par chez moi. Et difficile de lui donner tort.

 

Et ça ne date pas d'aujourd'hui. On s'en persuade en lisant l'essai passionnant, alerte, fin et accessible, de Richard  E Rubenstein, sur la querelle de l'arianisme au dernier siècle de l'Empire romain (je sais il y aurait d'autres moyens de constater la folie des hommes...).

 

"Le jour où Jésus devint Dieu" nous raconte, servi par un talent de conteur extraordinaire, un art de transmettre une gourmandise pour l'Histoire, la grande controverse qui agite l'Eglise, mais aussi les masses urbaines de l'Empire, au moment où le christianisme sort de la clandestinité pour devenir religion officielle. Rubenstein, sans renoncer à nous raconter une histoire avant tout, celle d'un conflit avec des personnages hauts en couleur, traite aussi de questions théologiques, de leurs rapports avec les enjeux de société, de la religion comme expression des tiraillements d'une civilisation. On y comprend que les querelles spirituelles sont évidemment autonomes (des gens se passionnent vraiment à ce sujet, disposés à mourir pour un mot), mais aussi et avant tout, le paravent des luttes de pouvoir, puisque pouvoir il y a maintenant pour les gens d'Eglise. Ce sont des ferments de mobilisation très puissants.

 

Ce qui est plaisant dans cet essai, particulièrement, c'est l'humour léger de Rubenstein, qui se traduit notamment par un sens maîtrisé de l'anachronisme. Méthode que pour ma part j'affectionne, car elle permet de rendre ce monde ancien plus proche, ses acteurs plus faciles à saisir. Ainsi l'auteur parle t-il de "gangsters", de "nervis", de "super héros" à propos de Jésus. J'aime les historiens, mais je les aime encore plus quand ils chassent les formes scolastiques pour mieux nous passionner, sans crainte de banaliser leur savoir et d'abaisser la garde de leur légitimité d'universitaire.

 

Une des caractéristiques qui me plaît dans le monde antique, et aussi dans l'univers médiéval (je pense l'avoir déjà mentionné dans ce blog), c'est l'étonnante capacité des hommes d'alors, à se lancer dans des schéma hyper complexes, alors que les techniques de communication , de transport, de stockage des informations, sont sommaires. Des intrigues sans fin se nouent et se détricotent, des stratégies subtiles se déploient, un débat incessant existe. Envers et contre tout.

 

Et surtout, au contraire de ce que l'on déplore dans notre monde de l'image où le langage semble fondre comme la calotte glaciaire, appauvrissant ainsi notre capacité à vraiment débattre, les mots ont un sens. Ils comptent, ils sont intenses. Ils ne sont pas flous et méprisés comme aujourd'hui. On se bat pour des mots. Les masses citadines, les pauvres, sont capables de se révolter pour un mot, une expression. Quelle folie, mais quelle réserve d'intelligence !!!

 

Cette querelle de l'arianisme est l'histoire d'un acharnement conceptuel. La querelle va mobiliser les empereurs, les prêlats de tous niveaux, mais aussi la population des villes comme Alexandrie, Antioche, Tyr, et la nouvelle Rome : Constantinople. L'école n'est pas organisée, et pourtant beaucoup se débrouillent pour savoir lire, et se jugent tout à fait capables d'avoir un avis sur les rapports au sein de la Sainte Trinité, ou sur l'enjeu qui consiste à trancher si Jésus, devenu leur ami intime, a été créé ou engendré, s'il est un demi Dieu, un ange de première catégorie, une image de Dieu ou sa manifestation.

 

Le théâtre de la querelle, c'est un Empire qui devient pérméable. A partir de 220 post JC, les frontières sont menacées par les Perses en Orient, par les peuples germains au Nord (viendront ensuite les Huns). Au début du 4eme siècle, Dioclétien, un grand Empereur, semble redonner sens à la pax romana. Mais c'est temporaire.

 

L'ambiance est donc à l'angoisse. L'espérance chrétienne en profite, pour grandir à un rythme démultiplié. Alors que ses débuts avaient été lents. Elle survit aux persécutions, notamment celles décidées par Dioclétien qui n'y va pas avec le dos de sa cuillère en argent. Le problème suscité par les chrétiens, c'est qu'ils ne participent pas aux rites civils, et surtout ils divisent le peuple en n'admettant pas la pluralité des Dieux. A chacun ses dieux, c'était la devise informelle du monde romain païen. Les empereurs ne saisissent pas la nature inédite du christianisme, religion universelle mais aussi intime. Vécue en son for intérieur. Ce n'est pas simplement une religion en tant que pratique et croyance qui relie. C'est un rapport intime avec la foi. C'est ce qui la rend hyper compétitive sur le marché des âmes.

 

En 312, Constantin marche sur Rome, devient Empereur, puis étend son pouvoir à l'Orient en battant Licinus. Ce païen qui croyait à un seul Dieu (sol invictus), se proclame chrétien. Tout change. De religion persécutée, les disciples de Jésus deviennent les chouchous de l'Empire. Constantin a dit voir une croix dans le ciel, lui permettant la victoire.... mais il semble, si l'on suit le livre que lui a consacré Paul Veyne ("comment notre monde est devenu chrétien" que je vous conseille, car lui aussi alerte et plaisant), que cette conversion soit un pari réfléchi sur le potentiel de cette religion à favoriser l'unité de l'Empire.

 

Surgit alors une querelle au sein de la communauté chrétienne massive d'Alexandrie. Un prêtre, Arius (d'où l'arianisme), est excommunié par l'évêque Alexandre. Tout cela prend des dimensions inquiétantes, avec combats de rue, et l'Empereur envoie son conseiller Ossius de Cordoue enquêter sur place. Arius ne perd pas de temps et s'arroge le soutien d'Eusèbe de Nicomédie, qui convoque un contre-concile et réhabilite Arius. L'Eglise d'Orient est menacée d'éclatement.

 

Surgit dans la polémique un jeune personnage qui participera à toute l'histoire : Athanase, antiarien convaincu d'Alexandrie, dont il sera l'évêque. Brillant théologien, aux qualités de leader et au sens politique aiguisé. Rubenstein le compare à Lénine ! Il subira 5 exils, reviendra toujours, échappant aux multiples tentatives de l'éliminer.

 

La polémique a pour objet la nature de Jesus. Les ariens considèrent qu'il n'est pas Dieu, mais une sorte de créature inérmédiaire entre Dieu et l'Homme. C'est une pensée en continuité avec le judaïsme et la pensée grecque. Ils envisagent Jesus comme un compagnon, un modèle accessible, à suivre pour les hommes. En face, Athanase et ses amis sont en rupture avec l'ordre ancien. Jesus est inséparable de Dieu, et puis c'est tout. L'ordre nouveau doit s'imposer.

 

Constantin lui-même va chercher à favoriser un compromis autour de l'idée que Jesus et Dieu partagent la même "essence" ou 'substance". C'est autour de ce mot et de sa compréhension que la bataille se déroulera pendant des décennies, sortant du domaine purement spirituel. Les luttes de pouvoir dans l'Eglise, mais aussi entre l'Orient et l'Occident, et entre Césars et Empereurs, se greffent autour de cette querelle. L'instrumentalisant mais aussi en découlant.

 

Les luttes de pouvoir, hier comme aujourd'hui, ne peuvent pas se montrer nues, elles ont besoin de prétextes mais aussi de vecteurs de mobilisation.

 

De manière étonnante, les forces des deux camps s'équilibrent, rendant la lutte plus difficile et durable.

 

Au Concile de Nicée, Constantin pense avoir règlé la polémique autour de la formule : "Le Père et le Fils partagent la même substance". Les ariens acceptent. Mais revenus chez eux, ils affirment que cela ne remet pas en cause la différence entre Dieu et Jésus. C'est reparti pour un tour d'exils, de convocations chez l'Empereur, de brutalités locales.... On n'en sort pas.

 

Nicée est un tournant historique, car depuis lors on peu se prévaloir de l'autorité de l'Etat pour imposer des positions théologiques. Constantin s'est plongé personnellement dans la discussion, créant ainsi un précédent fondamental.

 

Constantin est pris entre les deux feux de deux personnages très persuasifs qu'il connaît personnellement : Arius et Athanase. Ce dernier fait l'objet de campagnes d'accusation de plus en plus lourdes de la part des ariens, qui l'accusent de tous les crimes (avec une part de véracité semble t-il, Athanase étant un adepte de la formule "la fin justifie les moyens"). Constantin finit par exiler Athanase en Gaule.

 

Arius meut au concile de Constantinople qui devait pleinement le réhabiliter. Et Constantin décède juste après, en 337. La donne change. Après un bain de sang (habituel dans les successions romaines), Constant prend le pouvoir central, et Constance est César de l'Orient

 

Athanase d'Alexandrie continue ses agitations, en parfait trublion de l'époque. Exilé à Rome, il se rapproche du pape Jules. Ensemble, ils essaient et parviennent à entraîner l'Empereur Constant dans leur cause. Il met la pression sur le César d'Orient, lui demandant de redonner leurs places aux évêques nicéens (antiariens) exilés ou refoulés de leurs églises. Le ton va alterner entre phases de tension et apaisement. A Constantinople, Paul le nicéen profite de la mort de l'évêque arien pour reprendre le pouvoir spirituel. Un général revient du front Perse pour remettre de l'ordre, il est tué par les émeutiers. Constance revient lui-même, exile Paul à nouveau.

 

Le conflit devient clairement un risque d'affrontement politique entre Orient et Occident, avec des menaces de guerre. Les deux camps essaient de museler leurs extrêmistes, et alternent ouverture (retour autorisé d'Athanase vers 346 à Alexandrie, sa ville chérie) et démonstrations d'autorité.

 

En 349, le contexte politique change. Constance bat les Perses. Il parvient, avec un certain Ubfilla, à christianiser massivement les wisigoths. Constant est alors putsché en Occident, et s'ensuit une guerre de trois ans au terme de laquelle Constance s'impose. Chez les antiariens, c'est l'affolement : l'évêque Paul qui a frayé avec l'ennemi est exécuté. Athanase s'en sort encore une fois... évolue entre petits retours en grâce et clandestinité. Il réussit à se mettre dans la manche l'ermite Antoine, grande star de la chrétienté d'alors, qui est son premier supporter.

 

Constance essaie de reprendre le dessein de son papa Constantin : réconcilier l'Eglise autour d'une formule sémantique (Constantin était néanmoins plus proche des antiariens, que Constance favorable à l'arianisme modéré). Mais les formules ne sont pas miraculeuses. S'il n'y a pas consensus réel, elles ne servent à rien. Et elles n'effacent pas les enjeux de pouvoir dans l'Eglise devenue puissante. Neuf conciles successifs sont organisés. En 359, on s'arrête sur la formulation assez large : "Le Fils est semblable au père". Mais encore une fois, ça s'interprète comme on veut.

 

Les partisans de l'arianisme se divisent en courants. Les conservateurs pensent que Jésus est "à l'image de Dieu". Les radicaux que le Père et le Fils sont clairement différents. Un troisième courant les jugent "similaires". Un sacré désordre.

 

Le César d'Occident, Julien, le futur apostat ( Héritages chrétien, païen, etc, etc... ) défie Constance et prend le pouvoir. Il tombe le masque et déclare qu'il est païen. L'Eglise se retrouve brutalement rendue à son ancienne place. Julien essaie d'attiser la contoverse de l'arianisme, pour disloquer l'Eglise chrétienne. Il réhabilite les exilés, espérant déclencher des guerres internes. Mais Athanase le rusé ne tombe pas dans le panneau : pour la première fois il envoie des signes d'ouverture aux ariens, ses ennemis jurés. Il a en effet compris que le fossé s'est creusé entre ariens modérés et radicaux et qu'une recomposition est possible.

 

Quand Julien, qui tente de marcher sur les pas de son modèle Alexandre le Grand, meurt au combat, il a échoué à revenir en arrière. Le paganisme n'est pas en mesure de remplacer la foi chrétienne, devenue une religion intérieure. L'Empereur Jovien rétablit les privilèges chrétiens.

 

S'ensuit une phase où les empereurs sont obligés de se concentrer sur la défense d'un Empire troué de toutes parts, délaissant les questions religieuses. Pendant ce temps, s'ébauche une synthèse nouvelle, élaborée par le groupe des capaddociens (Basile le grand en particulier), autour de la notion de Sainte Trinité qui casse le débat sur la relation entre Père et Fils : "Dieu est constitué par trois individus partageant la même essence".

 

Athanase meurt en 373.

 

La grande catastrophe d'Andrinople (378) change la donne en faveur définitive des antiariens. Sur ce champ de bataille, l'armée romaine d'Orient est écrasée par les Wisigoths, on ne retrouve pas le corps du César. L'arianisme reposait sur un certain optimisme : en s'identifiant à Jésus, personnage non divin, l'Homme pouvait changer le monde.Cette vision s'effondre. Le pessimisme gagne, et on se réfugie dans l'idée du salut dans l'autre monde. Les nicéens (ceux qui se réfèrent aux conclusions antiariennes du concile de Nicée) reprennent le dessus. Leur vision correspond à leur époque.

 

Vient alors l'empereur Théodose qui va règler définitivement la question. Il impose une orthodoxie nicéenne, pérsécute le paganisme (l'assassinat de la philosophe Hypatia... Voir le film avec la sublime Rachel Weisz). Le chritianisme devient religion officielle de l'Empire, avec un dogme uniforme, une inquisition. La rupture intellectuelle avec le monde antique est entérinée.

 

Ce qui restera de cette controverse sera néanmoins essentiel. Les Eglises d'Orient et d'Occident, qui ont clivé à cette occasion (bien que dans un premier temps la querelle ne concerna que l'Orient) continueront de diverger sur d'autres questions. La querelle se focalisera sur les liens au sein de la sainte trinité. Sur le sujet de Marie aussi.  Jusqu'au Grand Schisme.

 

Quant à l'Eglise, elle a prouvé sa capacité à survivre aux pérsécutions, aux divisions, à son intégration à l'Empire, juste avant sa disparition. Auquel elle survivra, forte de son organisation administrative de plus en plus centralisée et systématique, mais aussi de son caractère de religion du for intérieur.

 

Les humains sont ainsi. Ils ont besoin de donner des formes subtiles, à portée universelle, à leur querelles aux motifs plus prosaïques (l'accès au pouvoir). Pourquoi ? Parce qu'il faut bien peupler de sens le vide du monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 mai 2012 2 01 /05 /mai /2012 08:33

     1ermaiGrandjouan.jpgA l'heure sombre de ce 1er mai 2012 où l'on réactive odieusement l'idée pétainiste de fête du pseudo "vrai travail", qui insinue que les salariés mobilisés sont de "faux travailleurs" mais de vraies fripouilles, un petit retour sur la naissance du mouvement ouvrier organisé n'est pas de trop.

 

Les éditions La Fabrique ont publié une Histoire de la Première Internationale ouvrière, sous le titre "L'émancipation des travailleurs", écrite avec rigueur et brio par Mathieu Léonard (malgré une hostilité un peu insistante envers Marx sans reconnaître ses mérites). C'est la deuxième internationale qui lancera le mot d'ordre du premier mai dans les années 1890 après les massacres de Chicago et de Fourmies. Mais la grande idée de l'auto organisation des ouvriers a pris corps dans les années 1860, se concrétisant avec la naissance de l'Association Internationale des Travailleurs basée à Londres.

 

Cette histoire, étrangement, est connue, mais peu de livres l'avait traitée comme un sujet en tant que tel, on la retrouve souvent dispersée dans des ouvrages sur le marxisme ou l'histoire des idées.

 

La première Internationale durera 8 ans.

Glorieuses années, courtes mais intenses, parmi lesquelles se déroula la Commune parisienne. Les idées valent souvent plus que les hommes qui les portent bien entendu, et nous aurions tort de voir ces ancêtres comme des géants toujours nobles sachant s'élever au dessus des basses motivations. S'ils étaient incomparablement désintéressés par rapport à ce que nous connaissons aujourd'hui (il y avait surtout des menaces, des licenciements, des emprisonnements voire des exécutions à récolter, et pas de rentes de situation), ils pouvaient aussi être impitoyables entre eux, malveillants, intellectuellement malhonnêtes, pinailleurs et mesquins... Et tout ce que l'on voudra. Ils réalisèrent leur grand périple en ne cessant de se livrer à des joutes secondaires, en perdant souvent de vue l'essentiel, en sabotant leur propre travail... Toutes faiblesses que nous ne connaissons que trop lorsqu'on s'intéresse de près ou de loin à la chose publique.

Bref, ils étaient des hommes et des femmes engagés, courageux. Ni plus ni moins.

 

Ce qu'ils parvinrent à créer fut en soi un exploit et une brèche ouverte vers l'avenir. Aujourd'hui, alors que le capital est mondialisé, que les moyens de communication sont mille fois plus performants, que les représentants des travailleurs disposent parfois de moyens d'action inégalés dans le passé, on ne retrouve pas un tel engouement internationaliste. Les sommets altermondialistes, qui ont peiné à déboucher sur quoi que ce soit de concerté, se sont épuisés, en lien aussi avec la conquête du pouvoir des partis latino américains qui les ont beaucoup portés. Pourra t-on parvenir à influer sur le devenir de ce monde sans l'élan internationaliste pour contrecarrer la mise en concurrence du salariat à l'échelle mondiale ?

 

L'idée internationaliste est présente dès la Révolution française, qui clame que tout homme souhaitant participer au projet républicain est bienvenu dans la communauté des citoyens. Lorsque la classe ouvrière en forte croissance commence à se doter de ses instruments de lutte elle songe immédiatement à la question internationale, car déjà le Patronat utilise le "dumping social". En 1843, Flora Tristan, prophète s'il en est, appelle seule à l'Union Universelle des travailleurs avec un vrai écho (Mamie révolutionnaire et son petit-fils peintre de génie (Flora Tristan et Paul Gauguin). En 1847, Marx publie le Manifeste du Parti Communiste qui lance son "prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".

 

Les contacts se nouent entre anglais et français à l'Exposition Universelle de Londres, où des français ont pu se rendre, voyage payé par le régime impérial (qui essaie alors de flatter la classe ouvrière).  Ces français, sous influence de Proudhon, sont les représentants d'un prolétariat parisien hautement capable, travaillant en ateliers, dans une France où les concentrations industrielles sont encore rares. Tolain, un des fondateurs de l'Internationale est ciseleur en bronze. Ces ouviers rêvent d'un monde de producteurs indépendants solidaires, organisé sur le principe coopératif.

 

En 1864 se tient un meeting de 2000 ouvriers à Londres, principalement composé de français et d'anglais. Marx y est présent mais n'en est pas l'initiateur. C'est très progressivement que par son intelligence reconnue, il deviendra non pas le chef, mais l'esprit influent de l'association.

 

Le fameux "Conseil Général" de l'A.I.T est fondé, et siège à Londres. Les statuts de l'association indiquent de manière très claire qu'il s'agit de passer à l'étape de l'indépendance de la classe ouvrière par rapport au patron paternaliste, au philantrope ou au républicain bourgeois : "l'émancipation des travailleurs doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes". Les ouvriers ont été échaudés par leurs tentatives d'alliance avec les démocrates bourgeois, notamment en 1848, qu'ils payèrent par leur sang.

 

Chacun repart chez soi avec le projet de fonder des sections locales et nationales. En France, l'association s'établit dans le faubourg du temple.  On y retrouve des ouvriers comme Tolain, Camélinat, Fribourg. Ils sont rejoints par deux militants prometteurs : Benoît Malon, Eugène Varlin : un relieur qui a obtenu la journée de 10 heures dans le secteur du Livre. Un personnage particulièrement charismatique, efficace et intelligent. Malheureusement tombé dans l'oubli. Il finira sa vie sous les fusils des soldats versaillais qu l'achevèrent à coups de crosse. Ces "coopératifs" qui souhaitent organiser la production sociale sous l'égide des ouvriers, sur le mode de l'association volontaire, se heurtent aux disciples du professionnel de l'insurrection Auguste Blanqui, qui rejoindront l'internationale en 1870.

 

Un an plus tard, l'A.I.T convoque une conférence à Londres. Le mouvement s'élargit. En Allemagne, deux courants émergent : celui de Lassale, autoritaire et prussophile, vite tenté par la négociation avec l'Etat. Celui de Bebel et de Liebkniecht qui débouchera sur le grand Parti Social Démocrate. En Italie, la question nationale absorbe toute l'énergie révolutionnaire. Des contacts sont liés avec New York, Rio, Barcelone, la Belgique... L'Internationale salue Abraham Lincoln qui lui répond poliment. A cette étape, l'A.I.T n'est pas diabolisée comme elle va l'être dès qu'elle entrera en action.

 

Un premier débat a lieu sur la compréhension du mot "travailleur". Les français défendent une option minimaliste, tournée vers le travail manuel. Ils sont minoritaires sur ce coup. Les premières difficultés surgissent avec les Trade Unions anglais, pourtant très présents au début, mais qui se laissent tenter par la vie parlementaire et ses compromissions.

 

Marx, comme il l'a montré dans "Misère de la philosophie" déteste Proudhon qu'il juge comme responsable des idées vaseuses de nombre de militants. Mais malgré son caractère de cochon, il transige avec les ouvriers français au moment où leur mentor finit sa vie, car il est conscient de leur valeur révolutionnaire. Il ne se trompera pas.

 

A son congrès de 1866 à Genève, l'Internationale érige la réduction du temps de travail comme la principale revendication. Car en plus de soulager l'ouvrier (dont l'espérance de vie est horriblement faible, 24 ans dans les usines du Creusot par exemple !), elle lui permet de se cultiver, de s'éduquer, de s'organiser, pour repartir de l'avant.

 

La question féminine s'invite tout de suite dans les débats. Seul Varlin a une vision ambitieuse et presciente de la question, proposant le mot d'ordre "à travail égal, salaire égal" (non encore atteint de nos jours). Il précise à propos de la femme : "ceux qui veulent lui refuser le droit au travail veulent la mettre sous la dépendance de l'homme". Mais il est minoritaire. La place de la femme, pour les premiers socialistes, est à la maison.

 

Quant à Marx, il impose peu à peu sa vision d'un prolétariat qui doit conquérir le pouvoir politique et ne pas s'en tenir à la sphère économique.

 

L'essor des grèves va conduire les "internationaux" à se radicaliser.  En 1867, la question de la collectivisation est posée, l'idée d'une stratégie politique pour s'emparer du pouvoir se précise. Les proudhoniens sont isolés, même si l'Internationale continue à saluer l'idée coopérative.

 

Alors que la guerre est revenue en Europe, avec le confit entre Prusse et Autriche-Hongrie, les internationaux prennent contact avec les pacifistes européens tels Victor Hugo ou Garibaldi (Marx les méprise, mais il serre les dents...).

 

A Paris, le climat change. La répression s'abat sur l'association, suite à une manifestation contre l'expédition de Rome (Napoléon III a porté secours au Pape contre les républicains). L'A.I.T est interdite en France. Le résultat classique est sa radicalisation, le terme "communiste" étant de plus en plus employé. On parle maintenant de "destruction du salariat". Le régime de Napoléon III va lâcher du lest en autorisant les réunions publiques : les ouvriers s'y engouffrent. De nombreuses et fréquentes réunions publiques réunissent la classe ouvrière parisienne, et seront autant d'ateliers de formation pour les futurs communards.

 

L'Internationale se transforme en outil de solidarité européen à l'égard des grêves. Elles sont considérées non pas comme la panacée mais comme une étape de fortification de la classe. L'apport très important de l'Internationale est aussi de prévenir toute dérive nationaliste du mouvement ouvrier, même si elle apporte son soutien à des revendications nationales comme celle des Irlandais qu'elle incorpore dans sa critique du capitalisme.

 

L'anarchiste Bakounine, que Marx connaît depuis longtemps, s'installe à Genêve. Ce "Mahomet sans Coran" comme le qualifie le philosophe allemand, est entouré d'une petite escouade de militants aveuglément dévoués (parmi lesquels Benoît Malon pendant un temps, ou encore Elisée Reclus le géographe). Une société secrète. Sur ce point, Bakounine est en phase avec Blanqui le conspirateur. Mais il s'en différencie franchement en ce qu'il condamne la politique, et les deux courants se détesteront. Le but de Bakounine ("Catéchisme révolutionnaire") est une insurrection qui mène à la reconquête de la société par le bas, selon le principe fédératif. Bakounine est ainsi dans cette contradiction entre l'avant-gardisme d'une élite secrète, et la vision d'une classe ouvrière prenant en main ses destinées sans se soumettre à quelque autorité. Bakounine veut intégrer l'A.I.T mais se heurte à l'hostilité de Marx, qu'il essaie de séduire : "je suis ton disciple"... L'adhésion se réalisera mais sera difficile, l'A.I.T refusant une double appartenance à une association internationale. Le conflit est latent entre les deux grandes figures du mouvement international, qui au delà de leurs différences de fond, sont deux personnalités bien différentes : l'un est un intellectuel ultra rigoureux, l'autre un aventurier avant tout.

 

Le mouvement ouvrier devenant plus dynamique, l'Internationale, qui soutient, stimule, plus qu'elle ne provoque les grêves, devient la bête noire des patrons, qui tentent de la discréditer en dénonçant le complot de l'étranger... (on voit que les veilles méthodes ne sont pas oubliées...) Le conflit social s'aiguise, et l'A.I.T, désormais forte du renfort bakouniniste (et de ses bastions comme Barcelone ou Naples) durcit ses positions, débattant de la suppression pure et nette de l'héritage.

 

L'Internationale doit alors affronter la question de la guerre franco allemande. Elle ne s'y est pas préparée, mais elle s'en sort incomparablement mieux que la deuxième internationale qui y sombrera. Les députés socialistes allemands s'abstiennent sur le vote des crédits de guerre, puis protestent contre l'offensive allemande. Ils sont engeôlés. En France, la défaite du régime impérial débouche sur la proclamation de la République. Les ouvriers adoptent une attitude patriotique, de défense de la Patrie, en continuité avec la Grande Révolution de 89 (ce qui irrite Marx). Bakounine passe la frontière et participe à une insurrection à Lyon, qui échoue rapidement.  Les élections françaises portent au pouvoir une majorité conservatrice à forte composition royaliste, qui affiche d'emblée son programme en s'installant à Versailles. Adolphe Thiers cède à Bismarck, et prend des mesures de fermeté envers le peuple parisien, quitte à le provoquer pour lui régler son sort ensuite.

 

C'est alors la fameuse affaire des Canons de Montmartre et le basculement dans la Commune Révolutionnaire qui durera cent jours.

 

Contrairement à ce que prétendirent les Versaillais, l'Internationale ouvrière ne pilotera pas la Commune, et elle ne l'influencera pas en tant qu'organisation. Mais il est vrai que ses militants s'y investiront corps et âme et y assumeront des responsabilités éminentes, ce qui est logique.  23 élus sur 92 appartiennent à l'Internationale. Varlin a en charge les Finances, Camélinat la monnaie (qu'il rend à la fin de la Commune en meilleur état !).  Pindy est gouverneur de l'Hôtel de ville. Elisabeth Dmitrieff, correspondante de Marx, et Nathalie Lemel organisent l'Union des femmes pour la défense de Paris.

 

La Commune, bien que méfiante à l'égard des espions étrangers, n'en sera pas moins clairement internationaliste, confiant des responsabilités à des étrangers (succulent à se rappeler, quand on voit le fracas que provoque aujourd'hui l'idée d'un droit de vote local des résidents étrangers en France).

 

Marx, pessimiste sur l'issue, se tient informé de l'évolution de l'expérience, et prodigue des conseils. Sa pensée en sera modifiée, comme celle de l'Internationale. La Commune a démontré, pour lui, que le prolétariat ne pouvait pas se contenter de prendre le pouvoir comme tel, mais devait transformer l'Etat pour accomplir la Révolution. Au sujet de la Commune, il écrit au nom de l'Internationale, à chaud, un de ses textes les plus réussis et ravageurs : "la guerre civile en France".

 

Le mouvement ouvrier est décapité pour longtemps en France, suite à l'immense massacre des communards, à la fuite et à l'exil forcé des survivants, suivis de Conseils de guerre, de condamnations à mort par contumace. L'Internationale perd un de ses points d'ancrage les plus prometteurs. Eugène Pottier, caché dans Paris, passe le temps en rédigeant un poème encore chanté par des milliers de personnes pendant la Présidentielle française de 2012 : une certaine "Internationale"...

 

La Commune a marqué une simple pause dans le litige croissant entre politiques et anti autoritaires au sein de l'A.I.T. Les militants influencés par Marx, dont le nom commence à être connu suite à la Commune, insistent sur la création de Partis politiques de la classe ouvrière. Le conflit devient ouvert avec les Bakouninistes. En Espagne, le gendre de Marx, Paul Lafargue est envoyé par le Conseil Général de Londres pour soustraire les militants à l'influence du Russe. Peine perdue. Le prolétariat espagnol restera anarchiste, avec d'immenses conséquences au vingtième siècle.

 

A la Haye en 1872 se tient le dernier véritable Congrès de l'A.I.T. S'y déroule une bataille de mandats digne d'un congrès étudiant. En fait, Marx et les siens, dont Engels désormais entièrement tourné vers la politique, liquident de fait l'association en la transférant à New York. Bakounine est exclu pour constitution d'une société secrète (ce qui est vrai) et pour ses liens avec le nihiliste sanglant et pervers Netchaïev (cf "les démons" de Dostoïevski). Les dits anti autoritaires essaient de reformer une internationale en lien avec des socialistes tentés par l'intégration au système politique (avec qui ils partagent la détestation de Marx). C'est un échec. Bakounine finit isolé, suite à une affaire de détournement de fonds. Il meurt en 1876 et reste le fondateur, avec Proudhon, de l'anarchisme. Ses disciples se radicalisent dans "la propagande par le fait", ils essaient même comme plus tard Castro et Guevara, d'implanter une guerilla dans les montages napolitaines, avec le même succès que le Che en Bolivie...

 

De son côté, le socialisme sous direction marxiste fleurit. Le Parti allemand remporte 600 000 suffrages en 1877. Marx et Engels exultent, sans pressentir les risques que l'institutionnalisation et la bureaucratisation du mouvement font courir au socialisme ouvrier. Le mouvement essaie de reprendre pied en France. L'amnistie est décidée en 1880. Dès 1879 un congrès socialiste fort de 45 délégations se réunit à Marseille. Guesde et Lafargue sont à l'initiative d'un renouveau socialiste sur le modèle allemand. Mais le mouvement français renaît en ordre dispersé. D'autres initiatives voient le jour, comme la création du parti ouvrier socialiste révolutionnaire, réunissant Brousse, Allemane, Malon qui a survécu à la commune. D'autres figures, comme Vaillant, rentrent en France.

 

Marx ne veut pas hâter la renaissance d'une internationale au grand jour. Celle-ci ne sera créée qu'en 1889. De grands débats l'animeront. Mais elle échouera lamentablement sur l'écueil de la guerre mondiale ( "L'union sacrée"... l'impensé qui ressort sous forme de malaise tous les 11 novembre) .

 

L'autre tradition, celle de Bakounine, trouvera filiation dans le syndicalisme révolutionnaire, avec la création de la CGT en France ou de l'IWW aux Etats-Unis.

 

Tels sont, pour ceux qui vivent de leur travail, nos grands aînés. Ceux sans qui la société aurait eu encore plus de mal à accoucher des lumières de la civilisation que sont le droit du travail, l'enfance soustraite au travail au bénéfice d'une éducation obligatoire et relativement gratuite, les droits sociaux élémentaires que sont la retraite, la santé socialisée, l'assurance chômage, la couverture du risque famille, les services publics. Sans ces pionniers qui voulurent abattre l'Etat, le dépasser, ou le conquérir pour le faire dépérir, l'Etat n'aurait qu'une main, celle de la répression qui s'abattit sur eux. Nous, nous avons sa main gauche, devenue plus prégnante au fil du temps. C'est celle qui tient en elle les résultats de longues luttes incorporées dans nos vies. Mais toujours et encore en butte à de violentes menaces.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 mars 2012 3 14 /03 /mars /2012 08:00

 

7owk8pirf68q2nz4l5tv4uenhibkm-copie-1.jpg   Pour ceux qui souhaitent lier connaissance avec ce Roi considérable que fut Louis XI - et on ne saurait trop le conseiller tellement il y a d'intérêt à cette rencontre - il y a l'embarras du choix. Michelet y a consacré un de ses tomes de l'Histoire de France. Mais on trouve diverses biographies et essais consacrés à ce maître de la négociation, dont le règne fut une étape déterminante dans la constitution de la France en tant que territoire national, et de l'Etat.  C'est aussi le Roi qui en finit véritablement avec la Guerre de Cent ans.

 

Pour ma part, hormis les livres plus généraux consacrés à cette période,  j'ai lu plus particulièrement deux biographies, celle de Jacques Heers, accessible en poche, et franchement scolastique (si vous n'êtes ni prof, ni étudiant en Histoire, bof...). Et surtout, celle, magistrale, de l'Historien américain Paul Murray Kendall : "Louis XI, l'universelle araigne". Un délice.

 

L'Histoire mérite, pour être continuée d'être lue par d'autres que les chercheurs et les bêtes à concours, d'être racontée. Et donc d'être traitée comme telle, c'est à dire chronologiquement. C'est tout de même ce qu'il y a de meilleur, convenons-en... La chronologie, l'évènement, n'empêchent pas - bien au contraire - de rendre transparents les courants profonds de la vie humaine. Car les évènements sont des pics, des paroxysmes, parfois des carrefours ou des dénouements. Donc on peut raconter l'histoire dans sa dynamique temporelle tout en analysant les faits dans leurs causalités diverses, dont les plus souterraines. C'est ce que Marx a très bien illustré dans ce livre incroyable qu'est "Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte", où à partir d'une description précise des évènements politiques l'auteur dévoile, comme dans le mythe de la caverne platonicien, ce qui se passe derrière la scène où de puissantes forces animent les personnages

 

Une collection que pour ma part j'adore parcourir - "les journées qui ont fait la France", en a souvent donné la démonstration : opposer l'histoire évènementielle et l'Histoire structurelle est assez artificiel en somme. La première n'est pas forcément une accumulation inepte de dates et de morceaux de bravoure sans perspective. La seconde ne se résume pas à asséner des logiques mécaniques à grands coups de séries statistiques, ignorant l'imprévu, le chaos, la psychologie des individus et des foules, les jeux du hasard, la part d'ombre des évènements.

 

Le Louis XI de PM Kendall, livre qui a déjà 40 ans, est superbe. Parce qu'il raconte une histoire et que c'est plaisant. Parce qu'il est extrêmement bien documenté. Parce que l'auteur a cherché à connaître les protagonistes comme s'il en était le contemporain (j'adore quand les historiens se mettent à hauteur d'homme, et que de temps en temps ils se laissent aller à des jugements sur les individus. C'est ce qui donne l'impression de plonger dans une époque).

 

L'Histoire mérite d'être écrite avec le meilleur style. Et Kendall est aussi un grand écrivain. Ce qui donne une grande valeur à ce livre. Le récit de la bataille de Montlhéry (qui oppose les français aux Bourguignons et dont Louis, pourtant mal barré, sort vainqueur) est palpitant. Et s'avère en même temps un précieux document pour comprendre l'Homme médiéval, ses paradoxes étonnants (ce mélange d'inconstance et de sens du sacrifice pour rien, de sauvagerie et de capacité à manier la symbolique avec finesse). 

 

C'est une biographie qui donne dans le psychologique bien entendu, mais dont la grande force est de traiter Louis XI comme un politique. Pas simplement comme un individu soumis à ses pulsions, mais tel un acteur politique qui essaie de poursuivre un projet. Et c'est dans cette approche moderne que le livre devient vraiment passionnant. Car ce qui anime ce Roi de France avant tout, qui lui donne une énergie inouïe, c'est une ambition tenace : consolider le Royaume, conforter la Monarchie face aux féodaux.  Louis XI n'aurait pas su s'inventer lui-même s'il n'avait été guidé que par le goût du jeu, le besoin de prestige ou la cupidité. Il était mû par un projet qui le dépassait et l'entraînait, et sans doute un pressentiment national.

 

Louis XI, enfant, a rencontré Jeanne d'Arc. Il a du être marqué par ce tournant incroyable dans le cours de la guerre. Et par ce qui était exprimé. Cela a pu le marquer et conditionner la suite.  

 

Je ne vais pas raconter ici la vie de Louis XI. Vous irez y voir si ça vous dit. Il hérita d'une France à peine sortie du coma, très fragile, ravagée par les bandes d'Ecorcheurs, conduite par un Roi sans boussole et sous influence des féodaux ;  et il transmis à Charles VIII un royaume puissant, organisé, au sommet de l'Europe, ayant repoussé ses ennemis et notamment l'infernale Bourgogne, ramenée dans le domaine royal.

 

Ce résultat fut obtenu au prix d'une campagne permanente à tambour battant, alternant le recours aux armes (qu'il n'affectionnait pas, mais auquel il ne rechignait pas en grand capitaine), la guerre d'usure psychologique, l'influence, l'utilisation de la guerre froide, la prise de risque, l'invention de la guerre économique systématique. Louis XI ne se consacra qu'à cela. Il s'y prépara avant de devenir Roi, très vite extrêmement prometteur aussi bien dans la vie militaire qu'en tant qu'administrateur du Dauphiné.

 

La vie de Louis XI, c'est aussi une série de longs affrontements aux sommets, d'abord avec son père, le piteux mais très chanceux Charles VII (qui profita, l'ingrat, de l'épisode fulgurant mais ô combien déterminant de Jeanne d'Arc). Un père, qui jaloux des capacités de son fils le détestait et lui menait dure vie. Puis avec les Ducs de Bourgogne, Philippe le Bon et surtout le Comte de Charolais qui deviendra le redoutable et furieux Charles le Téméraire.

 

Il eut aussi toujours à affronter son jeune frère, le Duc de Berry, qui essaya sans cesse de le renverser en alliance avec les Princes. Et de même la volonté du Duc de Bretagne de voir affaibli le Royaume de France. De tous ces conflits, souvent simultanés, Louis finit par sortir vainqueur, par son acharnement, sa constance dans le travail, sa lucidité et son charme personnel.

 

Il y a énormément à apprendre en suivant les pas de Louis le Onzième, dont la devise était une étrange phrase : "le sage ne fait jamais rien contre son gré".

 

La plus grande leçon est l'attention au facteur temps ce me semble. Prendre son temps, mesurer tout à l'aune du temps. Voila ce qui fonde sa force.  Et cette science du temps lui permet de savoir souvent perdre un peu pour gagner beaucoup ensuite. Ce qu'il ne cessa d'illustrer, par exemple lorsque pour se tirer de l'alliance des princes contre lui (la dite Ligue du Bien Public), il renonça à la Normandie sachant qu'il allait ensuite profiter de la désunion de ses adversaires, la Normandie retombant dans les mains comme un fruit mûr.

 

Mais les prouesses de Louis sont riches de bien d'autres enseignements précieux : la nécessité de connaître parfaitement ses interlocuteurs, ce qui les pousse, et pour cela les observer au long cours. Multiplier ses amis, ses possibles amis de demain, et même ménager ses ennemis d'aujourd'hui et les subjuguer. S'informer encore, toujours, encore et toujours. Apprendre et méditer sur ses erreurs. Apprendre de l'Histoire et de sa curiosité pour les autres (Louis ne manquait pas un épisode de la vie politique italienne). Tirer profit des phases de retraite et de repli. Comprendre, comme un grand sportif, que la vie alterne temps faibles et forts et qu'il faut savoir s'adapter à ces deux types de séquences.

 

Pourquoi se faire des ennemis alors qu'on peut se créer des amis ? Telle a été rapidement, après quelques erreurs, l'attitude de Louis. Devenu Roi il répudia les proches de son père, alors qu'il s'agissait d'excellents éléments. Grave erreur qu'il paya mais sut corriger. Apprendre de ses propres erreurs, telle est la force de celui qui sait modérer son orgueil. S'entourer des meilleurs, savoir les attirer, les séduire, les conduire même partiellement à sympathiser à votre cause. C'est ainsi que Philippe de Commynes, le meilleur écrivain de son temps, longtemps conseiller du Duc de Bourgogne, s'enfuit pour devenir le plus proche ami du Roi.

 

Enfin, Louis, qui allait habillé comme un petit bourgeois, préfèrait camper dans les bois que coucher dans les châteaux préparés pour lui, savait distinguer l'essentiel de l'accessoire, et s'intéressait à la réalité du pouvoir et non à ses apparences et à ses à côtés. C'est ce qui lui donnait une grande supériorité sur ses adversaires, agités par des préoccupations secondaires. Louis par exemple ne regardait pas à la dépense lorsqu'il s'agissait de se créer un allié, de "retourner" le meilleur conseiller d'un ennemi. Il donnait beaucoup pour bien recevoir.

 

Louis XI, c'est aussi la supériorité du travail dans la durée, de l'attention aux grands mouvements du monde et en même temps au moindre détail : la rapidité des transmissions fut un de ces atouts... Et on lui doit le réseau postal national !

 

Il est besoin de temps pour devenir un grand politique. Il est besoin de prendre des coups, de se retirer et d'y réfléchir. Louis connut bien des humiliations infligées par son père quand il était Dauphin. Il est bon de connaître des défaites. Elles sont sans doute le chemin obligé de toute oeuvre grandiose. 

 

Mais qu'est ce qui a donné à Louis ces talents particuliers ? L'envie de ne plus voir ce qu'il avait connu enfant : le Royaume à genoux, son père moqué ("le Roi de Bourges"). Sans doute. La conscience de la force de son pays, qui parvient à revenir de toutes les catastrophes, de Crécy à Azincourt. L'éducation par un Humaniste aussi. La confrontation avec des personnages de grande stature, et leur amitié aussi (celle avec l'aventurier Sforza,ou ses liens avec les Médicis). Louis c'est aussi une santé fragile, qui peut-être le poussa à développer sa réflexion.

 

C'est dans l'action que la chimie opère, et Louis  eut l'occasion à maintes reprises d'éprouver ses qualités : tout jeune en Languedoc pour imposer la couronne, puis en Suisse, en Dauphiné, à la tête de l'armée royale, puis l'échec du complot qu'il fomente contre son père ("la praguerie"). Récent Souverain il résiste à la Ligue du Bien public qui assiégea Paris et faillit l'abattre. Il y eut cet épisode rocambolesque aussi, où Louis s'enferme lui-même dans les griffes de son pire ennemi à Perone, se voit contraint de l'accompagner pour réprimer la sédition de Liège (que ses agents avaient favorisé...) et parvient par son sang froid et sa compréhension de la psychologie du Téméraire à s'en sortir alors qu'il est accusé de trahison.

 

Cette personnalité était aussi en phase avec son temps, et put alors s'exprimer dans un monde à sa mesure. Mal utilisé, le talent s'étiole. Les tâches de son temps étaient pour des hommes de sa trempe.

 

Peu fasciné par la geste guerrière qu'il considérait comme un moyen, soucieux de l'Etat, désireux de prospérité et d'efficacité administrative, Louis XI comprenait cette bourgeoisie des "bonnes villes" sur laquelle il s'appuya et qui jamais ne lui manqua, lors des sièges de Paris ou de Beauvais. Il eut la prescience de la force de cette classe qui prenait son élan.

 

On peut énumérer des causes. Mais on ne sait jamais pourquoi le génie "sort de sa jarre" pour reprendre l'expression de Kendall.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 janvier 2012 3 04 /01 /janvier /2012 09:19

guerretardi.jpgLors du dernier 11 novembre, une polémique a surgi sur la nécessité de conserver les commémorations, sur le sens à leur donner, sur la place à donner aux mutins de 1917. Dans ce débat, la droite est à l'aise : elle joue sur la fibre patriotique et le respect des morts, et oublie de se pencher sur la boucherie inutile. La gauche est divisée, mal dans ses pompes... Si elle essaie de réintroduire les mutins dans le cercle du respect national, ses arguments pour y parvenir sont hésitants... Tantôt il faudrait leur rendre hommage pour leurs souffrances, tantôt parce que les Généraux de 1917 étaient incompétents et sacrifiaient des vies "pour rien"...

 

Mais que penser de cette guerre là ? Etait-ce une guerre juste ? Malaise....Malaise. Car si le soleil de l'esprit de Jaurès, prophète de la paix assassiné, est sans cesse invoqué de nos jours, la vérité est que ses amis se sont ralliés à la guerre et sont entrés au gouvernement dès le lendemain de sa mort, lors des obsèques. Pour ne plus le quitter jusqu'au milieu de l'année 1917. 

 

En 1914, pour la première fois, le mouvement socialiste organisé, qui avait refusé de se rallier à la guerre de 1870, se rallia à la folie militariste sans hésiter :  il ne parvint ni à en sortir victorieux politiquement, ni à éviter le pire massacre de l'histoire, ni à défendre la classe ouvrière, ni à prévenir une autre guerre, encore plus dévastatrice. Cette faillite de l'Union Sacrée ne fut jamais pensée avec courage, et se résolut dans la scission entre socialistes et communistes. Mais du côté socialiste elle resta un précédent peu à peu oublié. C'est aussi parce qu'on n'en a pas tiré les leçons que la question du pacifisme empoisonnera la gauche dans les années 30, qu'elle sera déboussolée par les accords de Munich. Incapable encore de formuler une stratégie, aussi bien au plan national qu'à l'échelle internationale.

 

Encore aujourd'hui, la gauche est empêtrée dans son malaise face à la question de la guerre. Elle se réfugie ainsi souvent dans le silence, ou dans une position de commentateur inopérante : on l'a vu aussi bien sur l'Afghanistan que sur la Lybie. On l'avait aussi vu se déchirer en 1991 pendant la première guerre du Golfe. Mêmes causes, mêmes effets : quand des questions essentielles ne sont pas réglées, que l'on reste dans l'ambivalence, on se retrouve en grande difficulté lorsqu'on est sommé de choisir...

 

Le débat qui a eu lieu le mois dernier m'a donc donné envie de replonger dans ces vieux débats, que j'ai parcourus plus jeune... J'ai donc lu un recueil de contributions historiques, publié en 2010 par la Fondation Jean Jaurès, intitulé "Les socialistes dans l'Europe en guerre".

 

Et j'ai repris mon exemplaire souligné de "la crise de la social-démocratie (publiée clandestinement sous le titre de Brochure de Junius) écrit en 1915 par Rosa Luxembourg depuis sa prison allemande, qui apporte la critique la plus brillante du ralliement des socialistes européens à la guerre... Et qui montre, ce que les historiens convoqués par la Fondation Jean Jaurès élude... que la capitulation devant le militarisme n'était pas une fatalité : il était possible de penser la situation autrement que comme une obligation à entrer en guerre sous les ordres des gouvernements en place.

 

Le premier livre se veut un recueil d'histoire scientifique, non partisane. Il part cependant de l'idée préconçue selon laquelle l'accusation de trahison envers les socialistes ralliés serait un "poncif"... A vrai dire, à lire les contributions, on ne voit pas en quoi ce serait un cliché. La participation des socialistes français aux gouvernements de guerre n'a en aucune façon accéléré le chemin vers la paix, et d'ailleurs aucune initiative de leur part n'est allée en ce sens.

 

Les ministres socialistes (Guesde, Sembat, Thomas), et le groupe parlementaire ont en réalité servi à faciliter l'effort de guerre des ouvriers et à calmer les syndicats, alors qu'on repassait à la journée de onze heures avec de faibles salaires. Les ministres de gauche ont été des gestionnaires loyaux et efficaces, et ont pris goût à l'administration... la guerre sera ainsi en France un facteur accélérant la transition vers l'approche technocratique du réformisme progressiste.

 

Les historiens qui écrivent dans ce recueil s'échinent à montrer que les socialistes ont sans cesse défendu la démocratie et le rôle du parlement face à un Etat Major tenté d'occuper le pouvoir... Mais à quoi bon ? Pourquoi les généraux auraient-ils eu besoin de débarquer le gouvernement civil alors que les élites politiques et militaires étaient totalement en phase ? Les contributeurs insistent aussi sur les motivations propres des socialistes pour entrer en guerre : la défense du territoire de la République, la continuité avec 1793... Mais qu'on parte en guerre avec la haine de l'allemand ou bien une cocarde au poitrail ne change rien pour les millions de jeunes français enfouis en terre.

 

La contribution sur les mutins pointe la politisation certaine de leur mouvement, malgré sa spontanéïté. Appuyé sur une direction politique ou au moins sur un puissant relais, le mouvement aurait pu déboucher sur une crise politique et sur des perspectives de paix. Or les mutins ont été laissés à eux-mêmes, et abandonnés à la répression brutale.

 

En 1917, face à la contestation, alors que leurs effectifs s'effondrent, qu'une minorité pacifiste grandit vite en leur sein, les socialistes sortent du gouvernement français. Mais ils ne rompent pas franchement avec l'union sacrée, et campent sur des justifications ambivalentes... leurs critiques portant surtout sur la préparation de l'après guerre.

 

Alors que la guerre a requis une économie dirigée, qu'elle a induit un égalitarisme profond dans les tranchées et un dégoût des privilèges, l'abandon de l'indépendance du socialisme et le renoncement à son programme se sont révélés de lourdes fautes : et la fin de la guerre débouche sur la victoire écrasante de la droite et sur le retour au libre marché.

 

La politique d'Union Sacrée a donc été un échec cinglant. Elle est à l'origine d'une scission mortelle pour le mouvement ouvrier : celle entre socialistes et communistes. Et les conséquences de cette faute seront énormes, car la conclusion de la guerre, si néfaste, ne sera qu'un baril de poudre menant à 1939. Les Staliniens prospérèrent, ne l'oublions jamais, parce que l'ouvrier communiste avait pour unique alternative le repoussoir d'une social-démocratie qui avait renoncé à tous ses principes en ce début de siècle.

 

Mais était-il impossible d'agir autrement pour un socialiste ? Une autre attitude était-elle envisageable ? Suis-je ici sévère grâce au regard rétrospectif, trop facile ? Je ne le crois pas. Car des paroles fortes se sont exprimées avant la guerre, et après son déclenchement. Celle de Jaurès mort trop tôt, et dont on ne sait pas s'il aurait cédé à sa pente patriotique ou plutôt à sa vision très nette de ce qui se jouait. Mais aussi celle d'une grande voix dans le socialisme européen, Rosa Luxembourg, qui elle a pu fixer son analyse dans "la brochure de junius" et a su prendre ses responsabilités. Les socialistes n'étaient donc pas dans l'obcurité, et avaient eu le temps de préparer l'échéance de la guerre.

 

... La parole de Rosa Luxembourg, dès le début de la guerre

     

Que s'est -il passé depuis 1911, lorsqu'après l'affaire d'Agadir, les socialistes européens réunis affirmèrent qu'ils s'opposeraient par tous les moyens à la guerre ? Et si la guerre se déclarait disaient-ils, les socialistes agiraient pour qu'elle soit la dernière, par le déclenchement de la révolution.

 

Rosa Luxembourg part de cette  question. Quelques jours avant le conflit, personne n'avait encore renoncé à cette ligne. Et le 4 août 1914 tout change : pour la première fois les socialistes jugent que le destin national passe par l'affrontement sanglant des prolétariats du continent, dont les sorts étaient jugés liés dans l'Internationale.

 

Contrairement à ce qu'affirmèrent les dirigeants socialistes, la guerre ne tombait pas brutalement sur l'Allemagne ni sur la France. Elle était préparée et planifiée "depuis des dizaines d'années". Et R.L en déroule les étapes. Ces années sont surtout celles de l'expansion coloniale tous azimuts, et les heurts qui s'ensuivent entre puissances impérialistes sur tous les continents : dans l'Empire Ottoman, dans les Balkans, en Asie, en Afrique du Nord... Un règlement de compte général devait donc se produire. Depuis dix ans, des crises "diplomatiques" précipitent le monde au bord de la guerre, et chaque pays se prépare. Il n'y a donc rien de surprenant dans le début de la guerre, aucune surprise qui ne justifie le retournement socialiste.

 

La faute grave de l'Union Sacrée, est que c'est un désarmement unilatéral dans le conflit social qui est le moteur de l'Histoire. Le Parti de la classe ouvrière cesse de lutter, mais ce n'est pas le cas de la classe bourgeoise. Et le socialisme se lie les mains lui-même, renonce aux acquis et aux libertés conquis de haute lutte, et se prive de tout rôle dans la période. Un suicide politique. En laissant le capitalisme tranquille, la gauche aide ainsi la guerre à se poursuivre, elle favorise la stabilité d'un système à l'agonie, alors que sa mission est d'y mettre fin, pour en finir avec les guerres.

 

Mais on objectera : maintenant que "la maison est en flammes" et la guerre déclenchée, ne doit-on pas rester et la défendre ? Mais qui a dit que défendre le territoire national, c'était se placer nécessairement sous les ordres de la classe dominante ? Ce n'est pas ce qu'on fait les révolutionnaires français, et ils ont été victorieux. Ce n'est pas ce qu'a fait le peuple de Paris en 1871. Si l'on doit défendre la Nation, ce n'est pas sous les ordres du militarisme, mais dans le cadre d'une armée populaire, retrouvant ses libertés démocratiques. Et changeant radicalement ses buts dans le combat. 

 

De plus, est-ce défendre la Nation libre et souveraine que de se porter au secours d'Etats impérialistes qui dépècent le monde et entrent ainsi en collision ? Selon R.L la victoire d'un des camps ne produirait que le dépecage des Empires, l'éclatement de l'Autriche Hongrie et de la Turquie en cas de défaite allemande, l'élimination de la Belgique et le désir de revanche de la France et de l'Angleterre en cas de victoire allemande : le militarisme règnerait en maître préparant de nouvelles guerres... (c'est ce qui s'est produit). Le prolétariat ne peut ainsi se reconnaître dans aucun des camps et il doit conduire sa propre politique, quels qu'en soient les risques. C'est la seule solution pour empêcher le meurtre de millions de travailleurs et conserver les acquis démocratiques. C'est une illusion de penser que de sages conseils démocratiques (mettre en place une SDN) puissent empêcher la crise violente du capitalisme à son stade impérialiste.

 

La guerre ne signifie pas autre chose : il est temps de changer de société. Rosa Luxembourg n'a pas été entendue. Mais qui nierait que ses avertissements aient été inconsidérés ?

 

... Revenons à nos commémorations.

Donc le courage serait de dire que les mutins menaient un combat juste. Ils se dressèrent contre une guerre voulue, dans l'intérêt des grands intérêts économiques auxquels le peuple était étranger.  Cette guerre n'était pas la leur et pourtant ils servaient de chair à canon à vil prix, comme leurs vis à vis dans les tranchées d'en face. Les mutins n'étaient pas des lâches mais des hommes lucides qui voulaient vivre libres. Ils parvinrent à s'organiser, à se discipliner, dans les pires conditions. Ils essayèrent de porter une parole rationnelle auprès de leur hiérarchie et des politiques. Ils furent ignorés par ceux là même dont ils portaient le drapeau et chantait l'hymne. Ceux là qui leur mentaient en leur disant qu'ils luttaient pour la démocratie alors que la France était alliée avec le despotisme russe. Si les mutins avaient trouvé le soutien des politiques en France et en Allemagne, si une jonction s'était opérée entre le front et l'arrière, alors ce qui s'est produit en Russie, où les soldats, ouvriers et paysans ont mis fin à la guerre, aurait pu survenir en Europe. Un autre futur aurait été possible. Honneur et gloire aux mutins, qui parlèrent au nom des millions de jeunes européens sacrifiés pour rien, sinon pour des appétits de profits qui ne débouchèrent que sur la désolation. 

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23 novembre 2011 3 23 /11 /novembre /2011 08:01

 

loudun-copie-1.jpg C'est l'édifiant livre d'un étrange Historien, à propos d'évènements à peine croyables, que "La possession de Loudun" de Michel de Certeaux. Un classique publié en 1970 et disponible aujourd'hui en Folio Histoire.

 

 ... Même si la forme est un peu indocile au lecteur : l'auteur donne beaucoup la parole directe aux archives, et s'immisce par le commentaire entre les paroles des acteurs de l'épisode évoqué. D'un ton analytique quelquefois un peu abstrait. Cependant cette utilisation directe de la matière par l'Historien est passionnante. Et le français utilisé, celui du 17ème, est assez proche du nôtre pour être facilement lu. En prenant connaissance des paroles mêmes des acteurs, notamment du Curé désigné comme bouc-émissaire, on se prend de compassion, de mépris, on participe. Michel de Certeaux aussi, qui n'hésite pas à manier l'ironie envers certains membres du clergé ou magistrats, ou encore certaines possédées.
 

Michel de Certeaux est un Historien et un jésuite... inspiré par la Psychanalyse (et oui, tout arrive...), par l'oeuvre de Michel Foucault, qui s'engagea dans le mouvement de mai 68 et auprès de la théologie de la Libération...

 

Son analyse des évènements de Loudun dans les années 1630 est tout à fait convaincante. Les évènements délirants de Loudun reviennent alors à leur juste place, comme symptômes de mutations qui travaillent une société et ont besoin de se dénouer. La possession de Loudun est annonciatrice de l'effondrement du pouvoir religieux catholique, encore inabouti mais en tout cas inéluctable. Les évènements de Loudun montrent aussi comment une société en crise parvient à restaurer son unité : en l'occurence par le sacrifice, l'expulsion d'un coupable portant sur lui tout le malaise. Ici la crise se dénouera sur le bûcher, et le calme reviendra par le truchement du miracle bien pratique en effet.

Le livre narre les évènements de manière chronologique, l'analyse cheminant tout au long du livre, s'accolant à la descriptions des faits.

 

En 1632, dans un contexte de fragilisation, après une Peste qui ravagea la région, et alors que les braises des guerres de religion s'éteignent, la ville de Loudun est le lieu de manifestations magiques spectaculaires. D'autres  du même type ont été recensées ailleurs en ces années,

Les soeurs du couvent des Ursulines, à commencer par leur supérieure, ainsi que d'autres femmes pieuses, donnent des signes de possession ou d'obsession par les Démons en 1632. Ces manifestations sont spectaculaires et on a très vite recours aux exorcistes. Les démons désignent un pacte avec le Diable, qui aurait été passé par le Curé Urbain Grandier, de Loudun. Homme porté au libertinage, charismatique et séduisant. L'affaire fait grand bruit. Loudun devient un centre d'attraction national puis international. Les exorcismes vont devenir publics, très efficaces (on sollicite les démons qui arrivent à ce moment là). Entre ces séances les soeurs sont calmes et on discute avec elles. Pendant les séances, elles se livrent aux pires blasphèmes, à toutes sortes d'obscénités... Une diversité incroyable d'esprits en tous genres, exorcistes, écclesiastiques, médecins, défilent auprès des possédées. Les plumes se passionnent pour Loudun, et une littérature considérable circule dans tout le royaume.

Dans le village, devenu un haut lieu touristique, envahi de visiteurs, et transformé en théâtre de la possession et de la maîtrise de l'homme d'Eglise sur le démon qu'il dresse comme un fauve..., le conflit s'envenime entre les défenseurs et les adversaires de Grandier. Richelieu prend les choses en main et mande son représentant, dans cette ville anciennement bastion du protestantisme.  Urbain Grandier est considéré comme lié aux résistants locaux à l'affirmation de l'autorité de l'Etat, et on le soupçonne d'avoir rédigé, en plus d'un traité contre le célibat des prêtres... un pamphlet anonyme contre le Cardinal. L'Etat prend en charge à la fois l'exorcisme et l'instruction du procès.

 

On aboutit deux ans après les premiers évènements à la condamnation du pauvre curé qui meurt en clamant son innocence malgré la torture, après un procès où les preuves sont absolument inexistantes.

 

La possession continue encore et épuise des cohortes d'exorcistes devenant encore plus troublés que les concernées. D'autres méthodes d'exorcisme, plus douces, plus fondées sur l'écoute et la douceur, sont essayées (préfigurant la thérapeutique moderne me semble t-il). Elles se concluent par l'expulsion des démons, occasionnant des évènements miraculeux. La supérieure, Jeanne des Anges devient une star nationale. Elle réalise de véritables tournées triomphales et crée une sorte de cabinet de consulting en au-delà...

 

Qui sont ces démons, scrutés, catalogués, nommés, dialoguant au long cours avec leurs interlocuteurs qui savent les faire survenir à la demande... Ils sont les vecteurs du retour du refoulé.

 

Ce qui est refoulé c'est l'irruption du doute et même de l'athéïsme dans la société pré cartésienne. La Réforme a ouvert la voie au doute métaphysique, puisqu'il n'y a plus de monolithisme religieux.  

 

Ce qui est refoulé, et désigné à travers le Curé de Loudun, le "sorcier", cet homme qui chavire les femmes, c'est aussi le sexe bien sûr. L'intolérable désir.
 

Et ce n'est pas un hasard si tout cela a lieu à Loudun, zone de friction. Une des ces places fortes cédées aux protestants par l'Edit de Nantes, mais où le catholicisme revient en force, en particulier par le développement des couvents, comme celui des Ursulines.
 

En renvoyant toute cette réalité au surnaturel, au domaine du démon, on s'en exempte. Il y a donc complicité implicite entre l'exorcisée et l'exorciste. Car tout en les purgeant, l'exorcisme permet aussi aux soeurs d'exprimer aussi toutes ces pulsions, ces tentations, ces idées enfouies, par le blasphème, le geste obscène. S'exprime aussi la rébellion de femmes cloîtrées face au pouvoir d'hommes omnipotents que le démon insulte.

 

La possession dévoile donc un malaise dans le corps social. Et le pouvoir a besoin de restaurer son autorité, de remettre de l'ordre très vite. Le vrai pouvoir, désormais, c'est celui de l'Etat, qui affermit son autorité et fait prévaloir la raison d'Etat.

Le théâtre public de l'exorcisme met en scène le contrôle du démon par l'Eglise et par l'Etat. On convoque les démons en excitant les possédées. Ils viennent, on les somme de se présenter, ils obéissent, mais comme des fauves, ils sont dangereux. Le pouvoir a besoin de la crédibilité de la possession : ainsi, quand une possédée se tait, on passe à une autre... on organise un exorcisme quotidien, on apprend à faire démarrer les phénomènes et on en abuse... On fait démonstration sans cesse de la présence du Démon. Au lieu de guérir, on montre.

Les possédées se révulsent, ont des postures effrayantes et saugrenues. Puissance horrifiante de l'inconscient. La mère supérieure, la plus impressionnante, entraîne les autres. Dans ses moments de calme, elle trouve le temps de demander et d'obtenir de l'argent pour le couvent...

 

Le Curé de Loudun et ses soutiens locaux assez nombreux n'avaient aucune chance. Un tribunal spécial, qui ne connaît nullement le contexte local, va le condamner à la mort après tortures. Le Curé était coincé entre les nécessités politiques et le besoin d'une victime sacrificielle pour restaurer l'unité sociale, pour redonner foi en l'ordre et au pouvoir légitime, pour éliminer cette nouvelle peste qui menace la société et qui suinte des mots des démons.

Le plus absurde, de notre point de vue contemporain bien entendu, est que c'est la parole du Démon qui dénonce et sert de preuve. Il n'y a aucune preuve matérielle, sinon des investigations saugrenues sur le corps du curé concluant qu'il a bien passé un pacte avec le Diable. Comment le démon peut-il servir de juge pour condamner un membre du clergé ? C'est une contradiction qui ne pourra pas durer. Et Loudun, dans un monde où la raison progresse contre l'obscurantisme, ne se reproduira pas. Le temps des possessions disparaîtra.

Dans cette histoire, on rencontre aussi des esprits admirables. Des défricheurs de l'avenir, qui sont aussi le signe que l'âge moderne est venu. Minoritaires mais bien là. Ces tenants, dans le clergé, chez les médecins, de la "mélancolie" comme cause des phénomènes. Ceux qui pressentent que le surnaturel n'est que la nouvelle frontière du naturel, alors que la majorité des experts (pardon de l'anachronisme) conclut : si cela n'entre pas dans ce que nous comprenons, ce doit être effectivement le Diable. On l'a vu, le surnaturel est nécessaire pour purger le malaise qui s'empare de cette société. L'attribuer à un en dehors du social qu'il faut éliminer, expulser des corps.
 

C'est un livre qui nous rappelle la puissance incroyable de l'inconscient. Son organisation admirable. Son ancrage dans la culture de son temps, sa sensibilité aux courants profonds d'une société et parfois aux plus souterrains.
 

C'est un livre qui nous rappelle qu'une société est toujours tentée de refonder son unité, en excluant. Ceci ne s'est pas démenti même si les sorciers ont disparu.

 

C'est un livre qui nous montre que le progrès est douloureux, passe par la crise, et que ce chemin est pavé de défaites et de drames. Mais que certaines idées sont invincibles et ont raison de toutes les répressions. C'est un beau et nécessaire livre d'Histoire.

 

( De Certeau mentionne qu'à l'instar de plusieurs cinéastes, Aldous Huxley, l'auteur du "meilleur des mondes" s'est intéressé à Loudun et a écrit un essai manifestement pénétrant : "Les diables de Loudun". Ma curiosité est aiguisée)

 

 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 09:44

 

TODD.jpg Emmanuel Todd est un des intellectuels français les plus vivifiants de notre temps. Très intervenant dans le débat  public (il se qualifie lui-même comme la "pom pom girl' de la cause protectionniste) car beaucoup invité (un "bon client" pour les médias, brillant polémiste, doté d'un don inné de la pédagogie alors qu'il n'enseigne pas). Mais il s'adresse au grand public muni de ses solides travaux scientifiques, et non d'un verbiage moralisant.

 

Emmanuel Todd est un esprit libre, historien les yeux grand ouverts sur l'anthropologie et l'économie. Un héritier de l'école "des Annales" : celle qui a imposé, par exemple avec Fernand Braudel, l'étude du temps long, des tendances profondes qui travaillent l'humanité, le suivi des "taupes qui creusent" sous la surface des évènements. Mais à ce souci pour le long terme et les sous bassements de la civilisation, Emmanuel Todd associe un goût pour le présent le plus immédiat et la vie politique, et il détonne par sa capacité à relier les leçons de ces recherches sur les statistiques d'Etat Civil et le commentaire de la soirée télé de la veille.

 

Emmanuel Todd assume une pensée originale, d'inspiration matérialiste et  résolument scientifique, mais insistant sur la variable de la structure familiale et du niveau d'éducation (qui sont liés dans sa pensée). Le lire et l'écouter est d'autant plus agréable qu'il use d'un art de la provocation, de l'exagération, tout à fait habile, et à mon avis délibéré car utile aux idées qu'il défend, souvent dans le rôle du minoritaire.

 

Par exemple, pour critiquer le libéralisme et le concept sordide de l'homo economicus, sans verser dans un discours ronronnant antilibéral qui serait vite classé, il se présente  systématiquement comme hostile au marxisme (dans son sens scientifique), avec lequel en réalité il entretient un cousinage à maints égards... Une telle affirmation le rend sans doute plus largement audible encore. Ou par ailleurs il se dit un défenseur acharné de l'économie de marché... pour pouvoir expliquer que comme le marché fonctionne mal il faut que l'Etat prenne des mesures de restriction du libre échange, de nationalisation, et assume un pilotage extrêmement volontaire de l'économie... afin que le marché s'épanouisse.... Ou encore, il exagère son désintérêt pour l'écologie (il déteste les ampoules basses consommation...), certainement pour railler le mépris des élites françaises pour les questions de production et la politique industrielle... Emmanuel Todd a le talent de déstabiliser ses adversaires. Avec un ton très direct et un vocabulaire parfois très familier, un humour dévastateur (sans doute aiguisé par ses études anglaises) et une grande capacité à l'auto dérision.

 

Ce désormais sexagénaire à l'allure de jeune homme un peu strict, qui fut brièvement communiste dans sa jeunesse, qui manie des concepts froids sur les plateaux télés ("système patrilinéaire", "baisse des mariages endogames", "famille autoritaire à structure assymétrique") entetient en réalité un rapport dyonisiaque avec le savoir et le débat politique. Il jubile... Et il s'amuse beaucoup. Avec une pointe de désespoir, parfois, qui perce sous le sarcasme. Comme l'écrit Daniel Schneidermann dans le livre dont on va parler : "nous faisant le cadeau de ne pas se prendre au sérieux et de tagger lui-même sa propre statue de prophète, Todd nous dissuade de le prendre comme maître à penser". S'il défend l'Histoire comme une science, il sait que la science sociale ne peut dépasser un certain degré de prétention...et son humour, sa propension à avouer sa mauvaise foi, sont me semble t-il une manière de le rappeler.

 

Ce penchant à se moquer de lui-même compense intelligemment un certain ego, une tentation à briller, une fierté du travail accompli, une audace déconcertante : l'historien n'hésite pas à prédire l'avenir en assumant l'Histoire comme une science, donc à dimension prédictive. En 1976, Emmanuel Todd publie un essai dans lequel, à partir de données comme la mortalité infantile qui décollent, il prévoit l'effondrement de l'URSS, à un moment où "le monde libre" s'effraie des missiles soviétiques. Plus tard il écrit un essai à grand retentissement international qui affirme que la puissance américaine va s'éroder, rongée par la base... La crise des subprimes lui donnera raison. Dans le "rendez-vous des civilisations" écrit avec le démographe Youssef Gourbage, il prend totalement à contrepied la théorie du choc des civilisations imprégnant les esprits de l'époque, et explique que le printemps démocratique arabe devrait déjà être là...

 

Il n'hésite pas à aborder les sujets sensibles de front et de manière lapidaire, comme pour susciter des électrochocs. Par exemple quand il évoque les rapports entre France et Allemagne, qu'il considère comme des sociétés fondamentalement très différentes, sans aucune chance de parvenir à fonder Nation commune.

 

Bref Emmanuel Todd est exigeant à tous les égards, précieux et à mon sens attachant.

 

Daniel Schneidermann, homme courageux et au travail de salubrité publique (malgré son côté obsédé par l'autocritique, qui rappelle un peu les maoïstes...) a eu l'excellente idée de réaliser une émission d'"Arrêt sur Images" avec Emmanuel Todd, revenant sur les révolutions arabes,  permettant d'apprécier les prévisions de l'Historien à la réalité des évènements qu'il est un des seuls à avoir annoncés.

 

Elle fut de si grande qualité qu'il fut décidé, à bon escient, de la transcrire sous la forme d'un petit livre. Intitulé "ALLAH N'Y EST POUR RIEN !" sur les Révolutions arabes et quelques autres, Emmanuel Todd". C'est une rapide mais excellente lecture. Et pour ceux qui n''auraient pas encore lu un livre du personnage, une parfaite introduction, et même bonne synthèse de son oeuvre. Je pense que l'on peut uniquement se le procurer sur Internet.

 

On y trouvera, très clairement évoqués par Todd, ses principales analyses, et une série de formulations claquantes à ne point manquer.

 

Les révolutions arabes, contrairement à ce qui a été beaucoup dit, n'ont rien d'étonnantes selon Todd. L'étonnant est qu'elles ne sont pas venues plus tôt, et "les gens semblent comme épatés de voir des jeunes dans la rue foutre en l'air un régime. Mais enfin, le gros de l'histoire, c'est ça". Les seuls régimes qui peuvent résister sont ceux qui vivent aisément de la rentre pétrolière, qui n'ont pas recours massif à l'impôt, qui utilisent une armée de mercenaires (à cet égard la difficile transition en Lybie est une situation intemédiaire).

 

Ces révolutions ont montré que techniquement, une révolution se déclenche quand l'armée craque. C'était vrai en Russie, c'est vrai en Tunisie.

 

Le moteur principal de la libération, c'est l'éducation, qui se manifeste d'abord par le taux d'alphabétisation : "Quand on sait lire et écrire, on peut lire un tract. On peut même en écrire un !". Todd rappelle qu'en 1789 le taux d'alphabétisation dans le bassin parisien atteint la barre importante des 50 %.

 

Autre facteur de modernisation, la baisse de la fécondité est une résultante de la hausse du niveau éducatif. C'est le signe qu'on accepte plus un destin assigné, qu'on prend le contrôle de son existence. Baisse de la fécondité et élan éducatif se combinent pour saper l'autorité traditionnelle, dans la famille, puis à l'échelle macro sociale.

 

Une autre variable démographique est essentielle dans la marche vers la démocratie : le recul de l'endogamie (le mariage dans la famille). L'irruption du citoyen dans l'espace public requiert la fin d'un monde fermé. La règle d'exogamie oblige à sortir du village pour se marier, et crée du mouvement dans la société, ainsi que la vision des enjeux globaux.

 

Attention : le processus de modernisation d'une société, sa révolution, prend des formes diverses. Et une période de transition incertaine peut déboucher sur des régimes politiques autoritaires, que l'on analyse comme un retour en arrière, alors que selon Todd ils dissimulent, comme la Restauration ou le Second Empire en France, un processus irréversible. C'est ce qui se passe en Iran, où ce scenario a été favorisé par la situation internationale. La transition se réalise dans une société perturbée et peut adopter des formes violentes (la révolution française n'a pas été un long fleuve tranquille). La situation algérienne, avec la victoire électorale du FIS et la guerre civile qui s'ensuivit, est un exemple contemporain de transition qui déraille. Mais là aussi, le processus de modernisation est enclenché et l'Islam radical n'est qu'une pathologie qui le masque.

 

Mais les pays ne sont pas tous égaux par rapport à cette aspiration à la modernité démocratique. Les systèmes familiaux déterminent un rapport à l'autorité et à l'égalité, et constituent des terreaux plus ou moins féconds. Todd est un matérialiste convaincu, et il considère que les idées ne sont qu'accessoires : elles viennent en dernier ressort, elles sont des outils et des reflets.

 

Il y a à ce propos essentiel (que je partage) un passage succulent, où Todd fait preuve de ses talents d'intellectuel percutant et lapidaire. Schneidermann lui demande : "Vous ne croyez pas à ce rôle des philosophes dans le déclenchement de la Révolution ?"... Et il répond : "Non. Je pense que ce sont les paysans du Bassin Parisien qui ont choisi l'idéologie qui leur plaisait (...) Oui, je sais que tous les intellectuels sont furibards de voir leur activité réduite à une modeste mise en forme de mentalités qui leur préexistent".

 

L'Islam n'est ni responsable de la Révolution, ni un facteur l'empêchant véritablement. Todd rappelle que Mahomet prônait l'égalité d'héritage entre hommes et femmes : "c'est pourquoi c'est hyper rigolo d'entendre des mecs en France s'exciter sur la compatibilité entre le Coran et la République. Parce que le Coran n'est pas respecté dans les pays arabes pour des éléments qui seraient de l'Ordre du Code Civil en France"...

 

Plus au Nord, les sociétés sont en crise. La baisse du niveau de vie y a commencé. Une cause fondamentale qui l'explique et empêche d'en sortir surtout est le vieillissement de la population, toujours une variable démographique.

 

Emmanuel Todd propose une intérprétation originale du racisme et de l'intolérance, envers l'Islam en particulier, qui travaille l'Europe. Paradoxalement, l'épuisement de la religion en Europe crée un climat propice à l'islamophobie, ennemi de substitution à l'Eglise Catholique qui menaçait les libertés et qui a été disciplinée et réduite à un rôle intime et accessoire. L'angoisse du vide a besoin d'un bouc-émissaire. C'est pourquoi certains laïques sont en train de verser dans une haine irrationnelle de l'Islam.

 

Un des points les plus importants à réfléchir dans l'oeuvre de Todd est la question de l'Allemagne. Et ce que signifie pour nous français le partenariat avec les allemands. Todd n'y croit pas.

 

Le système familial allemand débouche sur des valeurs d'autorité et de légitimation de l'inégalité (entre les descendants dans la famille). Le modèle familial français a débouché sur l'universalisme politique, le modèle allemand sur une pensée particulariste. Todd ne traite pas les allemands de nazis en puissance bien sûr... mais il note, sans hésitation, qu'il n'est pas fortuit que le régime le plus radicalement inégalitaire ait été expérimenté en Allemagne, car les ferments pouvaient y être utilisés. Il n'est pas fortuit non plus de voir des coalitions de gouvernement en Allemagne (ce qui nous paraît incongru en France), car on est allemand avant tout. Les français n'ont pas cette approche et se réfèrent à de grands discours universalistes.

 

La politique économique allemande, fondée sur l'exportation, la conquête de marchés (au sein de l'Europe, grâce à l'Euro qui supprime le risque de change, stratégie qui oblige les autres pays à la rigueur alors qu'ils devraient relancer leur demande intérieure...) est une expression de cette tendance au particularisme, à l'assymétrie...

 

Ainsi les modèles économiques puisent leurs sources dans une histoire profonde, dans des réalités anthropologiques. Et ceux qui disent "il faut s'aligner sur les allemands" ignorent la réalité des sociétés, qui ont leurs différences. Les mépriser et les brutaliser est un énorme risque.

 

Ce livre se clôt sur un passage où Todd fait encore preuve de sa singularité dans son style sans fioritures : "Je crois que l'Histoire humaine a un sens". Celui du progrès. De la marche vers la liberté et la capacité à régler les problèmes qui se posent. Todd est un optimiste. Non pas de la volonté, non, mais un véritable optimiste positiviste. C'est rare, rassurant et revigorant.

 

 

(Pour ceux qui n'ont pas commencé à découvrir l'oeuvre d'Emmanuel Todd, et qui seraient un peu rêtifs aux longs développements démographiques, je me permets de conseiller l'Essai ébouriffant "Après la démocratie", qui est certainement le meilleur livre écrit sur le moment Sarkozyste)

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 08:53

 

bernanos.jpg J'ai lu sur la Guerre d'Espagne, mais j'avais (sans doute soigneusement) différé la lecture du classique "Les grands cimetières sous la lune" de Georges Bernanos. Je savais néanmoins que j'y viendrai, car l'oublier eut été négliger un aspect essentiel de l'affaire : que s'est-il vraiment joué dans le camp du "soulèvement" ? Une voix comme Bernanos, malgré sa rareté (et aussi grâce à elle finalement) nous aide à la comprendre, car elle a porté le fer au sein même des milieux politiques et sociaux qui ont soutenu Franco.

 

La Guerre d'Espagne est un évènement inépuisable. C'est le carrefour, l'heure de vérité du vingtième siècle. Un laboratoire à ciel ouvert. Une exaspération. Un paroxysme.

 

L'Espagne était devenue un petit pays arriéré, sans puissance, ne tirant plus parti de son extraordinaire destin mondial. Et pourtant, en ce petit pays, la deuxième guerre mondiale a véritablement commencé, le destin du mouvement ouvrier international - malgré la combativité des travailleurs espagnols - a été largement et dramatiquement tranché, les totalitarismes ont effectué leurs tours de chauffe.

 

Une autre tournure des évènements était-elle possible ? Nous n'en savons rien bien entendu. Il est certain que la victoire (mais laquelle ?) des républicains aurait ouvert des chemins difficiles à entrevoir, mais vertigineux. Imaginons seulement une alliance victorieuse entre les deux Fronts populaire français et espagnol et le rapport de forces qui en aurait surgi sur le continent, radicalement différent.

 

Tant de choses se sont donc jouées sur ce front, dont bien des versants sont à explorer. Y compris au sein de la chrétienté, comme nous l'apprend le célèbre pamphlet de Bernanos, que je viens enfin de lire. Le ralliement de l'Eglise catholique au fascisme, son soutien au franquisme, sa cohabitation avec Hitler et son silence coupable sur son régime génocidaire... Tout cela n'a pas recueilli l'unanimité dans la "galaxie catholique".

 

C'est ce qu'on comprend en lisant ces pages d'un homme en colère, qui s'adresse aux siens : les catholiques, le monde conservateur et réactionnaire. Avec âpreté, et avec la souffrance de l'homme lucide, qui voit les baïonnettes recouvrir la surface du monde. Et qui va jusqu'à prévoir "l'élimination" des juifs en Allemagne (deux peuples élus, selon lui, ne pouvant pas coexister).

 

Un homme qui voit si clair qu'il peut écrire en 1937, à l'attention d'une droite française espérant tirer profit de l'ascension de Mussolini et d'Hitler : "ce n'est pas vous que nous craignons le plus, cher Monsieur Hitler. Nous aurons raison de vous et des vôtres, si nous avons su garder notre âme ! Et nous savons bien que nous aurons, prochainement sans doute, à la garder contre les artificieux docteurs à votre solde (...) qui prétendront exiger de nous la soumission au vainqueur, cette rétractation, pénitence et satisfaction qu'ils obtinrent un moment de Jeanne d'Arc. Puis ils l'ont brûlée."

 

Si Bernanos prophétise l'"écrasement" de la France (il utilise le terme) et l'avènement de Vichy (qu'il affrontera par son engagement dans la France Libre), il saisit, dans cet essai, tout l'aveuglement des classes dirigeantes françaises, obsédées par la peur du Front Populaire et magnétisées par le Veau d'Or. Il tance leur cynisme, leur légèreté face à ce qui s'avance et a été testé en Espagne. Et dans le même temps il éreinte l'Eglise, son Eglise, qui bénissant les mitrailleuses franquistes, saccage l'Evangile.

 

Bernanos n'était pas un démocrate chrétien. Il était Monarchiste, ancien Camelot du Roi. Issu de l'extrême droite maurassienne, admirateur, même, de Drumont, l'auteur sinistre de "la France juive".

 

Mais voila : certaines personnes sont sincères et affrontent le réel. Bernanos, sans le sou, va vivre à Majorque dès 1934 pour survivre grâce au coût modéré de la vie. Il assiste donc au soulèvement franquiste, qui au début obtient sa sympathie. Son fils s'engage même temporairement dans la Phalange. Et puis, les franquistes s'emparent de Majorque et Bernanos assiste aux exécutions massives, lâches et débordantes, pérpétrées par des mercenaires et des hommes sans aucune foi, poudre à canon du totalitarisme en marche. Lui, inspiré par les Franciscains et leur voeu de pauvreté, voit la haine du peuple, du pauvre, s'exprimer sous la brutalité la plus échevelée... Il constate la complicité de l'Eglise espagnole, les palinodies hypocrites de la papauté.

 

L'auteur, pour qui le Monarque de référence, c'est le bon Henri IV aimé de son peuple, ne peut pas absoudre cette pseudo "croisade", qui est en réalité un déferlement barbare. Bernanos élève la voix, jusqu'à être condamné à mort par Franco... Et il devient la bête noire de ses anciens amis de l'Action Française, qui moquent son manque de "virilité"... depuis le bureau de leur journal (lui qui fut combattant sur le front pendant la première guerre).

 

Ce qui est intéressant, c'est la complexité à laquelle nous ouvre Bernanos. Il parle depuis une tradition qu'on croyait unanimement engagée derrière Franco, puis plus tard dans Vichy. Certes ce fut une pente très majoritaire, mais n'oublions pas que De Gaulle lui-même était issu d'un milieu catholique et conservateur. Et la Résistance compta des royalistes, des anciens disciples de Maurras. Les grandes fractures ne se dessinèrent pas de manière totalement prévisible et nette entre deux camps désignés à l'avance. Il reste que ces hommes très à droite, qui prirent le parti de la liberté, étaient la plupart du temps des marginaux, des non conformistes, des esprits singuliers (comme De Gaulle considéré comme une tête de pioche, prônant des idées originales).

 

Leurs raisons propres étaient d'ailleurs parfois différentes. Alors que pour De Gaulle, l'esprit "national" l'emportait par dessus tout, y compris sur les intérêts de sa classe, Bernanos trouve ses ressources de résistant dans le message du Christ. Le "national", ça ne lui parle pas. Et d'ailleurs à ce propos, il donne à la droite un conseil qui mériterait d'être relu aujourd'hui par ceux qui s'en réclament :

" Depuis quand les gens de droite s'appellent-ils nationaux ? C'est leur affaire, mais ils me permettront de leur dire qu'ils devancent ainsi le jugement de l'histoire (...) Ca ne vous fait pas honte, non, d'exploiter contre d'autres français, même égarés, un nom qui appartient à chacun de nous".

 

Bernanos voudrait une élite (une aristocratie à son idée) au service du peuple, de la classe ouvrière. Du progrès social. En monarchiste maintenu malgré tout, il rêve à l'unité du pays et ne peut pas concevoir qu'un Monarque massacre son peuple... Homme du passé, qui plus est mythyfié, ce Bernanos...

 

Pour lui, et étonnamment il rejoint en cela les marxistes (sans les évoquer), il n'y a que deux classes qui comptent : le prolétariat et la grande bourgeoisie. Les classes moyennes ne peuvent pas avoir de "politique propre", et elles doivent être dirigées, risquant de devenir une masse de manoeuvre dangereuse (et de basculer dans le fascisme). Dans son mépris pour le commerce, le petit fonctionnaire, les intérmédiaires, "le parasitisme", on retrouve des éléments qui ont du faciliter la complaisance du jeune Bernanos pour l'antisémitisme maurassien.

 

J'ai eu du mal, il est vrai, à suivre la prose de Bernanos. Un langage un peu obsolète, sans doute, mais surtout un univers de représentations, un champ culturel, dans lesquels je n'ai pas grande habitude d'évoluer...

 

J'ai ranimé le souvenir d'autres penseurs et créateurs de cette époque, issus d'autres rives philosophiques, qui ont lu clair dans l'irresponsabilité de la classe dominante française, dans son jeu avec le feu, dans sa légèreté. Et aucune autre force sociale ne prenant la direction du pays, cette élite allait conduire le pays au désastre. Quels tourments d'y assister sans pouvoir infléchir le mouvement !

 

J'ai ainsi pensé à ce film, d'un génie éblouissant (politique comme cinématographique, les deux étant d'ailleurs indissociables dans cette oeuvre immense), de Jean Renoir (1939) : "La règle du jeu" : radiographie de l'oligarchie de ces années là. Et qui nous annonce le drame derrière la fausse farce légère.

 

J'ai songé aussi à un livre écrit dès après la défaite de juin 40, mais qui venait de loin : "L'étrange défaite" de Marc Bloch, brillant contre-argumentaire par avance au procès de Riom et au discours pétainiste sur les "fautes" nationales à expier. Livre qui recense clairement les responsabilités des "élites" dans cette course à la défaite.

 

La grande erreur de Bernanos est sans doute de réfléchir dans l'intemporel, et de croire aux sornettes qu'on lui a raconté sur le "pays de cocagne" des bons rois... Il n'était certes pas prêt de le voir éclore de la société industrielle capitaliste...

 

Malgré sa naïveté à l'égard de son Eglise (elle n'avait pas attendu Franco avant d'oublier certains aspects des Evangiles...), malgré son éloignement des principes républicains, Georges Bernanos s'affirme dans ce pamphlet vigoureux et flamboyant comme un Universaliste courageux. En cela il sauva, en dépit de sa singularité, un peu de l'honneur du catholicisme de son siècle.

 


 

 

 


 



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1 mai 2011 7 01 /05 /mai /2011 08:17

 

robespierre.jpg  Robespierre, Saint-Just, sont proscrits dans nos rues, alors que des maréchaux d'un Empire synonyme de massacres de masse ont l'honneur d'enserrer Paris...

 

Leur tort est-il d'avoir tenu les rênes de la plus grande révolution politique et sociale que le monde ait connu, la plus déterminante ? Et d'avoir permis de croire que "le bonheur était une idée neuve en Europe" (Saint-Just) Oui, sans nul doute.

 

En écrivant "Robespierre, derniers temps", livre au ton particulier paru dans les années 80, qui vient d'être réédité en poche, Jean-Philippe Domecq a voulu rendre justice à celui que l'on a voulu, et que l'on souhaite toujours, assimiler à un tyran assoiffé de sang.

 

Alors qu'on lui doit le suffrage universel. Alors qu'il fut le premier homme public à réclamer l'abolition de la peine de mort, alors qu'il ne fut pas le tueur de catholiques qu'on caricaturât (contrairement à ceux qui le destituèrent , comme Fouché, le 9 Thermidor). 

 

Alors qu'on lui doit, avec d'autres, le grand saut dans la République après la trahison de Louis  Capet. Alors qu'il n'a jamais séparé son action du contrôle du corps législatif, allant jusqu'à refuser d'imposer sa dictature personnelle devant le complot qui le mena à la guillotine ("mais au nom de qui ?" répondit-il à ceux qui l'enjoignèrent d'en appeler aux armes, après l'avoir libéré de prison). Ce même Robespierre, qui prophétique, s'opposa à la guerre européenne voulue par les Girondins, parce qu'on n'exporte pas la démocratie... (vérité vérifiée jusqu'en Afghanistan et en Irak aujourd'hui).

 

Ce même Robespierre qui déjà voulut abolir l'esclavage, et envisagea sérieusement un Revenu Minimum... Ce Robespierre qui fut à la tête d'un Comité de Salut Public qui certes exécuta. Mais moins que ses successeurs revanchards, moins que durant une seule bataille napoléonienne. Et ce furent ceux-là même qui commirent les plus grands abus dans la Terreur qui, justement, tramèrent le complot thermidorien pour se débarrasser de leur linge ensanglanté.

 

Jamais Robespierre ne fut lavé de la souillure que déversèrent sur lui les liquidateurs de Thermidor. On eut beau jeu de tenir pour vérité ces justifications de médiocres et de canailles, qui de leur côté, ne nous ont légué qu'une perte de temps sous la forme de deux restaurations et de deux Empires.

 

Mais Jean-Philippe Domecq a aussi voulu, en écrivain et non en historien, soulever ce qu'il faut bien qualifier d'"énigme Robespierre". Ce dirigeant dépassant de loin ses collègues de la Convention par sa profondeur de vue, populaire et soutenu dans son Club des Jacobins comme dans les Sections des sans-culottes parisiens, triomphant des puissances monarchistes à nos frontières, et qui cinquante jours à peine après le succès considérable de la fête de l'Etre suprême, chute sans vraiment combattre. Après avoir commis des fautes tactiques tout à fait incompréhensibles pour quelqu'un ayant traversé cinq ans de Révolution avec telles intelligence et prescience.

 

Il y a là un mystère, selon Domecq, que l'Historien ne peut parvenir à percer tout à fait. La littérature a ainsi son mot à dire, car elle est "intuition". Capacité de notre imagination à se saisir de la subjectivité des acteurs, à s'engager dans ces zones d'ombre qui subsistent (Robespierre a été absent à tous les sens du terme, les dernières semaines, sans qu'on sache vraiment à quoi il s'est consacré), .

 

Avec cette approche littéraire, en un style quelque peu singulier, précieux et haché (comme si les idées sortaient par fulgurances) Domecq touche à des points essentiels.

 

Dont celui de la discordance des rythmes dans l'Histoire, qui sera le souci de tous les révolutionnaires.

 

La masse est-elle prête à suivre cette élite républicaine forgée au coeur du tumulte (Robespierre, modeste avocat, n'avait jamais fait parler de lui avant la Révolution), ou le rythme imposé est-il trop rapide ? La liberté, trop vite, trop grande, ne provoque t-elle pas le vertige, et la crispation ? Et c'est toute la réflexion autour de cette fête de l'Etre Suprême qui devient décisive. Robespierre a pu penser que le peuple ne pourrait abandonner d'un seul coup une vision du monde venue du fond des âges. Et qu'il fallait donner un contenu civil à la religiosité, sous peine de détruire les sous-bassements moraux de la société.  Débat qui continue aujourd'hui, qui n'a jamais cessé (Régis Debray affirme encore, dans son récent essai "le moment fraternité" que tout corps politique a besoin d'une spiritualité pour rester intègre. Et des penseurs comme Emmanuel Todd ou Marcel Gauchet s'inquiètent des effets du "vide religieux" sur la démocratie).

 

C'est cette tentative d'établir un culte inédit, ambigu (on y mélange le sacre de la Raison et un Déïsme rousseauiste) qui sera fatale à Robespierre. Il sera soupçonné (ou plutôt on feindra de le croire) de vouloir faire de cette nouvelle religion civile le socle d'un despotisme. Cela, Robespierre le pressent le soir même de la fête de l'Etre Suprême, malgré l'immense ferveur populaire.

 

Robespierre, pour sauver la République, a du lutter contre la Réaction aux frontières et au sein du pays (et il meurt juste après la victoire de Fleurus, obtenue sous le commandement de son plus proche compagnon, Saint-Just). En naviguant entre l'excès de modération qui risquait d'ouvrir la porte à l'abolition des acquis révolutionnaires (les Girondins), les premières dérives du personnel politique (Danton et son amour de l'argent), et les excès des "enragés" hébertistes qui risquaient de couper les institutions révolutionnaires du peuple.

Maximilien a eu le souci d'être à l'avant garde de l'Histoire du monde, mais sans trop se hâter... Cela ne pouvait durer sans qu'on versât dans l'abîme.

 

Domecq trouve Robespierre grandiose lorsqu'il refuse de prendre la tête d'un putsch contre la Convention qui le décrète hors la Loi. Car toute la légitimité est là, dans la représentation du peuple. Et Robespierre est républicain jusqu'à accepter la défaite et le sort qui lui est réservé. Même si ceux qui manoeuvrent les Députés sont des menteurs, des hypocrites, des lâches, il reste que les robespierristes sont minoritaires. Grandiose certes...

 

...Mais surtout, me semble t-il, le drame de Robespierre est que dans son cadre historique, il ne pouvait penser autrement. Sa pensée est celle de Rousseau, soit celle du Contrat Social et de la Nation indivisible. Il n'appréhende pas la situation en termes de lutte des classes. Il ne comprend pas clairement que ce qui advient, ce n'est pas seulement un incident de parcours dans la Révolution, du à quelques trahisons. C'est un coup d'arrêt parce que les choses sont allées trop loin pour la bourgeoisie, qui se décide alors à voir l'aristocratie d'un autre oeil. Portée par l'enthousiasme, pressée par l'adversité, stimulée par le peuple parisien, guidée par d'immenses défricheurs, la bourgeoisie a poussé loin son action. Et alors que la sécurité a été ramenée aux frontières de la Nation, certains se disent qu'il est bien temps d'arrêter les frais... La mort de Robespierre deviendra l'acte de décès de la Grande Révolution, en tant qu'épisode historique particulier.

 

C'est d'ailleurs notamment en référence à ce qui s'est passé durant la Révolution que Marx pourra forger ce concept de lutte de classes et penser la nécessité d'une phase dénommée "dictature du prolétariat". C'est à dire non pas une tyrannie mais un moment où l'on renverse l'ordre établi légalement, pour créer les conditions d'une révolution sociale. Ce pas, Robespierre ne le réalise point en Thermidor de l'An II.

 

D'ailleurs, en 1793, le Prolétariat n'est qu'embryonnaire. C'est la petite-bourgeoisie - avec ses contradictions - qui impulse l'élan révolutionnaire. Les "sans-culottes" n'ont pas de politique autonome. Et Robespierre les a frappés durement lors de la liquidation des Hébertistes. Sans directives, méfiants, ils ne seront pas décisifs lors du 9 Thermidor.

 

Le drame de Robespierre c'est donc d'être en avance sur son temps, et d'en avoir conscience, de manière plus ou moins nette. Et cela semble l'inciter au fatalisme, voire à une conduite d'échec (il dénonce "un complot" sans jamais citer de noms, multipliant ainsi ses adversaires potentiels qui se sentent visés).

 

Conscience de parler pour l'avenir. D'où une constante référence, dans les splendides discours de Robespierre et de Saint-Just à la "postérité", à "l'immortalité". Ils surent, indéniablement, que ce qu'ils réalisaient allait influencer pour longtemps l'histoire universelle ("le monde entier nous regarde"). Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre que de nous redonner à lire de larges extraits de ces discours au souffle incomparable.

 

En avance sur son temps...

Mais Domecq se demande, finalement, s'il n'en est pas ainsi de tous les grands personnages qui ont ouvert le chemin de la liberté et de l'égalité, et qui ont bien souvent perdu ? Et l'on songe à Martin Luther King, à Salvador Allende, à Rosa Luxembourg, à Jaurès, à la Commune, aux quarante-huitards, ou encore à Etienne Marcel -Prévôt des Marchands parisien- qui faillit déclencher une Révolution en plein Moyen Âge. Domecq évoque Jesus, de son côté.

 

Et ce qui effraie l'auteur, ce qui l'interroge, jusqu'à avouer que c'est ce qui motive son enquête, c'est qu'ils ne sont pas suivis par leurs peuples. Comme si ceux-ci se refusaient à saisir la liberté qu'on leur désigne. Comme si en effet, la servitude était bien "volontaire", selon la formule de La Boétie ( Les tyrannies que vous subissez ne tiennent qu'à vous !).

 

Pessimisme intemporel que je ne partage pas.

 

Car si on se ressaisit un instant, on ne peut pas lire l'Histoire comme une succession d'échecs. Les hommes de 1789 ont largement redessiné le destin de l'humanité. Et nous en sommes les heureux héritiers. Il est vrai que ceux qui sèment n'ont pas souvent le loisir de profiter de leurs fruits... Mais ceux-ci viennent à pousser.

 

Toute avancée est précaire, attaquée impitoyablement, sans cesse menacée par de nouveaux versants. Ce qui confère à l'Histoire ce profil insaisissable, aux mouvements contradictoires.

 

Je suis, avec Monsieur Domecq, de ceux qui pensent que Robespierre et Saint-Just y brillent. Eternellement.

 


 



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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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