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28 novembre 2019 4 28 /11 /novembre /2019 02:25
Le faux comme moment du vrai ? « VOIR (les enseignements d’un sorcier yaqui) – Carlos Castaneda

« Voir » (Les enseignements d’un sorcier yaqui) est un des livres de Carlos Castaneda écrit après contact, d’après auteur et éditeur, des sorciers mexicains, d’un sorcier, un « brujo » en particulier.

Castaneda était un ethnologue étasunien mais son livre n’est pas un livre d’ethnologie, d’abord au sens où il ne comporte aucune dimension analytique. C’est un récit pur et simple d’une plongée.  Rendue possible car le sorcier pressent que « Mescalito » (un esprit important) tient à ce que l’ethnologue soit guidé vers lui.

On peut se demander longuement ce que le récit emprunte au roman.  Ce retour vers l’indien qui l’attend tranquillement est en effet étrange. On ne sait pas comment vit l’ethnologue, il va et vient. Tout cela paraît détaché du temps. Peut-être que ce livre est tout aussi ethnologique que « Vendredi et les limbes du pacifique » ?

Cette discussion sur la réalité des récits de Castaneda sera sans doute sans fin tant qu’il sera réédité, et personne n’a rien pu prouver sur le niveau de véracité de ces livres (et d’ailleurs sur la signification des expériences qu’ils relatent).  Castaneda n’analyse pas, mais il ne juge pas non plus; il n’assène rien, il ne joue pas le maître mystique, il ne vante pas des découvertes, et il laisse bien des incertitudes ouvertes.  Ce qui le place du côté de l’ethnologue, indiscutablement.  Une ethnologie littéraire ? Une littérature ethnologique ? Qui ne disent pas leurs noms. D’où la fascination, bien entendu, qui en ressort.

On prétend  parfois que c’est un mauvais écrivain qui a trouvé un stratagème pour vendre des livres quand même. Pour ma part je trouve qu’il nous livre une expérience, et qu’il ne ferme rien. Et c’est un beau livre, fluide, qu’on n’a pas du tout envie de lâcher. Mais c’est vrai, personne n’a pu rencontrer « le’ sorcier principal qui initie Castaneda. Pour un charlatan, il est très habile. Un charlatan « boucle » plus volontairement ses histoires il me semble. Donc nous avons là un grand malin, tout au moins, ou de surcroît. Castaneda, en plus, ne cesse lui-même de se mettre à distance de ce qu’il vit. Il en raconte les détails, mais il n’est pas affirmatif sur ce qui se déroule. C’est d’autant plus crédible. Mais d’autant plus habile ?

Est-ce que tout cela n’est pas une reconstruction de savoirs, est ce que le sorcier n’est pas l’amalgame de plusieurs chamanes, voire de tous les chamanes, voire une macédoine de maintes spiritualités ? 

Est-ce que ces récits n’illustrent pas une richesse culturelle et spirituelle, par la méthode allégorique ? Il en sait tellement, en effet. C’est possible, en effet, mais ce serait alors virtuose. Car il y a une vraie relation entre le sorcier et l’ethnologue. Elle est touchante. Les romanciers savent opérer cela.

Je suis convaincu par Nietzsche quand il dit que la réalité est une question de point de vue. Michel Foucault le démontre brillamment dans « Les mots et les choses« , aussi, et la physique quantique ne dit rien de différent. Pour voir différemment, on doit faire taire quelque chose en soi. Des croyances. Des ruminations. C’est ce que dit simplement le sorcier yaki.

Je suis convaincu, aussi par Paul Feyerabend, scientifique hétérodoxe, quand il dit que « tout peut marcher » pour accéder à une forme de vérité, nous le sentons, nous qui regardons une fiction de cinéma, rêvons, ou écoutons une chanson.

Les sorciers yaqui accèdent sans doute à une forme de vérité, en fumant du peyotl et par d’autres pratiques, mais ils sont les seuls à emprunter ce chemin et à voir la vérité sous cette forme.  Sous les yeux d’un sorcier yaki nous ressemblons à des œufs lumineux munis de fibres lumineuses géantes dont nous pouvons nous servir.

Aussi, éradiquer ces cultures, comme la machine occidentale y a pourvu, est une perte terrible pour l’humanité, comme à chaque fois qu’on massacre une culture, qui est un point de vue sur la vérité.

J’aime la posture ethnologique de Castaneda, c’est à dire l’humilité, s’en remettre à son interlocuteur, l’absence de préjugé. C’est de cette manière que Castaneda procède avec Don Juan, sorcier Yaqui. Même s’il n’existe pas.

Dans « Voir », Castaneda, encore jeune homme, relate son second séjour régulier, supposé, auprès de Don Juan, en 1968, après avoir abandonné son initiation des années auparavant, suite à quelques effrois. Il va s’y remettre, et cette fois ci parvenir à franchir quelques caps. Rencontrer « le gardien » d’un autre monde, son « allié », et finalement, « voir », soit se mettre en demeure de vivre comme un guerrier, car quand on voit on entre en un nouveau territoire lucide mais dangereux.

Il revient en Arizona semble t-il avec le premier livre qu’il a écrit, mais Don Juan s’en fiche. Don Juan considère que penser est une perte de temps. D’ailleurs, la grande capacité du sorcier, soit « voir », ce que le peyotl favorise grandement, ne s’explique pas. Cela se vit. On est aveuglé et maladif de trop penser. Cela, les contemporains ne le savent que trop. Don Juan va passer beaucoup de temps à le sortir de la gangue de la raison, pour qu’il puisse simplement, vivre les expériences. Cesser de tout vouloir expliquer, c’est une possibilité, qui en ouvre d’autres. Chez nous on appelle cela obscurantisme, ailleurs on dit « Voir », et cela nous raccorde tout de même aux premières manifestations de la vie religieuse, soit à un long acquis, qui n’est tout de même pas à prendre à la légère.

Le livre est le récit des expériences de Castaneda, et de sa relation riche et belle,, supposée réelle, avec Don Juan, et une ou deux autres sorciers. L’ethnologue donne de sa personne, semble t-il, jamais il ne se cache d’être un ethnologue, il prend des notes, il pose des questions. Manifestement, il manque de perdre sa vie au moins une fois. Les expériences qu’ils narrent sont déconcertantes et la narration est à la fois limpide, belle, imprégnée. Parfois on a réellement peur pour lui. Castaneda veut la Vérité, oui, mais on sent qu’il n’est pas là que pour ça. Comme tous les ethnologues. Il cherche dans une autre culture ce qui pourrait le guérir des mutilations de la sienne. Le livre n’est pas une mythification de la drogue. D’abord, au vu des symptômes, on ne l’envie pas… Mais en plus on comprend que la drogue n’est qu’un auxiliaire.  Les sorciers s’en passent, d’ailleurs, une fois sorciers. Comme on se passe de médicaments psychotropes une fois guéri.

J’aime beaucoup de choses chez ce Don Juan dont on ne sait s’il vécut ou s’il est une reconstruction. Car malgré ses idiosyncrasies, il rejoint bien d’autres sagesses. Quand il dit que tout est égal et que le sorcier sait que le monde est folie, mais « folie contrôlée », car on doit bien vivre, on dirait un stoïcien. De même quand il décrit la mort comme dissolution dans le cosmos. Quand il théorise la vie comme une vie de guerrier il parle comme un samouraï: Quand il dit « vois » et cesse de « regarder », il nous enjoint à faire plutôt qu’à penser à faire.

Il dit aussi que la vérité est dangereuse, sans cesse, regarder son « allié’ de près, ou certains esprits, est dangereux.  Savoir n’est pas neutre. Savoir vous expose. Il rappelle ici encore Nietzsche qui alerte sans cesse sur le danger de la vérité. Ne regarde pas trop au fond du trou, tu pourrais y tomber.

Mais finalement c’est la question que pose toute spiritualité…. Est-ce allégorie ou haute réalité ? Et Castaneda ne referme pas le livre des questions. Il présente une forme de spiritualité, parmi d’autres, et connectée au plus profond passé. Castaneda était peut-être un narrateur doué mais chafouin. Doué, alors. Car on vibre avec ce duo. La thèse du « mauvais romancier » déguisé en ethnologue ne tient pas, en tout cas. On aurait alors un ethnologue, un vrai, car il y a semble t-il un vécu, de l’expérience humaine, qui n’est pas que de bureau. Il n’y a pas que du puisé dans les manuels, et un romancier qui sait transformer tout cela en récit qui élargit l’audience au delà des spécialistes de l’ethnologie. Castaneda a sans doute, tout au moins, rencontré des indiens yaquis.

Mais à dire vrai je n’en sais rien, Castaneda m’égare, comme Don Juan l’égare fréquemment. Et une des leçons est que nous ne savons rien. Mais que nous pouvons chercher. Ce n’est pas très moral, certes, de nous raconter des sornettes. Mais on nous en a raconté bien d’autres… Pour nous donner accès à des spiritualités. Peut-être que Castaneda, pour sauver la vision chamanique, a t-il décidé de procéder de la sorte.

C’est en tout cas une littérature, ou une ethnologie, ou bien plus probablement les deux…. Absolument uniques en leur genre. Ce qui vaut évidemment le détour.

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8 septembre 2019 7 08 /09 /septembre /2019 11:52
Quelques réflexions en passant sur "la politique de la culture" (en apéritif des joutes de vos municipales)

"Toute licence en art"... Cette expression provient d'un dialogue fameux entre les exilés André Breton et Léon Trotsky qui s'essayèrent à écrire un manifeste pour la culture.  Contre toute attente, c'est l'ancien dadaïste Breton qui proposa un "sauf si" pour continuer la phrase... Et "Le Vieux" comme l'appelaient ses amis biffa la suite. Toute licence en art, un point c'est tout, considérait alors l'ancien chef implacable de l'Armée Rouge. Dans l'exil, cet homme d'une culture extraordinaire, qui plus jeune continuait à se tenir informé des querelles littéraires françaises ou italiennes dans son train parcourant le front de la guerre civile, avait eu loisir de songer au destin des artistes russes ralliés à la révolution, tel Maïakovski, et à ce que devenait l'art sous le stalinisme. Peut-être songeait-il aux avertissements d'une autre grande cultivée, Rosa Luxembourg, sur l'impasse obligée de l'atteinte à la liberté d'expression. Elle mène tout droit à la dictature et à la stérilité du peuple.

 

Politique et culture font toujours ménage, mais point heureux

 

Toute licence en art. Oui.

Mais ne nous illusionnons pas. La culture a toujours dansé un tango infernal avec le pouvoir. Elle est au départ, d'ailleurs, la pure expression du politique. L'œuvre de symbolisation de la communauté constituée. Elle se confond très vite avec la religion et l'appel au sacré. L'autonomie de l'art est une évolution récente. Et l'on ne peut parler que d'autonomie et pas d'indépendance. L'artiste est toujours en dialectique avec des moyens de diffusion, de financement, des règlementations, qui procèdent de logiques de pouvoir politique et économique. Il a toujours su, ou presque (sous le stalinisme ou le fascisme ce n'est pas vrai, sauf exception dans le cinéma russe par exemple), composer avec le pouvoir, pour le berner, profiter des fantasmes de grandeur du Prince, ou rebondir sur son emprise (comme un joueur de rugby sait parfois profiter de l'adversaire, en recueillant l'énergie du choc pour se retourner et accélérer).  C'est ainsi grâce à l'absolutisme de Louis XIV que nous avons la source insolente de Molière à notre disposition. Les artistes savent d'ailleurs que la contrainte n'est pas forcément une asphyxie pour l'artiste, mais une ressource. Ils la préfèrent parfois au vide du désert, angoissant (le vertige de la page blanche). Ne négligeons pas aussi les tourments que les artistes ont du subir, même quand ils ont réussi à composer. Racine, par exemple, obligé d'ignorer ses maîtres jansénistes pour complaire au Souverain.

 

Les signifiants vides

 

Nous allons rentrer dans une année d'élections municipales, et la culture étant fortement décentralisée, le sujet va revenir sur le devant de la scène. Comme toujours, il est à craindre que les mêmes slogans reviendront. La cohorte des signifiants vides. On entendra parler cérémonialement de "démocratisation de la culture", d''accès de tous à la culture", expressions qui s'apparentent, tellement elles sont usées, à des rituels banalisés (comme le salut à la fin d'un combat de judo). Le pire à mon sens est "culture de proximité", une expression qui laisse rêveur. La culture finalement y est envisagée du point de vue du type qui est content de trouver à se garer sans difficulté. Quelle profondeur de champ ! La culture, personnellement, m'évoque plutôt le lointain que le proche. Puisqu'elle est censée me sortir de ma zone de confort.  La proximité ne démocratise pas grand chose. Je me souviens d'aller au théâtre d'Aubervilliers rempli par les navettes parisiennes. Les frontières relèvent du symbolique, du désir, de la vie de l'esprit.

En réalité il est bien difficile de penser une "politique culturelle" et c'est pourquoi on nous propose des mots magiques, parfois à la lisière du ridicule. Ainsi en est-il de la notion de "tiers lieu"... Les rapports proposent de créer des tiers lieux, ni la maison, ni le travail. Bref, il faudrait réinventer le bistrot.

Et la définir c'est d'abord se demander à quoi elle sert.

Que pourrait-elle apporter que son absence laisserait regretter ? Car après tout, certains phénomènes, comme le mouvement hip hop, enfantant du rap et du graffiti devenu street art, s'est privé de toute aide publique, ou bien très à la marge.. Au contraire cette culture a longtemps été clandestine pour une part, illégale (et l'est encore parfois), et combattue (par la police et la justice). Avant que les notables s'offrent les oeuvres des ex clandos contre lesquels ils portaient plainte, sur le marché de l'art. Et pourtant, cette culture s'est installée durablement. Le hip hop est même devenu la musique dominante dans la jeunesse. Si on remonte le temps, le mouvement romantique n'a pas eu besoin de politique culturelle pour s'affirmer comme un de ceux qui marqueront l'histoire de l'art, mais encore celle des idées. L'impressionnisme fut un art de marginaux scandaleux, haïs de l'académie, qu'il laissera en morceaux. 

 

L'art est politique, mais ce n'est pas faire de la politique

 

Oui, la culture a toujours un pied dans le politique, avons-nous dit, et en même temps la politique semble avoir peu de prise sur elle. La politique ne peut tenir le pinceau du peintre. Et puis… Bien des penseurs ont écrit à ce sujet, d'Adorno à Rancière, l'art militant s'avère inintéressant. Le didactique ne mobilise que ceux qui sont déjà convaincus. Est politique en art ce qui dans sa démarche même, disait Adorno, se heurte à la logique industrialiste du monde. L'art édifiant, sans même parler de l'art de propagande, ne produit rien de bien intéressant, sauf exception géniale.  Actuellement, on note une vague de repolitisation (superficielle donc dangereuse) de l'art, au sens où l'on porte attention au discours explicite des œuvres, ce qui produit des dérives regrettables. Ainsi les films sont récompensés pour leur contenu moral voire pour la sociologie de leur casting, pour la "thématique" qu'ils évoquent. Blanche Gardin a commis un laïus grinçant à ce sujet après l'obtention de son Molière, en expliquant que si elle ne le gagnait pas l'année de "me too", alors elle ne l'aurait jamais eu. Je trouve que Jacques Audiard a créé de grands films comme "Un prophète", " Sur mes lèvres"... Mais il a eu une palme d'or pour "Dheepan", qui est un nanar, parce que le film traite de réfugiés. Ken Loach a un quasi droit à un prix à Cannes, lui aussi, alors que ses films ne sont pas toujours du niveau du tragique "Le vent se lève". C'est une forme d'auto censure progressiste fort dommageable. Les œuvres immorales et amorales peuvent être extraordinaires. Apprécier une œuvre n'empêche pas d'être conscient de tel ou tel aspect de l'œuvre plus sombre, de la biographie de l'artiste ou je ne sais quoi. Mais considérer une œuvre à partir de grilles de lecture politiques, et souvent, monolithiques, est absurde.  Aux Etats-Unis on boycotte Woody Allen pour une accusation privée, dont d'ailleurs personne ne sait ce qu'elle recouvre, mais on utilise le réalisateur pour envoyer un signal, selon le principe "la fin justifie les moyens". Brûlera t-on bientôt Sade, Bataille, Genet, Gide ? En ce sens, la politique menace l'art, en le poussant au conformisme craintif et en réduisant la légitimité artistique à une question morale. La conformité progressiste ou réactionnaire, c'est toujours de la conformité. L'œuvre d'art est grandiose, parce qu'elle a sa marque unique. Elle est irréductible. Elle est ainsi anti conformiste par nature. On devrait tout pardonner aux artistes, sauf de produire des œuvres inintéressantes, tant que l'on reste dans le domaine de l'art. 

 

La politique est binaire, malheureusement. Elle est la plupart du temps marquée par les conceptions de Carl Schmitt, juriste nazi conseillé comme lecture obligatoire par l'ex numéro deux de "Podemos".... "La politique consiste à distinguer ses amis de ses ennemis". Or, on ne peut pas apprécier une œuvre avec un regard binaire. "Voyage au bout de la nuit" est grandiose, du point de vue de sa capacité de description d'une réalité de son siècle, du point de vue de l'invention d'une langue. Mais on peut aussi y voir les prolégomènes de la dérive infernale de Céline, dans sa vision du monde misanthrope et même dans son style, qui évoque le primat de la forme, de ce qui subjugue. On peut comprendre son admiration pour Hitler.

 

Le manque de contenu de "la démocratisation"

 

Il existe bien des illusions en matière de démocratie culturelle. La superstructure permettrait de réaliser ce que l'infrastructure refuse. En clair, on pourrait effacer à peu de frais ce que les inégalités profondes, reproduites, ancrées, naturalisées, ont produit. Des rapports différents à la culture. C'est la même illusion qui conduit à considérer qu'en réformant le langage (si cela est possible d'ailleurs), comme avec l'écriture inclusive, on va réformer les pulsions. J'en doute, personnellement. Mais je suis peut-être de ceux qui ont le masochisme de douter de ce qui conforte. Pourtant, les faits sont là : la gratuité ne suffit pas pour que chacun se précipite sur les livres des bibliothèques. Disant cela, on ne légitime pas la fin de cette gratuité, car dans cet espace là, tout de même, des rencontres avec la littérature ont été et restent possibles.  Nous pouvons constater, aussi, que des personnes aux revenus modestes pourront consacrer un budget personnel important à leur culte de Johnny Halliday, mais rester imperméables à la culture accessible, à deux pas de chez eux. 

Pour d'autres, "démocratiser", c'est dénaturer, c'est "se mettre au niveau". C'est appréhender l'art comme animation, d'où l'engouement immense des édiles pour les arts de la rue, contre lesquels je n'ai rien (même s'ils m'ennuient à dire vrai). Par exemple, il me paraît scandaleux que la télévision de service public, pour respecter ses obligations en matière culturelle, programme du théâtre de boulevard pathétique. C'est vraiment un signe de mépris pour le public.  

 

Si l'on doit penser un lien entre la démocratie et la culture, je crois que c'est en remettant en cause le primat de l'offre culturelle, son emprise, et sa monopolisation. C'est en approchant, donc, la démocratie, à travers sa composante essentielle qui est la liberté. 

 

Pourquoi aime t-on tel type de production culturelle ? Parce qu'on y a été nourri. Parce que nos habitudes cognitives ont été modelées par l'expérience imposée par l'offre. Le mensonge des cyniques qui légitiment leurs productions insipides, obscènes de mépris envers ceux qui les regardent, est celui-ci : "les gens demandent cela". Il n'y a rien de plus faux ! Ce ne sont pas les gens qui ont réclamé la télé réalité, c'est la télé réalité qui a envahi les écrans, munie d'une stratégie de conquête des esprits, et soutenue par des forces de diffusion extrêmement puissantes. La télé poubelle a éduqué des générations. Comment s'étonner que l'on mange ce qu'on est éduqué à manger ? Par curiosité, après l'incendie de Notre Dame, j'ai regardé sur Internet les images de la comédie musicale d'il y a vingt ans, qui connut un succès immense et inaugura le renouveau du genre en France. C'est calamiteux, à tous les points de vue. On se moque du monde. Même les gens qui aimaient ces agitations ridicules à l'époque le voient avec le recul. Mais voila, c'est ce qui était proposé.  Proposez à des enfants du mauvais chocolat industriel ils ne sauront jamais ce que peut être un bon chocolat, mais ils aimeront le chocolat.

 

A mon sens, mais je suis en train de penser là, en écrivant (qu'on comprenne bien le sens de ce billet), on doit d'une manière ou d'une autre briser cette logique de la rencontre trop simple entre une offre et une demande. Faire coexister plusieurs offres, c'est bien (arte c'est très bien), mais cela ne suffit pas, car la culture de masse est conçue comme les sodas. Elle est bourrée de sucres rapides. Elle gagne, donc, aisément. Mais pour autant devons-nous nous résigner à la mal bouffe sous prétexte qu'elle a du succès, et que le succès serait "démocratique" ? Non. La démocratie n'est pas la tyrannie de la majorité, et pas non plus celle de la quantité. La démocratie, c'est de pouvoir s'extraire de l'assigné.

Aujourd'hui, même la politique culturelle, dans ses secteurs les plus "valorisés", confond quantité et démocratisation. D'où le succès consensuel de ces grands défilés de l'art "de rue", les machines de Nantes et de Toulouse. Les masses s'y pressent. C'est impressionnant, c'est astucieux, c'est innovant. Il y a du savoir faire. On se rappelle des machines de Vinci (l'artiste pas la multinationale). Et puis ? Et puis, rien. Ces carnavals unilatéraux ne changeront guère le régime des représentations humaines, à mon sens. On rentre chez soi, on a pris des photos sur son i phone, qu'on met en ligne, on dit que c'était "vraiment très impressionnant" (ça peut l'être, au coût consenti), et ensuite ? Le marketing territorial est satisfait. D'ailleurs on se demande pourquoi, car il est impossible d'évaluer l'impact. "On a parlé de la ville". Oui. C'est ce genre de considération qui conduit les villes à vouloir le passage du Tour de France.

 

Transmission traduction, passeurs

 

Alors, qu'entendons-nous par briser cette logique de confrontation directe de l'offre à la demande, qui en réalité se traduit en pouvoir de l'offre soumise à l'impératif de rentabilité ?

Je crois que les personnes qui ont eu l'opportunité d'entrer sur le sentier de la culture, doivent se replonger dans leur propre expérience et en tirer les leçons. Ce sont toujours des moments de transition qui ont été décisifs. Des moments fondés sur la rencontre et la traduction. Certains parlent de "médiation culturelle", mais tout de suite on songera à une filière, un diplôme et ce n'est pas mon propos ici. Si je prends mon expérience, la médiation est passée par des moments d'écoute de musique dans la chambre de copains, où je lisais des fanzines du grand frère. Ou encore par le charisme, indéfinissable, de ma prof de français de seconde. De sa manière de prononcer le nom de "Meaulnes". De son invitation à écrire une petite analyse de texte, qu'elle jugea comme parfaite (un texte où une biche était une métaphore, je ne m'en souviens plus). Et de là découla un désir. D'aller plus loin. Et ensuite, alors, la beauté vous entraîne, vous en découvrez de plus en plus de nuances et de significations, vous la contextualisez et elle prend alors d'autres significations. Et l'aventure d'une vie est initiée.  A l'origine, il y a donc une transmission, une traduction, une initiation. Comme le partage d'un secret.

C'est ce secret qui attise le désir. La culture ne saurait être un devoir démocratique. C'est presque un vice, dans un monde utilitariste, et c'est le mieux qu'il puisse lui arriver. Les jeunes lecteurs ont toujours regardé le haut des étagères qui leur était interdit.

Ma prof de français n'était pas du tout "démocratique", je m'en souviens. Au contraire, elle était un peu hautaine, son regard partait vers le plafond, elle semblait regarder un horizon que je ne connaissais pas, et qui avivait ma curiosité. Et c'était cela qui me fascinait. Je me demandais comment on pouvait devenir une telle femme. Et je savais que derrière, il y avait la littérature. Je ne me souviens pas du nom de cette prof. Qui a mon avis ne savait pas comment elle procédait. 

 

Ce sont ces moments d'identification, de naissance de désirs, de stimulation de la curiosité, qui comptent, dans "la démocratie", je crois. Une porte s'entrouvre. Vous savez que derrière c'est difficile, mais que c'est infini aussi. Pour ma part je lis beaucoup de biographies, de témoignages, de grands artistes ou penseurs. Et pour tous il y a ces moments là. Ce n'est jamais l'œuvre seule qui s'impose. Il y a un désir qui conduit vers l'œuvre, et un ingrédient humain qui participe de sa première interprétation, qui vient la traduire, finalement. Je prends le premier exemple qui me vient : Gilles Deleuze. Si vous regardez les émissions de l'abécédaire de Deleuze (ce que je ne saurait trop vous conseiller), vous le verrez raconter sa pré adolescence provinciale, sa rencontre avec un type plus vieux, avec lequel il discutait longtemps, qui lui a fait lire…. Anatole France. Et qui a joué ce rôle de passeur, de traducteur, et a su transmettre le sens de son propre désir, pour susciter le désir chez le jeune Deleuze. Et puis Deleuze a fait son chemin, il a lu, a varié ses lectures. Et puis il était prêt pour entendre la philosophie. Quand il l'a rencontrée, le déclic a été immédiat. Plus tard, Deleuze a revu ce passeur, dans les milieux gauchistes parisiens qu'il fréquentait. Et bien évidemment, il n'était plus impressionné du tout. Et pourtant, sans lui, Deleuze ne serait peut-être pas devenu Deleuze. Ou il aurait pu l'être, mais il aurait fallu un autre traducteur, un autre initiateur au désir.

 

Il est évident que plus ces moments de "traduction" qui sont donnés engagent émotionnellement, corporellement, et reposent sur la force des liens, plus ils sont susceptibles de déclencher des ondes de désir. C'est ainsi que j'ai eu la chance dans le passé de pouvoir expérimenter un projet dans la petite enfance, de festival culturel autour d'œuvres associant des adultes éducateurs, des tous petits enfants, et leurs parents. Mais aussi des personnels de puériculture moins versés dans les pratiques éducatives. L'initiative a eu un succès qui a dépassé toutes nos attentes, et le jour de l'exposition, nous avons du recourir à des immenses tentes tellement nous avions reçu d'œuvres, dont la qualité nous avait "bluffés". Une déferlante de participants s'est déplacée pour voir les œuvres, dans le musée d'art contemporain et ses alentours préemptés par nos soins. La plupart n'y étaient jamais venus. Et après avoir vu leur création au milieu des autres, ils sont allés admirer les œuvres contemporaines du musée. Nous avions ménagé des espaces de transition, certaines œuvres étant installées dans le hall, ainsi que l'organisation d'un spectacle vivant. La gratuité était consentie pour la soirée. En réalité, en une soirée… Le musée a du voir défiler plus de personnes qu'en plusieurs mois. D'ailleurs si les personnels de médiation du musée nous ont merveilleusement aidés, les grands chefs nous ont snobés… Pourquoi ? Parce que si tout le monde est là, comment pourrait-on encore profiter des effets de distinction que l'on a recherchés ? Derrières les slogans, les opinions, les 'éléments de langage", il y a des non dits. Notre action démontrait que le musée n'était pas condamné à son splendide isolement. Cette démonstration étant dangereuse. Mais pas pour tous. Pas pour ceux qui animent les ateliers "mains à la pâte" dans les coulisses des musées. Ainsi il n'y a pas de fatalisme, car il y a des alliances possibles.

 

Le monde de la culture se protège encore de ces logiques par une expression qui joue le rôle de barbacane. Le "socio culturel". Il y aurait une barrière, une rupture épistémologique entre le culturel qui se veut "social" et la culture.  Or, la culture a toujours été une trajectoire. Un lecteur vit une vie de lecture. Un amateur de peinture élargit sans cesse sa connaissance de la peinture. L'art est d'abord, toujours, contact, puis initiation, puis approfondissement. La culture est ce continuum. Jack London le savait, lui qui a écrit des livres pour enfants mais aussi "Le talon de fer", un des romans politiques les plus avisés de l'Histoire.

 

Je suis d'avis de cesser de parler de "démocratisation de la culture", donc, mais plutôt de se comporter démocratiquement. Et une piste est finalement assez simple à penser. Elle n'est pas moralisatrice (tu dois connaître), elle n'est pas utilitariste (la culture te servira), elle n'est pas un appel à la distinction (tu dois en être), qui a pour revers l'exclusion. Elle est juste ce qui a toujours été : je transmets la bonne nouvelle. Il y a un secret derrière la porte où je suis allé. Viens, je te montre par où j'y suis allé. Comme un jeu enfantin qui nous rend hésitants et puis dans lequel nous fonçons en courant.

 

Nous devrions ainsi mixer les écoles et les crèches à des résidences d'artistes ou encore à des centres d'entraînement de sportifs de haut niveau, à des fermes, ou encore à des quincailleries. Le désir a ses modèles, ses figures de référence, autant de rochers sur la rivière pour passer de l'autre côté. Là où l'on se vivra comme créateur ou comme marcheur libre dans la forêt de la culture sans fin. Le désir naissant chez l'enfant peut entraîner dans son sillage toute la famille. 

 

A propos de l'offre

 

La politique culturelle, donc, si elle est possible, je ne sais pas… Peut-être que non, peut-être que seule la fonction conservatoire, patrimoniale, finalement, est surtout possible ? Mais si elle est possible comme politique de transformation sociale, elle n'est pas pure mise à disposition d'une offre, ou encore pure consommation. La consommation reproduit, elle répond à une demande qu'une offre utilitariste, "à sucre rapide", a elle-même constituée. Les chèques culture ne peuvent pas tenir de politique culturelle, mais de caution culturelle.  Ils procèdent d'une vision mercantile de la culture qui considère l'art comme un contenu assimilable à n'importe quel contenu, comme celui d'un tube de dentifrice. Et c'est bien ainsi que l'ont compris les jeunes italiens, qui ont utilisé le chèque Renzi en allant voir des commerçants qui leur rachetaient, un peu moins chers, leurs chèques. Adressez vous aux gens en consommateurs, ils se comportent en consommateurs. Derrière cette idée du chèque culture, j'ai bien peur qu'il y ait une arrière pensée qui est de se mettre dans la poche les diffuseurs de "contenus" pour des raisons politiques. Je ne dis pas qu'il est illégitime de se comporter comme un "public" de l'art. C'est mon cas. Ce que je pointe, c'est qu'une politique culturelle n'a pas grand intérêt si elle se borne à permettre de la consommation d'art en subventionnant la production ou l'achat. Le marché, finalement, saurait le faire, et même, comme "HBO", en s'occupant des niches de consommateurs exigeants, aujourd'hui.

 

Pour autant je vois où me mène ma réflexion et je ne voudrais pas dire qu'il s'agirait d'oublier l'offre de culture. Bien évidemment, non. Justement, le chèque culture oublie qu'il est nécessaire de structurer de manière stratégique une offre de culture, car le simple mécanisme de marché ne peut pas donner lieu à une culture aussi féconde qu'elle pourrait l'être. Même s'il est vrai, que de tous temps, des artistes ont su devenir grands, sans le soutien d'aucune institution publique. Et que cela, aussi, donne à penser. A penser quoi ? Que la culture c'est d'abord de l'art, et de la production de l'art. Si un couple d'originaux juifs américains ne s'était pas mis à enregistrer des noirs de Memphis, contre toute attente, en plein sud étasunien raciste… La soul music n'aurait pas révolutionné la musique contemporaine. Personne ne les a aidés, mais il y avait des radios, et puis ils ont créé un studio. Ensuite Otis Redding est venu dans le studio, et cela, personne ne pouvait le planifier. Si vous n'avez pas de maison d'édition, vous n'avez pas de livres. A cet égard (cela n'est pas du ressort municipal, encore que l'on pourrait y réfléchir à comment aider l'offre et à quelles conditions), la politique culturelle serait volontariste, si elle aidait réellement l'offre à hauteur de la prétention culturelle de la France. A mon sens les librairies indépendantes devraient être exonérées d'impôts et de charges. Au lieu de financer le CICE qui ne sert absolument à rien. L'esprit intransigeant du prix unique du livre, ou des quotas de diffusion, qui ont permis au pays de résister à l'uniformisation américaine, ne s'est pas fait entendre depuis longtemps.

 

Et puisqu'on va parler des villes… Pour celle ou celui qui y grandit, elle est le reflet de ce qui compte dans la société où il va être nécessaire de grandir, en s'adaptant.  Dans ma ville, et je n'incrimine personne, car ce sont les résultats de causes croisées, d'origines diverses, il n'y a plus qu'un seul cinéma généraliste au centre ville pour 450 000 habitants. Sur la place principale de la ville, il n'y a aucun lieu culturel. Sauf l'orchestre de la Mairie, qui lui ne peut pas disparaitre suite à une renégociation des loyers. Il y a heureusement les bibliothèques, les médiathèques, les musées, et même… Les églises, qui à dire vrai, sont devenues des lieux patrimoniaux autant que de spiritualité.  Il y a bien des raisons de penser que le numérique n'est pas neutre. Ce qui n'est pas dire qu'il n'est que négatif. Mais ici, un aspect du numérique me vient à l'esprit, comme danger, c'est justement la "dématérialisation".  C'est à dire une culture devenue spectrale, notamment dans notre urbanisme.  Ce qui n'existe pas dans notre environnement, a du mal à exister tout court. Il est bien plus difficile, par exemple, d'être hostile aux "marchés financiers", une abstraction, qu'à son voisin. C'est ce dernier qui est donc souvent rendu responsable. La guerre sans images n'existe pas. Ce qui a une image semble parler pour le monde entier, devient un phénomène social. L'édilité est liée au sacré. L'invisibilité de l'art risque de susciter sa marginalisation, excepté chez ceux qui sont déjà capables d'abstraction. Le mythe démocratique attaché au numérique risque ainsi d'être anti démocratique au possible. Quand la grande librairie a disparu de la place principale de ma ville, j'ai compris, malgré tous les arguments juridiques, incontestables, que les gens qui dirigeaient la ville avaient perdu une bataille majeure. Leur prétention à endiguer l'emprise du marché sur la cité était mise en déroute.

 

Passions 

 

J'ai parlé des traducteurs et passeurs. Ce que j'attends peut-être des "politiques culturelles", c'est que leurs responsables partagent au moins des fantasmes et des passions avec nous, ce qui était un peu la politique des mécènes de la Renaissance, ou de Malraux avec son caprice de confier la voûte de l'opéra Garnier à Chagall, ou de Pompidou avec l'alors inadmissible Beaubourg.  Je préfèrerais un édile passionné, fou de peinture expressionniste, qui voudrait partager cette passion avec tous, et forcerait la démocratie en ce sens, oui, plutôt qu'un édile campé sur un positionnement réaliste politique, et saupoudrant le territoire de subventions pour financer "la culture locale". 

L'opposition entre "soutenir la culture locale" et "la culture élitiste" me semble absurde. Personnellement, je me fiche du code postal des artistes, je ne m'intéresse à leur ancrage que du point de vue de ce qu'elle m'apprend à comprendre dans la culture même. 

De plus, il n'y a pas de culture d'élite. Il y a ce qui suscite l'admiration, l'émotion, la passion. Et il y a le reste. 

 

Une œuvre, pour être belle, à mon sens, doit refléter un point de vue et non l'âme prétendue d'un territoire.

 

Si elle ne comporte pas de point de vue elle est démagogue, elle procède du marketing, et elle méprise son public. Elle est la réponse à un besoin de consommation identifié.

 

(Mais pour autant tout ce qui est "commercial" n'est pas à négliger. Je sais aussi que depuis longtemps, et peut-être encore plus aujourd'hui au vu de l'immensité de l'économie culturelle, les artistes peuvent se glisser dans les mailles du commerce, comme ils se jouaient de la censure morale. Leurs producteurs alors n'étaient pas dupes. La production de "déjeuner chez Tiffany's" qui fait jouer habilement à Audrey Hepburn le rôle d'une prostituée à domicile, sans que cela ne choque personne dans l'amérique puritaine de l'époque, et qu'au contraire on considère le film comme un sommet du glamour, savait de quoi il s'agissait. Et aujourd'hui quand on produit la saison 1 de True détective, qui est une œuvre d'art splendide, on veut tout à la fois gagner de l'argent et donner les commandes à des artistes authentiques. Un artiste n'est d'ailleurs pas exempt de l'amour de l'argent, possiblement, tout en restant un artiste incapable d'imaginer le moindre compromis esthétique.)

 

Mais "le local"... En lui-même, ne peut pas être l'axe privilégié d'une politique culturelle… Locale. Bien évidemment, le prisme territorial guide l'éducation artistique ou l'investissement. Mais que serait une politique culturelle qui se replierait sur la diffusion du "local" ? 

Réponse :

Une politique folklorique, ou une politique clientéliste, mais certainement pas une politique culturelle. L'action culturelle, comme le dit un nom de festival Breton, consiste à produire la rencontre, avec d'"étonnants voyageurs".

 

L'éducation artistique d'abord et avant tout

 

Le focus local de la politique culturelle, ce devrait être l'éducation artistique, plutôt que la "gestion" d'un secteur de supposés influenceurs de gauche ou de droite. Toute personne devrait pouvoir accéder à l'apprentissage pratique d'un art, si elle en est désireuse, sans obstacle financier ou faute d'offre. Voila un objectif de civilisation simple, évidemment loin d'être hors de portée immédiate, et qui soulève certes ensuite bien des questions  éthiques et financières. Mais un tel droit devrait venir s'incorporer à une nouvelle génération de droits humains, dont on pourrait se réclamer jusqu'à obtenir un jour leur concrétisation. 

 

Pourquoi un droit ? Parce que l'art est sublimatoire, et s'avère indispensable pour nous permettre de supporter notre condition, mais aussi parce qu'il cultive ce que la philosophe Martha Nussbaum appelle "les émotions démocratiques". La capacité à considérer le point de vue d'autrui en particulier. A comprendre que l'autre est autre mais un autre moi-même aussi. Si nous sommes capables de rire ensemble au même moment en regardant un film c'est une confirmation anthropologique essentielle. L'expérience d'autrui, réelle ou fictive, m'aide dans ma propre vie. L'art porte en lui une force de civilité, même si cela n'a rien d'automatique et que des artistes nazis ont existé. Mais même ceux là prétendaient à une forme d'idéal civil, délirant et paranoïaque. La première exigence, de loin, de tout pouvoir territorial, devrait être dans le domaine culturel de se mettre au service d'une élévation des possibilités ouvertes à l'éducation, à tout âge, en créant les liaisons nécessaires entre le monde de l'art et celui de l'éducation et de la formation. Quitte à bousculer les uns et les autres, car ne pensons pas que la concrétisation d'une telle volonté soit une évidence. C'est certainement à ce prix d'une culture de l'émotion démocratique que nous éviterons les jihads de demain, et non à base de discours insipides sur "la citoyenneté" qui ne touchent plus personne tellement ceux qui la prononcent ont montré leur absence de civisme.

 

Imaginer une politique culturelle, c'est nécessairement changer de culture du politique

 

Développer les moments et les espaces de traduction et de transmission, soutenir une offre avec des objectifs politiques déclarés, imposer la présence urbaine de la culture à l'encontre des logiques de marché, refuser de se laisser porter par le roulis consumériste, ne pas s'en tenir à l'évènementiel et à l'animation marketée, ou encore travailler inlassablement à l'éducation artistique… 

… Rien n'est vendeur là dedans, pour obtenir des voix. Ou bien difficilement. 

Tant que l'on reste dans le paradigme de la vieille démocratie représentative appuyée sur la joute électorale, la nécessaire démagogie, le simplisme et l'apparence, alors, oui, certainement, de telles politiques ne sont pas électoralement rentables. C'est dans le cadre d'une société démocratique fondée sur la délibération, sur l'horizontalité, que chacun pourrait prendre conscience de ces nécessités et des avancées qui en résulteraient. Tant que l'on reste dans un univers politique consumériste, il ne produira que de la consommation. Imaginer une politique culturelle, c'est changer de culture politique. Mais qui sait ? Bien des ingrédients sont là. En tout cas il semble que l'ancien soit sérieusement vermoulu, jusqu'aux fondations.

En attendant il nous reste l'art ! 

 

 

 

 

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15 juin 2019 6 15 /06 /juin /2019 12:32
Croire à tout prix (le cas Raymond Abellio) – La fin de l’ésotérisme – Raymond Abellio

La croyance est un besoin puissant dans notre espèce. Elle aide les humains à tenir debout, elle les console, elle donne un sens à leur vie et au monde, et à leur place dans le monde. Qu’elle soit religieuse ou laïcisée. C’est pourquoi quand une personne perd la foi, elle a tendance, parfois, pour ne pas sombrer dans une sorte de chaos, à s’accrocher à une autre foi, qu’elle pense souvent très différente, mais qui ressemble par maints aspects à l’ancienne, car elle répond aux mêmes nécessités intimes. On quitte souvent un conjoint quand on en a trouvé un autre. C’est pareil pour les croyances.

 

De croyance en croyance

 

Nombre de maoïstes sont devenus bouddhistes, remplaçant une croyance par une autre, et restant dans une continuité de fascination avec l’Asie (l’ailleurs, ce qui n’est pas occidental, qui ne rappelle pas Auschwitz, le temps des parents de cette génération du baby boom). Un de leurs chefs, Benny Levy est devenu exégète biblique, tout comme il était exégète de Marx.

Songeons aussi à tous ceux qui ont perdu la foi sans s’accrocher à une foi assez puissante en recours. Par exemple Michel Recanatti, qui est l’objet d’un documentaire (« Mourir à trente ans ») de Romain Goupil (avant qu’il devienne fou à lier), jeune militant trotskyste se suicidant après la dissolution de son organisation, et les doutes. Certains, oui, ne retournent pas à la croyance, et s’en sortent. Par exemple Edgar Morin, un Sage.  Ils sont rares.

Pour beaucoup, la fin de la foi est un exil.  Robert Linhart, maoïste, auteur superbe d’un livre sur la vie en usine, a littéralement cessé de parler après la fin des illusions (il avait sans doute trop parlé pour rien avant), d’après un livre touchant de sa fille. Duras, après le communisme, sombre dans l’alcoolisme.  D’autres sont zélateurs dans le camp adverse de celui où ils zélaient. Répondant aux mêmes pulsions. Par exemple Daniel Cohen Bendit, passé du libertaire au libéral, avec le même aplomb. Roger Garaudy passe du stalinisme à la foi islamique, puis devient carrément révisionniste, avec toujours la recherche d’une vérité cachée. La parano stalinienne, la révélation, puis à nouveau la parano et la révélation minoritaire.

 

Pourquoi la Foi ? La Foi est la Vérité, et l’Amour. C’est ainsi toujours le regret du paradis perdu (de la vie intra uterine, unifiée sans doute, comme le pensent les psychanalystes). C’est ainsi que les croyances reprennent souvent le schéma d’une unité primitive, d’une division maudite, et puis d’une réconciliation. C’est la structure du christianisme comme celle du marxisme dans sa version « scientifique » aujourd’hui heureusement dépassée (ce qui ne veut pas dire que Marx est obsolète). En outre, avant même de retrouver l’unité, ce qui mettra fin à la croyance (après le communisme il n’y a plus besoin de parti communiste…), la croyance permet d’opérer des liens dans le désordre, et ainsi de conjurer l’angoisse, et de fonder l’espérance, et même la certitude. Pour laquelle se consacrer.

 

 

Raymond Abellio, de la croyance au marxisme scientifique, à la croyance ésotérique

 

Le cas de Raymond Abellio est très intéressant à décortiquer, et je m’y essaierai ici en utilisant un de ses livres, après sa « seconde naissance » comme il dit. Il naît dans ma ville, Toulouse, au début du XXème siècle. C’est un intellectuel, il est polytechnicien. Il participe au gouvernement de Front Populaire. Il est dans la minorité de gauche, socialiste révolutionnaire, proche des idées de Rosa Luxembourg, du POUM espagnol, des anglais fréquentés par Georges Orwell, minorité socialiste qui dialogue avec Trotsky tout en ne se soumettant pas à lui.  Beaucoup de gens brillants y sont passés. Puis vient la guerre. Pour ces gens, marxistes mais non autoritaires, c’est un échec et le désespoir guette. Ils ont été antifascistes, et ont perdu. Ils ont été antistaliniens et ont vu leurs amis assassinés (en Espagne notamment, par les services soviétiques). Ils ont été pacifistes, et leurs espoirs s’effondrent. Le Front Populaire a échoué. Leurs croyances sont ébranlées et ils sont dispersés, divisés, souvent traqués par les nazis.  Beaucoup ont été en Espagne et ont perdu. Abellio entre dans la résistance. Mais il tombe sur un type, un guérisseur de campagne, qui l’initie à l’ésotérisme, et en particulier avec la gnose. Avec une facilité déconcertante.

 

Abellio était prêt. Il avait besoin de troquer sa foi perdue, son désespoir, pour un monde neuf. Il voulait un monde tout nouveau à explorer pour son intelligence, une nouvelle Vérité à traquer obstinément.  En étudiant son livre, écrit dans les années soixante-dix, « La fin de l’ésotérisme », souvent obscur pour qui n’est pas obsédé par « la révélation » (moi ce qui m’intéresse c’est plutôt la psychologie de ces forcenés de la croyance), nous verrons qu’il y a, malgré l’opposition nette entre ésotérisme et marxisme, une grande continuité chez Abellio,, par- delà les formes de sa pensée. Il est étonnant de noter qu’il ne s’en apercevait pas. On ne peut pas se regarder de sa propre fenêtre. Il aurait fallu une psychanalyse, et ce n’est pas fortuit si Abellio détestait Freud. Car sa pensée l’aurait mis encore en danger sur sa foi s’il avait constaté que ses opinions, si ciselées, si recherchées, n’étaient au final que le reflet de ses tourments psychiques.

 

L’ésotérisme s’était trouvé alors un type très intelligent, qui au sortir de la guerre, sera totalement investi dans sa nouvelle mission : comprendre les vérités perceptibles par les initiés, mais codées et incomplètes, et jouer un rôle dans leur révélation au monde entier, imminente, comme l’était… la révolution socialiste dans sa première vie. Ce qui a sans doute fini de convaincre Abellio c’est le fait qu’il ait été victime d’une chose atroce. A la fin de la guerre on l’a confondu avec un spoliateur de biens juifs, et il a été en prison trois ans pour rien. En sortant il a dû considérer que les institutions, c’était terminé pour lui. L’ésotérisme alors, tombe à pic. Abellio n’aurait pas pu aller dans une Eglise, ce qui en plus lui aurait rappelé les Partis où il avait échoué, où ses paroles annonçant le danger fasciste avaient été méprisées.

 

Par « fin de l’ésotérisme » il faut entendre « finalité » (dévoiler la vérité), mais aussi le terminus. Comme on l’a dit, une fois le monde réconcilié avec l’Esprit, l’ésotérisme tombe de lui-même, comme activité de dévoilement. Donc l’initié aspire à sa dissolution dans la communauté des hommes revenus à leur savoir initial, perdu. Cela ressemble au communisme, retrouvant le communisme primitif.  L’unité remplace la division. L’éternité remplace l’Histoire. Ce qui évoque la fin de la lutte des classes, moteur de l’Histoire.

 

On retrouve aussi le côté libertaire de l’ancien socialiste révolutionnaire anti stalinien. Il ne s’agit pas de créer du pouvoir, des institutions. Les gnostiques n’en voulaient pas. C’est ainsi que Raymond Abellio se distingue nettement des occultistes. S’il croit aux trouvailles des alchimistes (il y aurait des preuves… Bon), il considère que la connaissance offre des pouvoirs, mais que c’est de surcroît, et que ça n’a aucune importance. Ce qui compte c’est que l’humanité se réconcilie avec le monde, ce monde incompréhensible. Qu’il entre à nouveau en harmonie avec lui. Qu’il ne voit plus les objets comme utiles, mais comme des microcosmes, des manifestations de la vérité, qu’il voit dans les choses le reflet des Idées divines.

 

De plus, c’est le côté sympathique de la gnose, il n’est pas question de morale, seulement de métaphysique. Pourquoi ? Parce que la morale humaine n’est rien. Tant que nous n’accédons pas au divin, tout cela n’a aucune importance. Ce sont des vanités. On peut donc fumer des joints, et Abellio adore les jeunes gens de Berkeley, qui sont pour lui des annonciateurs du nouvel âge réconcilié.  Ceci explique pourquoi les pop stars, comme les beatles, adoreront l’ésotérisme. Tous ces beatniks, ces gens qui prenaient du LSD, voulaient aller à Katmandou, lui apparaissaient comme annonciateurs d’un retour de la révélation, imminent.

 

Comment retomber sur ses pattes quand on est un intellectuel ésotérique occidental

 

L’ésotérisme considère que les hommes primitifs étaient destinataires d’un savoir de nature divine. Qu’ils étaient en communion avec l’Esprit. Abellio va tout au long de son livre user d’arguments très rationnels pour nous en persuader, se servir des chiffres et de la géométrie (Polytechnique n’a pas été vain). C’est un intellectuel. Il ne va pas abandonner son principal atout. Il doit d’abord justifier ce rationalisme. Pour lui, la « raison » n’est pas un obstacle vers la réconciliation avec le divin, c’est une étape. Comme le règne bourgeois était dans son ancienne vie une étape vers la fin de l’Histoire. Il faut en passer par là. La créature doit user de ses outils de créature imparfaite, avant de recevoir à nouveau la révélation de l’Esprit. La raison est donc nécessaire dans un premier temps, et ensuite viendra la béatitude. L’occident a sa place dans la révélation, il n’y a pas que l’Asie. Abellio n’est donc pas mystique, contrairement à Simone Weil, avec laquelle il a bien des points communs. Ils sont tous deux de la même mouvance politique avant-guerre, puis résistants. Et Weil est une gnostique, sans aucun doute. Une platonicienne christique. Abellio devient « initié » pendant la guerre, et Simone Weil s’enfonce dans le mysticisme jusqu’à la recherche de Sainteté au même moment. Pour les deux, la mort est un horizon de réconciliation avec l’Esprit.

 

Abellio a fait à Marx ce que Marx a fait à Hegel, mais à l’envers.

Marx a pris l’ultra idéalisme de Hegel (un Esprit qui se cherche dans l’Histoire) et l’a remis sur terre, au cœur de la production.

Abelllio a quitté Marx, et pour lui désormais toute matière procède de l’esprit. C’est pourquoi Abellio est un néo gnostique (il écrira ensuite un « manifeste pour une nouvelle gnose »). La gnose est une synthèse entre Platon et le christianisme primitif. Le monde, pour eux, est une chute, comme pour Platon. Il s’agit, par la « connaissance », le logos pour Platon, la « gnose », d’accéder aux vérités ultimes, les « Idées » pour Platon. Le Royaume de Dieu pour les gnostiques.

La gnose lui va très bien : elle lui permet d’agir en intellectuel, du point de vue d’un occidental rationnel (la raison étant une étape), et en plus de refuser les institutions (les gnostiques les refusent). Et elle répond à son besoin d’être un intellectuel cherchant à tout relier, la Kabbale, la Bible, les textes sacrés indiens, pour trouver LA Vérité, mais sans s’affilier à une institution.

 

Abellio pense que ce savoir premier des hommes, s’est perdu (il ne sait pas trop comment, il évoque le mythe de l’Atlantide, prudemment), mais comme il est rationnel, il cherche des arguments de raison. Alors il constate d’abord que l’émergence de la civilisation, en Mésopotamie, est soudaine. Cela ne peut être dû à son avis qu’à l’accès à un savoir global, délivré d’un seul coup. Cela se discute… On peut aussi dire que cette époque fut un carrefour qui permettait une émergence, à cet endroit-là.

 

Puis surtout, il traque dans toutes les religions, dans le langage, les traces d’un savoir commun, d’un code même, d’une « Structure globale » (le même fantasme que le marxisme scientifique) que la mémoire des hommes aurait conservée. Et quand on cherche, comme le montre Umberto Ecco avec humour dans « Le pendule de Foucault », on trouve, évidemment. A force de secouer des milliers de pages du Zohar, de la Kabbale, des livres sacrés de l'Inde, et des évangiles non canoniques ou canoniques, vous trouvez des coïncidences. Par exemple la croix, qui pour Abellio est la clé essentielle du mystère (elle symbolise le croisement entre l’Histoire, le monde, et l’éternité, qui se réconcilieront), croix que l’on retrouve dans le Yi King chinois à travers les formes du Yin et du Yang. Ces formes permettent de réaliser six figures. Et le chiffre six est partout, comme par exemple dans la Genèse, avec les six jours pour réaliser le monde.

Abellio oublie tout de même que les hommes ont une longue histoire commune, qu’ils ont donc développé des représentations qui se sont disséminées, que de plus ils n’ont cessé d’échanger et n’ont pas été isolés, et qu’en outre il y a une condition humaine, une ontologie, qui les conduit à voir certaines choses avec des points communs. Abellio aime les savoirs ésotériques, comme la numérologie, l’astrologie, mais par contre il est passé un peu à côté de l’anthropologie. En tout cas la voie ésotérique lui offre à nouveau, après son désespoir marxiste, la possibilité de l’accès, difficile, mais possible, à un Grand Tout de la connaissance. Il y a une fierté à connaître les secrets du matérialisme dialectique auquel on est « formé », il y a fierté à être un initié :

 

« il ne sera pas de véritable gnose ultime sans leur unification (des techniques ésotériques). La tradition nous parle de nombreux pouvoirs : pouvoir des images (par les symboles, les pantacles et les mandalas) ; pouvoir des sons et de la parole (par les mantras, les phonèmes et leurs assemblages radicaux) ; pouvoir de l’écriture (par les formes et les hiéroglyphes) ; pouvoir des nombres enfin (par les idéogrammes et les nombres eux-mêmes), et cela dans une simultanéité qui cache une circulation génétique ».

 

Le livre a de belles intuitions toutefois, parce que l’auteur est intelligent, mais ressemble quand même à une sorte de Da Vinci Code Bac + 56. Pour ma part, j’ai survolé les passages opaques sur les équations du divin, parce que ça ne m’intéressait pas de l’y investir à ce point. Par contre la logique globale de la pensée, elle, m’intéresse, psychologiquement.

 

Croire à tout prix n’empêche pas l’agilité intellectuelle

 

Un point m’intéresse notamment, quand Abellio tente de justifier la cohérence « dialectique » (merci, Marx pour lui avoir appris ça) entre Raison et ésotérisme. Pour Abellio, la philosophie phénoménologique (ou existentielle), de Husserl, est une évolution qui montre que la raison occidentale se rapproche de la vérité, et va se dépasser elle-même. La phénoménologie recherche la réconciliation de la conscience et du monde, de la pensée et de l’Etre dans le monde, à ce titre elle est une avancée vers ce que sait l’ésotérisme.  Et il est vrai que j’ai appris, un jour, en discutant avec une sophrologue (cadurcienne), que cette discipline s’inspirait de la phénoménologie. Pourtant elle propose les mêmes outils, les mêmes pratiques, que la méditation de source bouddhique. Comme quoi, les allemands du début du XXème siècle et les chinois lointains et l’Inde, ont pu parvenir à des conclusions communes. Mais cela ne veut pas dire que tout cela procède d’un savoir livré aux premiers hommes par un Esprit qui leur serait extérieur !

 

Quand Abellio décrit les premiers hommes, il y a de belles choses, et sans doute vraies. Il les décrit comme « synesthésiques », ils ne dissocient pas leurs sens, mais c’est leur corps entier qui est engagé dans la connaissance du monde. Comme dans « les correspondances » de Baudelaire (qu’on disait gnostique d’ailleurs, ou platonicien). Certes, je peux imaginer l’homme primitif en communion avec la nature (comme il l’est chez les peuples animistes aujourd’hui), moins clivé, moins maladif que nous, mais d’ici à penser qu’un savoir immense lui a été donné d’un seul coup par Dieu ou des anges, ou des extra-terrestres… Je ne suis pas le mouvement. Je pense plutôt que loin d’être des propriétaires d’un savoir incroyable, qui nous échappe ( Abellio  va jusqu’à dire que les pyramides sont des dispositifs énergétiques hyper performants dont nous ignorons le fonctionnement, comme dans « Le cinquième élement » de Besson… là quand même, il charrie), ils étaient effrayés devant ce monde certes bien connu de leur sens mais incompréhensible, froid, dangereux. Et qu’ils ont inventé des Dieux, vite fait, pour se consoler et ne pas devenir fous (ou du moins contenir leur folie dans une construction).

 

Abellio considère que le monde est tout prêt de retrouver ce savoir, connu seulement des initiés (dont lui, certainement). Plus jeune il pensait que la lutte finale était pour demain. Rien n’a changé de ce point de vue entre ses « deux vies ».

Pourquoi pense-t-il cela ? Parce que la science est en crise dit-il. Elle se heurte à l’infiniment grand et l’infiniment petit. Ce n’est pas faux, cela. On sait que le fameux mur de Planck nous empêche de comprendre ce qui s’est passé dans les premiers moments après l’apparition de l’univers. Les équations d’Einstein ne valent que jusqu’à un certain point, tout proche, mais quand on se rapproche de la Singularité, elles ne marchent plus.

De plus, Abellio s’en prend à ses anciens amours, Marx et Freud, avec leurs prétentions à étendre la science à l’Humain, à le voir en homo economicus ou malade. C’est le mutiler, selon lui. Il est un peu réducteur… Par contre, il sauve Jung, qui a eu l’intuition de l’importance des cultures archaïques (ce qui d’ailleurs lui a permis de s’entendre avec les nazis pour ne pas être balayé, comme le freudisme). Mais la science elle-même, va aller vers les chemins de l’ésotérisme, il en est convaincu. Il le voit notamment dans le fait que la science moderne ne considère plus les systèmes comme clos, mais ouverts (idée de l’unité fondamentale), et que l’opposition entre Sujet et Objet est remise en cause par la physique quantique (il aurait aussi pu citer les sciences sociales sur ce point, mais il ne les aime pas).

 

Nous avons en Raymond Abellio un sacré phénomène. Son intelligence a besoin de se déployer. Pour cela il a besoin de mystère. Des lourds mystères. Mais par contre, il ne peut pas parvenir à considérer, avec Nietzsche, que ses opinions ne sont finalement qu’une expression de ses sentiments. A son désarroi l’ésotérisme a proposé une solution merveilleusement adaptée.

Ce que nous pouvons reconnaître à Abellio, c’est qu’il a gardé en lui, constamment, l’espoir de l’Amour, et le refus d’opprimer et de dominer. Il n’avait pas ces désirs en lui.

Il nous a tout de même aussi montré que la Raison et le délire sont moins éloignées qu’on pourrait le penser. Trop de raison peut conduire au délire. A tout relier on perd de vue tout ce qui n’est pas relié, et on crée de l’artifice. Des mondes imaginaires. Ce que veut le corps, c’est survivre, oui, et pour cela, l’esprit ne doit pas désespérer. Et à cet effet, nous sommes capables de nous raconter des histoires incroyablement élaborées

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2 juin 2019 7 02 /06 /juin /2019 02:22
Le penseur, un chasseur à l'écoute des sirènes - Mourir de penser - Pascal Quignard

Les livres de Pascal Quignard sont difficiles et déconcertants, surtout quand on a été nul en latin comme moi et qu'on ignore totalement le grec, mais on sait qu'à un moment, une lumière vous touchera si vous êtes patient, sous la forme d'un aphorisme foudroyant bien souvent, et acceptez de vous laisser porter par cette langue voluptueuse. 

 

Ce sont des monologues philosophiques coupés des bruits du Siècle, jansénistes, oui, comme son joueur de viole de "Tous les matins du monde". De longues digressions "désarçonnées" du fonctionnement de notre société comme il le dit dans un autre livre, tissés de développements sur l'étymologie latine et grecque, la vie et la pensée des grands anciens païens ou chrétiens, et parfois des bonds vers toutes sortes d'anecdotes ou de considérations, dont certaines, très connues, sont relues à travers un détail (Ulysse revenu et reconnu par son chien) ou absolument inconnues, et qu'on peut même subodorer imaginaires. Il est possible que Quignard imagine parfois tel penseur dans telle ville, crée une situation artificielle et parlante,car le niveau de détail qu'il narre n'est sans doute pas disponible dans les textes.

 

Et puis il y a la psychanalyse, qui rôde partout dans ses livres, et l'association libre, de tous types de matériaux d'ailleurs, dont il ne se prive pas, qui parfois déroute.. On peut lire Quignard comme un analyste l'écouterait, avec une attention flottante, attentif à ses propres associations de lecteur. Oui, on doit sans doute procéder ainsi, d'ailleurs, plutôt que trop rationnaliser. Quignard ne se veut pas philosophe, il veut penser et écrire. 

 

Et puis il y a des points fixes, que l'on retrouve de livre en livre, comme cette idée selon laquelle l'être humain a été le plus longtemps de sa vie d'espèce, un prédateur affamé, et chassé lui-même, et que cela compte immensément dans ce que nous sommes.

 

Autre point fixe : le traumatisme de la naissance.

 

Il s'agit à cette étape de "Mourir de penser", titre du livre qui s'inscrit dans un cycle ("Dernier Royaume").

 

 C'est donc "avec le perdu qu'on pense". Ce mieux monde perdu de l'hominisation, et le premier royaume perdu (in utero) auquel nous sommes reliés encore.

 

D'emblée, il nous est dit que la foi est préférable à la lucidité, et que le curieux ne trouvera pas le bonheur. Tout au long du livre, Quignard insistera sur le caractère solitaire de la pensée. On ne peut pas penser et appartenir. On pense "au risque de perdre l'estime des siens", ou d'"être banni de sa ville", excommunié. Il en cite maints exemples.  Penser ou croire, telle est l'alternative. Croire est la voie la moins douloureuse, et pourtant on pense. On s'agite, aussi, on joue, pour éviter de penser, car penser est dangereux. On pense en effet quelque chose. Un contenu. On accueille en soi un contenu."L'accueil ébloui d'une autre présence à l'intérieur de soi qui vient tout remanier".

 

 On peut mourir de penser, à cause de ce que l'on pense, ou parce que la pensée échoue. Le martyre est dans le premier cas, le déséspéré dans le second. Un jour, dit Quignard -est-ce vrai ?- Thomas d'Aquin aurait proclamé que tout ça, tout ce savoir, "c'est de la paille", et il en serait mort, assez vite.

 

Penser est un mouvement. Un aller-retour. En grec, penser vient de "nostos", le retour. Ce retour, Quignard le loge d'abord comme le retour de la chasse. Les premiers hommes sont partis chasser, affronter la mort, et sont revenus pour nourrir le clan, et la pensée a du se développer lors de ce retour. La pensée a ainsi un rapport avec la mort et la lutte. "La pensée poursuit l'hallucination animale même quand elle croit s'en émanciper en s'habillant de mots".

 

La pensée s'"écarte pour revenir". L'être pensant est parti, par faim, et revient, joyeux.  La pensée est un assaut. La curiosité, c'est être à l'affût. C'est tout le corps qui est curieux, c'est tout le corps qui pense (Spinoza hante ce livre). Le corps était curieux "avant même que l'âme y commence son séjour".

 

Chez les chamanes, il y a cette notion de voyage et de retour.  L'âme du chamane s'en va et le tambour la ramène à la terre et au corps.

 

Thésée part tuer le sauvage, le minotaure, dans le dédale, et revient par un fil, celui de sa muse Ariane. Un fil de pensée.

 

La chasse est la première forme du social. Ce n'est pas un "contrat" qui nous a lié, mais la nécessité de trouver à manger pour le soir même, traqués et chasseurs, passant alliance avec les loups qui nous ont enseigné l'art du rabattage. C'est la chasse qui a abouti au langage et à la pensée.

 

Les premières lectures sont celles des signes laissés par les proies. Ainsi lire est une chasse. "La lecture se précéda  elle-même durant des millénaires d'enquête sur des traces des proies qui fuient l'approche pour se soustraire au combat mortel".

 

L'art oratoire est une ruse de chasse et suppose le camouflage, et Cicéron l'enseigne comme tel.

 

Lire, c'est entrer dans une nature, bondir dans une fiction, et en devenir une part. Construire une phrase est une chasse. Avec Quignard on est loin du béni oui oui et de l'écriture inclusive, pour sûr.

 

La pensée vient se loger dans du vide, aussi. Occuper un vide. C'est ainsi que l'on parle d'inspiration. C'est le souffle. Ceci nous ramène au premier souffle, qui emplit les poumons du nouveau né. Celui de la naissance,, de la venue ici-bas.  La pensée a aussi partie liée avec ce. traumatisme. "Le mot psyché en grec veut dire souffle". Elle vient en effet faire effraction dans un lieu vide. C'est ainsi que la pensée aime "le difficile, car plus c'est difficile, moins ça abandonne" (les lecteurs passionnés comprendront Quignard). Le fil d'Ariane alors c'est la voix de la mère, qui nous enveloppe. Toute pensée s'origine dans le chant de cette sirène. Quand nous disons que nous ne pensons à rien, cette voix est en nous.  

 

Penser est asocial, penser exile, penser suppose de rompre. Penser n'est pas continuité, penser est bondir. Alors on est puni, comme Socrate. Mais il ne se défend pas, il sait que cette pensée est sacrée, qu'elle ne lui appartient pas, qu'elle est comme un démon en lui. Cette pensée venue du "premier royaume". In utero et pas dans le ciel des idées. Jeanne d'Arc aussi préfère brûler que de renier ses voix. Platon dit que l'on peut connaître en retrouvant un savoir originel. 

 

Mais le penseur chasseur et proie possible a besoin d'un refuge. Car penser fait oublier le temps et obère toute vigilance à l'égard des prédateurs. "Il faut que le corps s'oublie afin de penser". Donc le penseur a besoin d'un recoin. Il s'isole. Pour les taoïstes, ne pas être important en ce monde est une vertu. C'est à ce prix qu'il est possible de penser.

 

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19 mai 2019 7 19 /05 /mai /2019 12:26
Tous gnostiques ? – Les Sans Roi, Révolutions gnostiques, Pacôme Thiellement (et une annexe sur Twin Peaks...)

 

Quel livre singulier, comme il en est peu. D’un ton érudit et hyper familier, argotique et grossier, parfois, et assumant l’anachronisme (ce que j’aime bien, ce sont les érudits qui enferment l’Histoire et la philosophie en les préservant de l’anachronisme maîtrisé). Mais un livre devenant de plus en plus touchant en avançant. Cet auteur aux nom et prénom si baroques, Pacôme Thiellement, est vraiment un ovni. Son essai bourré de connaissances, de liens insoupçonnés, « Les Sans Roi, révolutions gnostiques », est un livre plein d’humour (contrairement à l’austérité que l’on peut supposer à l’égard des manichéens, gnostiques, cathares, qui ont la sympathie de l’auteur, et que le livre vise à réhabiliter comme les vrais de vrais qui avaient compris Jésus).

(Je précise d’emblée que pour ma part, je suis matérialiste philosophiquement (Spinoza, Diderot, Marx, Nietzsche, Freud…), et que ces manichéens qui voient le mal en la matière ne sont pas près de me convaincre. Encore que je me suis rendu compte, encore une fois, en lisant ce livre, que tous les chemins mènent à Rome.  Leur côté libertaire et égalitaire, parce qu’ils refusent tout ce qui est pouvoir temporel, et leur grande imagination, me plaisent beaucoup. Je leur sens une affinité avec la psychanalyse (que l’auteur ne touche qu’à travers la notion d’anamnèse).  Leur compréhension de ce que dit Jésus me semble bien meilleure que celle de l’Eglise catholique. Même si elle conserve l’idée d’un monde céleste, à mon avis purement métaphorique. Jésus dit que le Royaume est déjà là. A mon sens, il signifie que le Royaume, c’est nous, qu’il ne tient qu’à nous. C’est un peu ce que mettent en œuvre les hérétiques, mais en considérant que la vraie vie est tout de même ailleurs, ce qui semble illusoire. Mais ils sont tout de même plus sympathiques que les bureaucrates enrichis de la Sainte Eglise officielle, à mon sens.)

 

Paul le calamiteux

 

Pacôme T. commence par le constat selon lequel l’Eglise, après Paul, n’a rien compris à ce que disait Jésus. Jusqu’à là, il est difficile de lui donner tort. Le message de Jésus était d’oublier la Loi, l’observance, au profit de l’amour. Or, l’Eglise n’a cessé de punir.

« Jésus ne s’est pas intéressé à la famille. Il a méprisé les liens biologiques et annoncé leur destruction : « Je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. » Il n’a jamais parlé du mariage. Le mariage ne fait pas partie de ses sujets de prédilection. Paul, on l’a compris, n’aime pas le sexe, mais il sait que ses interlocuteurs vont quand même vouloir baiser. Du coup, il transforme son magistère en agence matrimoniale. »

Paul, le pauvre, en prend plein la poire. Miso. Autoritaire, préparant les ralliements à l’Etat, à l’argent…. N’en jetons plus, l’Eglise est pour Jésus ce que Tony Soprano est aux obsèques des types qu’il fait assassiner (je parle ainsi parce que l’auteur a aussi une grande prédilection pour les références à la pop, voire pour sa mission historique et spirituelle et a aussi écrit un livre sur Twin Peaks).

Dans les évangiles canoniques, rassemblés par des gens qui ne comprenaient pas forcément tout de ce qui s’était joué avant eux, faute de recul, on décèle des nuances, reflets, des débats qui secouaient les premières communautés chrétiennes. Il y a notamment le judéo-christianisme de Pierre et l’ambition universaliste de Paul. Pierre est en outre un institutionnaliste, qui veut bâtir l’Eglise, mission que Jésus lui aurait confiée (tu seras Pierre, et sur cette Pierre, etc…). Paul est plus focalisé sur la discipline individuelle. La troisième tendance, c’est Jean, qui lui se lève contre le monde. C’est la référence au Jésus qui dit « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Une phrase clé, mais à ne pas prendre trop à la lettre. Pas de ce monde certes, mais déjà là, en nous.  Jean, donc, trahit ses influences gnostiques, ou celles de Jésus. Le monde est satanique. Le corps est une chute. Le christianisme paulinien est aux antipodes, et réclame discipline des corps, comme exigence de soumission à Dieu. Quant à L’apocalypse de Jean (un autre Jean qui dit avoir vu Jésus en direct), il est vengeur, très loin de Jean l’Evangéliste.

 

Simon le magicien

 

On en vient à Simon le magicien (l’auteur pense que c’est Jean l’Evangéliste, carrément). Il est cité dans les Actes des apôtres (qui sont canonisés). C’est un ennemi, désigné par Luc, le rédacteur des Actes. Simon inspirera le sale terme de « simonie » (vente des choses Saintes). Il existe un texte du 4eme siècle, « homélies clémentines », qui est un procès général contre Simon. Pierre va ferrailler avec ce saligaud, et alors Simon explique que Pierre n’a rien compris. Il y a deux Dieux. Il y a le démiurge, et il y a une divinité intérieure. Et puis ils débattent du Mal. Pour Pierre, si des gens sont malheureux, c’est pour mettre à l’épreuve les bons. Simon trouve que c’est fort de café. A son sens, ce monde est le monde du diable Et puis, selon Pierre, le Mal vient du vice sexuel des hommes. Ils n’ont qu’à bien se tenir. Pourquoi l’hypothèse des deux Dieux est-elle scandaleuse pour les bureaucrates naissants de l’Eglise ? Parce qu’elle les rend inutiles. L’Eglise intercède en effet entre Dieu et les hommes. Si vous avez un Dieu intérieur, pas besoin d’elle.

Ces hérétiques sont agaçants. Ils ne font pas de politique, ils ne s’institutionnalisent pas, et donc ne forment pas un ennemi très clair à abattre, un concurrent net, en plus ils ne mettent pas les femmes à l’écart, considérant que Jésus était tout le temps entouré de nanas. Ils trouvent que le travail est une trouvaille du diable. Se développe un « underground » hérétique, qui fonctionne selon l’auteur comme les undergrounds contemporains : « écriture automatique, collages, détournements à la Lautréamont, slogans Dada (…) De même que l’underground est toujours infiniment plus vivant que l’art officiel un peu plan-plan qu’il détourne, de même l’underground hérétique est infiniment plus riche spirituellement que son overground chrétien ».

 

La longue fidélité, silencieuse, à Simon

 

Pour cet underground, le monde est mauvais. Alors que faire ? Ne pas en être dupe, et ne pas jouer le jeu. Pour l’auteur, le dernier du genre, assumé, est Philip K Dick, dont tout lecteur sait qu’il pense que le monde est un faux décor. Les hérétiques prôneront donc un refus radical des règles du jeu du monde. Et au fur et à mesure de l’institutionnalisation de l’Eglise, puis de sa fusion avec l’Empire, puis les Royaumes, les hérésies deviendront de plus en plus insupportables, d’où le massacre général des cathares au 13eme siècle.

Mais comment les appeler ? Comme ils utilisent souvent le mot « connaissance », on les appelle « gnostiques », mais ils n’usent pas de ce mot. Ils disent « parfaits » (comme les cathares), ou se nomment les étrangers, ou encore « La race sans roi ». On les connaît mieux depuis peu, après la découverte de textes en 1945 à Nag Hammadi (Irak). Ce qu’on appelle les évangiles gnostiques.

Leur particularité c’est qu’ils ne croient pas à l’apocalypse, que tout le monde attend, puisqu’elle est déjà passée… Nous vivons dans la chute. Ceci étant, c’est plus complexe… chez les gnostiques, on trouve l’idée d’une béatitude ici et maintenant, puisque Jésus a bel et bien dit (je trouve cela frappant, et Jésus me semble un incompris, dépressif, qui se laisse choper) que « le Royaume est répandu sur toute la terre et les hommes ne le voient pas. ». Le Royaume c’est refuser le pouvoir, tout pouvoir. Le Royaume peut se vivre, il est déjà là.

Simon n’aura de cesse d’avoir des héritiers. Au IIème siècle, c’est Basilide et Saturnin. Puis Valentin, auteur de l’Apocryphe de Jean. Mani naît au IIIe siècle en Irak. Il est élevé dans une communauté judéo-chrétienne. Il dit recevoir deux révélations, lui enjoignant de choisir entre la Lumière et les Ténèbres. « Ce qui prime est la recherche de la divinité intérieure, vers laquelle nul n’est guidé que par lui-même – et par son jumeau céleste ». Il reste quelques textes de lui (non traduits en français).

J’ai lu St Augustin, ses « confessions », et nous pouvons y recueillir le témoignage d’un ancien manichéen converti au christianisme. Curieusement, l’accusation qui frappe les gnostiques, c’est le libertinage. Ils sont végétariens aussi, car il n’y a aucune raison à leurs yeux que la lumière ne soit pas en toute chose.

Le manichéisme au sens commun, c’est-à-dire de séparer bêtement le mal et le bien, sommairement, ne correspond pas à la finesse de la pensée de Mani. « Les manichéens considéraient que la Lumière et les Ténèbres étaient des principes qui étaient séparés dans le moment initial et se sépareraient à nouveau au moment final mais que le moment médian était toujours le lieu du « mélange » : qu’il y avait donc de la lumière et de l’obscurité dans chaque homme, de la lumière et de l’obscurité dans chaque doctrine, de la lumière et de l’obscurité dans chaque tradition. Ce qui explique leur non-violence et leur « œcuménisme ». »

Le manichéisme se répand, en Chine, en Serbie (les bogomiles) et donc au sud-ouest de la France sous le nom du catharisme, soit « la pureté ». S’ensuit comme on le sait la croisade interne et un massacre immense, qu’on évalue à un million de morts. La société occitane ne s’en remettra jamais.

La pensée gnostique avait-elle disparu ?  Non. On en retrouve les traces chez certaines formes ésotériques du chiisme et dans le soufisme. On retrouve des échos chez Maître Eckart ou dans la kabbale. C’est l’idée d’un Dieu faible sur cette terre, c’est aux humains de lutter contre le Mal. Pour l’auteur, le capitalisme sécularisé a repris le flambeau de l’Eglise, promettant à quelques élus le salut final, et demandant à chacun « la rigueur » qui offrira plus tard des récompenses. Il y a ici quelques familiarités avec ce qu’en disait Max Weber.

Mais la gnose infuse aussi la poésie moderne. Le surréalisme, par exemple, et ses côtés ésotériques. Pâcome T. cite un extrait du second manifeste, en effet très parlant : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement ». Mais le plus explicite et conscient est William Blake : « Pensant que le Créateur de ce monde est un être très cruel, étant le fidèle du Christ, je ne peux m’empêcher de dire : Comme le Fils ressemble peu au Père ! ». Nerval, lui, se réclame ouvertement des gnostiques.

 

Le moment serait venu de réentendre ces paroles enfouies

Ici le livre me rappelle les théories de René Girard, sur l’apocalypse, comme révélation, prise de conscience spirituelle (« Achever Clausewitz »).

 

« Les poètes et les fous des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont vécu singulièrement ce que nous vivons désormais collectivement. Ils ont cherché à retrouver le sentiment d’éternité dans une société déliquescente et la grâce dans un monde d’une incroyable pesanteur. La fin du christianisme comme idéologie officielle de l’Occident a laissé l’Europe comme une maison hantée ». Nous sommes en train de nous rendre compte qu’aucun Royaume ne nous attend. Que nous faisons le Mal.

L’auteur évoque beaucoup de gnostiques modernes. Baudelaire en était un, parfois. Il nomme aussi Jarry, Daumal, mais j’attendais qu’il parle de … Simone Weil, qui ne paraît la gnostique parfaite. Et il y vient. Ne serait-ce que d’avoir écrit un livre (voir dans ce blog), appelé « La pesanteur et la grâce » nous l’indique. Elle était christique, non chrétienne. Elle exprima son admiration pour la civilisation occitane et insista sur la calamité de la croisade intérieure. Alors que les principaux textes gnostiques ne furent découverts qu’après sa mort, elle avait retissé les liens, y compris avec Platon, que Pacôme Thiellement oublie tout de même, et qui me semble quand même une influence déterminante des « Sans Roi ». En réalité, quand nous examinons les grandes idées du platonisme, ce sont les mêmes que les gnostiques. Le monde que nous percevons est impur, c’est par le logos que nous nous élevons vers la compréhension des Idées, par le logos, « la connaissance ». La solution est de se connaître soi-même et de vivre en conséquence.

Voici quelques lignes de Weil, « les pays méditerranéens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogène, car la diversité était grande d’un pays à l’autre, mais continue ; une même pensée vivait chez les meilleurs esprits, exprimée sous diverses formes dans les mystères et les sectes initiatiques d’Égypte et de Thrace, de Grèce, de Perse, et les ouvrages de Platon constituent l’expression la plus parfaite que nous possédions de cette pensée. C’est de cette pensée que le christianisme est issu ; mais les gnostiques, les manichéens, les Cathares semblent seuls lui être restés vraiment fidèles. Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d’esprit, à la bassesse du cœur que la domination romaine a répandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l’atmosphère de l’Europe » (Weil détestait les romains, pour leur idée de l’Etat).

Weil pensait qu’une partie des vieux textes chrétiens avaient été détruits ou cachés. Et elle ne s’est pas trompée. On a donc retrouvé l’essentiel des textes gnostiques en Irak, rédigés en copte, manifestement cachés. On a ainsi pu les lire, non à travers leurs critiques, mais de première main. On avait déjà trouvé des textes à la fin du 19ème siècle. Dont l’Evangile de Marie, où l’on voit Pierre prendre le pouvoir sur Marie après la disparition de Jésus, cette dernière ne pouvant transmettre le vrai message du Christ, à savoir qu’il n’y avait ni règle ni loi (il y a un film avec Joachim Phoenix en Jésus qui se fonde sur ce texte, je ne me souviens pas du titre).

L’auteur est enthousiaste. Pour lui, l’heure va venir où ces textes vont enfin parler au monde. « Nous ne connaissions de Jésus que son reflet ou son ombre, son influence ou son souvenir ; désormais il allait enfin nous parler directement, sans intermédiaire, sans médiation. Il était temps. »

En même temps, l’idée du Salut promis s’effondre. « Le désespoir avait longtemps été l’exception ; il est devenu la règle. La dépression avait été l’apanage des poètes ; elle est le lot de tous les habitants des villes et des campagnes. La solitude avait été le choix singulier d’individus hors normes ; elle est désormais le destin non consenti de la plus grande part de l’humanité. Que ce soit dans les domaines de l’amour, de l’art ou de la politique, les hommes sont persuadés que plus rien ne sera possible pour eux ». L’humanité est donc prête à entendre la parole.  L’auteur voit dans la pop culture un premier domaine où la parole a été entendue, notamment chez John Lennon ( « Les seuls Chrétiens dignes de ce nom étaient (sont ?) les gnostiques, qui croient en la connaissance de soi, c’est-à-dire en la nécessité de devenir eux-mêmes des Christs, d’atteindre le Christ intérieur. »)., surtout chez Philip K Dick (si l’on peut parler à son propos de pop culture), ou dans des séries télévisées… Comme « Lost ». Il cite un fourmillement de nouveaux gnostiques… Hendrix, Zappa, la série « Le prisonnier », ou encore « Matrix », « The Truman Show ». Le sentiment de vivre dans un décor malfaisant est patent.

« Les Sans Roi étaient des hommes de nulle part et nous sommes des hommes de nulle part. Ils étaient des solitaires et nous sommes des solitaires. Ils haïssaient la politique et nous haïssons la politique. Ils étaient antidogmatiques et nous ne voulons plus de dogmes. Ils étaient antimisogynes et nous ne pouvons plus encadrer les misogynes. Ils étaient antisexophobes et nous ne pouvons plus souffrir les sexophobes. Ils étaient presque tous végétariens et nous sommes presque tous végétariens. Ils étaient antimariage et nous sommes presque tous antimariage. Ils étaient anti engendrement et nous avons déjà commencé à mettre en doute la nécessité de donner naissance à de nouveaux êtres dans une prison pareille. ».Et là, l’auteur se lâche… Brillamment, et tisse sa toile, cohérente. L’or noir, qui nous tue, c’est le diable. Et les textes gnostiques viennent à point alors que ce monde semble à l’agonie.

 

Le corps gnostique n’est point haï comme le corps chrétien

 

Dans un texte gnostique Jésus dit ces phrases étonnantes sur l’amour charnel. « C’est ainsi que les choses arrivent aux fiancés. Faites l’expérience d’une étreinte pure, elle possède une grande puissance. Le mystère qui unit deux êtres est grand, sans cette alliance le monde n’existerait pas. L’étreinte selon le monde est déjà un mystère, combien plus l’étreinte qui incarne l’alliance cachée. Ce n’est pas une réalité seulement charnelle. Il y a du silence dans cette étreinte. Elle n’est pas obscure, elle est lumière. L’étreinte du Bien-aimé et de la Bien-aimée appartient au mystère de l’Alliance et nul ne peut les voir à moins d’être devenu ce qu’ils sont. »

Plus loin, ce passage de Pacôme Thiellement, d’une grande sagacité :

« Quand on est pris dans le désir sexuel ou l’état amoureux, on est « à l’intérieur du sexe » ou « à l’intérieur de l’amour ». On ne peut pas être à l’extérieur (ou alors on sait que ça ne va pas, soit on n’est pas excité, soit on est excité pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la personne qui se trouve avec nous). Le Royaume c’est tout vivre à l’intérieur, détaché, tout le temps. La prison de fer noir, c’est le monde de la séparation et de l’obsession ; et c’est l’impossibilité d’être à l’intérieur des choses. C’est un mur invisible qui nous sépare et que nous tentons sans cesse de briser. »

L’auteur sauve alors les gnostiques de l’accusation de haine du corps, de nihilisme, que j’ai toujours été tenté de leur imprimer, notamment par leur refus de l’enfantement.

« De la même façon que les manichéens aiment la beauté présente sur la Terre parce qu’elle n’est justement pas terrestre mais qu’elle correspond à un germe de la Lumière qui s’est libéré et nous libère avec lui de la matière ténébreuse, les Sans Roi aiment le sexe parce que celui-ci est tout sauf « charnel ». » Ils voient du sacré dans l’érotisme, comme Georges Bataille ! (C’est un aspect que Simone Weil n’aura pas aperçu, elle qui ne comprenait pas ce débauché qui la surnommait « la vierge rouge » ou « le corbeau ».).

« Parmi les livres de la « nouvelle équipe » de Jésus, L’Évangile de Philippe est le plus extrême (…) Si l’homme est malheureux, c’est parce que, originellement bon, il est divisé contre lui-même. Sa division ne provient pas d’un péché originel mais d’une chute dans la matière » (je songe inévitablement à Lacan qui voit la damnation dans la division entre le signifiant et le signifié). Philippe, comme Valentin, placent la résurrection avant la mort de Jésus. Métaphoriquement, nous devrions comprendre qu’il s’agit de renaître ici et maintenant.

Comment doit se comporter un gnostique, alors, dans ce monde de la chute, empire du diable ?

« Dans un moment d’anamnèse, Baudelaire aura eu cette phrase grandiose et presque impossible : « Je n’ai besoin, pour ma jouissance, de la misère de personne. » On devrait toujours s’épuiser à générer le moins de peine possible. Le commencement de la souffrance d’autrui, c’est aussi celui de notre engloutissement dans l’eau noire de la Terre des Ténèbres. Ce qu’un Sans Roi doit faire, c’est tout faire pour que l’argent ou la gloire n’ait plus pour lui aucune valeur. Savoir qu’il vivra inconnu et mourra pauvre – mais tout faire pour que cette pauvreté soit la fenêtre vers des rapports plus justes, des relations plus belles, et cet anonymat la porte vers des combats plus intenses et des amours plus nobles. Se battre, non pour s’enrichir à la place de ses chefs, mais pour que ceux-ci ne détruisent pas davantage la nature, les animaux et les hommes dans leur projet infernal. »

Je suis sceptique sur la chute (quoique la condition humaine, ne soit pas rigolote, en ce sens, oui, elle est bel et bien une chute, mais d’où ? De la fusion avec maman, à mon sens, plutôt que du royaume initial céleste, qui n’en est que métaphore), je suis sceptique sur le Diable (quoique je sache que la pulsion de mort est partout et inévitable). Mais enfin, c’est pas mal, comme programme.

Lees gnostiques parlent finalement comme bien des Sages, ou comme des sophrologues, des haptonomes, des maîtres de yoga.

« L’enfer, c’est de toujours faire les choses en s’en foutant. C’est de vivre en pensant à autre chose. L’enfer, c’est de ne jamais être là, mais toujours un peu avant ou un peu après, à regretter quelque chose ou à en attendre une autre. C’est de ne jamais écouter quand on vous parle, parce qu’on s’emmerde partout et qu’il n’y a pas de raison que ça s’arrête. L’enfer, c’est la vie gâchée à attendre la vie, la pensée gâchée à penser à autre chose. C’est là où les choses deviennent interminables, où on voit le temps passer, où le temps passe toujours beaucoup trop lentement, où les journées s’étalent comme des siècles. Dès qu’on ne voit pas le temps passer, c’est qu’on est passé à l’intérieur. Et là, tout s’allume, tout s’illumine. Le Royaume, c’est un état qu’on atteint quand on ne voit pas le temps passer. »

 

Personnellement, ce petit voyage à travers le temps avec les Sans Roi m’a passionné. Je trouve cependant qu’il manque à ce livre un questionnement sur les sources de Jésus. Que s’est-il passé pour lui entre son enfance et ses trente ans ? Est-il allé vers l’Est ? Les similitudes entre sa pensée et certains aspects des spiritualités orientales, apparaissent nettement, selon l’auteur. Il y a encore un grand questionnement sur la formation intellectuelle de Jésus, à combler.

 

Annexe sur Lynch…..

J’ai lu dans la foulée le très dense et opaque livre du même Pacôme Thiellement regroupant des textes de sa part sur « Twin Peaks », où il analyse l’œuvre de Lynch comme … très influencée par la gnose, et l’hindouisme, en défrichant des forêts de symboles.  TP est marquée par l’omniprésence du dualisme, « Twin Peaks est une accumulation volontaire de polarités et d’antinomies, Le hibou, c’est l’oiseau qui voyage entre le premier et le second niveau de lecture ». 

Il a dû augmenter son texte après le surgissement de la saison 3. La difficulté, en lisant, est à la fois de s’y retrouver dans l’ésotérisme, les références innombrables, et le monde on ne peut plus obscur de Twin Peaks (les deux premières saisons m’ont fasciné dès leur passage à la télévision, la troisième, malgré mes efforts, et quelques accroches, m’a éreinté, jusqu’au renoncement, malgré des moments de fascination… Pour le moment). Ce qui est très intéressant, c’est que le monde a beaucoup évolué depuis la fin des années 80, et la saison 3 ne pouvait pas s’en exonérer. Le monde est présenté tel que violemment déstructuré par internet, avec des audaces narratives et formelles ahurissantes. Il ne nous est plus commun et Lynch nous renvoie durement à notre perdition autant qu’à notre mélancolie devant les acteurs blanchis. Par ailleurs, Thiellement a pu analyser les films de Lynch à la vue de la fin de Twin Peaks. Son sentiment est que comme Dale Cooper, son personnage, Lynch est resté bloqué dans « La loge noire » (où Cooper se fait « incuber » par Bob le maléfique, un esprit, ou le double de nous, qui sort ensuite dans le monde, et laisse là Cooper, pour 25 ans). Thiellement essaie d’interpréter le sens de cette Loge à la lumière des références spirituelles (une sorte de niveau intermédiaire entre l’origine et la chute).  Une autre lecture plus prosaïque (mais peut-être y a-t-il cent lectures possibles) de « la black lodge » est qu’il s’agit d’un show télévisé. « Elle est, à la fois, ce que la télévision devrait être : un lieu d’épreuve, un lieu de connaissance ; et ce qu’elle est : un lieu d’envoûtement et d’empoisonnement psychique. Un réceptacle de magie noire, conscient et prémédité ». Lynch semble considérer que le mal a nécessairement gagné ici-bas. Twin Peaks avait, dans les premières saisons, détruit l’idée du paradis sur terre, la bonne vie américaine rurale, où l’agent Cooper a voulu même s’installer. Le mal était partout dans cette gentille cité, le décor bucolique est une illusion. Formellement, la série l’avait très bien exprimée, bombardant au passage le rôle de la télévision où elle s’exprimait : «  le contraste entre les intérieurs, d’une chaleur sensuelle et d’un érotisme irrésistible, et les extérieurs glacés et terrifiants, accentue une vision du monde particulière, fondée sur des contrastes et des polarités qui font vaciller la base systématiquement neutre sur lequel s’est établi l’horizon consensuel explicite du médium. Dehors, c’est sombre et dedans, c’est chaud. Dehors, c’est noir et dedans, c’est rouge. Mais c’est le rouge du dedans qui contient le noir le plus noir (…) un monde où ni plaisir ni sentiment ne sont désormais légitimes. »

La saison 3 reprend le fil mais se veut déceptive, elle ne nous épargne rien. Cooper sort de la loge noire, amnésique, nous ne le retrouverons jamais pour nous guider. Le mal s’est répandu dans tous les Etats-Unis. La défaite de la spiritualité semble consommée. Cooper atterrit à Las Vegas, la métaphore même du faux, accentué par rapport au faux de la ville de Twin Peaks. Un nouvel ennemi apparaît, qui prend le nom de Judy. Qui est Judy ? L’indifférence, la passivité. C’est le retour de Laura Palmer, sorte de nouvelle Maria Magdalena, qui est réclamé, car elle seule, qui a compris, qui a eu accès à la connaissance, peut combattre Judy. Lynch ne nous dit rien directement (j’ai songé à Maïmonide, qui parlait de la nature nécessairement métaphorique des écritures sacrées). « Le silence de l’artiste est la forme de transmission adéquate d’un secret inexprimable ; et il transforme ainsi le spectateur en poète ». C’est un Lynch plus politique aussi, qui multiplie les références à la cruauté de l’Amérique, le massacre des indiens, l’invention de la bombe atomique (en regardant la série, je me suis dit que la bombe, en explosant, avait réveillé des forces archaïques enfouies, annonçant le grand bal final auquel elles viendraient participer) l’humanité se prenant pour Dieu (Dieu est faible en ce monde). S’il est un avant-gardiste en ce monde, c’est bien Lynch. Un avant-gardiste dérangeant, qui comme souvent s’en vont chercher leurs références très très loin dans le passé, pour tout revisiter.

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2 avril 2019 2 02 /04 /avril /2019 16:13
Ce fut une drôle d'époque - Tumulte - Hans Magnus Enzensberger

"Tumulte", que je ne manquerai pas de conseiller, est une tranche de mémoire du grand écrivain allemand  Hans Magnus Enzensberger, désormais octogénaire bien pesé.

 

Il s'agit d'évoquer une période lointaine, celle de la fin des années soixante, où le déjà reconnu écrivain et poète, flirtant avec ce qu'on appelait la gauche "extra parlementaire" de RFA (alors qu'il avait l'âge d'un prof d'université, pas d'un étudiant), eut l'occasion, renouvelée, de voyager en Russie, d'y trouver une épouse, mais aussi de jouer les globe trotters, notamment à Cuba, mais en réalité un peu partout. De cette période prolifique en voyages, il retient qu'il n'était jamais là quand les choses importantes se passaient, il était comme attiré par une force centrifuge, ailleurs.  Mais de manière étonnante il a vu de très près quelques évènements particuliers, restés dans les annales d'une certaine gauche, qu'il cotoyait à la fois de loin et de près, jamais embrigadé, mais plutôt avec le vice curieux du littérateur.

 

HME utilise un procédé qu'il a déjà usé avec succès dans son livre sur le général allemand Hammerstein, qui devant Hitler, joua au Bartleby ("je préfèrerais pas"), à savoir l'interview fictif. Sauf qu'ici c'est une partie de lui-même qui interroge l'autre, avec force sarcasme. ce qui nous fournit un étrange accès aux ambiguités et à la complexité d'un homme. Il s'agit bien d'un "tumulte", parce que l'époque était tumultueuse, que le conflit intérieur est tumultueux, mais aussi parce que la mémoire l'est. Elle mélange, amalgame, laisse sortir des anecdotes arbitraires, parfois incroyables d'ailleurs. C'est une boîte de pandore qui se réchauffe quand on la sollicite et produit des feux d'artifice désordonnées. La mauvaise foi y participe, le souci d'oublier, le traumatisme aussi, le regret. Mais HME ne donne pas du tout dans le sentimentalisme et le nostalgie. Il se souvient, c'est tout. Le passé, c'est d'abord un réservoir d'histoires.

 

Le livre est donc très magnétisé par l'URSS qui commence son déclin. HME publie un premier chapitre qui reprend sa prise de notes de son premier voyage, en 1963; Il pense qu'on l'a invité peut-être par erreur, ou alors parce qu'il fallait un allemand, et quelqu'un de son  âge, pas compromis dans le passé nazi... Au milieu d'autres intellectuels européens, dont Sartre et Beauvoir tout de même.  Il se rend donc à Léningrad, pour parler des problèmes du roman contemporain. On sait que l'URSS aimait "les idiots utiles", et lec choyait. Il préférait inviter des "progressistes", plutot que des écrivains communistes encartés, qui ne leur servaient pas à faire bouger les lignes et à servir l'image de la Nation.

Chacun joua son rôle, les russes défendirent le réalisme prolétarien, les français le dépassement du toman. La figure d'Ilya Erhenbourg marqua particulièrement notre littéraire allemand, qui s'ennuya, généralement. Puis on se promena dans l'underground de la ville et évidemment on but. Le voyage continua et la délégation fut reçue à Sotchi par le numéro un lui-même, pas forcément au fait des questions littéraires, mais qui insista pour voir la délégation.  La description du moment est passionnante., surtout par l'observation d'un Kroutchev roublard, populeux dans son expression, qui prend l'initiative de parler de l'intervention en Hongrie en 56 alors que personne n'avait posé la question. Il leur parle très simplement d'enjeux immenses : la dictature du prolétariat, c'est terminé, affirme t-il, suite à la déstalinisation (c'est évidemment tout relatif, et patent, en même temps). Il dit son désaccord avec la radicallité chinoise, et son souhait du désarmement atomique, qui a commencé, parce que le rapport de forces le permettait. Il n'y a pas de moment glorieux de la part d'un occidental, et pas d'enthousiasme.  HME conclut que Kroutchev, finalement, fut très utile en "démystifiant le pouvoir" en URSS.

 

Trois ans plus tard HME est à nouveau invité pour un grand voyage à travers le pays, et se lie d'amitié avec son accompagnateur. Pourquoi ? Mystère de la bureaucratie. En effet il y a une institution importante, l'Union des Ecrivains, qui gère tout ce qui concerne les écrivains. Les soviétiques semblent surestimer le poids des écrivains en occident et rédigent des monceaux de fiches sur eux, alors qu'en Russie, la poésie, à ce moment là (dans le livre sur Limonov, de Carrère, on voit cela aussi), est très importante pour le peuple.  C'est une longue odyssée, éprouvante, et où en plus il est nécessaire de boire, beaucoup. Comme on le laisse avec son accompagnateur, avec lequel il s'amuse à corédiger les rapports au KGB... ils en profitent pour sortir un peu des sentiers battus, et HME parvient à voir au delà des chromos, à entrer en contact avec le peuple et son quotidien, avec l'incroyable diversité russe.  Il connaît les grands appartements communautaires, les variations de prix incompréhensibles, les débrouillardises avec les pénuries. Il rencontre la poétesse Margarita Aliguer, qui survécut aux purges contrairement à beaucoup de ses amis, grâce à un poème écrit pendant le siège de Léningrad qui reçut le prix Staline. Mais il rencontre surtout sa fille Macha, qu'il épousera  un jour. L'allemand est frappé par la relative liberté des moeurs qui règne. Il l'attribue à la place que les femmes ont saisie dans la société pendant la guerre, et après, au vu de la fonte des effectifs masculins.  La vie avec Macha sera hachée, difficile, tumultueuse, décevante parfois mais peinant à mourir. Pourquoi ? Parce que Hans Magnus E. vivait un peu son "roman russe" et y tenait, touché par cette tendance de l'écrivain à mélanger quelque peu la fiction et le réel, un peu plus que les autres, ou plus consciemment peut-être.  L'écrivain continuera à aller en Russie. Il y liera connaissance avec une légende vivante, Lili Brik, la veuve de MaIakovski. Il verra aussi, déclamant ses poèmes, sur ses derniers temps de vie, Anna Akhmatova, qui avait survécu à tout.

 

Vient l'interview entre Soi et Soi. Sur la période particulièrement agitée entre 67 et 70. HME effectue alors de nombreux voyages (quand on est sur les listes, ensuite on est invité partout explique t-il), va voir Macha quand il le peut, alors qu'il est marié, et que sa maison à Berlin est occupée par des "communards".

Puis ils se marient à Moscou et tentent de vivre à Berlin. Ca ne se passe pas bien, Macha est frappée d'insécurité, et le traduit sous la forme d'une jalousie envers à peu près tout (pas les femmes, mais les centres d'intérêt de son mari par exemple). Macha part vivre à Londres.  C'est alors qu'une fac américaine du Connecticut propose un poste à Hans Magnus E. Jamais il ne saura pourquoi on s'est adressé à lui. Mais il y est allé, avec Macha  dipômée de lettres, spécialiste de la littérature américaine. Ils tiennent un peu plus d'un trimestre dans cette amérique à la Jefferson. Puis c'est le premier contact avec Cuba, encore pour un congrès, où une surréaliste parisienne âgée botte les fesses d'un mexicain connu pour avoir mitraillé, dans la période stalinienne, le mur de la maison de Trotsky. HME discute avec les cubains comme pas mal d'intellectuels de gauche sur la manière de les aider. On lui fait miroiter des fonctions de formateur. Il croise le Prince du Cambodge à l'hôtel, et celui-ci l'invite dans son pays, où il se rend.  Il transite, mais ne sait plus trop quand, par la Californie où il visite Herbert Marcuse, la star des jeunes gauchistes de ces années là (et l'écrivain de l'"Homme unidimensionnel", un livre majeur. HME raconte une scène où, alcoolisé, il conteste ce titre en disant qu'il était géographiquement faux...). Il passe par Tahiti et croise... Salvador Allende, alors Sénateur socialiste, venu secourir les rescapés de l'expédition où Che Guevara laisse sa vie, en Bolivie, et fait un petit voyage à ses côtés. Tintin est ennuyeux, à côté de lui.

 

Il repart à Cuba, mais il n'y a rien pour lui. Il est logé à l'hôtel par la bureaucratie, mais rien ne vient. Il voit alors se déployer un système où pullulent les organismes encadrant toute la vie sociale. Il parvient donc à en intégrer un, dans l'édition. Tu parles d'une mission révolutionnaire... Il est invité à regarder Castro jouer au base-ball... Puis il le voit dans les meetings géants, interminables, où Castro explique qu'il sait tout sur tout. Un jour HME est même invité dans la ferme personnelle de Fidel. Il assiste à une scène démente. Castro a essayé de fabriquer du camembert... Il le fait goûter à René Dumont, qui lui fait remarquer sincèrement que ça n'a rien à voir avec du bon camembert. Le légendaire agronome écologiste est exclu de Cuba.

 

L'écrivain et Macha, qui de son côté voyait venir avec un sourire ironique ce qu'elle avait connu en URSS, assistèrent aux échecs économiques du régime, dus à une obsession planificatrice glorieuse, où s'illustra (c'est oublié dans sa légende même si les biographies le disent, mais qui lit, qui regarde les posters ?) Che Guevara, quand il était à la tête de la politique industrielle et financière avant de repartir répandre le feu révolutionnaire. Fidel lançait des opérations de plantation, quasi militaires, sans même se préoccuper de la validité des terres concernées. Le politique, dans sa face spectaculaire, avait subsumé le bon sens. La production de fruits et légumes s'effondra. La croisade du sucre, que Fidel décida, par caprice, échoua elle aussi, et pendant ce temps-là la production chutait dans les autres secteurs. Drôle de pays que décrit l'écrivain, à la fois érotisé et homophobe, où les marxistes pratiquent la religion de la Santeria discrètement. (synthèse entre l'animisme africain et le christianisme).

 

HME manque les grands évènements de l'agitation berlinoise. Mais à cette époque, il en est heureux, même s'il est sceptique sur "la révolution" en général. Ce qui lui plaît est la bousculade que subit l'Allemagne corsetée, hypocrite, conservatrice, et la "peur" bourgeoise. Et l'Allemagne devient, après 68, "plus respirable", on y marche moins au pas de l'oie. Comme en France, qui partait tout de même de moins loin.  On a tendance à penser aux reclassés de la révolution, les Cohn Bendit, les Joshka Fischer. Mais HME lui pense aux paumés, quand l'enthousiasme redescend. Les suicidés, les oubliés, les dépressifs, les drogués. Il en connaît, les aide quand il le peut.  Les révolutionnaires ont surtout favorisé la modernisation du capitalisme. C'est une grande leçon : quand on fonce sur un objectif trop évident, il se déplace, et les conséquences ne sont pas celles qu'on espérait.

 

Comme la plupart des gens du milieu de gauche extra parlementaire, il a connu la figure empathique et tragique de Rudi Dutschke, et celle, purement tragique d'Ulrike Meinhof, la seule intellectuelle de la Fraction Armée Rouge. Quand Ulrike, qui milita longtemps légalement, passant à la télévision, figure d'un journalisme rouge, a basculé dans la clandestinité, après une évasion rocambolesque de Baader, elle a débarqué... Chez l'écrivain pour demander un hébergement, qu'il refusa. Sa théorie sur ces gens est qu'ils sont devenus terroristes "par mégarde", chaque initiative les enfonçant un peu plus dans la clandestinité et la nécessité d'aller plus loin. Avec les traînées de sang et les drames qui s'ensuivirent. Il n'y avait aucune chance de convaincre HME de participer à ces folies, car lui avait connu enfant, les encouragements des jeunesses hitlériennes à la violence, et il en était vacciné. HME a écrit à Meinhof dans sa prison, où elle trouva la mort, très certainement par suicide.

 

Je reviens à HME. Sa vie ne lui semble pas, a posteriori, si palpitante. Ce sont les autres qui le sont. Comme cet italien ouvrier, communiste, qui lâche tout pour partir à Cuba aider la révolution., sur suggestion d'un camarade responsable. Arrivé sur l'Ile, on l'ignore. Il part travailler aux champs. Il revient à l'assaut, il veut faire de la politique révolutionnaire, lui, se rendre utile, on l'a envoyé ici, il a tout laissé en plan. Mais on ne l'écoute pas. Un soir, il se retrouve on ne sait comment dans une soirée d'étrangers, et dit qu'il va se suicider.  Il passe à l'acte. On l'enterre dans une fosse commune. Sa famille italienne n'a plus de nouvelle de lui et écrit à une adresse cubaine trouvée par hasard dans une annonce. La lettre parvient aux autorités... Et les seuls qu'on a retrouvés, furent ceux qui avaient un peu aidé l'italien, en l'hébergeant par exemple. Mais comme on n'avait personne d'autre sous la main, ils furent sanctionnés. Ce qui à Cuba en ce moment là peut être signifiant.

 

Loin de Cuba, il y avait d'autres contrées, comme la Suède, où HME était devenu proche de Nelly Sachs, poétesse alemande, nobel de littérature, échappant de peu à l'extérmination par les nazis, contrairement à sa famille, et traumatisée jusqu'à l'affaiblissement presque intégral. Il lui apporte de l'aide, comme d'autres intellectuels.

Il fallut bien quitter Cuba, qui devenait irrespirable, et où le couple sentait qu'ils n'étaient plus forcément les bienvenus, sans savoir vraiment pourquoi. Une amitié, une phrase, et puis ce n'était plus le temps de l'internationalisme à tout crin, mais le gel.  Revenu en Europe HME signa des pétitions pour la libération d'intellectuels dissidents cubains. Il fut donc interdit de déjour. Affaire réglée.  Macha retourna à Londres, et fit des allers-retours avec la Russie. Le roman d'amour russe cessa à l'aube des années 80, par un divorce. La même année, Herbert Marcuse mourait, lors d'un voyage en son Allemagne quittée pour l'exil. C'était une époque. Dansent les images, les sons, les parfums, les visages, les mots, certains devenus, hors de la passion historique, incompréhensibles.

 

 

 

 

 

 

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10 octobre 2017 2 10 /10 /octobre /2017 15:34
Réflexions critiques sur l'écriture "all inclusive"

Une partie du mouvement féministe, qui a toujours questionné la dimension patriarcale incrustée dans la langue française, avec de solides arguments, défend avec vigueur la perspective d'une écriture dite inclusive, ou épicène (concept féministe plus précis). Les féministes ne sont pas les seules (et les seuls) à défendre cette idée là, elles se tiennent auprès de défenseurs des dites "minorités" qui voient dans le langage un outil reproducteur des inégalités et oppressions.

 

C'est un combat que je ne suis pas disposé à partager.

Intuitivement, cette idée ne m'a pas réjoui quand je l'ai découverte. Puis j'ai du comprendre pourquoi, le plus honnêtement possible.

Mais ne vous attendez pas à des déclarations anti féministes ici.

Je ne sais pas si je suis féministe, il faudrait mériter ce titre, ce qui est toujours compliqué pour un homme (et prétentieux), mais en tout cas je pense assez clairement que l'on gagnerait à vivre dans une plus grande égalité. Disant cela je garde en tête la différence conceptuelle entre égalité et similitude. Je ne les confonds pas, même si je sais que la dissemblance forcée ou systématisée est une forme de l'inégalité.

Si je partage, je crois, les fins égalitaires des défenseurs de l'écriture inclusive, je reste plus que réservé sur le moyen proposé.

 

Le langage de l'animal politique, et non soumis à la politique

 

Je suis trop orwellien pour partager le désir d'une écriture inclusive.

 

Pour moi, le langage doit procéder d'une douce anarchie. Il doit appartenir aux mœurs. Aux peuples et aux artistes. Les dictionnaires doivent constater a posteriori et ne rien prescrire de nouveau. C'est d'ailleurs leur sage philosophie, jusqu'à ce jour, excepté dans les dictatures.

 

Toute action politique consciente sur le langage me paraît dangereuse. Elle ouvre la porte à la prise de pouvoir politique sur le langage, sur la fibre même de nos pensées. C'est ce que l'Etat de 1984 parvient à réaliser, avec la novlangue. Au nom du bien, au nom de l'égalité.

 

Quand je parle de douce anarchie, je ne dis pas qu'il ne faut pas de règles, bien entendu. Sinon ce serait le langage du théâtre de l'absurde qui l'emporterait (il est déjà bien trop présent dans notre quotidien). Mais les règles de grammaire, de syntaxe, doivent procéder du langage lui-même et non de l'extérieur. Il en est de même pour le football. On se dote de règles, comme le hors jeu, pour que sport soit viable. Tant mieux si le club le plus riche fait un match nul contre le petit poucet de la coupe de France, mais ça ne doit pas être sur décision du Président de la République ou pression d'un groupe de supporters dans les gradins. Sinon ce qui se passe sur le terrain sent la mort.

 

Le langage est ce qui nous rend humain. On n'y touche pas impunément. On ne doit pas le brutaliser, à mon sens. Certaines de ses structures remontent le plus loin qu'on puisse imaginer. Elles ont servi de canevas à toute l'histoire de la culture. Le projet de révolution culturelle visant à couper avec volontarisme le cours du langage me paraît dangereux, et à vrai dire utopique, comme toutes les révolutions culturelles d'ailleurs. Je préfère imaginer un langage comme un bateau sans gouvernail qui file à son gré.

 

Je tiens, par dessus tout, à l'autonomie du langage, au fait qu'il échappe, non pas au politique, car il est indiscutablement politique, puisqu'il sert à communiquer, mais à "la" politique, c'est à dire à l'exercice d'un pouvoir conscient. J'aime à penser que le langage procède d'une sorte d'évolution chaotique. Je suis ainsi hostile aux "réformes" qui touchent le langage. Il faut le laisser aux peuples, aux artistes. Il en est du langage comme de la sexualité. C'est trop précieux pour laisser les militants s'en approcher, et pour laisser planer au dessus d'eux le rapace réglementaire.

 

La valse harmonieuse, et non la danse des canards avinée

 

En écrivant, nous engageons une valse entre le signifiant et le signifié. Elle est bien difficile à surmonter. Si en plus on implique un autre danseur, "le politiquement correct", alors la danse risque de ressembler à une agitation burlesque de fin de bal arrosé.

 

L'écriture inclusive a tendance fâcheuse à alourdir les phrases, à les rallonger, à chasser la musicalité de la langue, à accentuer les inadéquations entre l'écrit et l'oral et donc à isoler l'écrit.

Elle ne me paraît pas contribuer à la recherche de l'harmonie, bref de la beauté, et constitue un obstacle de plus pour celui qui veut essayer d'écrire, à la poursuite de la fluidité. 

 

Or écrire est difficile. 

En défendant l'écriture inclusive, ne sert-on pas d'idiot utile à la protection d'un privilège de lecture et d'écriture ?

 

Ne vient-on pas simplement déplacer une inégalité ? Voire, pis, remplacer une inégalité symbolique par une inégalité réelle ?

 

Une traque sans limite

 

Et puis, la propension "inclusive" me paraît sans limite, et c'est pour cela que je parle d'"all inclusive" (évoquant en même temps le prurit totalitaire).

 

On peut pousser très loin la traque du stigmate anti féminin dans la langue, Par exemple on pourrait aller jusqu'à supprimer après tout les genres féminin et masculin qui enferment les concepts. Pourquoi parle t-on de "la" douleur, "la" mort, "la maladie", "la" guerre ? Ne faudrait-il pas supprimer les pronoms ? Pourquoi s'arrêter en route ?

 

A ce compte là il ne resterait qu'à se taire.

N'est-ce pas, finalement, le grand fantasme derrière les polices de la langue ? Qu'enfin, on se taise et écoute. Comme le grand fantasme vegan est qu'enfin, on disparaisse.

 

Mais pourquoi se concentrer sur les stigmatisations de genre ? Après tout d'autres causes ont attiré l'attention sur les aspects stigmatisants du langage. L'antiracisme américain a souligné le caractère péjoratif lié à la couleur noire.

 

Alors il faudrait, quand on écrit, à être cohérent, se surveiller constamment, se corseter, pour ne pas risquer par exemple de stigmatiser la pauvreté plutôt que l'abondance, ce que la langue effectue en permanence. Ce qui, indéniablement, valorise la pulsion d'enrichissement, et dévalorise les plus en difficulté. il faudrait, par exemple, supprimer du dictionnaire le mot "réussite".

 

A force de protéger, le langage inclusif risque de produire le contraire de ce qu'il poursuit : désigner le repoussant, par la pudeur excessive. On le voit quand on parle de handicap, de vieillesse. Autrefois, le mot "vieux" n'était pas forcément entaché de honte. Si on dit "senior", c'est aussi un euphémisme qui par son existence masque une réalité qui fait baisser les yeux. On ne dit plus "aveugle", on ne dit plus "personnes handicapée" mais "pmr". La bonne conscience ne cache t-elle pas finalement le trouble de la différence ?

 

Asphyxier la spontanéité de l'écriture

 

Pour moi, qui sensible comme d'autres aux richesses évoquées par la psychanalyse, par le surréalisme, qui nous ont montré ce que la libre association a de puissant, cette idée d'un langage cloisonné de l'intuition, qui se surveille, et qui est constamment surveillé d'un point de vue de perspectives uniques additionnées, ne me dit rien qui vaille.

 

J'y vois la possibilité d'une asphyxie, j'y vois aussi un langage appauvri par des négociations avec des particularismes. J'y vois aussi la fin de l'espoir universel de vibrer ensemble autour des mêmes mots de génie.

 

Nous contaminons le langage autant qu'il nous contamine

 

Mon désaccord le plus profond porte néanmoins sur la conception même du langage.

Les défenseurs de l'écriture inclusive pourraient méditer Wittgenstein. Il nous dit qu'un mot peut revêtir bien des sens. Le langage est un sable. 

Ainsi les défenseurs de l'inclusif se trompent à mes yeux quand ils prétendent que le langage conditionne. Nous conditionnons le langage autant qu'il nous conditionne.

Si je prend l'exemple du mot "humanité", on peut lui reprocher de renvoyer à l'Homme et non à la Femme. Il reste que cela dépend de votre imaginaire. Pour ma part, en utilisant "humanité", je sais que je ne dis pas "Homme", et c'est même pour cela que j'écris "êtres humains" souvent, pour englober Homme et Femme. C'est mon usage. Le mot humanité lève en moi des images d'hommes et de femmes. 

 

Le mot "Mademoiselle" est traqué par certaines féministes. Pour autant elles oublient là aussi, les leçons de Wittgenstein. Pour beaucoup de gens, dire "Mademoiselle", c'est non pas dire "je te signifie que tu ne serais un adulte que si tu étais mariée", mais c'est envoyer un signe qui dit "vous faites jeune, vous être jolie", ou encore c'est aimer utiliser ce mot pour le plaisir de sa douce et sautillante sonorité. Il y a donc malentendu. Et d'ailleurs si vous dites à l'interlocuteur qu'il vous offense en utilisant le mot "mademoiselle", bien souvent il tombera des nues. 

 

Supprimer "Mademoiselle", c'est en outre appauvrir le langage en le privant d'une nuance. Tant qu'à vouloir traquer, alors soyons plutôt créatifs et utilisons le mot "damoiseau", ou disons "mon garçon". L'égalitarisme langagier risque en effet d'assécher le langage. Or, comme Orwell l'a montré brillamment, c'est par la perte de la palette des nuances que l'on combat au mieux la liberté de penser, en l'atteignant en plein cœur.

 

La liberté de penser, c'est celle, aussi de mal penser.

 

Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il faut évacuer la préoccupation égalitaire de la forme. Non. Les mots ont un sens. Nous sommes responsables de ce sens. Pour ma part, je ne dis plus "les hommes", le plus souvent je fais attention, je dis "hommes et femmes", ou "humains". Mais ce que je conteste, c'est le concept d'écriture inclusive, c'est-à dire d'une action systématique de surveillance, de révision, de passage au tamis, de recherche du détail qui cloche, comme on traque le message subliminal pour déconstruire la publicité.

 

A la limite, une telle attitude mènerait à prétendre que des textes médiocres sont parfaits parce qu'ils respectent l'exigence d'inclusion. Cela, je ne peux y souscrire. 

 

Pourquoi, après tout, le langage ne serait-il pas, aussi, le terrain ludique où nous revisiterions en permanence notre Histoire ?

La longue histoire humaine a jusqu'à présent inclus la domination patriarcale. C'est regrettable mais c'est aussi dans ce cadre que les chefs d'oeuvre ont été écrits, et nous méritons de continuer à les lire, à les comprendre, à apprendre d'eux, sans multiplier les obstacles qui les invalideraient. Il ne s'agit donc pas d'élaguer, non pas de tracer des sentiers obligés et d'interdire les pelouses aux visiteurs, mais de se promener librement, consciemment, dans le langage.

 

La langue est une superstructure. Elle reflète le monde. A cet égard elle a enregistré les effets de la domination patriarcale. 

Certes le rôle des superstructures n'est pas anodin. Elles constituent un moyen de conservation. Elles légitiment et invisibilisent.

En passant par la superstructure, par la culture, on peut atteindre l'infrastructure, oui. Tout cela n'est pas contestable.

Mais il reste que le langage changera si l'on change les modes de vie et les relations. D'ailleurs le fait qu'on réclame de l'écriture inclusive, ou épicène, est un symptôme des changements sociaux déjà effectués.

 

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12 mai 2017 5 12 /05 /mai /2017 09:07

Patrick Lowie réalise des galeries de portraits dits oniriques, où à partir de bribes, comme un rêve d'enfance raconté par le concerné, une photo, il laisse aller ses songes à partir de ces fragments de vie. Il m'a fait le plaisir de me consacrer un de ses rêves littéraires. Le voici. Retrouvez ce projet empathique, dans la verve du surréalisme belge, sur le site LEMAGUE.NET

http://www.lemague.net

 

PORTRAIT DE JÉRÔME BONNEMAISON PAR PATRICK LOWIE

Portrait de Jérôme Bonnemaison

Next (F9) vous propose des portraits de personnalités connues ou inconnues, des poètes ou des vendeurs de boutons, des gauchos ou des gauchers. L’important est de rêver. Chacune des personnalités est contactée personnellement, décide de sa photo à publier et raconte à Patrick Lowie un rêve marquant. Précision d’usage : ce portrait est un portrait onirique, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie.

Jérôme Bonnemaison, enfant, doux, vêtu d’un costume traditionnel de danseur de schuhplattler, est dans sa chambre bleue, sur son lit, sous des couvertures de perles, des rêves en forme de prières plein la tête, des livres sous son oreiller ergonomique : « Le Grand Meaulnes », « En rencontrant Godot », « Mes mille et une nuits à lire », « 1984 et demi », « Le frère allemand », « Marrakech, désamour ». Couché sur son côté gauche en regardant la porte de la chambre grinçante, le cœur de pierre, des chatons qui miaulent dans la rue, des lumières inconnues, l’enfant est angoissé, il veut dormir habillé, prêt au grand départ.

Lorsque dans le rêve il est venu m’accueillir, adulte, à la gare de Toulouse-Matabiau à l’aube de ce même jour, j’étais épuisé par un long voyage nocturne. De Mapuetos jusqu’à Tolosa dans le sud-ouest de la France, défilement infini de paysages obscurs, perdus, déroutant voyage mais enrichissant, j’avais été fort étonné de l’acte psycho-magique qu’il m’offrit à mon arrivée - en dansant des figures acrobatiques d’un oiseau sombre au cou gris, polygame, blason du village d’Aubure, qui loge normalement bien loin de la capitale du royaume des Wisigoths - et ce en pleine gare face à des militaires canons, en faction et en constante alerte pour rassurer tout le monde. C’était ma première visite à Toulouse, j’aimais tout, c’était un samedi, l’air goûtait les influences océaniques, déjà dans le train je me demandais si ce ne serait pas mon ultime journée d’une vie ensoleillée. Une voix de brasier, râpeuse et aiguë nous lance de loin : ce sont les parfums de ta vie. J’ai cru d’abord reconnaître Art Mengo, mais l’homme sans visage courait avec lenteur en répétant « ce sont les parfums de ta vie ». Jérôme Bonnemaison me dit alors : Patrick Lowie, je suis très heureux de vous accueillir dans cette ville. Mon déguisement d’aujourd’hui est un clin d’œil à mon enfance. Beaucoup se joue dans la petite enfance. Je lui réponds que l’enfance ne devrait jamais disparaître en nous d’autant que les rêves les plus marquants sont infantiles et nous donnent toutes les clés pour notre avenir. Quand j’étais jeune, lui dis-je, j’aimais regarder l’aube pour dormir toute la journée. J’aime la lumière de Toulouse. Je vous ai ramené de Mapuetos, la pierre de soleil, celle qui favorise l’amitié et les rencontres, celle qui apporte bonne humeur, qui purifie le sang,..un souvenir de mon passage ici. Je suis venu pour mieux comprendre ce que nous aurions pu perdre, vous et moi, dans le temps.

Jérôme Bonnemaison, toujours enfant, vêtu en danseur de schuhplattler, regarde la porte s’entrouvrir doucement. Derrière une lumière orange apparaît, telle une menace, pas jaune ni rouge, orange. Il ressentait en lui cette menace, une présence diabolique tapie là derrière cette porte sans serrure. Puis un visage d’homme, ce même visage sans visage de l’homme qui courait, cruel, sarcastique,… Je me rends compte être l’homme en question, surpris par cette révélation je pars à ma poursuite tapant des pieds avec force et frappant des mains, des cuisses aux semelles, en sifflotant et poussant des cris aigus d’allégresse.

 

 

 

 

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26 mars 2017 7 26 /03 /mars /2017 22:43
A l'ombre douce des songes - " Traversée des ombres" - Jean-Bertrand Pontalis

Pour l'écrivain et psychanalyste Jean Bertrand Pontalis, écrire, se constituer durablement comme individu, l'un et l'autre, l'un avec l'autre, était se placer et cheminer sous l'ombre des songes, le songe des ombres.  

 

C'est ce qui ressort de ce recueil, tardif dans sa vie, de textes intitulé "La traversée des ombres". Une rêverie littéraire inaugurée, comme une séance de psychanalyse s'accroche à un mot, par la fascination pour l'étrange étrangeté d'une expression :

 

"Ombres portées".

 

Cette rêverie littéraire, relancée par la simple présence d'un arbre parfois, évoque une ambivalence de l'ombre. Est-ce elle qui porte ou la porte t-on ?

 

Ce sont parfois nos fantômes, les ombres, qui paradoxalement nous donnent une consistance. Un homme sans ombre est un homme sans vie. L'ombre, c'est ce qui nous nourrit ou nous accable. C'est, pour Pontalis, l'inconscient avant tout.

 

A quel point sommes-nous portés par les ombres ? 

 

" Combien de fois me suis-je surpris à parler avec la même intonation que mes maîtres (... ) Dans ma soumission à eux ou dans ma rébellion, ils sont là, mes anciens, mes disparus. Je m'adresse à eux,les réunis, les sépare, je suis parlé par eux ".

 

Le recueil de textes de Pontalis associe. Comme une séance. L'ombre conduit au deuil. Si le deuil fait de nous "l'ombre de nous-même", la mélancolie, elle, est le règne absolu de l'ombre. L'endeuillé sait ce qu'il a perdu, le mélancolique n'en a même pas idée.

 

Nos fantômes, l'armée des ombres, nous les rencontrons dans les rêves souvent. "La traversée des ombres" est avant tout une célébration, encore, du rêve, de son caractère protecteur, qui unifie le sujet.

 

"Le rêve ignore le néant".

 

Nous rêvons parfois de "nos morts". Pontalis remarque d'ailleurs que vivants ils n'étaient jamais qualifiés comme les nôtres. Ils ne nous appartiennent que morts, les autres. Et de nous narrer des cas touchants et dangereux d'amis ou de patients qui ont transformé leurs vies en mausolées.

 

Les rêves, matière privilégiée de l'analyse. Freud les a sortis du romantisme, il en a fait des rébus. Pour Pontalis, il est essentiel de creuser le filon de la parenté entre pensée et rêve, trop opposés.

 

Il est possible que le rêve soit proche de la forme originelle de la pensée. Que sa subsistance soit une trace de l'apparition du psychisme à travers l'humanisation.

 

Peut-être, et Freud l'a a peine évoqué, l'inconscient a t-il été la première forme de pensée.

Peut-être la pensée, à l'origine, a été une simple impression d'objets.

 

Et Pontalis de se réclamer de Merleau Ponty qui opposait à Sartre l'idée d'une pensée qui ne se séparerait pas radicalement de la perception.

 

Et puis il y a ceux qui refusent l'ombre.

D'abord Pontalis évoque Platon, celui du mythe de la caverne. Lycéen on applaudit à celui qui sort les hommes brutalement de la caverne. Plus tard dit Pontalis on s'interroge sur la violence du geste et ses conséquences. Et puis Pontalis nous parle longuement du peintre Mondrian et de l'évolution de son oeuvre vers le dépouillement. Sa peinture lui apparaît, comme toute une littérature des métamorphoses, révéler un refus des séparations qui caractérisent la vie. Telle que la séparation du jour et de la nuit.  Telle la séparation sexuée. Telle la séparation entre l'homme et l'animal (sans cesse remise en cause chez Ovide). L'abstraction picturale ne laisse pas la part de l'ombre. 

 

Le refus de la condition humaine.

C'est une attitude que Pontalis reconnait en de multiples figures, dont celle, si émouvante et troublante, du Bartlby de Melville qu'il analyse longuement.

 

Vivre, penser, c'est traverser les ombres. La psychanalyse est un réverbère qui porte un halo de lumière sur l'obscurité qui reste l'obscurité. Tant mieux.  La philosophie qui d'abord attira le jeune Pontalis prétendait faire la lumière sur tout, par le concept, qui classe, range, comme Mondrian, éliminant les ombres.  En vieillissant Pontalis a préféré vivre au coeur du vivant, du sexué, de l'incarné. Là où il y a des ombres. Là où j'ajoute, on n'a pas peur de son ombre.

 

 

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24 mars 2017 5 24 /03 /mars /2017 11:47
Monsieur le Président, sortez le droit d'auteur de l'héritage

Dans un mois, les français éliront, aux termes d'une constitution de "salut public" issue de la guerre d'Algérie, reflet d'une société industrielle, horizontale dépassée, un monarque présidentiel, puis, dans l'état actuel de nos institutions (on trouve encore bien de nos concitoyens pour défendre leur cristallisation, au temps d'internet, de l'horizontalité, de l'éducation comme première richesse, du travailleur cognitif...), ils seront aimablement conduits à attendre que la manne providentielle des décisions au plus haut niveau se déverse sur leurs vies et à constater que la "crise politique" continue. Au lieu d'apprendre, difficilement mais nécessairement, à délibérer en citoyens égaux pour résoudre nos problèmes périlleux et complexes, ils pourront toujours regimber, grogner, répondre à des sondages, se laisser enfermer dans la litanie des postures entre majorité et opposition, ou instrumentaliser les élections locales intermédiaires et les détourner de leur objet pour dire leur mécontentement...

 

... Pardon pour cette note grisâtre. Le reste de l'article sera plus positif. Mais il est vrai que pour tout démocrate, le théâtre de cette campagne plus ahurissante que jamais, est plutôt désolant. Comment le nier ?

 

C'est donc le temps des projets et des programmes. Même si chacun sait, au fond, que le programme ne peut que se réaliser dans le présent. Face à la matière même que l'on aborde dans le détail, les interlocuteurs que l'on rencontre, les situations qui surgissent. Ainsi, même le candidat le plus sincère ne saurait, en réalité, respecter son programme. Au grand maximum, une feuille de route. Comme tout être en proie au réel et à des responsabilités. Mais qui nous le dira ? Ce serait sans doute nous angoisser que de dire que "le capitaine verra" et qu'il n'a pas tout prévu de l'avenir.

 

Donc il est temps ici, de dire un mot politique pour la lecture. Lors de la précédente élection, j'ai vérifié, j'avais consacré ce moment à la TVA dans ce blog, aujourd'hui cette question étant pour le moment réglée, je vais émettre un nouveau souhait.

 

En tant que lecteur (et qu'auteur depuis récemment), je me permets de suggérer ici que l'on sorte les droits d'auteur de l'héritage. Je m'adresse à Monsieur le Président, non pas par sexisme, mais au vu des candidats validés à ce jour, et dont la liste est irréversible. Je ne souhaite pas m'adresser à la candidate donnée en tête par les sondages, avec laquelle je n'ai rien à partager, le refus des discriminations étant une question non négociable.

 

Je ne suis pas friand du mécanisme de l'héritage en lui-même parce qu'il me paraît contraire à cette "société des égaux" dont parle Pierre Rosanvallon, socle de toute démocratie. On ne peut pas réduire la démocratie à une procédure électorale. C'est une société. Je pense qu'il devrait être très strictement plafonné ou taxé (ce qui est la même chose). Les travaux de Thomas Piketty, que tout le monde a applaudis, mais qui n'ont pour le moment inspiré aucune politique, montrent que pendant que nous parlons sans cesse dans le débat public de revenu, l'immense partie de l'iceberg des richesses, le patrimoine, est laissé dans l'angle mort de la démocratie. Une société qui appartient à la reproduction du passé n'est pas une société véritablement démocratique. Les données de départ y sont toujours faussées, et comme l'argent va à l'argent, elles le sont de plus en plus.

 

Mais laissons cela de côté. Restons sur le seul cas du livre qui occupe ce blog.

 

Ecrire c'est créer, cela n'appartient qu'au créateur, qui ne contrôle pas la destinée de ses mots, et à son interlocuteur, le lecteur. C'est le lector in fabula qui fera vivre l'écho des mots. L'oeuvre est ouverte selon Barthes. Les mots viennent rejoindre le chant humain du monde. Ainsi les oeuvres de l'esprit appartiennent à ceux qui ouvrent les pages et qui aspirent à en ouvrir de nouvelles, et donc à rencontrer des écrivains.

Il apparaît absurde de se les approprier, par filiation génétique, alliance matrimoniale. Le talent d'écriture de grand père n' appartenait qu'à lui.  S'il a écrit, c'est pour le monde. Et d'ailleurs plus l'oeuvre est lue plus elle appartient à l'universel, et rapporte de l'argent, plus il apparaît absurde de considérer qu'elle appartient exclusivement à des ayant droits.  

 

Ce qui est compréhensible avec une maison familiale qui s'habite ne l'est pas avec des mots qui circulent et occupent les âmes.

 

Qui sont les véritables héritiers des écrivains ? Les lecteurs, et les auteurs inspirés. Sans Rimbaud point de surréalisme sans doute. Point de René Char. Ces gens n'ont jamais touchés un centime d'"ayant droit", ils ont pourtant été l'écho vivant de l'oeuvre qui les a inspirés.

 

Aussi, je ne sais pas du tout ce que ça rapporterait, j'ai cherché mais je ne l'ai point trouvé. mais certainement des sommes conséquentes au vu de la durée de soixante dix ans avant d'entrer dans le domaine public, il serait de bon aloi de supprimer la notion d'ayant droit dans le domaine culturel.

 

Bien évidemment, la mesure ne va pas totalement de soi. En voici des limites.

 

- Premièrement on peut considérer que les familles des auteurs se verraient brutalement couper des revenus sur lesquels le parent décédé, créateur, comptait pour faire vivre la famille. L'écrivain n'est pas payé tout de suite, et les familles de salariés pour leur part bénéficient de pensions de reversion. C'est un obstacle qu'on peut dépasser en fixant un délai. Pendant un temps déterminé, de quelques années, le temps de se réorganiser, la famille toucherait les droits.

 

-L'autre obstacle est qu'on lie le droit financier au droit moral. On compte sur les enfants ou les conjoints pour défendre l'oeuvre, la faire prospérer. Et il est vrai que bien des enfants mènent ce combat, en montant des projets des musées, des expositions, des projets éditoriaux, des associations des "amis de", des Instituts. C'est indéniable.

 

Mais il est aussi indéniable que nombre d'entre eux ne font rien de ce droit, et que c'est un gâchis parfois.  Donc la question s'équilibre.

 

Le cas de la soeur de F Nietzsche montre aussi comment le mécanisme de l'ayant droit peut conduire à dévoyer une oeuvre, celle-ci ayant fait du philosophe un antisémite - ce qu'il n'a jamais été un instant- et un précurseur du nazisme, par déformation du concept de "volonté de puissance", lui qui par dessus tout détestait tout ce qui relevait du ressentiment. Et qu'est ce que le nazisme sinon une explosion nucléaire de ressentiment ? 

 

Après tout, on peut aussi considérer que l'ayant droit est un prétexte bien facile pour que les pouvoirs publics, et nous tous, s'exonèrent de la responsabilité de transmettre.

 

Aussi, on pourrait tout à fait, après quelques années où la notion d'ayant droit s'appliquerait, socialiser les droits d'auteur au profit de la politique culturelle. L'oeuvre serait alors librement utilisable pour l'édition qui verserait les droits dans un fonds.  Quelques décennies ensuite, il serait libre d'utilisation gratuite.

 

A quoi consacrer ces fonds ? Et bien nous avons bien des choix possibles :

-le soutien des librairies indépendantes,

-des bibliothèques,

-ou de l'édition sous contrepartie d'une meilleure rémunération des auteurs (qui actuellement touchent souvent six pour cent des ventes, ce qui est absolument ridicule). 

 

En écrivant cela, je suis conscient du fait que cette mesure vient requestionner un point fondamental qui s'est posé au moment de la transition entre les sociétés d'ancien régime et les sociétés dites libérales. On pensera ce qu'on veut, généralement, de la propriété. Mais peut-on aussi aborder, en tant que telle, la question du sens que peut revêtir une notion, comme celle de propriété transmise des oeuvres de l'esprit ?

 

 

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  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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